Mercredi 28 février 2018

« Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. »
Romain Gary «Éducation européenne»

Il faut des mots du jour plus courts à la fois pour les lecteurs, mais aussi pour le rédacteur.

J’ai glané lors d’une émission de radio cette phrase inspirante de Romain Gary que j’ai mis en exergue et que je partage aujourd’hui.

J’ai bien sûr vérifié.

Il s’agit bien d’une citation de Romain Gary qu’il a fait figurer dans son premier roman « Éducation européenne » écrit en 1943 et paru en 1945 (qu’on trouve en Folio, n° 203). Voici le passage en question (page 246, à la fin du chapitre 31) :

– J’aime tous les peuples, dit Dobranski, mais je n’aime aucune nation. Je suis patriote, je ne suis pas nationaliste.
– Quelle est la différence ?
– Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. Les Russes, les Américains, tout ça… Il y a une grande fraternité qui se prépare dans le monde, les Allemands nous auront valu au moins ça…

Roman Kacew, devenu Romain Gary est né le 21 mai 1914 à Vilna dans l’Empire russe (actuelle Vilnius en Lituanie). Il se suicide le 2 décembre 1980 avec un revolver. C’était un aviateur, militaire, résistant, diplomate, romancier, scénariste et réalisateur français, de langues française et anglaise.

Il est le seul romancier à avoir reçu le prix Goncourt à deux reprises, sous deux pseudonymes : en 1956 « Les Racines du ciel » avec le pseudonyme Romain Gary et le 17 novembre 1975 « La Vie devant soi » sous les pseudonyme Émile Ajar.

Je m’arrête là sinon le mot ne serait pas court et je trahirai ma promesse.

En revanche, rien n’empêche celles et ceux qui le lise d’écrire ce que leur inspire cette phrase du grand écrivain.

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Lundi 19 février 2018

« D’abord, on devait s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute »
Emile Zola «Au Bonheur des dames»

J’avais consacré le mot du jour du 1er février aux émeutes qui avaient été provoquées par des promotions de 70% sur le Nutella.

Ces évènements ont été largement commentés.

Certains pour s’étonner qu’on fasse autant de bruits autour de cette expression du consumérisme exacerbé parce qu’il touche des classes très modestes, alors qu’on fait moins de cas quand il se passe à peu près la même chose pour acquérir le dernier iphone, le type de consommateur n’étant pas le même.

Mais c’est à nouveau Michel Serres qui a éclairé pour moi, de la manière la plus intelligente, ces évènements. Il l’a fait au cours d’une émission sur LCI animé par Pujadas : Débat Finkielkraut-Serres avec Pujadas

Et il a expliqué que ce n’était pas nouveau et que l’émeute était connue depuis bien longtemps comme une technique de vente particulièrement performante. Et pour le prouver il a fait appel à un des 20 romans de la série des Rougon-Macquart d’Emile Zola : « Au bonheur des dames »

« Au bonheur des dames » est un livre publié en 1883. Ce titre fait référence à un grand magasin parisien qu’Émile Zola a imaginé dans son livre en s’inspirant du célèbre magasin parisien « Au Bon Marché », situé 24 rue de Sèvres dans le 7ème arrondissement et qui avait été fondé en 1838 par Aristide Boucicaut.

Et c’est en se référant aux techniques de vente d’Aristide Boucicaut que Zola décrit son personnage de fiction : Le directeur du magasin « Au bonheur des dames » : Octave Mouret.

Au Bonheur des Dames Zola page 298 / 544 :

« La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues, d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d’été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l’étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même d’échantillons, collés sur les feuilles. C’était un débordement d’étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux des théâtres. Il professait que la femme est sans force contre la réclame, qu’elle finit fatalement par aller au bruit.

Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l’analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu’elle ne résistait pas au bon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le cœur de la femme, il venait d’imaginer « les rendus », un chef d’œuvre de séduction jésuitique. « Prenez toujours, madame : vous nous rendrez l’article, s’il cesse de vous plaire. »

Et la femme, qui résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur une folie : elle prenait, la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la baisse des prix entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce.

Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c’était dans l’aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfant e et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes d’applications.

D’abord, on devait s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant d’articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s’amassait, barrait le seuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n’étaient qu’à demi pleins.

Ensuite, le long des galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme.

Lui seul avait encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des meubles, des comptoirs où les clientes étaient plus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et froids. S’il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.  »

Dès cette époque, il était clair que l’émeute constituait une technique permettant d’attirer les clients et de vendre davantage.

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Mercredi 14 février 2018

« Je préfère aux biens
dont s’enivre L’orgueil du soldat ou du roi,
L’ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi. »
Victor Hugo «Les contemplations»

Pour la saint Valentin, ce poème de Victor Hugo :

Aimons toujours ! Aimons encore !
Quand l’amour s’en va, l’espoir fuit.
L’amour, c’est le cri de l’aurore,
L’amour c’est l’hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages,
Ce que le vent dit aux vieux monts,
Ce que l’astre dit aux nuages,
C’est le mot ineffable : Aimons !

L’amour fait songer, vivre et croire.
Il a pour réchauffer le cœur,
Un rayon de plus que la gloire,
Et ce rayon c’est le bonheur !

Aime ! qu’on les loue ou les blâme,
Toujours les grands cœurs aimeront :
Joins cette jeunesse de l’âme
A la jeunesse de ton front !

Aime, afin de charmer tes heures !
Afin qu’on voie en tes beaux yeux
Des voluptés intérieures
Le sourire mystérieux !

Aimons-nous toujours davantage !
Unissons-nous mieux chaque jour.
Les arbres croissent en feuillage ;
Que notre âme croisse en amour !

Soyons le miroir et l’image !
Soyons la fleur et le parfum !
Les amants, qui, seuls sous l’ombrage,
Se sentent deux et ne sont qu’un !

[..].

Moi qui ne cherche dans ce monde
Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme l’onde
Tout ce qui n’est que vanité,

Je préfère aux biens dont s’enivre
L’orgueil du soldat ou du roi,
L’ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi.

<Si vous voulez lire le poème en intégralité>

Pour Annie et moi, la Saint Valentin ne se fête pas le 14 février, mais le 15.
Le 15 février, il y a 30 ans, nous nous sommes rencontrés à Paris et quelques mois plus tard, nous ne nous quittions plus.

Il n’y aura pas de mot du jour le 15 et le 16 février.

