Vendredi 21 avril 2017

« Le baiser de l’ouragan »
Marine de Nicola.

Je me demandais quoi écrire comme mot du jour, ce vendredi, à 2 jours du premier tour d’une élection présidentielle qui pourrait être le début d’une époque compliquée et je suis tombé sur un article du Huffington Post consacré à un livre « Le baiser de l’ouragan » qui vient de paraître le 7 avril 2017.

Ce livre est celui de Marine de Nicola qui raconte son histoire. Dans les moments de trouble, il faut revenir à notre humanité et à ce qui est grand dans l’humain.

Marine de Nicola est toulousaine de naissance et elle a eu, au début de sa jeune vie, un parcours étonnant, ponctué de succès. C’est une française passionnée de la Chine qui a appris le mandarin.

A la suite d’un concours elle avait obtenu : « une bourse «Confucius » qui lui permet de défendre ses chances à Pékin dans un télécrochet très populaire. Finaliste, elle décide de rester sur place et de tenter sa chance comme chanteuse. Sélectionnée pour l’équivalent de «La nouvelle Star », elle travaille son image pour gagner en popularité, interprète des chants patriotiques chinois dans des stades remplis de 20 000 personnes. «Je vivais à Pékin, j’étais riche d’un seul coup, populaire, j’allais d’hôtels de luxe en restaurants étoilés, je roulais dans des supers voitures, je partais au bout du monde en voyage, c’était une vie facile. Et puis… »

Alors qu’elle est en Chine, elle ne se sent pas bien et va consulter. Les médecins chinois diagnostiquent un terrible cancer : un cancer du système lymphatique qui a pour nom : « lymphome de Hodgkin ».

Elle explique «Je ne comprenais pas ce que me disaient les médecins, mon mandarin n’était pas assez technique » Et elle est retournée à Toulouse pour se faire soigner et elle a ouvert un blog dont elle a repris le nom comme titre de son livre « Kiss of a hurricane » qui raconte son combat.

Et c’est ce qu’elle écrit et dit que je voudrais partager avec vous, parce que cela permet de distinguer l’essentiel du futile, que cela donne de la force et que c’est un exemple pour chacune et chacun de nous devant les épreuves que nous avons ou que nous pourrons avoir à affronter pour ne jamais renoncer, ne jamais se rendre, ne jamais se démettre de son énergie, de sa confiance et de son esprit d’optimisme et de conquête.

A la Dépêche du midi elle explique : «J’ai souffert, j’ai cru mourir, j’ai pleuré, j’ai mûri. J’ai été envahie de regrets, comme si j’avais 50 ans. Sans ce cancer, ma vie aurait été moins intéressante sur le long terme. On se sent plus heureuse après, on sourit de tout, même d’un petit vent qui souffle dans les cheveux ou du simple fait de ne rien ressentir parce qu’il n’y a plus de souffrance».

Et voici ce que reproduit l’article du Huffington Post :

« Je n’aurais jamais cru que la mort puisse me rendre si vivante.

Jamais la bise du matin n’a été si agréable, les fleurs si odorantes, le ciel si bleu. Les bruits du quotidien sont comme une musique enchanteresse, chaque conversation au détour d’une ruelle devient poésie. Même la laideur devient éclatante de beauté.

Combien de temps me reste-t-il? Peut-être plus beaucoup. Je dois vivre chaque instant pleinement, aimer comme je n’ai jamais aimé, vivre à en crever. Les masques tombent. Je n’ai plus rien à prouver. Plus rien à critiquer, plus rien à haïr. Je n’ai plus rien à posséder. J’ai juste à… être.

J’ai compris que nous sommes tous égaux face à la maladie. Elle est impartiale. Elle frappe au hasard, nous délestant de nos parures scintillantes, de nos chevelures et de nos prises de tête du quotidien. Ses victimes sont catholiques comme musulmanes, gays comme hétéros, riches comme pauvres.

Elle nous oblige à regarder la vérité en face, retourner à la base, à ce qui nous est essentiel. Elle nous emmène au pays où les biens matériels, la reconnaissance sociale sont superflus. Désormais, tout ce qui compte, c’est l’instant présent, et puis l’amour.[…]

Je voudrais dire à toutes les personnes qui se battent qu’elles sont belles.

