Vendredi 18 février 2022

« Le gosse »
Véronique Olmi

« Ce livre est glaçant… Et ne me quitte pas. Remarquable » a dit François Busnel dans son émission « La Grande Librairie du 2 février »

Ce livre est « Le gosse » de Véronique Olmi

Ce roman révèle une société violente et monstrueuse contre les enfants orphelins confiés à l’assistance publique, au sortir de la Grande Guerre.

Le gosse a pour nom Joseph. Il est né en 1919, à Paris

Son père revenait de la grande guerre, il avait la gueule cassée.

C’était un survivant, mais il ne le restera pas longtemps. Nous savons qu’il y eut à cette époque un fléau encore plus meurtrier que la guerre : une pandémie, à laquelle on donnera pour nom, la grippe espagnole.

Sa mère, Colette, était plumassière.

Grâce à « Wikipedia » nous apprenons qu’une plumassière exerce l’activité de « la plumasserie ». C’est-à-dire la préparation de plumes d’oiseaux et leur utilisation dans la confection d’objets ou d’ornements souvent vestimentaires et particulièrement les chapeaux.

Et à la mort du père, cette modeste ouvrière doit seule subvenir aux besoins de l’enfant et aussi de sa mère qui perd, peu à peu, la raison.

La vie est rude, il y a peu de loisirs. La mère rencontre un jeune homme, elle tombe enceinte. Il n’y a pas de contraception, l’avortement est interdit, pénalisé.

Cette grossesse tombe mal. Elle se confie entre les mains d’une femme qu’on appelait « faiseuse d’ange » et comme cela arrivait trop souvent, elle meurt.

Joseph se retrouve donc seul avec sa grand-mère qui n’a plus toute sa tête.

Alors que Joseph joue au football avec ses copains, on vient le chercher. Sa grand-mère vient d’être conduite à l’hôpital Sainte Anne qui est l’asile psychiatrique de Paris depuis 1651. Joseph est donc pris en charge par l’assistance publique.

Non seulement, il est orphelin. Mais il est aussi fils d’une avorteuse.

Véronique Olmi insiste sur le fait que la société d’alors jugeait les gens selon leur hérédité. Si la mère n’était pas une femme digne dans l’ordre moral, l’enfant était suspect.

Elle fut aussi invité d’Augustin Trapenard, le 8 février 2022 : <Les mots de Véronique Olmi>. Dans cette émission elle a dit :

« Le droit à l’avortement, c’est une conquête à ne jamais oublier. Je ne sais pas si le système patriarcal s’effritera un jour, ce sera un processus sûrement très long, mais le corps de la femme est toujours celui qui souffre dans ce système. »

Et il est vrai qu’alors que nous pensions que ce combat était gagné en Occident, des forces obscures, au sein des religions établies, parviennent à faire reculer cette liberté des femmes aux États-Unis, en Pologne et de manière plus insidieuse en France : < Près de 8 % des centres pratiquant l’IVG en France ont fermé en dix ans>

Joseph est d’abord confié à un orphelinat, mais très rapidement il est placé dans une ferme, près d’Abbeville. Après la grande guerre, les paysans manquaient de bras, alors il faisait appel à l’assistance publique pour en récupérer.

On les appelait « les parents nourriciers » mais Joseph considère ce lieu plutôt comme une souricière. La société d’alors considérait le travail de la terre comme quelque chose de particulièrement sain et rédempteur pour les enfants mal nés. Joseph est un gavroche parisien, cette vie à travailler dans la ferme ne lui convient pas, surtout que les parents souriciers sont âpres aux gains et brutaux.

Il retournera à Paris, mais pour le pire. Il est mal noté par l’inspecteur qui ordonne son retour dans la capitale et son incarcération à la prison de la Petite-Roquette dans le quartier de la Bastille.

Ce que j’ai appris sur cette prison pour enfant m’a sidéré et atterré.

Il en est encore capable de dire que c’était mieux avant !

<Le ministère de la justice> fait un court résumé de cette prison construite en 1836 et qui ne se videra de ses enfants qu’en 1930 pour devenir une prison pour femmes avant d’être détruite en 1974, remplacée depuis par le square de la Roquette. Le ministère de la Justice cite Victor Hugo qui trouvait cet établissement très bien en 1847.

Le principe de cette prison était l’isolement et le silence.

« 20 minutes » cite Véronique Blanchard, historienne qui a coécrit : « Mauvaise Graine: Deux siècles d’histoire de la justice des enfants » :

« Près de 500 enfants y sont incarcérés. On leur intime le silence absolu. « On applique un système philadelphien où le temps d’enfermement est plus important que les moments passés en collectivité. Les enfants passent 22 heures en cellule », raconte Véronique Blanchard. Ils n’ont pas le droit de se voir, ni de se parler. Quand ils sont amenés à se déplacer, on leur pose un sac sur la tête pour éviter qu’ils ne croisent le regard de leurs camarades. Les promenades dans les couloirs sont individuelles. « Et quand, le dimanche, ils assistent à la messe dans la chapelle, ils sont placés dans des box individuels pour limiter toute communication », poursuit l’historienne.

« Les cellules sont des cages infectes, à peines convenables pour un animal », relate le journaliste Henry Danjou. Trois mètres de long et deux mètres de large. « Le jour n’y arrive que par les vitres dépolies d’une fenêtre, dont l’espagnolette est cadenassée. Elles ne sont pas éclairées la nuit. Ni chauffées. J’y ai vu des enfants qui n’avaient plus de visages humains, hirsutes, sales, couverts de poils, jetant sur moi un regard égaré » »

« Paris Match » a aussi publié, en 2021, un article instructif : « L’histoire oubliée des enfants abandonnés de la Petite Roquette » qui rapporte que des pères mécontents de leurs enfants pouvaient les faire enfermer dans ce terrible endroit et aussi que la mortalité était de 12% par an. La nourriture y était médiocre et insuffisante.

Par la suite Joseph quittera cette prison pour être envoyé dans un domaine agricole en Touraine : «  La Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray », véritable bagne pour enfants ouverts en 1839 et fermé en 1939.

C’est encore le mythe de la terre rédemptrice qui était à l’œuvre dans ce lieu de travail acharné, de privations de liberté et privations de soin.

Un des pensionnaires les plus célèbres de ce bagne sera Jean Genet qui décrit la vie des enfants là-bas dans son livre « Le Miracle de la rose ». Il raconte que « chaque paysan touchant une prime de cinquante francs par colon évadé qu’il ramenait, c’est une véritable chasse à l’enfant, avec fourches, fusils et chiens qui se livrait jour et nuit dans la campagne de Mettray. ».

Véronique Olmi dit dans les deux émissions ce qu’elle doit à Jean Genet

« Les mots de Genet m’ont apporté le vertige. Je l’ai lu adolescente, et c’était trop troublant. Des années après, ça m’a coupé le souffle : c’est cru, c’est violent, mais toujours pris dans une violence à nu, sublimée en permanence. Genet, c’est l’intranquillité. »

Joseph parviendra à surmonter ces épreuves et trouvera la liberté et la joie grâce à la musique et l’amour.

Lors de cette période d’avant, où ce n’était pas mieux, l’éducation des enfants qui étaient dans les griffes de l’assistance publique constituait une barbarie, quasi un esclavage et on faisait trimer ces pauvres enfants pour le plus grand bénéfice de leurs tortionnaires ou même l’État.

On ne leur apprenait rien, notamment pas l’écriture.

François Busnel parle d’une « partie méconnue de l’Histoire de la République ».

C’est la grandeur de ce livre et de Véronique Olmi de dévoiler cette partie.

<1653>

Jeudi 17 février 2022

« Elle est de la race des héroïnes. »
Le préfet parlant de Fatima Zekkour

Je reviens souvent vers des mots du jour écrits les années passées que je relis..

Il y a 2 ans, <Le 17 février 2020> j’évoquais une jeune fille qui a pour nom Fatima Zekkour.

Le 4 mai 2013, Fatima, 17 ans, est entrée dans un immeuble en flamme à Nevers. Avec sa sœur enceinte, elles sont allées taper à toutes les portes des quatre étages de l’immeuble. Des personnes ont été sauvées grâce à cette intervention.

La sœur de Fatima est sortie plus tôt. Mais Fatima est restée prisonnière des flammes, elle pensait que les pompiers n’allaient pas tarder mais les pompiers n’avaient pas cru sa maman qui les avait appelés. Ne voyant rien venir, Fatima est allée seule traverser le rideau de feu.

« Je suis tombée dans les pommes plusieurs fois en descendant. J’ ai traversé le hall, je me suis à nouveau évanouie sur le canapé en feu. Je ne me souviens pas comment j’ai pu ouvrir la porte et sortir ».

Elle est brulée à 70 %, au visage aux mains aux jambes, aux poumons, on la plonge dans un coma artificiel pendant 20 jours, quand elle se réveille elle a tout oublié et puis elle se souvient et elle cauchemarde enveloppée de bandages, on va l’opérer 50 fois, micro chirurgie et greffes de peau…

La ville de Nevers lui décernera la médaille de la ville pour sa bravoure.