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Vendredi 26 janvier 2018

« We should all be feminists Nous devrions tous être féministes ! »
Chimamanda Ngozi Adichie

Hier nous parlions de lynchage. Pour lutter contre les violences faites aux femmes, des personnes égarées ont agi de manière désordonnée et violente engendrant d’autres injustices.

Mais ces excès, ces dévoiements ne changent rien au fond : une terrible violence s’exerce à l’égard du féminin, depuis des siècles, dans toutes les régions et cultures du monde, dans tous les milieux sociaux et professionnels.

Ce sujet de l’injustice et de violence à l’égard des femmes est omniprésent dans mes mots du jour.

J’ai consacré d’abord, début 2016 une série de cinq mots du jour à <La violence faite aux femmes dans l’espace public> à la suite de la vague d’agressions délinquantes pour voler mais aussi à caractère sexuel contre des femmes qui avait été perpétrée dans la ville de Cologne le 31 décembre 2015.

Bien des fois, par la suite je suis revenu sur cette fracture fondamentale de nos sociétés que beaucoup peinent à admettre, à voir et à comprendre.

C’est d’abord dans les mots.

<Dans une vidéo d’une minute Catherine Arditi le montre de manière évidente>

Il suffit de comparer les substantifs dans leur version masculine et dans leur version féminine :

  • Un courtisan, c’est un homme que l’on voit auprès du roi. Une courtisane ? C’est une prostituée.
  • Un entraîneur est valorisé, une entraineuse ? C’est une prostituée.
  • Un professionnel, c’est un homme qui connaît son métier. Une professionnelle ? C’est une prostituée.
  • Un homme facile, c’est un homme agréable à vivre, une femme facile ? C’est une prostituée.
  • Un homme public, c’est un homme connu, une femme publique ? C’est une prostituée.

Nul ne peut penser que ces différences soient le fruit d’un hasard malencontreux.

Mais si les mots traduisent une oppression, un état de fait, ils peuvent aussi être le remède. Les outils qui dévoilent, qui racontent, qui expliquent et qui font progresser.

C’est l’espoir de Chimamanda Ngozi Adichie qui est une écrivaine nigériane, née en 1977.

<Elle est intervenue dans l’émission La grande Table d’hier>

Dans cette émission elle a donné cette définition du féminisme que je partage :

« C’est permettre à chacun de vivre comme un individu à part entière. C’est élever les petits garçons pour qu’ils deviennent des êtres humains, pas des « vrais hommes » »

<Elle était invitée le même jour dans une émission de France Inter>

Elle était de passage à Paris parce qu’elle a été désignée comme marraine de « La nuit des idées » qui est ce rendez-vous dédié à la pensée contemporaine et au partage international des idées initiée par l’Institut français et qui réunit intellectuels et chercheurs. Cette année, le 25 janvier, la troisième édition était consacrée à « L’imagination au pouvoir ».

<L’express l’a également interviewé>

Parce que cette femme africaine est devenue une icône mondiale du féminisme depuis qu’en décembre 2012 elle a prononcé une conférence TEDx, d’une remarquable consistance qui ressemble un peu pour les femmes au discours que Martin Luther King a prononcé pour les noirs « I have a dream ».

La parole qu’on a retenue de cette conférence est celle que j’ai mise en exergue.

Sur Internet, on apprend qu’elle intervient dans l’album de Beyoncé en 2013 sur le titre Flawless dans lequel une partie de son discours We should all be feminists est utilisé.

Vous trouverez une traduction française de cette conférence derrière ce <Lien>

Et si vous préférez l’écouter en version originale en anglais : We shouls all be feminists. Cette version est sous-titrée en français.

Je n’en tire que quelques extraits, mais je pense qu’il est sage de lire l’intégralité de ce discours :

« Les hommes et les femmes sont différents. Nous avons différentes hormones, différents organes sexuels, différentes capacités biologiques. Les femmes peuvent enfanter, pas les hommes. En tout cas pas encore.

Les hommes ont de la testostérone et sont en général plus forts que les femmes. Il y a un peu plus de femmes que d’hommes dans le monde, environ 52% de la population mondiale sont des femmes. Mais la plupart des positions de pouvoir et prestige sont occupées par des hommes. La défunte lauréate kenyane du prix Nobel de la paix, Wangara Maathai, l’a bien dit de façon simple : « Plus vous allez haut, moins il y a de femmes. » […]

De façon littérale, les hommes dirigent le monde et cela avait du sens il y a 1 000 ans car les êtres humains vivaient alors dans un monde où la force physique était l’attribut le plus important à la survie. Une personne plus forte physiquement avait plus de chances de diriger et les hommes, en général, sont plus forts physiquement. Bien sûr, il y a beaucoup d’exceptions.

Mais nous vivons aujourd’hui dans un monde très différent. La personne ayant le plus de chances de diriger n’est pas la plus forte physiquement ; c’est la plus créative, la plus intelligente, la plus innovante et il n’y a pas d’hormones pour ces attributs. Un homme a autant de chances qu’une femme d’être intelligent, d’être créatif, d’être innovant. Nous avons évolué, mais il semble que nos idées du sexe n’ont pas évolué.

[…]

Je suis en colère. Le sexe tel qu’il fonctionne aujourd’hui est une grave injustice. Nous devrions tous êtes en colère. Ma colère a une longue tradition d’entraîner le changement positif, mais en plus d’être en colère, j’ai aussi espoir. Car je crois profondément en la capacité des êtres humains à s’inventer et se réinventer pour le meilleur.

Le sexe compte partout dans le monde, mais je veux me concentrer sur le Nigeria et sur l’Afrique en général car c’est ce que je connais et c’est là que mon cœur est. Aujourd’hui, j’aimerais demander à ce que nous commencions à rêver et prévoir un monde différent, un monde plus juste, un monde d’hommes et de femmes plus heureux et plus eux-mêmes. Voici comment démarrer : nous devons élever nos filles différemment. Nous devons aussi élever nos fils différemment. Nous faisons beaucoup de tort aux garçons en les élevant ; nous étouffons l’humanité des garçons. Nous définissons la masculinité de façon très étroite, elle devient cette petite cage rigide et nous mettons les garçons dans cette cage. Nous apprenons aux garçons à craindre la peur. Nous apprenons aux garçons à craindre la faiblesse, la vulnérabilité. Nous leur apprenons à cacher qui ils sont vraiment car ils doivent être, comme on le dit au Nigeria, « des hommes durs ! » Au collège, un garçon et une fille, tous deux adolescents, ayant tous deux autant d’argent de poche, sortiraient et on s’attendrait à ce que le garçon paye toujours pour prouver sa masculinité. Et on se demande pourquoi les garçons risquent plus de voler leurs parents.