Je fais tout sauf pitié. Je n’ai honte de rien. Je marcherai dans la rue le menton haut et le crâne au vent. Aux regards des curieux, je répondrai avec un grand sourire. Ce sera ma manière à moi de changer le regard sur la maladie. Pour qu’on n’ait plus peur de prononcer le mot « Cancer » et qu’on puisse même en rire.

Je voudrais dire à toutes les personnes qui se battent qu’elles sont belles. Leur histoire, leur humanité, leur fragilité les rend beaux. Je voudrais leur dire qu’ils n’ont pas besoin de se cacher, qu’ils ne sont pas obligés de rentrer dans le moule. Ils ont le pouvoir de transformer leur faiblesse en véritable force.

Si je dois être malade, je le serai avec tout le panache dont je suis capable.

Je m’appelle Marine, j’ai 24 ans, je suis humaine, chauve et belle. J’ai décidé de raconter mon histoire en regardant le monde droit dans les yeux.

Vous qui la lirez peut-être, je vous invite à vous décentrer et à vous mettre, pour quelques heures, dans la peau d’une canc-heureuse. »

« Je voudrais dire à toutes les personnes qui se battent qu’elles sont belles. »

La vraie beauté, celle qui vient de l’intérieur et qui rejaillit à l’extérieur.

En 2015, elle avait été invitée à TF1 le 28 juin 2015 pour raconter ses combats et elle dit cette phrase pleine de joie et de philosophie de vie :

«Quand on s’en sort, on se rend compte que c’était un cadeau, un cadeau mal emballé, mais un cadeau. Je n’ai plus rien à voir avec la personne que j’étais avant. »

La tumeur a été vaincue, elle se trouve en période de rémission c’est à dire sous surveillance car cette maladie sournoise peut resurgir.
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Lundi 10 avril 2017

Lundi 10 avril 2017
« Pas pauvre, mais modeste Oui ! »
François Morel
J’écoute les analystes politiques, les économistes, les intellectuels pour m’éclairer sur notre société, sur ces élections présidentielles invraisemblables, désespérantes et qui révèlent des comportements et des « traditions » probablement très anciens mais qui nous paraissent de plus en plus choquants.
Mais ce sont souvent les poètes et quelquefois les humoristes qui expriment de la manière la plus forte, la plus limpide la réalité et le fond des choses de la vie.
J’ai plusieurs fois cité, François Morel qui est à la fois humoriste et poète.
Sa chronique de vendredi : a fait la synthèse de 3 faits :

L’affirmation de Brigitte Fontaine qui réfutait le qualificatif de modeste en affirmant qu’on l’utilisait pour le substituer à celui de pauvre.

L’aveu de François Fillon qu’il ne parvenait pas à mettre de l’argent de côté ;

Et enfin parmi toutes les affaires qui révèlent le personnage, l’épisode du costume sur mesure offert par un ami et qu’il a rendu, selon ses affirmations.