L’article du « Journal du Centre » qui relate cette remise de médaille <cite> les propos du préfet :

« Jean-Pierre Condemine, préfet de la Nièvre, a ajouté sa partition à ce concert d’éloges. « Grièvement brûlée, aussitôt prise en charge par les secours, Fatima n’abandonnera jamais le combat, ne se plaindra jamais et fera face. Elle est de la race des héroïnes, dont le courage et le dévouement n’ont d’égal que la modestie et la simplicité. Elle nous donne à tous une leçon émouvante et magistrale. »

Alors, j’ai souhaité faire des recherches pour savoir si les journaux parlaient encore de Fatima Zekkour.

Et, j’ai trouvé cet article du journal « Le Populaire du Centre » de juillet 2021 : < Huit ans après avoir sacrifié sa peau pour sauver celle des autres, Fatima Zekkour a retrouvé le goût de la vie >

Et dans cet article on apprend que Fatima Zekkour s’est mariée et a accouché d’une fille prénommée Delya.

Un journaliste du Populaire lui a rendu visite. Je cite quelques extraits :

« Quand on ouvre la porte de son appartement de Nevers, c’est Romain, son mari, qui nous ouvre la porte. Dans la pénombre de son salon, les volets fermés pour limiter l’entrée du soleil, Fatima Zekkour est assise sur son canapé, un bébé de quelques mois sur les genoux […]

À 25 ans, Fatima a accompli une partie de ses vœux. Avoir un mari, un enfant… Ce qu’elle pensait impossible il y a quelque temps, se souvient sa maman, Christine. « Elle est heureuse, croque la vie à pleines dents, elle est épanouie… Elle n’est plus renfermée sur elle-même comme avant ».

[…] « Quand notre enfant vit un accident comme ça, on se pose tous la question en tant que parents : « Est-ce que notre fille aura une vie normale ? » »

[…] Il y a un an, Fatima portait encore des gants ; aujourd’hui, elle n’en met plus

Les yeux noirs pétillants, les lèvres soulignées d’un rouge à lèvres vif, les cheveux détachés et la bonne humeur de cette petite brune de 25 ans camouflent discrètement les cicatrices, vestiges de son accident. Certaines blessures physiques restent taboues. Sa famille évite d’en parler.

D’autres moins visibles, restent indélébiles. Fatima ne veut pas retourner devant l’immeuble, même pour une photo. Mais petit à petit, elle reprend confiance. Apprend à moins avoir peur du feu. Désormais, elle peut rallumer des bougies sans appréhension.

« À l’hôpital, le chirurgien lui a demandé : « Qu’est-ce que tu ferais si tu voyais un accident ? » Elle a répondu : « Je ferais autrement. Mais je le ferais. Si je dois sauver des gens, je sauverais des gens » » Avec plus de précautions, en prenant moins de risques, Fatima retournerait en première ligne. »

Je finissais le mot du jour du 17 février 2020 par ces mots : « La vie est plus belle quand on croise la route, même si ce n’est qu’à l’occasion d’un article ou d’une émission, d’une femme comme Fatima Zekkour. ».

Aujourd’hui, j’ai écrit une sorte de « mot de suivi »

Avant son congé parental, elle exerçait dans un centre médico-social destiné aux personnes atteintes de la maladie d’alzheimer.

<1652>

Mercredi 16 février 2022

« Il n’y a qu’à l’étranger que je suis français. »
Amar Mekrous, français de confession musulmane qui a quitté son pays

C’est La revue de Presse de Claude Askolovitch <du 14 février 2022> qui m’a fait découvrir l’article du New York Times traduit en français sur son site et accessible gratuitement : < Le départ en sourdine des musulmans de France>

Claude Askolovitch rappelle :

« Qui lit le New York Times le sait, ce journal américain juge souvent la France dont la laïcité jacobine ne lui correspond pas… »

Je serais plus direct : le New York Times n’aime pas la France républicaine et laïque. Il a osé donner pour titre à l’article qui relatait la décapitation de Samuel Paty par un tchétchène se réclamant de l’Islam :

« La police française tire et tue un homme après une attaque mortelle au couteau dans la rue »

J’avais relaté ce fait dans le mot du jour du <28 octobre 2020>

Mais il faut savoir sortir de sa zone de confort et aussi lire et écouter ses adversaires.

D’autant que cette fois, le New York Times ne se contente pas d’asséner ses certitudes mais révèle, pour l’essentiel, le résultat d’une enquête menée par deux de ses journalistes : Norimitsu Onishi et Aida Alami

C’est une enquête qui parle d’exil. Les journalistes évoquent : « La France et son âme meurtrie ».

Il utilisent cette expression pour parler d’un premier exilé qui est un écrivain français, né à Saint-Étienne en 1983, dans une famille d’origine algérienne : Sabri Louatah :

« La France et son âme meurtrie sont le personnage invisible de chacun des romans de Sabri Louatah […] Il évoque son « amour sensuel, charnel, viscéral » pour la langue française et son fort attachement à sa ville d’origine, Saint-Étienne, baignant dans la lumière caractéristique de la région. Il suit de près la campagne des prochaines élections présidentielles.

Mais M. Louatah fait tout cela depuis Philadelphie, devenue sa ville d’adoption depuis les attentats de 2015 en France par des extrémistes islamistes qui ont fait 130 victimes et profondément traumatisé le pays. Avec le raidissement de l’opinion qui a suivi à l’égard de tous les Français musulmans, il ne se sentait plus en sécurité dans son propre pays. Un jour, on lui a craché dessus et on l’a traité de « sale Arabe ». »

Et il déclare à ces journalistes :

« C’est vraiment les attentats de 2015 qui m’ont fait partir — j’ai compris qu’on n’allait pas nous pardonner. »

Et le New York Times de révéler que cela fait des années que la France perd des professionnels hautement qualifiés partis chercher plus de dynamisme et d’opportunités ailleurs. Parmi eux, d’après des chercheurs universitaires, on trouve un nombre croissant de Français musulmans qui affirment que la discrimination a été un puissant facteur de leur départ et qu’ils se sont sentis contraints de quitter la France en raison d’un plafond de verre de préjugés, d’un questionnement persistant au sujet de leur sécurité et d’un sentiment de non-appartenance.

Nous devons convenir avec le journal américain que ni les politiciens ni les médias n’évoquent ce flux d’émigration.

Ils citent Olivier Esteves, professeur au Centre d’Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales de l’Université de Lille qui a mené une enquête auprès de 900 Français musulmans émigrés, dont des entretiens approfondis avec 130 d’entre eux :

« La France se tire une grosse balle dans le pied. »

Le New York Times reprend alors des éléments de ce qui se passe dans notre campagne présidentielle actuelle qui est, selon moi, d’une indigence absolue :

« [Les musulmans] sont associés à la criminalité ou à d’autres fléaux sociaux par le biais d’expressions-choc telles que « les zones de non-France », décrites par Valérie Pécresse, la candidate de centre-droit actuellement au coude-à-coude avec la cheffe de file d’extrême droite Marine Le Pen pour la deuxième place derrière M. Macron. Ils sont pointés du doigt par le commentateur de télévision et candidat d’extrême-droite Éric Zemmour, qui a déclaré que les employeurs avaient le droit de refuser des Noirs et des Arabes. »

Ces exilés vont s’installer aux Royaume-Uni et aux États-Unis, pays pour lesquels Les journalistes américains reconnaissent « [qu’ils] sont loin d’être des paradis libres de discriminations à l’encontre des musulmans ou d’autres groupes minoritaires » mais dans lesquels ces français de religion musulmane affirment trouver davantage d’opportunités et d’acceptation.

Et il cite un autre de ces exilés Amar Mekrous, 46 ans qui s’est installé à Leicester en Angleterre :

« Il n’y a qu’à l’étranger que je suis français. […] Je suis français, je suis marié à une Française, je parle français et je vis français. J’aime la bouffe, la culture françaises. Mais dans mon pays, je ne suis pas français. ».

On apprend que ces chercheurs lillois se sont associés à des chercheurs de trois autres universités (Liège et la KU Leuven en Belgique, et celle d’Amsterdam aux Pays-Bas) pour une étude de l’émigration de musulmans depuis la France, mais aussi depuis la Belgique et les Pays-Bas.

Un de ces chercheurs, Jérémy Mandin, qui a participé à cette étude explique que :

« Nombre de jeunes Français musulmans étaient désenchantés par le fait « d’avoir joué selon les règles, d’avoir fait tout ce qu’on ce qu’on leur avait dit et, au final, de ne pas accéder à une vie désirable. »

Parce qu’il y a une discrimination à l’embauche et aussi un ras le bol de tracasseries dans le quotidien :

« Malgré ses diplômes de droit européen et de gestion de projet, Myriam Grubo, 31 ans, dit qu’elle n’a jamais réussi à trouver d’emploi en France. Après une demi-douzaine d’années à l’étranger — Genève d’abord, à l’Organisation Mondiale de la Santé, puis au Sénégal à l’Institut Pasteur de Dakar — elle est revenue à Paris chez ses parents. Elle cherche un emploi — à l’étranger. « Me sentir étrangère dans mon pays me pose un problème » dit-elle, ajoutant qu’elle a envie qu’on la « laisse tranquille » pour pratiquer sa foi. »

Le New York Times cite encore quelques autres exemples dont Rama Yade qui fut dans le gouvernement, sous la présidence Sarkozy, et qui a également quitté la France.

Aucun des exemples cités par le New York Times ne correspond au profil de cette petite minorité de marchands de haine ou encore de marchands de poupée sans visage ou de croyants archaïques qui prônent des valeurs en contradiction absolue avec nos valeurs républicaines.