Et si les garçons et les filles étaient élevés pour ne pas lier l’argent à la masculinité ? Et si l’attitude n’était pas « le garçon doit payer » mais plutôt « celui qui a le plus d’argent doit payer » ? Bien sûr, du fait de cet avantage historique, ce sont surtout des hommes qui auront plus d’argent, mais si nous commençons à élever nos enfants différemment, dans 50 ou 100 ans, les garçons n’auront plus la pression de devoir prouver leur masculinité. De loin la pire chose que nous faisons aux hommes, en leur donnant l’impression de devoir être durs, est de les laisser avec des egos très fragiles. Plus un homme croit devoir être « dur », plus son ego est faible.

Nous faisons encore plus de tort aux filles car nous les élevons pour restaurer l’ego fragile des hommes. Nous apprenons aux filles à se rétrécir, à se diminuer, nous disons aux filles : « Tu peux avoir de l’ambition, mais pas trop. »

« Tu devrais avoir pour objectif de réussir, mais pas trop sinon tu menacerais l’homme. » Si tu es le gagne-pain dans ta relation avec un homme, tu dois prétendre ne pas l’être, surtout en public, sinon tu vas l’émasculer. Et si nous remettions en question le postulat ? Pourquoi le succès d’une femme devrait-il menacer un homme ? Et si nous décidions de nous débarrasser de ce mot ? Je ne crois pas qu’il y ait un mot que j’apprécie moins qu’« émasculation ».

[…]

Au Nigeria, les hommes et les femmes diront — c’est une expression qui m’amuse beaucoup — « Je l’ai fait pour avoir la paix dans mon mariage. » Quand les hommes le disent, il s’agit en général de quelque chose qu’ils ne sont pas censés faire.

Ils le disent parfois à leurs amis, ils le disent à leurs amis d’une façon profondément exaspérée, qui, ultimement, prouve leur masculinité, qu’ils sont nécessaires, aimés. « Ma femme m’a dit de ne pas sortir tous les soirs. Pour la paix dans mon mariage, je ne sors que le week-end. »

Quand une femme dit « Je l’ai fait pour avoir la paix dans mon mariage », elle parle souvent de laisser tomber un emploi, un rêve, une carrière. Nous apprenons aux femmes que dans les relations, les femmes font des compromis. Nous apprenons aux filles à se considérer comme rivales — pas pour un emploi, des accomplissements, ce qui peut être positif, mais pour l’attention des hommes. Nous leur apprenons qu’elles ne peuvent pas être sexuées comme les garçons. Avoir connaissance des copines de nos garçons n’est pas gênant. Mais les copains de nos filles ? Dieu nous en préserve.

[…]

Je veux être respectée dans toute ma féminité parce que je le mérite. Le sexe n’est pas une conversation facile. Pour les hommes et les femmes, aborder le sexe est parfois reçu avec une résistance immédiate.

[…]

Je suis une féministe. Quand j’ai cherché le mot dans le dictionnaire ce jour-là, voici ce que cela disait : « Féministe : une personne qui croit en l’égalité sociale, politique et économique des sexes. » Mon arrière-grand-mère, de ce que j’en ai entendu, était une féministe. Elle a fui la maison de l’homme qu’elle ne voulait pas épouser et a fini par épouser l’homme de son choix. Elle a refusé, protesté, s’est exprimée quand elle se sentait privée d’un accès, d’un terrain, ce genre de choses.

Mon arrière-grand-mère ne connaissait pas le mot « féministe » mais cela ne veut pas dire qu’elle n’en était pas une. Nous devrions être plus nombreux à reconquérir ce mot. Ma propre définition de féministe est : « Un féministe est un homme ou une femme qui dit : « Oui, il y a actuellement un problème avec le sexe et nous devons y remédier. Nous devons faire mieux. » Le meilleur féministe que je connais est mon frère Kene. C’est aussi un homme gentil, beau et adorable et il est très masculin. »

Chimamanda Ngozi Adichie est une femme d’une intelligence rare, d’une humanité irradiante.

Dans l’émission de France Inter elle a dit :

« Aux garçons […] Il faut donner les mots de l’émotion, il faut les autoriser à être vulnérable. »

On a appris aux jeunes garçons : « Sois un homme », ce qui signifie : « Ne pleure pas, ne montre pas ton émotion ».

Alors qu’il faudrait leur apprendre les mots du Père de Camus : « Un homme ça s’empêche ».

Et dans cette expression, l’homme signifie « l’humain », pas seulement les mâles de l’espèce

Chimamanda Ngozi Adichie dispose d’un site internet : https://www.chimamanda.com/

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Mercredi 24 janvier 2018

« Qu’est-ce qui s’était passé depuis dix ans pour qu’il y ait soudain tant de choses à dire, à dire de si urgent que çà ne pouvait pas attendre ? »
Philip Roth, dans son livre « Exit le Fantôme »

J’évoquais dans le millième mot ma perception de l’incommensurabilité de mon ignorance. Philip Roth est selon plusieurs commentateurs un des plus grands écrivains vivants, or je n’ai jamais rien lu de cet auteur.

C’est encore Alain Finkielkraut qui a cité à deux reprises un extrait d’un de ses livres : « Exit le Fantôme ».

Cet extrait évoque cet incroyable évolution de notre monde où tout le monde possède un téléphone portable et surtout où un nombre incroyablement important de personnes trouvent normal de téléphoner à tout moment et de révéler dans un bus, un métro un train ou même dans la rue des détails intimes qui ne regardent pas les autres. Et surtout qui quand les autres me ressemblent n’ont en strictement rien à faire et plus encore sont extraordinairement gênés de cette situation.

Comme je suis effaré quand je vois des parents pendus à leur téléphone, alors que leurs enfants qui leurs donnent la main n’ont qu’un souhait qu’ils reviennent dans la vraie vie, daignent les regarder et parler avec eux.

Je trouve l’invention du téléphone portable tout à fait utile et intéressant pour beaucoup de situations dans la vie. Mais pour autant cela ne m’empêche pas de constater les dérives et les conséquences fâcheuses d’une trop grande addiction à cet outil. J’ai évoqué ces sujets lors de plusieurs articles.