Comme François Morel, je suis issu d’un milieu modeste, je n’en fais plus partie mais je garde la mémoire de mon enfance et ce que dit François Morel me parle.
Certainement à beaucoup de vous aussi :
« Monsieur Fillon n’arrive pas à mettre de l’argent de côté.
Et moi je ressens de la sollicitude, je comprends ce que signifie ne pas mettre de l’argent de côté, car je viens moi-même d’un milieu modeste.
Récemment, Brigitte Fontaine s’énervait en disant qu’elle détestait le mot « modeste » que l’on employait selon elle par fausse pudeur quand on n’osait pas prononcer le mot « pauvre ».
Mais je ne suis pas d’accord Brigitte. Je ne dirais jamais que je viens d’un milieu pauvre, mais d’un milieu modeste Oui !
Ce n’est pas une hypocrisie, c’est une exactitude.
Je viens d’un milieu modeste. Je ne m’en flatte pas, je ne m’en cache pas non plus, c’est comme ça. Je n’ai pas à m’en prévaloir, je n’ai pas à en avoir honte c’est ainsi il faut bien être de quelque part.
Laissez-moi ce repère ou je perds la mémoire.
Modeste, c’est presque la définition que donne François Fillon : c’est ne pas pouvoir mettre de l’argent de côté. Si on a déchiré son pantalon, on fait une reprise. […] Si on a un costume trop petit parce qu’on a grandi des jambes, des bras, de partout, c’est le petit frère qui hérite du costume.
Ce n’est pas la misère, pas du tout, c’est la vigilance. Ce n’est pas le dénuement, l’indigence, c’est l’économie nécessaire, obligatoire.
Modeste, ce n’est pas pauvre, non Brigitte !
Pauvre c’est quand on n’a pas assez à manger, quand tout le monde vit dans la même pièce, […] quand le présent est incertain, quand l’avenir est sans lendemain, ce n’est pas pareil !
Modeste c’est ric rac, c’est sur le fil, c’est comparer les prix, c’est faire attention à tout, c’est être sur le qui-vive.
Modeste cela demande des talents d’ingéniosité, d’économiste, d’équilibriste. Modeste ça veut dire qu’on ne roule pas sur l’or, mais qu’on arrive quand même à payer les factures.
Modeste ça veut dire qu’on doit faire attention tout le temps, sinon la pauvreté [qu’on redoute, qui fait peur] celle dans laquelle on pourrait tomber [pourrait en être la conséquence].
Dans les milieux modestes, on ne connait personne qui pourrait nous offrir des costumes [neufs, sur mesure], jamais, cela n’existe pas !.
On peut avoir des amis qui viennent avec une bonne bouteille. On peut avoir des copains qui viennent avec des fleurs cueillis dans le jardin, des légumes ramassés dans le potager. Mais qu’ils viennent avec un costume neuf en cadeau, ça non, non …
Dans un milieu modeste on peut avoir une tante ou un oncle plus argenté, qui à Noël fait des cadeaux somptueux : une Nintendo switch, un smartphone, une machine à café ou même une salière électrique !
Dans un milieu modeste quand on achète une salière électrique, cela s’appelle faire une folie. Après tout le reste de sa vie, la salière électrique, on la regarde de travers.
Et même le parrain, celui qui a une bonne place [qui travaille dans une entreprise où tout le monde rêverait de travailler], il ne pourrait pas offrir un costume. D’abord les costumes c’est personnel, c’est comme les slips, on en achète soi-même quand c’est nécessaire. Mais moi je n’ai jamais vu quelqu’un offrir un costume, surtout un costume sur mesure.
C’est pourquoi, quand les gens modestes ont entendu que Monsieur Fillon avait rendu son costume sur mesure, ils ont trouvé que c’était dommage puisque le costume avait été fait spécialement pour Monsieur Fillon […] et que forcément sur quelqu’un d’autre il ne tombera pas si bien.
Vu qu’il était fait […] autant le porter. Surtout que maintenant il va peut-être rester sur un cintre et personne ne voudra le porter. C’est dommage, un costume qui a couté de l’argent, fait travailler tout un tas de petites mains.
Les gens modestes, pas les pauvres Brigitte ! Les pauvres ils considèrent cette histoire comme de la science-fiction. Les gens modestes, ils se disent comment voulez-vous mettre de l’argent de côté quand lorsqu’on vous fait un cadeau vous ne l’utilisez pas ?
Les gens modestes, ils n’en reviennent pas ! Il aurait mieux valu le porter et le rembourser à son copain. Parce qu’un costume c’est toujours utile […]
On ne peut pas prévoir le résultat des élections…
Les chances de Monsieur Fillon d’entrer à l’Elysée ne sont peut-être pas pauvres, mais modestes Oui ! »
Dans aucun autre pays comparable, François Fillon ne pourrait continuer à se présenter !
Mais le problème n’est pas Fillon, il est que presque 20% et peut être davantage de français sont prêt à voter pour lui !
Les français sont vraiment étonnants.
Vous pourrez me dire : Tu as peut être raison, mais si on considère qu’aucun autre candidat n’est sérieux, il faut bien voter pour lui !
Cette élection montre combien il devient nécessaire de prendre en compte le vote blanc, ce qui signifie que les électeurs peuvent voter majoritairement « blanc » et que cela a pour conséquence de renvoyer tous les candidats à l’élection en cause à la maison et qu’il faut appeler à une nouvelle élection avec d’autres candidats !
Elle montre aussi que l’élection présidentielle qui désigne un monarque républicain devient totalement décalée par rapport à notre société moderne. Sur ce point Mélenchon a raison ! Mais s’il était élu fera t’il ce qu’il dit ?
Philippe Meyer dans son émission d’hier <L’Esprit Public> a cité deux de ses anciens invités habituels :
Et Jean-Louis Bourlanges : «Avant, les élections c’était des salauds élus pas des cons, aujourd’hui c’est le contraire.»