Mais pour diverses raisons, les autorités étatiques et municipales n’ont pas agi de manière sérieuse et rigoureuse pour lutter contre ces dérives minoritaires.

Et nous arrivons désormais à une situation dans laquelle les identitaires parviennent à mobiliser de plus en plus largement dans les deux camps : celui des anti-musulmans et celui en face de français de confession musulmane qui sont également entrainés dans un repli sur soi allant jusqu’à des comportements sectaires.

Tout cela au détriment de la plus grande partie des français de confession musulmane qui sont pratiquants ou non mais qui se sentent rejetés, discriminés et comme le dit Amar Mekrous sentent qu’on nie leur appartenance à la nation française.

Claude Askolovitch termine sa citation de l’article du New York Times par cette question :

Est-ce rattrapable ?

Nous devons nous rappeler que l’Histoire de France a connu un autre grand exode pour des raisons religieuses dans le passé. C’était après la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV. Les français de foi protestante se sont enfuis de France pour rejoindre les élites des Pays-Bas, de la Suisse et de l’Allemagne notamment à Berlin. Ils ont alors enrichis par leur présence, leur dynamisme et leur travail ces pays et la France, en retour, a perdu cette richesse intellectuelle et économique.

Nous ne sommes pas exactement dans le même cas, car à l’époque de Louis XIV les persécutions étaient plus explicites et émanaient directement de l’État central.

Aujourd’hui les discriminations ne sont pas de même niveau et n’émanent pas pour l’essentiel de l’État.

Mais des femmes et des hommes, comme les présentent le New York Times, qui ont le courage et la détermination de quitter le pays où ils sont nés pour aller vivre et réussir leur vie ailleurs sont forcément des personnes de grande qualité et appartiennent à une élite réelle. S’en priver est, comme l’écrit Olivier Esteves, se tirer une balle dans le pied.

<1651>

Lundi 14 février 2022

« L’écologie réussit l’exploit de paniquer les gens puis de les faire bailler d’ennui. »
Bruno Latour

Bruno Latour a écrit avec Nikolaj Schultz un nouveau livre qu’ils ont intitulé : « Mémo sur la nouvelle classe écologique » avec pour sous-titre : « Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même »

Pour présenter son livre, Bruno Latour a été l’invité du Grand entretien de France Inter du 7 janvier 2022 : « Les écologistes ne peuvent pas espérer mobiliser sans faire le travail idéologique. »

Il espère la constitution d’une classe écologique qui serait consciente d’elle-même.

Il pense que les jeunes peuvent être le fer de lance de cette classe.

Il reconnait cependant que :

« Il n’y a pas un sujet sur lequel nous sommes consensuel : les éoliennes, les plastiques, les manières de se déplacer… c’est une particularité de l’écologie. »

Et puis surtout, il a cette formule sur le discours actuel du mouvement écologiste « de la panique et de l’ennui. »

Autrement dit, pour l’instant la parole écologiste n’a pas trouvé son récit désirable.

Bruno Latour n’a d’ailleurs pas de solution non plus :

« Aujourd’hui tout le monde est conscient mais on ne sait pas quoi faire. »

Et il exprime cette crainte :

« Les masses suivraient-elles des décisions difficiles si l’écologie était au pouvoir ? »

En tout cas, les sondages que rapportent les médias ne semblent pas indiquer que le candidat de l’écologie soit poussé par l’émergence d’une classe écologique puissante.

Cependant <Bruno Latour appelle à voter Yannick Jadot> et il publie avec d’autres une tribune qu’on trouve sur le site de l’Obs où on peut lire :

« Le temps de l’écologie est venu. Elle représente un projet porteur d’avenir, un projet qui répond aux grands défis de notre temps. Protection de l’environnement, solidarité, défense des services publics, de la culture, renforcement de la démocratie et dépassement du présidentialisme, l’écologie c’est aussi la création de centaines de milliers d’emplois par une économie de l’innovation et de la qualité ancrée dans les territoires.
C’est pourquoi, aujourd’hui, nous appelons tous les humanistes et les progressistes à soutenir la candidature de Yannick Jadot à l’élection présidentielle. La France ne peut pas se permettre de perdre cinq ans de plus : nous devons changer de cap dès 2022.
C’est le moment de poser les fondements d’une société plus juste, plus solidaire, plus harmonieuse.
C’est le moment d’écrire une nouvelle page de notre histoire. »

Je dois avouer mon scepticisme :

Est-il question de faire la révolution écologique dans un seul pays ?

Les voies préconisées : La voiture électrique, les éoliennes, les panneaux solaires, le tout numérique qui tous mobilisent des ressources énormes en métaux et en énergie constituent-ils des solutions pérennes et raisonnables ?

Comment les classes défavorisées qui auront certainement des réticences à intégrer la classe écologique pourront-ils accéder aux services et faire face à leurs besoins essentiels dans ce nouvel paradigme ?

Je trouve la formule « la panique et l’ennui » assez juste.

Pour le reste, je n’ai que des questions et très peu de réponses qui me semblent opérationnelles.

<1649>

Mercredi 9 février 2022

« J’admire la capacité des victimes à ne pas céder à la haine, à ne pas faire d’amalgames, à croire en notre démocratie et en l’Etat de droit. […] Cela redonne confiance en l’humanité dont nous serions parfois tentés de désespérer. »
Georges Salines

Le témoignage d’Aurélie Sylvestre que j’ai évoqué hier, je l’ai découvert en écoutant l’émission de Philippe Meyer « Le nouvel Esprit Public » du <26 décembre 2021>, consacrée au Procès des attentats du 13 novembre 2015.

Philippe Meyer avait invité Georges Salines qui est médecin comme son épouse Emmanuelle. Le couple qui a eu trois enfants, deux garçons et une fille, a perdu sa fille Lola, assassinée au Bataclan.

Comme pour toutes les autres victimes, « Le Monde » a consacré une page à <Lola Salines, 29 ans>

J’avais déjà écrit un mot du jour parlant de Georges Salines, c’était il y a un environ un an : « Il nous reste les mots » qui est le titre d’un ouvrage écrit par deux hommes, le premier père de Lola assassinée, le second Azdyne Amimour, père d’un des assassins.

Azdyne Amimour semble être mis en difficulté lors du procès. « Libération » évoque les doutes sur le récit qu’il fait notamment sur un voyage en Syrie à la recherche de son fils : < Azdyne Amimour est-il réellement allé en Syrie pour ramener son fils, kamikaze du Bataclan ?>

« Le Monde » décrit le manque de clarté dans ses réponses < le vain interrogatoire des pères de deux terroristes du Bataclan>

Lors de l’émission de Philippe Meyer, Georges Salines est plein de bienveillance disant simplement qu’Azdyne Amimour a des problèmes avec sa mémoire.

Je crois qu’il faut écouter cette émission. Georges Salines est un exemple d’homme qui rend fier d’appartenir à l’espèce homo sapiens, ce qui n’est pas toujours simple, vous en conviendrez.

David Djaïz , un des intervenants de l’émission, s’est adressé à lui :

« Il est difficile de trouver les mots, mais je voudrais d’abord vous exprimer ma compassion, mon admiration et mon respect. […] J’admire la dignité et la discipline avec lesquelles vous faites face, vous continuez à vous tenir droit et à témoigner. »

Et Jean-Louis Bourlanges a ajouté :

« Je partage absolument ce qu’a dit David sur le respect qu’inspire votre attitude, cette discipline, cet effort d’objectivation, de mise à distance intellectuelle, tout cela est admirable. Je le dis d’autant plus volontiers que j’occupe le rôle de l’homme politique dans cette émission, et je ressens qu’un homme politique devrait avoir le même courage que vous, cette capacité de traiter intellectuellement des problèmes aussi chargés émotionnellement. Personnellement, je m’en sais incapable. »

Je soulignerai trois moments dans l’intervention de Georges Salines :

D’abord son indulgence devant l’erreur humaine :

« Je suis a priori plutôt indulgent face aux erreurs ou aux faiblesses des pouvoirs publics : parce que c’est très compliqué, parce que les moyens ne sont pas là, et parce que l’erreur est humaine. Je ne m’attendais pas à ce qu’on débatte autant de ces problèmes, car les assassins de nos enfants sont les terroristes, pas François Hollande ou la police belge […]. Mais il y a tout de même des manquements sérieux. Côté français, Samy Amimour avait été arrêté et placé en garde-à-vie en 2012 à cause d’un projet de départ en zone djihadiste. Placé sous contrôle judiciaire par le juge d’instruction Marc Trévidic, ses papiers lui ont été confisqués. Or, un an plus tard, il a pu quitter le territoire national avec une vraie carte d’identité. Soit le fonctionnaire qui a refait les papiers n’a pas vérifié dans le fichier d’interdiction de sortie du territoire, ce qui est une faute, soit ce fichier n’avait pas été renseigné correctement (autre faute, de la Justice cette fois), soit on ne lui a retiré que son passeport, mais pas sa carte d’identité. Pour le moment, on ne sait pas quelle hypothèse est la bonne, mais on ne peut s’empêcher de penser à ce qui se serait passé si tout le monde avait fait son travail correctement …
Tout ne fonctionne pas en France, mais c’est bien pire en Belgique. Un véritable désastre à vrai dire. Je ne vais pas entrer dans les détails, d’autant que l’on ressent ce procès par phases, et je sors d’une semaine de dépositions des enquêteurs belges, dont les dépositions ont révélé des manquements graves. Mais on ne peut pas refaire l’Histoire, et s’appesantir sur ces manquements ne fera pas revivre nos enfants. »