Lors du mot du jour Mardi 10 février 2015 je découvrais le mot «nomophobie » contraction de l’expression anglaise « no mobile phobia » qui correspond à la peur panique de se retrouver sans téléphone portable. J’évoquais l’étude d’un doctorant américain :

« Pendant un déjeuner avec une amie, Russell Clayton, doctorant à l’université du Missouri, a la surprise de voir sa convive le laisser précipitamment parce qu’elle a oublié son téléphone portable. Interloqué, il a l’idée de se pencher sur le sentiment de manque, voire de peur, qui habite certaines personnes lorsqu’elles sont séparées de ces petits objets devenus visiblement indispensables.

Dans une étude intitulée « The Impact of iPhone Separation on Cognition, Emotion and Physiology » (« L’impact de la séparation d’avec son mobile sur la cognition, l’émotion et la physiologie »), publiée le 8 janvier, Russell Clayton, doctorant à l’université du Missouri, s’étend sur cette « nomophobie » et arrive à deux conclusions :

  • Le téléphone portable est devenu « une extension de nous-même », à la manière du sonar de certains animaux, si bien qu’on peut parler d’ «iSelf », de « soi connecté ». »
  • Privé de son mobile, la personne souffrant de « nomophobie » a l’impression d’avoir perdu une part d’elle-même, et cela « peut avoir un impact négatif sur ses performances mentales ».

Le mot du jour du Jeudi 20/10/2016 évoquait un livre du philosophe italien Maurizio <Mobilisation Totale ; L’appel Du Portable>, paru en août 2016 et où il arrivait à cette conclusion :

« Avoir le monde en main, [signifie à coup sûr] automatiquement aussi, être aux mains du monde »

Ce livre se penchait sur ce phénomène de société engendré par les smartphones qui est la connexion permanente au monde et montrait comment cette sollicitation permanente se transformait en dispositif de mobilisation asservissante.

Mais l’extrait du livre de Philip Roth que m’a fait découvrir Finkielkraut est encore plus explicite, en raison de la qualité de plume de l’écrivain américain.

En faisant des recherches sur Internet j’ai appris que dans plusieurs de ses romans on retrouve le même héros emblématique qu’on présente comme son double littéraire, Zuckerman.

Dans le livre « Exit le Fantôme », Zuckerman est âgé, il a plus de soixante-dix ans et s’est fait opéré d’un cancer de la prostate. Cette opération a eu pour conséquences la perte du désir sexuel et l’incontinence. Il a passé onze ans de solitude dans sa maison perdue dans la campagne du Massachusetts, pour ne pas avoir à subir l’humiliation citadine qu’il craint en raison de ses handicaps.

Et dans ce livre, il revient à New York pour une intervention chirurgicale.

Or, pendant ces onze ans a eu lieu l’explosion de l’utilisation des téléphones portables.

Philip Roth décrit sa stupéfaction devant cette évolution par ce morceau de littérature :

« Qu’est-ce qui m’étonna le plus pendant ces premiers jours passés à arpenter la ville ?

La chose la plus évidente : les téléphones portables.

Là-haut dans ma montagne le réseau ne passait pas et en bas, à Athéna, où il passe, je voyais rarement des gens parler au téléphone en pleine rue sans le moindre complexe.

Je me rappelais un New York où les seules personnes qu’on voyait remonter Broadway en se parlant toutes seules étaient les fous.

Qu’est-ce qui s’était passé depuis dix ans pour qu’il y ait soudain tant de choses à dire – à dire de si urgent que çà ne pouvait pas attendre ?

Partout où j’allais, il y avait quelqu’un qui s’approchait de moi en parlant au téléphone, et quelqu’un derrière moi qui parlait au téléphone.

A l’intérieur des voitures, les conducteurs étaient au téléphone. Quand je prenais un taxi, le chauffeur était au téléphone.

Moi qui pouvait passer souvent plusieurs jours de suite sans parler à personne, je ne pouvais que me demander de quel ordre était ce qui s’était effondré, qui jusque-là tenait fermement les gens, pour qu’ils préfèrent être au téléphone en permanence plutôt que de se promener à l’abri de toute surveillance, seuls un moment, à absorber les rues par tous les sens et à penser aux millions de choses que vous inspirent les activités d’une ville.

Pour moi, cela avait aussi quelque chose de tragique.

Éradiquer l’expérience de la séparation ne pouvait manquer d’avoir un effet dramatique.

Quelles allaient en être les conséquences ?

Vous savez que vous pouvez joindre l’autre à tout moment, et si vous n’y arrivez pas, vous vous mettez en colère comme un petit dieu stupide.

J’avais compris qu’un fond de silence n’existait plus depuis longtemps dans les restaurants, les ascenseurs et les stades de base-ball.

Mais que l’immense sentiment de solitude des êtres humains produise ce désir lancinant, inépuisable, de se faire entendre, en se moquant totalement que les autres puissent surprendre vos conversations, tout cela me frappait par son côté étalage au grand jour. »

Il faut le regard étonné d’un homme qui n’a pas connu, au jour le jour, cette évolution pour nous révéler le ridicule, la vacuité, l’incongruité de ces situations d’aujourd’hui.

<1003>

Mardi 23 janvier 2018

« C’était mieux avant »
Michel Serres

Michel Serres vient de publier un nouveau livre « C’était mieux avant » qui est présenté comme la suite de Petite poucette.

J’avais évoqué « Petite Poucette » lors d’un tout premier mot du jour, il portait le numéro 23 et avait été envoyé le 21 novembre 2012. A l’époque, mes mots étaient courts.

Le sous-titre de ce livre est le suivant :

« Dix Grands-Papas Ronchons ne cessent de dire à Petite Poucette, chômeuse ou stagiaire qui paiera longtemps pour ces retraités :  « C’était mieux avant. » Or, cela tombe bien, avant, justement, j’y étais.»

Bien sûr, Michel Serres ne croit pas un seul instant que c’était mieux avant, mais il a choisi comme titre ce qui se dit beaucoup par tous les nostalgiques qui se sentent étrangers dans le monde d’aujourd’hui.

Alain Finkielkraut est de ceux là

Je parlais, hier, d’Alain Finkielkraut et de son émission « Répliques », or justement il avait, ce samedi, invité Michel Serres.

