Vendredi 24 mai 2019

« Il faut sauver notre baraque européenne !  »
Edgar Morin.

Edgar Morin a 97 ans. C’était un résistant.

Il est sociologue, philosophe, théoricien de la pensée complexe.

C’est un sage.

Le Point est allé l’interviewer à Montpellier et a publié <cet entretien> le 22/05/2019

A la question : L’Europe est-elle en danger, il répond

«  Je suis tellement pessimiste sur ce sujet, les craintes sont si fortes.
J’espère que ce scrutin ne va pas aggraver le risque, sinon d’une dislocation, du moins d’une fossilisation européenne.
L’Europe est sclérosée. L’Europe est trop bureaucratisée.

L’Europe est sous l’empire des puissances financières. Elle est soumise à des forces centrifuges, les pays de l’Est regardant ailleurs que ceux de l’Ouest.

Elle est menacée par des régimes néo-autoritaires qui se sont déjà installés à ses frontières avec la Turquie et la Russie et à l’intérieur d’elle-même avec la Hongrie.

D’autres pays, dont la France, sont sous cette menace.

Notre Union européenne subit la pression de forces de dissolution. Bien entendu, il subsiste des structures économiques qui font en sorte que beaucoup de pays dépendant de l’économie européenne ne puissent faire sécession. Mais, de toute façon, l’Europe est en danger, et la plus immédiate des menaces qui pèsent sur elle est que son Parlement se retrouve sous le contrôle d’une majorité anti-européenne.

Il n’est plus question désormais de revitalisation, de régénération de l’esprit européen.

Aujourd’hui, il s’agit de sauver la baraque ! Que chacun vote selon sa conscience !

Il fait remonter la crise européenne essentiellement à la guerre de Yougoslavie en 1991. Après la chute des dictatures communistes des pays de l’est, une nouvelle guerre a déchiré les Balkans et donc l’Europe. Et une fois de plus, les européens ont été incapables d’y mettre fin sans que les Etats-Unis n’interviennent comme en 1918, comme en 1945 :

« Mais, pour moi, le ver était dans le fruit, si je puis dire, bien avant : depuis la guerre en Yougoslavie en 1991.

La Yougoslavie était un microcosme de l’Europe. C’était un pays multiculturel en voie d’accomplissement. Sa population slave comptait des Serbes orthodoxes, des Croates catholiques, des Bosniaques en partie musulmans et une minorité juive.

Mais la crise du communisme a laissé se propager les nationalismes croates et serbes, lesquels ont provoqué une guerre fratricide épouvantable.

L’Allemagne a soutenu en sous-main les Croates, Mitterrand, très maladroitement, les Serbes, les Bosniaques ont été abandonnés.

Qui a arrêté la guerre ? Les Américains.

De la même manière que, plus tard, ils interviendront pour régler la question du Kosovo. Dès cette époque-là, l’Europe a fait preuve d’impuissance politique diplomatique et militaire. La cohésion des nations a eu pour stimulant le danger d’un ennemi extérieur. L’Europe a trouvé son ennemi à l’intérieur d’elle-même. Il n’y a pas eu d’organisme européen, seulement un squelette auquel il manque la chair.

La tragédie est que l’Europe aura de plus en plus un destin commun dans un monde dominé par d’énormes puissances, mais qu’elle est de moins en moins capable de l’assumer. »

Nous sommes vraiment au centre d’une tragédie.

Les Etats comme la France, mais aussi l’Allemagne n’ont plus l’envergure pour maîtriser leurs destins. D’une part le monde de demain appartient aux empires, c’est-à-dire aux entités humaines qui se déploient sur de grands espaces, avec une population importante et un pouvoir fédérateur ou même pour la Chine un pouvoir central fort. En face de ces puissances, seule une Europe parlant d’une voix homogène et décidée peut s’imposer et rester maître de son destin.

Et de manière encore plus essentielle, le défi climatique, le défi du vivant et de la biodiversité, le défi de l’énergie et des ressources ne peuvent être raisonnablement maîtrisés qu’à l’échelle de l’Union européenne.

Mais nous sommes si loin du but, tellement occupé par nos querelles intestines qu’il apparaît que nous passions à côté de l’essentiel.

Edgar Morin est, je crois comme nous tous, désabusé par le vide de la campagne européenne.

« Je ne suis pas certain que l’on puisse parler de campagne. J’observe tous ces jeux avec une certaine inquiétude. Et ce qui aggrave mon inquiétude est que l’impasse européenne actuelle n’est qu’un aspect d’une crise plus globale, planétaire. Il est dommage que nous n’ayons pas réussi à créer un modèle qui, tout en sauvegardant les nations, parvienne à les confédérer, voire à les fédérer.

[La multiplication des listes] est un aspect d’une décomposition de la pensée politique plus générale. Nous avons perdu l’idée d’une nouvelle voie politique qui aurait permis à l’Europe de surmonter sa crise et de mettre en place un modèle créatif. La pluralité de toutes ces listes montre que, faute d’une pensée commune qui relie, les candidats se dispersent sur des questions de clans et de personnes.  »

Comme souvent au cours de ces dernières années, Edgar Morin fait appel à la célèbre phrase de Hölderlin qu’il aime répéter :

« Mais, comme le dit le poète et philosophe allemand Friedrich Hölderlin, « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Peut-être qu’au bord de l’abîme il y aura un sursaut, je n’en sais rien, j’ai peur que non. Mais c’est là le seul espoir qu’il nous reste à nous, Européens désabusés. »

En Europe, entre les nations comme au niveau de notre quotidien, je suis persuadé que la solution ne pourra pas venir principalement de l’esprit de compétition, mais de notre capacité à coopérer, à réaliser des choses ensembles non pour des destins individualistes mais pour des objectifs qui nous dépassent, sont plus grands et plus importants que nos egos.

Et bien sûr, malgré la vacuité de la campagne, il faut aller voter ce dimanche.

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