Ensuite cette difficulté de comprendre comment on devient terroriste et aussi le constat que les idéologues de Daesh ont décidé d’attaquer la France depuis longtemps non pour se venger de bombardements, mais parce qu’ils haïssent notre manière de vivre :

« Comment devient-on un terroriste ? C’est la question qui me taraude depuis le début. Le 14 novembre, je me demandais déjà comment faire pour que ce qui venait de m’arriver n’arrive pas à quelqu’un d’autre. J’ai intégré mes réflexions à mes livres, […] Ce que je peux faire, c’est prêter mon concours à des activités de type éducatif. Je le fais, dans les collèges, les lycées, ou en prison. Je ne sais pas si cela sert à quelque chose, je demande d’ailleurs à ce que ce soit évalué. Mais pour que ce type d’action soit efficace, il nous faut mieux comprendre la manière dont on franchit le pas du terrorisme. Le procès m’apprend beaucoup, j’ai également beaucoup lu et échangé à ce sujet. Il n’y a manifestement pas un modèle unique, mais des parcours de vie très différents. Ce qui est frappant au procès, c’est que presque tous les membres de la cellule terroriste se connaissaient. Ils étaient frères, cousins, vivaient à quelques centaines de mètres les uns des autres, fréquentaient le même bistrot … Il ne faut pas oublier le rôle que jouent les prédicateurs ou certains sites internet dans la radicalisation. Dans ces affaires-là, il faut se garder de la naïveté, et s’efforcer de ne pas faciliter la tâche des recruteurs. Par exemple, il est tout à fait évident que le discours de Daech (dans les communiqués revendiquant les attentats, dans les déclarations des trois terroristes du Bataclan à leurs victimes, et dans ce que répète Salah Abdeslam à la Cour), consistant à dire que les attentats ne sont que des représailles après les bombardements français, est mensonger. C’est absolument faux : on sait que Daech a commencé à préparer ces attentats avant que la France ne bombarde quoi que ce soit. »

Enfin, quand nous renonçons à nos valeurs, cela ne joue aucun rôle auprès des idéologues, en revanche cela leur permet de trouver beaucoup plus facilement des exécutants au sein de certaines franges de la communauté musulmane :

« Nos manquements vis-à-vis de nos propres principes peuvent faciliter le recrutement de certains à qui l’on monte la tête sur le thème de la malfaisance de l’Occident. Hugo Micheron, expert de l’islamisme, remarquait que Guantanamo était du pain béni pour Daech. Évitons donc ce genre d’erreur. »

Georges Saline a fondé l’association « 13Onze15 Fraternité et vérité »

Avant d’écrire « Il nous reste les mots », il avait publié un livre racontant sa douleur et son combat pour la fraternité, la vérité et la justice : « L’Indicible de A à Z »,

Devant la Cour d’Assises, il a eu ces mots :

« J’admire la capacité des victimes à ne pas céder à la haine, à ne pas faire d’amalgames, à croire en notre démocratie et en l’Etat de droit. […] Cela redonne confiance en l’humanité dont nous serions parfois tentés de désespérer. »

<1646>

Mardi 8 février 2022

« Et chaque jour je remplis un peu davantage mes cuves d’humanité. »
Aurélie Silvestre

En ce moment se tient le procès des attentats du 13 novembre 2015. Initialement prévu à partir de janvier 2021, le procès fut reporté en raison de la pandémie de Covid-19.

Il s’est ouvert le 8 septembre 2021 et il est prévu qu’il se déroule jusqu’à fin mai 2022 devant la cour d’assises spéciale de Paris.

Ces attentats au Bataclan, contre des terrasses de café de Paris et au stade de France ont entraîné la mort de 131 personnes et 413 blessés.

Tous les terroristes à l’exception d’un seul ont été tués ou se sont suicidés.

Le terroriste survivant et 19 complices présumés sont jugés mais 6 d’entre eux sont « jugés en absence »

Présidée par Jean-Louis Périès, cinq magistrats professionnels composent la cour d’assises spéciale, trois avocats généraux représenteront l’accusation avec un dossier d’instruction de 542 tomes.

1 765 personnes physiques et morales sont constituées partie civile.

Parmi ces 1 765 personnes, il y a Aurélie Sylvestre.

Le 13 novembre 2015, Aurélie Sylvestre avait 34 ans, un enfant de trois ans Gary et un bébé dans le ventre. Son compagnon Mathieu Giroud, rencontré 15 ans plus tôt, était au Bataclan. Elle n’y était pas allée pour se reposer parce qu’elle portait son bébé.

Aurélie et Mathieu savent que ce sera une petite fille, une échographie l’a révélé le 6 novembre. Thelma naîtra quatre mois après les attentats.

Matthieu est prof à la fac en géographie et Aurélie travaille avec une amie, créatrice de bijoux.

Elle a livré un témoignage bouleversant que France Inter a restitué intégralement.

Elle raconte sa vie avant, pendant et après l’attentat,

Pendant, un appel téléphonique lui avait annoncé que Mathieu était vivant. Elle n’apprendra officiellement sa mort que le 14 novembre au soir.

Et elle finit son récit en disant qu’elle n’osait pas venir à ce procès, qu’elle avait peur. Mais elle a trouvé la force d’y aller le premier jour et elle a pensé ne pas revenir.

Et puis elle raconte :

« Mais je suis revenue le lendemain, et le jour d’après aussi.
Quasiment tous les jours en fait. Et petit à petit j’ai compris. Je viens ici pour entendre ce qu’il se dit – et c’est souvent très dur – mais je repars plus souvent encore galvanisée par ce qu’il s’y passe. Il y a dans cette salle des mains qui se touchent, des familles qui s’étreignent, des amis qui se réconfortent.
On décrit l’horreur et au milieu – souvent involontairement – se glisse l’amour, la grande amitié, les verres partagés sur une terrasse, le bonheur d’écouter du son ensemble.

C’est assez subtil mais par moments suffisamment puissant pour que j’arrive à sentir quelques notes du parfum de la vie d’avant. Ça ne dure souvent qu’une seconde mais nous le savons mieux que personne ici : il y a des secondes qui contiennent des vies.

 C’est assez fou mais je crois qu’il y a ici tout ce qui faisait de nous une cible : l’ouverture à l’autre, la capacité d’aimer, de réfléchir, de partager et c’est incroyable de constater qu’au milieu de tout ce qui s’est cassé pour nous ce soir-là, ça – ce truc là – est resté intact je crois.
Alors je continue à venir ici.
Et chaque jour je remplis un peu davantage mes cuves d’humanité.
J’entends des histoires de héros de coin des rues et je les rapporte à mes enfants le soir. Je leur raconte ce frère qui a sauvé sa sœur en la plaquant au sol.
Je leur dis cet homme qui a décidé de rester avec mon amie Edith quand son corps lui empêchait de se sauver et moi je ne suis pas près de me remettre de l’histoire de ce policier qui s’est couché sur le terroriste pour que les otages puissent passer après l’assaut.
Je dis aussi à mes enfants qu’un soir, quand il se faisait tard, des parties civiles ont fait passer de la nourriture aux accusés.
Et même, que les avocats se sont cotisés pour payer une bonne défense aux « méchants ». Je peux expliquer à mes enfants qu’il n’y a que ce qui est équitable qui est juste.
L’autre jour une de mes amies m’a dit que cette salle était le pays dans lequel on voulait vivre.
Je crois qu’elle a raison.
Je vous remercie d’avoir pris le temps de m’écouter. ».

Des hommes, car c’étaient des hommes, souvent anciens délinquants, ont adhéré à un récit religieux fanatique et violent.

En se référant à une organisation et des décisions prises par des criminels religieux venant du Moyen-Orient et se réclamant de l’Islam, ces monstres ont tiré avec des armes de guerre sur des civils désarmés qui vivaient une vie paisible et conviviale.

Notre réponse ne peut pas, ne doit pas se situer dans le même registre de violence et de vengeance de ces égarés en voie de déshumanisation.

Notre réponse doit être celle du droit et de notre humanisme.

C’est ce que les mots d’Aurélie Sylvestre expriment avec une clarté et une émotion saisissantes.

L’intégralité de son témoignage se trouve sur le site de France Inter <Je suis devenue une athlète du deuil>

Elle a écrit un livre : <Nos 14 novembre>

« L’Humanité » a consacré un article à ce livre : <La leçon de vie d’Aurélie Silvestre>

« Elle » a réalisé une interview à l’occasion de la sortie du livre : <leçon de survie>

Dans cet interview, elle dit puiser sa force dans la beauté de ce monde. :

« C’est ce qui me sauve. J’ai palpé la folie du monde, à défaut de la comprendre et de pouvoir l’arrêter. Le lendemain, alors que l’homme de ma vie venait de mourir sous les balles des terroristes, j’ai traversé Paris pour me rendre au centre de crise de l’École militaire. Ce matin-là, j’aurais pu ne rien voir. Et pourtant, j’ai vu le soleil se lever sur la grande roue, place de la Concorde, c’est un résidu de beauté qui m’a fait basculer. À ce moment précis, j’ai décidé que j’allais continuer à vivre.