Cette émission je l’ai écoutée et je vous conseille de faire de même. Vous la trouverez <ICI>

Par rapport, à ce que j’écrivais hier, vous entendrez un débat respectueux où deux intellectuels qui ont de grandes divergences, laissent s’exprimer l’autre, reconnaissent quand l’autre le convainc et surtout s’écoutent et dialoguent. Et non pas comme, si souvent, tiennent deux discours parallèles qui s’ignorent et même qui entrent dans une compétition pour savoir qui coupera le plus souvent la parole à l’autre.

Car Alain Finkielkraut, dès le départ se sent visé par la description de « Grand papa ronchon ».

Michel Serres explique simplement qu’avant il y était et qu’il peut dresser un bilan d’expert :

« Avant nous gouvernaient Franco, Hitler, Mussolini,  Staline, Mao… rien, que des braves gens ; avant, guerres et crimes  d’État laissèrent derrière eux des dizaines de millions de morts.  Longue, la suite de ces réjouissances nous édifiera. »

Michel Serres reprend son argumentation qui avait déjà été développée dans les mots du jour que je lui avais consacré en mars 2017 et notamment <le mardi 7 mars 2017> :

« Le premier âge est plus long qu’on ne le croit ;
Le deuxième pire qu’on ne le pense ;
Le dernier meilleur qu’on ne le dit. »

Mais ce qui a de nouveau grâce à cet entretien, c’est qu’Alain Finkielkraut lui donne la réplique et que Michel Serres lui répond.

Alain Finkielkraut reconnait qu’en ce qui concerne la santé il ne peut que lui donner raison, mais il parle de la violence dans les cités, sur les réseaux sociaux, sur la difficulté de faire classe aujourd’hui pour les professeurs.

Dialogue apaisé, intelligent fécond que je vous laisse écouter.

Evidemment ce n’était pas mieux avant !

J’ai consacré plusieurs mots du jour à cette évidence, plusieurs auteurs m’ont convaincu.

Le plus récent le 21 novembre 2017 où j’évoquais un livre de Steven Pinker : « La part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin » dans lequel l’auteur démontre que la violence n’a fait que régresser depuis les premiers temps de l’humanité, qu’il s’agisse de la violence guerrière ou de la criminalité.

Une année auparavant, le mot du jour du 19 décembre 2016 s’intéressait au livre du suédois Johan Norberg «Ten Reasons to Look Forward to the Future Progrès : dix raisons de se réjouir de l’avenir» qui dans un panorama plus large que la seule histoire de la violence montre que nous n’avons jamais vécu à un moment plus heureux de l’Humanité.

J’ai pensé un moment faire un mot du jour sur le livre de Jacques Lecomte : « Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez ! », mais je n’ai pas trouvé le temps de le faire.

Alors je sens évidemment la question irrépressible que vous souhaitez poser : « Enfin Alain, tu écris à longueur d’articles et à de rares exceptions comme ces deux mots que tu cites ci-dessus, que nous avons toutes les raisons de nous inquiéter sur le climat, sur les inégalités et les déséquilibres économiques, sur la limite des ressources terrestres, sur le retour des nationalismes, sur les projets fous des transhumanistes, et les délires tout aussi terrifiants des extrémistes religieux etc. Comment concilier tous ces avertissements avec ce constat optimiste ? »

C’est à peu près la question qu’Alain Finkielkraut pose vers la fin de l’émission à Michel Serres.

Et ce dernier répond :

« Mais mon cher Alain, je vous dis qu’aujourd’hui est mieux que hier, mais je n’ai jamais dit que demain serait mieux qu’aujourd’hui »

En effet le philosophe optimiste avoue son incapacité de prévoir de quoi demain sera fait.

Demain sera ce que nous et nos enfants en feront.

Michel Serres était aussi l’invité de la Grande Librairie pour parler de son petit ouvrage de 98 pages

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Lundi 8 janvier 2018

« Soyez heureux ! »
Le père d’Ivan Jablonka à ses enfants

C’est une tradition. Un acte incontournable : en début d’année, il faut souhaiter les vœux.

Mais que dire ?

Comment ne pas tomber dans l’ennui, la routine ?

Vendredi, 5 janvier à 7h50, j’écoutais France Inter et Ivan Jablonka était l’invité d’Ali Baddou pour présenter son dernier livre : « En camping car »

Dans ce livre, il raconte ses vacances familiales avec ses parents en combi Volkswagen :

« Sans doute le moment de mon enfance où j’ai été le plus heureux, le plus libre ».

Quelquefois bien sûr, il y avait des disputes entre les enfants, alors :

« Notre père nous engueulait en disant : Soyez heureux ! »

« Soyez heureux ! »

Présenté comme cela, cela semble un peu banal, presque niais. Mais pour comprendre la force de cette injonction paternelle il faut aller un peu plus loin. Ivan Jablonka, né en 1973, est un historien. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-XIII-Nord. Il est aussi écrivain et il a eu le Prix Médicis en 2016 pour « Laëtitia ou la fin des hommes ».

Mais, c’est avant tout un historien, après des études en khâgne au lycée Henri-IV, il intègre l’École normale supérieure et est reçu à l’agrégation d’histoire en élève d’Alain Corbin, l’historien de toutes les sensibilités qui avait fait l’objet du mot du jour du 30 Juin 2016 pour son livre : « Histoire du silence »

En 2012, il avait écrit un livre sur sa famille : « histoire des grands parents que je n’ai pas eus ».

Télérama résume cette histoire :

« Matès Jablonka, son grand-père, né en 1909, habita dans le shtetl de Parczew. Une bourgade de Pologne où les Juifs, isolés par l’antisémitisme, vivent, travaillent, prient. […] Matès, artisan du cuir, homme joyeux et obstiné, cherche à s’échapper des superstitions religieuses comme des persécutions en devenant communiste. Militant clandestin, il fera de la prison. Sa femme, la belle Idesa, née en 1914, sera également militante. Chacun de leur côté, en 1937 et en 1938, ils gagnent la France, le pays de la liberté pour tant d’immigrés politiques. Mais là, ils seront vite les victimes d’une législation suspicieuse. Fichés comme étrangers illégaux, ils se réfugient entre Belleville et Ménilmontant, travaillent à domicile, esquivant les contrôles d’identité et bataillant pour nourrir leurs deux enfants.

A la déclaration de guerre, une nouvelle fois humilié par la hiérarchie militaire, Matès s’engagera dans la Légion étrangère. Puis, le 25 février 1943, Matès et Idesa seront pris lors d’une rafle, expédiés à Drancy par la police française et déportés à Auschwitz II-Birkenau. Ce sont des faits avérés. Mais les rapports de police sur papier carbone suffisent-ils à résumer la vie de Matès, 1,62 m, et d’Idesa, 1,56 m ? Quels sont les pensées et les espoirs d’Idesa quand elle gagne la France ? Matès reste-t-il communiste ? Impossible de le savoir. « Faire de l’histoire, c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence », écrit Ivan Jablonka. C’est tisser la grande Histoire avec les histoires humaines, identifier tous les leviers qui infléchissent les itinéraires personnels. »

Les grands-parents Matés et Idesa, seront assassinés à Auschwitz. Leur fils, le père d’Ivan Jablonka, celui qui quelques années plus tard engueule ses enfants par ces mots : « Soyez heureux ! », a grandi dans les institutions réservées aux orphelins de la Shoah, dirigées par la Commission centrale de l’enfance, une organisation juive communiste.

Ivan Jablonka explique :

« Pour mes parents, le bonheur était une question de vie ou de mort […] Il fallait être heureux parce que nos ancêtres ne l’avaient pas été. […] ce bonheur qu’il n’ont pas eu, ils nous l’on donné, comme leur manière de résister, «un extraordinaire cadeau», poursuit l’écrivain, qui a raconté l’histoire de ses grands-parents juifs lors de la Seconde Guerre Mondiale. »

C’est donc à l’issue d’une histoire tragique et terrible que ce père a donné à ses enfants cette clé : « Soyez heureux ! »

Existe-il un vœu finalement plus exaltant pour l’année nouvelle ? : « Soyez heureux ! »

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Mardi 17 octobre 2017

« Notre rencontre fut celle d’un homme et d’une statue »
Pablo Neruda

Pablo Neruda est un des plus grands écrivains de l’histoire d’Amérique du sud. Il obtient le Prix Nobel de littérature le 21 octobre 1971. Homme de gauche, il soutint Salvador Allende et mourut le 23 septembre 1973, 12 jours après le coup d’état qui renversa le gouvernement légitime du Chili. Certains soutiennent la thèse qu’il a été assassiné par une injection létale pendant un séjour à l’hôpital pour soigner son cancer de la prostate.

C’est une référence dans le camp de celles et ceux qui se réclament de gauche ou du camp du progrès pour prendre une terminologie actuelle.

Il a écrit un livre autobiographique « J’avoue que j’ai vécu » qui est paru en 1974, à titre posthume.

Dans ce livre, « l’homme moyen », Pablo Neruda raconte un fait :

« Mon bungalow était situé à l’écart de toute vie urbaine. Le jour où je le louai j’essayai de savoir où se trouvaient les lieux d’aisances, que je ne voyais nulle part. En effet, ils se cachaient loin de la douche, vers le fond de la maison.

Je les examinai avec curiosité. Une caisse de bois percée d’un trou en son milieu les constituait, et je revis l’édicule de mon enfance paysanne, au Chili. Mais là-bas les planches surmontaient un puits profond ou un ruisseau. Ici la fosse se réduisait à un simple seau de métal sous le trou rond.

Chaque jour, par je ne savais quel mystère, je retrouvais le seau miraculeusement propre. Or un matin où je m’étais levé plus tôt qu’à l’accoutumée, le spectacle qui s’offrit à moi me confondit.

Par le fond de la maison et pareille à une noire statue en mouvement, je vis entrer la femme la plus belle que j’eusse aperçue jusqu’alors à Ceylan, une Tamoul de la caste des parias. Un sari rouge et or de toile grossière l’enveloppait. De lourds anneaux entouraient ses pieds nus. Sur chacune de ses narines brillaient de petits points rouges, verroteries ordinaires sans doute mais qui prenait sur elle des allures de rubis.

D’un pas solennel elle se dirigea vers les cabinets, sans me regarder ni même avoir l’air de remarquer mon existence, conservant sa démarche de déesse, s’éloigna et disparut avec sur la tête le sordide réceptacle.

Elle était si belle qu’oubliant son humble fonction, je me mis à penser à elle. Comme s’il se fût agi d’une bête sauvage, d’un animal venu de la jungle, elle appartenait à un autre monde, à un monde à part. Je l’appelais sans résultat. Plus tard, il arriva de lui laisser sur son chemin un petit cadeau, une soierie ou un fruit. Elle passait indifférente. Sa sombre beauté avait transformé ce trajet misérable en cérémonie obligatoire pour reine insensible.

Un matin, décidé à tout, je l’attrapais avec force par le poignet et la regardait droit dans les yeux. Je ne disposais d’aucune langue pour lui parler. Elle se laissa entraîner sans un sourire et fut bientôt nue sur mon lit. Sa taille mince, ces hanches pleines, les coupes débordantes de ses seins l’assimilaient aux sculptures millénaires du sud de l’Inde. Notre rencontre fut celle d’un homme et d’une statue. Elle resta tout le temps les yeux ouverts, impassible. Elle avait raison de me mépriser. L’expérience ne se répéta pas. »
Pages 151 et 152 dans la collection Folio

Que raconte cet épisode ?

C’est un viol, c’est un crime !

Les deux dernières phrases semblent indiquer que Pablo Neruda n’est pas très fier de ce qu’il a fait.
Mais ce qu’il exprime, dans cette modeste contrition, pourrait se comprendre si voyant un gâteau particulièrement appétissant, il l’avait volé et mangé sans le payer.

Nous ne sommes pas ici, à ce niveau de « chapardage ».
Il raconte tranquillement son crime, il a violé cette pauvre femme qui n’a pas réagi devant cet homme blanc comme une esclave devant son maître.

Et Pablo Neruda ne se rend absolument pas compte de l’immensité de sa faute.

C’est cela la « culture du viol », il n’y a pas de juste appréciation de l’acte, un vague remord d’être allé un peu trop loin.

La rencontre d’un homme et d’une statue… d’un objet.

C’est cela aussi le viol, réduire dans son comportement la femme à un objet de plaisir.

Après avoir subi ce crime, qu’est devenue cette femme ?

Comment vit-on dans sa culture quand on est une femme et qu’on a été violée ?

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Vendredi 6 octobre 2017

« Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé »
Albert Camus

J’ai commencé cette semaine par un propos écrit par Albert Camus dans le livre posthume « Le premier homme ». Et je voudrais finir avec lui.

En postface de cet ouvrage, la fille d’Albert, Catherine Camus a publié la lettre qu’Albert Camus a adressée à son instituteur juste après avoir reçu son prix Nobel et la réponse de son instituteur :

19 novembre 1957

Cher Monsieur Germain,

J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.