[…] Tout cela aurait pu me terrasser, m’abattre définitivement, mais non. Mes enfants vont bien, je vais bien. Mon quotidien est loin d’être simple, mais je suis « debout » et je sais que ma capacité à aimer est intacte. Elle est même décuplée. »

Sur France 2, elle avait témoigné sur le plateau du <20 heures> et a aussi été interviewée dans le cadre de l’émission : <La Maison des maternelles>.

Vous pouvez aussi lire le témoignage d’Aurélie Sylvestre devant la Cour d’Assises derrière ce <Lien>

<1645>

Mardi 21 décembre 2021

« Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. ! »
Jean de la Fontaine

Nous sommes en campagne présidentielle. Des femmes et des hommes viennent nous raconter des récits qui tentent de nous séduire, de nous donner l’impression qu’ils s’intéressent à nous et qu’ils ont des solutions pour que demain soit mieux qu’hier.

Je crois sage de rappeler alors la morale de la fable <le corbeau et le renard> : « Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute »

Le Corbeau et le Renard est sa deuxième fable, plus précisément la deuxième fable du Livre I des Fables situé dans le premier recueil des Fables.

Si vous voulez connaître la toute première, celle qui a le numéro 1, du livre 1 du premier recueil c’est <La cigale et la fourmi>,

Jean de La Fontaine est né le 8 juillet 1621 à Château-Thierry, en Champagne, il y a 400 ans.

Sa particule nous trompe, il n’est pas issu de la noblesse, mais de la bourgeoisie champenoise. Son père, Charles de La Fontaine était maître des eaux et forêts du duché de Château Thierry, un métier cumulant les fonctions d’administrateur et de juge.

C’était une charge que l’on achetait ou dont on pouvait hériter.

La Fontaine fera les deux il en achètera une puis reprendra celle de son père.

Jean Orieux dans son livre « La Fontaine ou la vie est un conte » décrit cette charge :

« Pour le travail, elle lui parut lourde et elle l’était assez. Il fallait tenir les registres sur lesquels devaient être portées, avec ponctualité, les amendes et les confiscations. Il devait fournir avec régularité des rapports sur l’état des domaines placés sous sa surveillance. Ponctualité ! Régularité ! […] Il devait, l’épée au côté – c’était le Glaive de la Justice ! – présider la séance hebdomadaire du Tribunal des Eaux et Forêts dont il était juge. […] Il devait réprimander, condamner, taxer les contrevenants.
Qui étaient-ils ? De misérables paysans qui avaient laissé leur bétail brouter les jeunes pousse et les plantations ; « de pauvres bucherons » (clandestins) qui avaient abattu un beau chêne pour en faire la charpente de leur petite maison. Il fallait saisir le bétail, le vendre à la criée sur l’ordre et sous le contrôle de … mais de Jean de La Fontaine ! On le voit bien mal dans ces fonctions répressives, lui que l’injustice et la cruauté de la Justice étonnaient ; lui qui avait horreur, presque autant que des pédagogues, des tribunaux et des juges à bonnets carrés. »
Page 80

Quand Jean Orieux met entre guillemets de pauvres bucherons il cite bien sûr la fable <La Mort et le Bûcheron> qui commence ainsi :

« Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans »

Et plus loin La Fontaine décrit sa compassion

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée »

Je m’imagine, qu’un homme cupide dans la fonction qu’occupait Jean de La Fontaine peut devenir très riche. La morale est sauve, Jean de La Fontaine ne devint jamais riche.

Alexis Brocas dans le Hors-série de « Lire magazine » consacré à « l’homme à fables » nous révèle qu’entre la cigale et la fourmi, il tint le rôle de la première :

« La Fontaine aimait jouer de l’argent, une passion répandue à son époque et en perdit semble t’il souvent.
S’il savait donner de l’encensoir, il n’était pas du tout de ces courtisans capables de se faire couvrir de pensions. De Chapelain, le poète chargé par Colbert de dresser la liste des écrivains dignes de recevoir des gratifications royales, La Fontaine reçut bien des compliments, jamais d’argent. »

De Colbert, La Fontaine n’avait pas à attendre de bienveillance. La Fontaine avait cru trouver son Crésus, son mécène dans la personne de Nicolas Fouquet, le surintendant des Finances de Louis XIV. Nous savons comment cette histoire finit après la fête somptueuse de Vaux le Vicomte du 17 août 1661 offert à Louis XIV qui ne gouta pas le fait qu’un de ses sujets puissent exprimer plus de magnificence que le roi. En coulisse, et depuis longtemps, Colbert avait œuvré pour discréditer Fouquet aux yeux du Roi soleil.

Or La Fontaine ne reniera jamais vraiment Fouquet et Colbert ne lui pardonna pas ce manque de soumission.

Colbert qui retardera aussi son entrée à l’Académie Française mais ne put empêcher qu’il y entra en 1684.

Alexis Brocas continue :

« Quant à ses livres, ils enrichirent surtout libraires et imprimeurs.
La Fontaine était de ces hommes que les affaires d’argent ennuient, et qui se font donc voler par ceux qui s’y intéressent davantage. Lorsqu’il hérita de son père et que son frère Claude revint sur d’anciens engagements pour demander le plus possible, La Fontaine dut emprunter pour lui payer sa part. Et lorsque le fils du duc de Bouillon se trouva obligé de lui racheter se charges de maître des eaux et forêts, La Fontaine attendit quatorze ans pour être payé !
C’est ainsi qu’il s’achemina vers une ruine irrémédiable : le remboursement de ses dettes excédant ses revenus, il lui fallut vendre peu à peu son patrimoine. […] Plusieurs protecteurs le prendront sous leur aile, mais, à 70 ans, La Fontaine se trouvait encore obligé de solliciter les frères Vendôme pour survivre. »

Il dévoile probablement sa conception de l’argent dans cette fable < L’Avare qui a perdu son trésor> :

« L’Usage seulement fait la possession.
Je demande à ces gens de qui la passion
Est d’entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n’ait pas un autre homme. »

Un homme éminemment sympathique !

Et il alla jusqu’à se séparer de biens avec son épouse en 1658 pour éviter de l’entraîner dans sa ruine.

Sa relation avec femme fut, disons distante…

C’est son père qui lui organisa, en 1647, il avait donc 26 ans, un mariage avec Marie Héricart (1633-1709) qui en avait 14 !

C’était d’autres temps.

Un fils naîtra, 5 ans plus tard. Charles (1652-1722).

La Fontaine est un libertin, il va et vient et délaisse très vite son épouse.

Il ne s’occupe pas non plus de son fils. Jean Orieux rapporte qu’on avait raconté que La Fontaine croisant son fils dans la rue, à Paris, ne l’avait point reconnu !

Mais il ne laissera jamais son épouse sans revenus ou dans la difficulté financière dans laquelle il se trouvait.

Mais on parle de ses fables.

Le premier recueil dans lequel se trouvait le corbeau et le renard a été publié en 1668, il avait déjà 47 ans.

Et avait écrit bien d’autres choses avant des pièces de théâtre, opéras, roman en vers et en prose, une poésie scientifique : <Poème du quinquina>, description poétique <Le songe de Vaux> pour le palais de Fouquet mais qui ne fut achever qu’après l’arrestation sur surintendant.

Mais la grande affaire de La Fontaine avant les fables furent les Contes.

La Fontaine connaît ses premiers succès littéraires grâce à ces Contes et nouvelles en vers qualifiés de licencieux, libertins, coquins, grivois, lestes, érotiques.

Dans « Lire magazine » Robert Kopp écrit :

« Dans ses contes, aujourd’hui négligés et d’un érotisme surprenant pour qui ne connaîtrait que les fables, La Fontaine chante allègrement les joies de la chair comme remède à la mélancolie. Sans étalage pornographique, mais en sachant se montrer élégamment explicite.

Il sera obligé de renier ses contes « licencieux », disait-on, pour être reçu à l’Académie française.

Et pour obtenir l’extrême onction, c’est-à-dire les sacrements de l’Église avant de mourir il sera obligé de renier une seconde fois ses contes en public. Le prêtre chargé de cette tâche persuade Jean de la Fontaine de se confesser et insiste sur une confession publique afin que tous puissent assister au reniement de ses contes. Il le fait dans sa chambre en présence des académiciens. L’abbé lui fait promettre de ne plus écrire que des textes pieux et lui accorde l’extrême onction.

Il meurt le 13 avril 1695, à 73 ans.

Au début du second confinement, j’avais consacré un mot du jour à des fables de La Fontaine dans lesquelles il évoquait un confinement <mot du jour du 29 octobre 2020>

Eric Orsenna écrit dans « Lire Magazine » :

« A bien les lire, toutes ses fables ont des morales contemporaines. Et quelle langue ! La Fontaine, avec Racine, son lointain cousin, Buffon ou Saint Simon est un des plus grands stylistes de son temps, et de toute la littérature française. Cet homme, comme Montaigne, avec tous ses défauts, c’est notre frère. Piètre mari, père inexistant, mais ami formidable. »

<1641>

Lundi 20 décembre 2021

« Je me suis cru moi-même wagnérien pendant un certain temps. Quelle était mon erreur et que j’étais loin du compte ! ! »
Camille Saint-Saëns

Camille Saint-Saëns a été un musicien encensé. Au cours de sa vie il était considéré comme le plus grand musicien français.
Mais vers la fin de sa vie, il fit l’objet de beaucoup de critiques et on l’affubla du nom de « réactionnaire ».
Et après sa mort on l’oublia.
Jacques Bonnaure dans le « Classica » de janvier 2021 cite Romain Rolland qui disait qu’on peut parler de musique pendant des heures sans mentionner son nom !