Je vous embrasse, de toutes mes forces.

Albert Camus

Et puis il y a la réponse de Monsieur Germain qui est beaucoup plus longue que la lettre d’Albert Camus et dont je ne cite que des extraits :

Mon cher petit,

(…) Je ne sais t’exprimer la joie que tu m’as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si c’était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et qui restera toujours pour moi « mon petit Camus».

(…) Qui est Camus ? J’ai l’impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n’y arrivent pas tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature, tes sentiments. Tu y arrives d’autant mieux que tu es simple, direct. Et bon par-dessus le marché ! Ces impressions, tu me les a données en classe. Le pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune occasion de connaître ses élèves, ses enfants, et il s’en présente sans cesse. Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateurs. Je crois donc bien connaître le gentil petit bonhomme que tu étais, et l’enfant, bien souvent, contient en germe l’homme qu’il deviendra.

Ton plaisir d’être en classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l’optimisme. Et à t’étudier, je n’ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille, je n’en ai eu qu’un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D’ailleurs, cela se passait au moment où tu allais me quitter. Mais jusque-là tu me paraissais dans la même situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu’il te fallait. Comme ton frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel éloge de ta maman.

J’ai vu la liste sans cesse grandissante des ouvrages qui te sont consacrés ou qui parlent de toi. Et c’est une satisfaction très grande pour moi de constater que ta célébrité (c’est l’exacte vérité) ne t’avait pas tourné la tête. Tu es resté Camus: bravo. J’ai suivi avec intérêt les péripéties multiples de la pièce que tu as adaptée et aussi montée: Les Possédés. Je t’aime trop pour ne pas te souhaiter la plus grande réussite: celle que tu mérites.

[…]

Avant de terminer, je veux te dire le mal que j’éprouve en tant qu’instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant: le droit de chercher sa vérité. Je vous ai tous aimés et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu’il était question de Dieu (c’est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d’autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu’il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j’ajoutais qu’il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion. Je sais bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. A l’École normale d’Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d’aller à la messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l’hostie « consacrée» dans un livre de messe qu’il a fermé ! Le directeur de l’École a été informé de ce fait et n’a pas hésité à exclure mon père de l’école. Voilà ce que veulent les partisans de « l’École libre » (libre.., de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n’aboutisse. Le Canard Enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l’École laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque temps? Ces pensées m’attristent profondément.

Sache que, même lorsque je n’écris pas, je pense souvent à vous tous.

Madame Germain et moi vous embrassons tous quatre bien fort. Affectueusement à vous.

Germain Louis

Voilà un bel échange entre un « hussard de la république » et un élève modeste qui a pleinement profité de ce que l’Ecole a su lui donner.

J’espère qu’il peut encore exister aujourd’hui de telles échanges. Pour ma modeste part j’ai rencontré beaucoup de bons professeurs et quelques enseignants extraordinaires dont je me souviendrai toute ma vie.

Des jeunes personnes issus du monde de l’enseignement et du secteur privé ont créé en octobre 2014, l’Institut Louis Germain, en référence à l’instituteur d’Albert Camus. C’est une association de loi 1901 qui a pour projet de «donner à chacun la chance qu’il mérite.»

Vous trouverez le site de cette association derrière ce lien : https://www.institutlouisgermain.org/

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Mercredi 20 septembre 2017

« Je suis donc venu ce soir pour remercier
la terre et l’âme de ce peuple qui m’a tant donné »
Léonard Cohen Remerciant l’Espagne et les espagnols

Un soir de juin, Annie est rentrée à la maison et m’a dit, il faut qu’on regarde quelque chose sur internet…

Alors nous avons regardé une vidéo.

La vidéo d’un discours de remerciement, de gratitude.

Celui qui faisait ce discours était Léonard Cohen.

J’ai eu envie de partager avec vous, après Maria Callas, ce récit, ce discours d’un autre musicien, d’un poète, d’un artiste qui nous a quitté il y a moins d’un an, le 7 novembre 2016.

Ce discours avait pour raison d’être une récompense : le Prix Prince des Asturies dans la catégorie Littérature.

Le Prince des Asturies est dans la monarchie espagnole le titre que porte l’héritier du trône.

Le prix Prince des Asturies est le plus prestigieux prix espagnol, délivré par une Fondation espagnole et récompensant des travaux d’envergure internationale dans huit catégories : arts, sports, sciences sociales, communication et humanités, concorde, coopération internationale, recherche scientifique et technique et lettres.

Et, le 21 octobre 2011, Léonard Cohen monta à la tribune et de sa voix grave et profonde prononça un discours et révéla un secret de sa vie, secret pour lequel il remercia la terre d’Espagne.

Voici la fin de ce discours :

« J’ai une guitare Condé, qui a été fabriquée en Espagne dans le formidable atelier du 7 de la rue Gravina [à Madrid]. Un superbe instrument, que j’ai acheté il y a plus de quarante ans. Je l’ai sorti de son étui, l’ai soulevé – il paraissait empli d’hélium tellement il était léger. Je l’ai porté à mon visage, que j’ai approché de la rosace superbement dessinée, et j’ai humé le parfum du bois vivant. Vous savez que le bois ne meurt jamais.

J’ai humé le parfum du cèdre, aussi frais qu’au premier jour, le jour où j’avais acheté cette guitare.

Et une voix a alors semblé me dire : « Tu es un vieil homme et tu n’as pas dit merci, tu n’as pas rendu ta gratitude à la terre d’où ce parfum a levé. » Je suis donc venu ce soir pour remercier la terre et l’âme de ce peuple qui m’a tant donné.

Car aussi vrai qu’une carte d’identité ne fait pas un homme, une notation financière ne fait pas un pays.

Vous connaissez le lien profond et confraternel qui m’associe au poète Federico García Lorca. Quand j’étais jeune homme, adolescent, je désirais ardemment trouver une voix. J’ai étudié les poètes anglais, je connaissais bien leurs œuvres, j’ai copié leurs styles ; mais je n’ai pas pu trouver de voix. Ce n’est qu’en lisant les œuvres de Lorca que – même par le biais d’une traduction – j’ai compris qu’il y avait là une voix. Non pas que je l’ai copiée ; je n’aurais pas osé. Mais Lorca m’a donné la permission de trouver une voix, de la localiser, c’est-à-dire de localiser un moi – un moi qui ne soit pas figé, qui lutte pour sa propre existence.

En prenant de l’âge, j’ai compris que cette voix portait des instructions.

Quelles étaient-elles ? Ces instructions disaient de ne jamais se lamenter avec désinvolture.

Et qu’à exprimer la grande et inévitable défaite qui nous attend tous, autant le faire dans les strictes limites de la dignité et de la beauté.

J’avais donc une voix ; mais je n’avais pas d’instrument. Je n’avais pas de chanson.

Je vais maintenant vous raconter très brièvement comment j’ai trouvé ma chanson.

J’étais un guitariste quelconque. Je ne connaissais que quelques accords. Avec mes amis de l’université, j’aimais m’asseoir et boire en chantant des folk songs et les chansons populaires du moment ; mais jamais au grand jamais je ne me serais considéré comme un musicien ou un chanteur.

Un jour, au début des années 60, j’étais en visite chez ma mère, à Montréal. Sa maison se trouvait le long d’un parc qui comprenait un court de tennis ; beaucoup de gens s’y pressaient, pour regarder les beaux jeunes joueurs qui pratiquaient leur sport. Je suis allé traîner dans ce parc que je connaissais depuis mon enfance. Il y avait là un jeune homme qui jouait de la guitare. C’était une guitare flamenco, et il était entouré par deux ou trois filles et garçons qui l’écoutaient. J’ai adoré sa façon de jouer, j’étais captivé. C’était ainsi que je voulais jouer ; et c’était ainsi, je le savais, que je ne serais jamais capable de jouer.

Pendant un moment, je suis resté assis au côté des autres auditeurs. Et quand vint un silence, un silence adéquat, j’ai demandé à ce garçon s’il voulait bien me donner des leçons de guitare. Il était originaire d’Espagne, et nous ne pouvions lui et moi communiquer que dans un mauvais français – il ne parlait pas anglais. Il a accepté de me donner des cours. J’ai montré la maison de ma mère, que nous pouvions voir depuis le court de tennis, et nous avons convenu d’un rendez-vous et d’un tarif.

Le lendemain, il s’est présenté chez ma mère et m’a dit : « Joue moi quelque chose ». J’ai essayé de jouer quelque chose, et il a ajouté : « Tu ne sais pas jouer, n’est-ce pas ? » « Non », ai-je répondu, « je ne sais pas. » « D’abord », a-t-il dit, « laisse-moi accorder ta guitare. Elle sonne complètement faux. » Il a donc pris la guitare et l’a accordée. « Ce n’est pas une mauvaise guitare », a-t-il dit. Ce n’était pas la Conde, mais ce n’était pas une mauvaise guitare. Il me l’a rendue. « Et maintenant, joue ».

Je ne pouvais pas mieux jouer.

Il m’a dit : « Laisse-moi te montrer quelques accords. » Il a saisi la guitare, et de cette guitare a jailli un son que je n’avais jamais entendu auparavant. Puis il a joué une suite d’accords avec un trémolo, avant de me dire : « A toi, maintenant ». « C’est hors de question », ai-je répondu, « j’en suis incapable. » « Laisse-moi poser tes doigts sur les frettes. » Une fois que ce fut fait, il a répété : « Maintenant, maintenant, joue. »

Ce fut un désastre. « Je reviendrai demain », me dit-il.

Il revint le lendemain, posa mes mains sur la guitare, et plaça la guitare sur mes genoux de la manière la plus appropriée. Je rejouai à nouveau les mêmes accords – une progression de six accords, sur laquelle reposent beaucoup de chansons de flamenco.

Ce jour-là, je fus un peu meilleur.

Au troisième jour, il y eut une amélioration – un semblant d’amélioration. Mais maintenant, je connaissais les accords. Et je savais que, même si je ne pouvais pas coordonner mes doigts avec mon pouce, de façon à produire le trémolo correctement, je connaissais les accords ; je les connaissais très, très bien.

Le jour suivant, le jeune homme ne vint pas. Il ne vint pas. J’avais le numéro de téléphone de sa pension à Montréal. J’ai appelé pour savoir pourquoi il avait manqué notre rendez-vous.

On m’a répondu qu’il avait mis fin à ses jours. Qu’il s’était suicidé.

Je ne connaissais rien de cet homme. Je ne savais pas de quelle région d’Espagne il était originaire. Je ne savais pas pourquoi il était venu à Montréal. Je ne savais pas pourquoi il avait séjourné là-bas, pourquoi il était apparu vers ce court de tennis. Je ne savais pas pourquoi il s’était donné la mort.

J’étais profondément affligé, bien sûr. Mais je vais divulguer maintenant quelque chose dont je n’ai jamais parlé en public. Ce sont ces six accords, ce sont ces motifs de guitare qui ont fourni la base de toutes mes chansons et de toute ma musique. Vous comprendrez dès lors dans quelles proportions s’exprime la gratitude que j’éprouve pour ce pays.

Tout ce que vous avez trouvé digne de vos faveurs dans mon travail provient d’ici.

Tout, tout ce que vous avez trouvé digne de vos faveurs dans mes chansons et ma poésie, a été inspiré par cette terre.

Je vous remercie donc infiniment pour la chaleureuse hospitalité dont vous avez fait preuve à l’endroit de mon œuvre ; car elle est vraiment la vôtre, et vous m’avez permis d’apposer ma signature au bas de la page. »

Si vous voulez entendre ce discours, en anglais, avec la belle voix de Léonard Cohen : <Discours de Léonard Cohen de 2011>

J’ai repris la traduction que propose <ce site>

Gracias à la vida de nous avoir donné Maria Callas.

Gracias à la vida de nous avoir donné Léonard Cohen

Et Gracias à la vida qui a rendu possible qu’un mystérieux espagnol ait su, en 3 jours, avant de quitter cette terre, permettre à Léonard Cohen de trouver son instrument.

<Leonard cohen Bird On The Wire>

Comme l’oiseau sur le fil
Comme l’ivrogne dans une église
J’ai tenté d’être libre à ma façon
Comme le ver au bout du fil
Comme le chevalier d’un ancien livre
J’ai gardé pour toi ma chanson

 

Si vous voulez lire les paroles et la traduction intégrale <Bird on the wire>

Et si vous voulez comprendre pourquoi Léonard Cohen est éternel, il faut écouter ces quatre enfants russes chanter Halleluyah, comme l’ont fait 14 millions d’internautes avant vous.