Plus tard le musicologue Lucien Rebatet écrivait :

« Aucune considération scholastique ne nous embarrasse plus pour dénombrer, dans les deux cent numéros [il en existe plutôt 600 !] de Saint Saëns, tout ce qui est allé au cimetière des partitions hors d’usage, encore plus attristant que celui des vieilles ferrailles. »

Heureusement, plus personne n’oserait s’exprimer comme Rebatet et on redécouvre ces dernières années le génie de Saint-Saëns dont les œuvres sont programmés au même titre que ceux de Debussy, Fauré et d’autres.

Qu’est-ce qu’on a reproché à Saint-Saëns pendant toutes ces années ?

C’est de ne pas avoir su chevaucher la monture de « la modernité ».

Et le premier moderne auquel il s’est attaqué fut Richard Wagner.

Au début, tout se passa bien entre eux. Camille Saint-Saëns connut Wagner dès 1859, lors du séjour parisien du compositeur allemand. Il a fait partie de son cercle de familiers. Il fut le premier à jouer des transcriptions de ses partitions. D’ailleurs Wagner était admiratif des talents que pouvaient manifester Saint Saëns pour jouer ses partitions au piano :

« Le maître de Bayreuth s’extasiait « sur la vélocité extraordinaire et la stupéfiante facilité de déchiffrer » de son jeune confrère. Aussi, chaque fois qu’il passait par Paris, le priait-il de venir chez lui (3, rue d’Aumale), afin de lui jouer certaines de ses partitions qu’il était incapable d’exécuter lui-même. »

Le séjour parisien de Wagner ne fut pas couronné de succès. Saint-Saëns défendait un compositeur très critiqué. Et il va continuer à admirer Wagner, en allant à Bayreuth en 1876 pour entendre la musique wagnérienne dans son temple.

À son retour, il rédige sept articles très documentés sur la Tétralogie. Sur <France Musique> on peut lire :

« Son pèlerinage à Bayreuth en 1876 lui inspire une série d’articles sur le projet lyrique titanesque de Wagner, et il devient l’un des grands défenseurs du compositeur allemand. »

Mais la révolution wagnérienne va tout emporter sur son passage. Quand le maître meurt en 1883 à Venise, tous les « cercles progressistes » ou qui se disent modernistes n’ont d’oreilles et d’admiration que pour Wagner.

C’est alors que Saint-Saëns va s’attaquer non pas à Wagner, mais aux Wagnériens.

Il faut aussi souligner que Saint-Saëns est un nationaliste, il s’est spontanément engagé dans l’armée française en 1870 et a douloureusement vécu la défaite contre la Prusse.

Il vivra aussi la montée vers la guerre 14-18 et la guerre elle-même.

Son hostilité contre les wagnériens est aussi une lutte contre l’hégémonie culturelle et surtout musicale allemande.

Je recite la page de <France Musique>

« Mais lorsqu’une hégémonie culturelle germanique commence à envahir l’horizon musical français, lorsqu’une « wagnérolâtrie » domine l’attention française au profit de ses propres compositeurs, Saint-Saëns se réveille de son rêve wagnérien : « Je me suis cru moi-même wagnérien pendant un certain temps. Quelle était mon erreur et que j’étais loin du compte ! ».

Mais si Saint-Saëns critique ouvertement le culte croissant de Richard Wagner et l’esprit nationaliste qui l’entoure, il ne renie pas pour autant le génie musical wagnérien : « La wagnéromanie est un ridicule excusable ; la wagnérophobie est une maladie » écrit-il en 1876 dans son ouvrage Regards sur mes contemporains.

En février 1871, la guerre franco-allemande gronde toujours. La défaite française ne saurait tarder, et arrive un sentiment français de frustration envers leur ennemi. La domination allemande dans la programmation musicale des concerts en France exaspère bon nombre de compositeurs français, éclipsés par la musique de Wagner mais aussi de Beethoven. Aux côtés du professeur de chant Romain Bussine, Camille Saint-Saëns décide ainsi de créer en 1871 la Société Nationale de Musique, afin de promouvoir le génie musical français longtemps ignoré face à la tradition germanique.»

Il synthétisera toutes ses critiques dans cet article : <L’illusion Wagnérienne> qui a été publié dans la Revue de Paris d’avril 1899.

Il fait d’abord une description de tous les écrits qui glorifient la musique de Wagner et pointent leur exagération, selon lui. Globalement il dit : certes la musique de Wagner est belle, mais il reproche au wagnérien de se lancer dans des explications fumeuses pour expliquer que toutes les innovations de Wagner sont géniales :

« Tant que les commentateurs se bornent à décrire les beautés des œuvres wagnériennes, sauf une tendance à la partialité et à l’hyperbole dont il n’y a pas lieu de s’étonner, on n’a rien à leur reprocher; mais, dès qu’ils entrent dans le vif de la question, dès qu’ils veulent nous expliquer en quoi le drame musical diffère du drame lyrique et celui-ci de l’opéra, pourquoi le drame musical doit être nécessairement symbolique et légendaire, comment il doit être pensé musicalement, comment il doit exister dans l’orchestre et non dans les voix, comment on ne saurait appliquer à un drame musical de la musique d’opéra, quelle est la nature essentielle du Leitmotiv, etc.; dès qu’ils veulent, en un mot, nous initier à toutes ces belles choses, un brouillard épais descend sur le style des mots étranges, des phrases incohérentes apparaissent tout à coup, comme des diables qui sortiraient de leur boîte bref, pour exprimer les choses par mots honorables, on n’y comprend plus rien du tout. »

Et il attaque :

« L’exégèse wagnérienne part d’un principe tout différent. Pour elle, Richard Wagner n’est pas seulement un génie, c’est un Messie : le Drame, la Musique étaient jusqu’à lui dans l’enfance et préparaient son avènement; les plus grands musiciens, Sébastien Bach, Mozart, Beethoven, n’étaient que des précurseurs. Il n’y a plus rien à faire en dehors de la voie qu’il a tracée, car il est la voie, la vérité et la vie il a révélé au monde l’évangile de l’Art parfait.

Dès lors il ne saurait plus être question de critique, mais de prosélytisme et d’apostolat ; et l’on s’explique aisément ce recommencement perpétuel, cette prédication que rien ne saurait lasser. Le Christ, Bouddha sont morts depuis longtemps, et l’on commente toujours leur doctrine, on écrit encore leur vie; cela durera autant que leur culte. Mais si, comme nous le croyons, le principe manque de justesse ; si Richard Wagner ne peut être qu’un grand génie comme Dante, comme Shakespeare (on peut s’en contenter), la fausseté du principe devra réagir sur les conséquences et il est assez naturel dans ce cas de voir les commentateurs s’aventurer parfois en des raisonnements incompréhensibles, sources de déductions délirantes. »

Je ne vais pas citer tout l’article. Pour résumer, il dit que Wagner a écrit de la très belle musique et il est le continuateur des maîtres qui l’ont précédé. Il considère que les wagnériens qui prétendent que leur idole a tout inventé, que seules ses œuvres méritent d’être écoutés, se trouvent en plein délire et il le leur dit.

L’élite musicale allemande ne pardonnera pas à Saint-Saëns ses critiques contre les wagnériens et l’hégémonie musicale allemande.

Lors d’une tournée en 1887 il joue à la Société philharmonique de Berlin :

«  Le public l’accueille par des huées, et le lendemain, la presse le traîne dans la boue sous prétexte qu’il a marqué hautement en France son antipathie pour les compositeurs d’outre-Rhin. Saint-Saëns dédaigne ces querelles de Teutons. Il ne capitulera pas. On l’attend à Cassel. Il s’y rendra quand même. Mais son impresario reçoit de l’intendant du grand théâtre de cette ville une lettre ainsi conçue: «Je considère la présence de M. Camille Saint-Saëns dans l’Institut que je dirige, aussi longtemps du moins que cet artiste persévérera dans son incompréhensible manque de tact vis-à-vis de l’art et de la musique de l’Allemagne, comme absolument incompatible avec la mission qui m’est confiée de protéger et de développer l’art allemand et je refuse, par suite, mon adhésion à un programme sur lequel figurerait le nom de M. Saint-Saëns». […] les directeurs des théâtres de Dresde et de Brème imitèrent l’exemple de leur collègue de Cassel. Force donc fut au maître de rentrer en France. »

Il faut convenir que Saint-Saëns ne fut pas que critique à l’égard des Wagnériens mais de tous les autres compositeurs, qui au début du XXème siècle, était en train de révolutionner la musique.

Il a ainsi écrit de Claude Debussy (cf. <ce site belge>)

« Claude Debussy n’a aucun style. Il a certes un nom harmonieux, mais s’il s’était appelé Martin, personne n’en aurait parlé. »

Et Claude Samuel raconte que lorsque Claude Debussy, à la veille de sa mort, fit savoir par la voix de son épouse, qu’il allait poser sa candidature à l’Institut, Saint-Saëns écrivit à son ami Gabriel Fauré :

« Je te conseille de voir les morceaux pour 2 pianos, Noir et Blanc, que vient de publier M. Debussy. C’est invraisemblable, et il faut à tout prix barrer la porte de l’Institut à un Monsieur capable d’atrocités pareilles ; c’est à mettre à côté des tableaux cubistes » !!!

Et la page de France Musique déjà cité renchérit :

« Il ne se gêne pas de faire connaitre dans la presse son avis souvent acerbe quant à la musique d’autres compositeurs français. Il critique ouvertement la musique de Debussy, de Franck, de Massenet, de Vincent d’Indy et même d’Igor Stravinsky. Lors de la célèbre création du Sacre du printemps de ce dernier, Saint-Saëns quitte la salle de concert après seulement quelques notes, considérant que Stravinski ne savait pas écrire pour le basson »

Les musiciens ne sont pas bienveillants entre eux. Le récit que la musique adoucirait les mœurs est une fable comme une autre.

D’ailleurs Debussy n’est pas en reste quand il affirme qu’une des œuvres les plus géniales jamais composées, la neuvième symphonie de Mahler :

« n’est rien d’autre qu’ un pneumatique géant juste bon à faire de la réclame pour Bibendum », emblème fraîchement créé par les pneus Michelin… »

Heureusement que le monde musical a su dépasser ces querelles du début du XXème siècle et reconnaître qu’il y avait de la place pour le génie de Wagner, de Mahler, de Debussy, de Stravinski et de Saint-Saëns.

Pour finir en musique, je propose ce mouvement de la première sonate pour violoncelle et piano de Saint-Saëns : <Andante de la sonate opus 32>

<1640>

Jeudi 16 décembre 2021

« J’ai réalisé le rêve impossible de ma jeunesse […] j’ai assez vécu pour laisser des œuvres qui ont une chance de survie. ! »
Camille Saint-Saëns

Le 16 décembre 1921, il y a exactement 100 ans, Camille Saint-Saëns meurt à 86 ans, dans l’hôtel Oasis d’Alger.

Ce fut un très grand compositeur.

Il a résumé lui-même sa contribution à l’histoire de la musique. Le 23 février 1901, il écrivit à son éditeur Durand :

« J’ai réalisé le rêve impossible de ma jeunesse, j’ai atteint mon objectif ; j’ai assez vécu pour laisser des œuvres qui ont une chance de survie. Vous ne pouvez pas écrire l’histoire de la musique de cette époque sans au moins les mentionner ! Je mourrai avec la conscience d’avoir bien rempli ma journée. Il ne faut pas être ingrat envers son destin. »

J’ai trouvé cet extrait sur le site des éditions Durand, dans <cette présentation>.

J’y ai trouvé aussi cet avis du compositeur Gabriel Fauré qui a écrit au moment de sa mort :

« De nombreuses voix ont proclamé Saint-Saëns le plus grand musicien de son temps. Pendant la première moitié de sa longue carrière, il fut cependant contemporain de Berlioz et de Gounod. Ne serait-il pas plus exact et non moins glorieux de le désigner comme le musicien le plus complet que nous ayons jamais eu, au point qu’on ne puisse trouver qu’un exemple similaire chez les grands maîtres d’autrefois ? Son savoir qui ne connaissait pas de limites, sa prestigieuse technique, sa claire et fine sensibilité, sa conscience, la variété et le nombre stupéfiant de ses œuvres, ne justifient-ils point ce titre qui le rend reconnaissable à tout jamais ? »

Il est vrai qu’il a vécu longtemps, bien qu’il soit écrit partout que depuis son enfance il avait une santé fragile. il avait notamment une faiblesse aux poumons. Il voyageait beaucoup pour des raisons professionnelles et musicales, mais aussi pour se trouver dans des pays où le soleil brillait. Il allait ainsi fréquemment à Alger et il y est allé une dernière fois pour y mourir.

Saint-Saëns a rencontré plusieurs fois et brutalement la mort dans sa vie.

Il est né le 9 octobre 1835 à Paris et son père employé au ministère de l’intérieur meurt en décembre 1835 emporté par la tuberculose, il n’a pas trois mois.

Saint-Saëns se marie en 1875, âgé de quarante ans, avec Marie-Laure Truffot (1855-1950), alors âgée de 19 ans. Elle est la fille d’un industriel, également maire du Cateau-Cambrésis. Le couple aura deux enfants, deux fils, dont l’aîné, André, meurt à deux ans et demi en tombant du balcon de l’appartement familial en mai 1878. Saint-Saëns en rend responsable sa femme qui, ne pouvant plus allaiter le second, Jean-François, s’éloigne en province pour le confier à une nourrice chez qui il meurt à son tour en juillet de la même année, probablement de pneumonie.

Après trois ans d’éloignement croissant, Saint-Saëns se sépare définitivement de son épouse en 1881, sans divorcer. Il n’aura aucune autre relation stable, ni d’autres enfants

Deux autres femmes joueront un rôle essentiel dans sa vie, sa mère et sa grand-tante Charlotte Masson. Il les appellera : « mes mamans ». Il écrira :

« A ma grand’tante, je dois les premiers principes de la musique et du piano, les premiers éléments de l’instruction en tout genre, à ma mère le goût du beau, le culte de nos grands classiques littéraires les nobles ambitions. »

Son père était originaire de Dieppe. Il aura avec cette ville une relation particulière et léguera une grande partie de ses archives à cette ville

C’est à la mort de sa mère, Clémence Saint-Saëns, âgée de 79 ans, qu’il commence à se rapprocher de sa famille paternelle et d’Ambroise Millet, conservateur du Musée de Dieppe. Son projet est de créer un musée « Camille Saint-Saëns ». Son projet deviendra réalité en Juillet 1890 avec l’inauguration du Musée Saint-Saëns à Dieppe.

La ville de Dieppe fête le centenaire avec une exposition et des manifestations et a créé un site dédié : https://www.saintsaensdieppe21.fr/

Saint-Saëns fut d’abord un enfant sur doué et un pianiste prodige. Encore enfant, il commence à composer.

A 10 ans, il donne son premier concert, le 6 mai 1846 et fait sensation avec le troisième concerto de Ludwig van Beethoven, et le concerto no 15 K.450 de Mozart. Il écrit et joue même sa propre cadence pour le concerto de Mozart.

Si on essaie de le situer par rapport aux autres compositeurs, français et autres cela donne le schéma suivant :

Il eut une relation privilégiée avec Franz Liszt. Ils se rencontrent pour la première fois à Paris, en 1854. « Diapason » dans son numéro de novembre 2021 écrit :

« Malgré leur différence d’âge, ils s’entendent à merveille et vont toujours se soutenir mutuellement car tous les deux, interprètes géniaux, se heurtent aux même difficultés à se faire reconnaître comme compositeurs.

Sans Liszt, le plus grand opéra de Saint Saëns n’aurait jamais exsté : c’est lui qui encourage son jeune collègue à le terminer et s’engage à le faire donner à Weimar, avant même d’en avoir entendu une note. De son côté, Saint Saëns organise à ses frais des concerts d’œuvres orchestrales de Liszt pour les faire connaître à Paris. Et s’inspirant du modèle lisztien, il introduit le poème symphonique en France et en compose quatre : Rouet d’Omphale, Phaêton, Jeunesse d’Hercule, Dans macabre »

Il faut absolument regarder la présentation extraordinairement pédagogique de Jean-François Zygel de la <Danse macabre de Saint Saëns>

Rossini de plus de quarante ans son ainé qui était le grand compositeur à Paris des années 1850, a aussi jeté un regard bienveillant et protecteur sur sa carrière. Dans une soirée, Rossini a fait jouer une œuvre de Saint-Saëns en prétendant l’avoir écrite. Après que le public se sit extasié sur cette œuvre, Rossini a révélé qu’elle n’était pas de lui mais du jeune compositeur présent dans la salle : Camille Saint-Saëns.

Cet épisode est rapporté dans ce documentaire d’ARTE : < Saint-Saëns l’insaisissable >

ARTE qui a aussi réalisé un documentaire sur <Le carnaval des animaux> œuvre qu’il refusera de faire jouer de son vivant et dont un extrait est <la musique officielle du festival de Cannes>
mais cela je l’ai déjà raconté dans le mot du jour <du 5 juillet 2021>.

Ce que j’ai appris récemment c’est qu’il fut, en 1908, le tout premier compositeur de renom à composer une musique spécialement pour un film : «  L’Assassinat du duc de Guise ».

Il eut de grandes amitiés et de belles relations avec d’autres compositeurs comme Gabriel Fauré. Il eut aussi des relations privilégiées avec ses ainés Berlioz et Gounod. Mais avec d’autres les relations furent plus compliquées, voire hostiles, mais nous verrons cela une prochaine fois.

La société des amis de Saint-Saëns dispose d’un site instructif : https://camille-saint-saens.org/

Pour la musique je vous envoie vers cette somptueuse interprétation de ce chef d’œuvre unique qu’est la symphonie N°3 avec orgue par <L’orchestre de la Radio bavaroise dirigé par Mariss Jansons>

Et puis pour aller vers des sentiers moins connus, tous les violoncellistes jouent le 1er concerto de violoncelle opus 33 et oublient le second opus 119, composé 30 ans après. Le voici interprété par la lumineuse Sol Gabetta avec l’Orchestre national de France sous la direction de Cristian Macelaru : <Extrait du concert donné le 26 novembre 2021 à la Philharmonie de Paris.>

Je finirai ce premier épisode par le jugement du chef d’orchestre François-Xavier Roth :

« L’œuvre de ce compositeur, souvent qualifié de conservateur ou académique, regorge de passages innovants. »

Et, si vous voulez un disque, pourquoi pas l’enregistrement de la symphonie avec orgue enregistré par notre Orchestre National de Lyon dirigé par Leonard Slatkin avec l’orgue Cavaillé Coll de l’Auditorium de Lyon

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Mercredi 15 décembre 2021

« Nous les scientifiques, on a foiré ! »
Propos d’Axel Kahn quelques semaines avant sa mort à propos de l’action des scientifiques pendant la COVID19

Thinkerview est une chaîne et une émission qui ont été lancées, en janvier 2013, sur YouTube.

Son format consiste en de longs entretiens entre un présentateur qui se fait appeler « Sky » et le plus souvent un invité, quelquefois deux, rarement plus.

Les entrevues sont réalisées dans un cadre minimaliste : fauteuil sur fond noir, l’invité est seul présent à l’écran. Il n’y a pas de montage.

Le logo un cygne noir : le but serait de déceler l’idée rare. Je rappelle que la théorie du cygne noir a été développée par Nassim Taleb qui appelle cygne noir un événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler (appelé « événement rare » en théorie des probabilités) et qui, s’il se réalise, a des conséquences d’une portée exceptionnelle

Les invités sont extrêmement divers, politiques, scientifiques, intellectuels et de tout bord.

Le présentateur veut conserver l’anonymat, même si des spéculations sur son identité sont régulièrement avancées.

Il travaille son entretien et souvent les questions sont très pertinentes.

Il a des détracteurs notamment Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch dont j’avais parlé lors du mot du jour du <19 janvier 2015> qui dit :

« Même s’il invite parfois des invités intéressants, on sent qu’il y a une culture complotico-compatible, qu’on est dans la culture du caché »

France Info lui a consacré une page : <Qui se cache derrière Thinkerview ?>

Pour ma part, je trouve beaucoup de ses émissions très intéressantes, en raison d’invités passionnants, de questions pertinentes et surtout parce qu’il y a le temps de développer des idées et d’argumenter.

Récemment, j’ai regardé avec beaucoup d’intérêt l’émission du 1er décembre 2021 avec <Clément Viktorovitch> le spécialiste de la rhétorique qui décortique avec talent les discours politiques ou marketing sur la radio Franceinfo dans la chronique « Entre les lignes »

Mais aujourd’hui j’ai l’intention de citer un extrait d’une autre émission, plus récente avec Etienne Klein.

C’est l’émission du 8 décembre 2021 <Science et société, où va-t-on ?>

Tout au début de l’émission Sky demande à Etienne Klein : « A quoi tu réfléchis en ce moment ?»

Voici la réponse d’Etienne Klein :

« Je réfléchis à une phrase que m’a dite Axel Kahn, il y a quelques mois. […]
Je l’ai croisé dans la rue quelques jours seulement après qu’il apprenne […] qu’il était condamné par la médecine [à courte échéance].
Nous avons marché ensemble une heure.
Et nous avons parlé de la mise en scène de la science et de la recherche pendant la crise sanitaire que nous traversons.
Et il était assez inquiet.
Et à la fin de la discussion il m’a dit : « Étienne, Nous les scientifiques, on a foiré ! »

Et la question que je me pose : est ce qu’il avait raison ?
C’est-à-dire, est ce qu’il n’y a pas de leçon à tirer de ces mois et de ces années maintenant que nous avons passé avec ce virus ?
Est-ce que les scientifiques n’ont pas raté l’exercice de pédagogie qu’ils étaient invités à faire ?

J’ai toujours été un défenseur de la vulgarisation scientifique […]
Moi j’avais l’impression, avant, que la vulgarisation, ça marche. On voit bien que les livres qu’on écrit, les conférences qu’on tient suscitent des vocations […]
Quand on dit [ça marche] on est victime d’un biais énorme de confirmation. En fait, la vulgarisation ne touche que les personnes intéressées par la vulgarisation !
Et ce qu’a montré la crise, c’est que cette proportion est assez faible. […]

Ce qu’a montré la mise en scène de la science et de la recherche, pendant la crise sanitaire, c’est qu’il y a toute une série de biais cognitifs qui interviennent, entre l’émission d’un message scientifique et sa réception et qui font que le message à la fin peut être complètement transformé, parfois carrément transformé en son contraire.
Et cela me fait réfléchir sur la bonne façon de faire.

Et quand Axel Kahn dit « on a foiré », c’est sans doute vrai mais la question est comment faire pour ne plus foirer […]
Il faut comprendre ce qui s’est passé. Il y a des choses qui m’ont vraiment frappé sur cette façon de mettre en scène la science et la recherche.

Une étude récente, menée par Daniel Cohen dans plusieurs pays européens, a montré qu’en France, la confiance des français dans les scientifiques a chuté de 20 points ; alors qu’elle est restée stable dans les autres pays. Dans tous les pays elle était à environ 90%, avant la crise.

Je n’ai pas fait d’étude comparative et sociologique. Mais je suis allé en Allemagne en juillet 2020 et j’ai assisté à une conférence de presse d’Angela Merkel qui parlait à la télévision à tous les allemands. Elle était sans tableau, sans être accompagné par un ministre ou un expert. Et elle a donné des cours de sciences aux allemands. Elle leur a expliqué ce qu’était une exponentielle, en y prenant le temps. Et puis quand elle parlait des scientifiques, elle disait : « Les scientifiques » m’ont dit.
Elle ne disait pas Professeur Machin, ou Professeur Bidule, elle disait « Les scientifiques »
Et elle faisait donc intervenir dans son argumentation, une communauté scientifique, un « Nous » pas un « Je »
Il me semble qu’en France, au contraire, on a beaucoup personnalisé les discussions.

On avait une occasion historique de faire de la pédagogie, puisque les gens étaient inquiets, intéressés et voulaient comprendre.
Et on aurait pu expliquer jour après jour, par exemple les différentes méthodologies de la science. On sait qu’elles ne sont pas les mêmes selon les sciences […]

On aurait pu tenter d’expliquer s’agissant des traitements ce qu’est un essai en double aveugle, un essai randomisé, Pourquoi la théorie des probabilités est parfois contre-intuitive.
Pourquoi il ne faut pas confondre coïncidence, corrélation, causalité.
Au lieu de cette pédagogie qui aurait pu intéresser les gens, on a préféré organiser des joutes, des clashs entre des personnalités dont on connaissait par avance les opinions et cela a participé à la confusion générale.

On s’est dit, si les experts ne sont pas d’accord, pourquoi moi, avec mon ressenti, mon bon sens, mes croyances, mes connaissances, je ne serais pas en droit de dire mon opinion sur tel ou tel sujet qui apparemment fait controverse ?

Il y a une autre chose qui m’a frappé : on a confondu la science et la recherche. La science et la recherche ne sont pas deux activités étrangères l’une à l’autre, mais elles ne se confondent pas.
Ce que j’appelle la science, c’est un corpus de connaissances bien établi qui sont pense t’on les bonnes réponses à des questions bien posées. Ce ne sont pas des vérités absolues, ce ne sont pas des vérités définitives. Mais on ne peut les contester que si on a des arguments scientifiques. On ne peut pas les contester avec son bon sens. « Moi je pense que » n’est pas un argument suffisant. Par exemple la question de la forme de la terre a été tranchée : elle n’est pas plate, elle est plutôt ronde, mais elle n’est pas sphérique.

Une question a été posée pendant des millénaires : est ce que l’atome existe ? Elle a été tranchée en 1906 quand Jean Perrin a montré expérimentalement que l’atome existait. La question a été tranchée, l’affaire est réglée ! […]
Ce corpus, par essence, est incomplet. Des questions se posent dont nous ne connaissons pas les réponses, c’est pour cela qu’on fait de la Recherche !

On sait ce qu’on ne sait pas. La recherche est activée par le doute, c’est son combustible. Au fur et à mesure qu’on a des résultats le doute se déplace.

Et quand on confond la recherche et la science, comme on l’a beaucoup fait pendant cette crise, le doute qui est consubstantiel à la recherche vient coloniser la science. »

A ce stade, nous sommes à la quinzième minutes de l’émission, il y a encore 1h03 à écouter.

Il me semble qu’ Etienne Klein dit là des choses fondamentales.

La science n’est pas démocratique, la recherche non plus d’ailleurs.

Je veux dire que dans ces domaines, il n’y a pas différents experts qui viennent présenter leurs thèses devant une assemblée de citoyens qui va voter pour désigner celle qui lui parait la plus juste ou la plus crédible.

Les problèmes scientifiques se règlent au sein de la communauté scientifique, sur la base de protocoles et d’argumentaires en mesure de convaincre les autres scientifiques du même domaine qui connaissent l’état de la science et comprennent les recherches en cours.

Dans cette affaire compliquée pour nous, béotiens, le plus raisonnable est de faire confiance au consensus scientifique, c’est-à-dire l’avis majoritaire de la communauté scientifique compétente sur le sujet, de nous méfier de notre bon sens qui peut nous égarer et d’accepter l’incertitude.

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