Mardi 4 avril 2017

« Quand on pense… Qu’il suffirait que les gens ne les achètent plus pour que ça se vende pas ! »
Coluche «Misère, Coluche, album Coluche : l’intégrale, vol. 3, 1989 chez Carrère.»

Cette pensée de Coluche a été citée par Thierry Marx lors de l’émission évoquée hier dans laquelle il était question de la manière dont nous nous nourrissions et de de l’importance que nous accordions à l’alimentation.

Dans le domaine de l’alimentation, et des conséquences que cela implique pour le modèle agricole, notre responsabilité, notre influence, notre capacité d’agir se trouve, beaucoup moins dans notre «droit de vote» que dans nos «actes de consommation». Mais cette pensée dépasse la seule alimentation.

Je suis de plus en plus convaincu que notre plus grand pouvoir, celui dont nous disposons pour influer sur le monde, est celui de notre choix de consommer ou de ne pas consommer, tel ou tel produit, tel ou tel service.

Dans plusieurs mots du jour ce sujet de ce que nous consommons, de ce que notre consommation dit de nous, ce qu’elle signifie pour le monde dans lequel nous vivons, a été abordé.

Le mot le plus terrible a été celui du philosophe allemand Peter Sloterdijke qui écrivait : «La liberté du consommateur et de l’individu moderne, c’est la liberté du cochon devant son auge. » (Mot du jour du 30 octobre 2013).

Dans le même esprit, mais un plus doux, le mot du jour du 14 avril 2014 citait Annie Arnaux : «Je suis de plus en plus sûr que la docilité des consommateurs est sans limite

Annie Arnaux avait écrit un livre à teneur sociologique sur un Hypermarché qu’elle fréquente souvent : «Regarde les lumières mon amour», il s’agit des paroles d’une maman à son enfant en montrant des lumières de Noël qui illuminaient les escalators du temple de la consommation décrit par Annie Arnaux

Le 14 mai 2013, après le drame de l’usine textile du Bengladesh, (l’immeuble de neuf étages qui s’est effondré près de Dacca le 24 avril, avait fait 1 127 morts), deux chercheurs en sciences humaines, Michel Wieviorka et Anthony Mahé, posaient cette question terrible : « Sommes-nous capables de regarder en face (la vie de) ceux qui nous permettent de consommer comme nous le faisons ? »

Nous voulons consommer beaucoup et le moins cher possible.

Lors du mot du jour du 11 février 2016, j’avais tenté une analyse sur notre trouble de la personnalité :

«En réalité nous sommes chacun 1/3 de producteur 1/3 de consommateur et 1/3 d’être social. Ce dernier tiers correspondant à celui qui contribue à l’Etat providence et qui bénéficie aussi de l’Etat providence.

C’est à ce dilemme que Jean-Paul Delevoye, le dernier Médiateur de la république, apportait cette évidence : « L’économie est mondiale mais le social est local !»

Eh bien nous avons accepté, comme une évidence, que celui qui devait être privilégié dans notre être oeconomicus c’était le 1/3 consommateur.»

Et le mot du jour du 20 Janvier 2016 citait le concept décrit par l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen décédé en 1929 : « La consommation ostentatoire »

Veblen expliquait que la consommation est statutaire, elle sert à celui qui en fait un « usage ostentatoire » à indiquer un statut social.

« Le besoin de consommer et de posséder compense la peur de ne pas être reconnu et d’être faible.»

Dans cette explication l’acte de consommer est destiné à se sentir exister par le regard des autres, qu’on imagine envieux et admiratifs.

Je finissais cette chronique par cette conclusion : « Le mot du jour n’a aucune vocation de prêcher une morale mais simplement poser des questions auquel il appartient à chacun, s’il le souhaite, de répondre pour sa part.»

Le mot de Coluche a fait revenir dans ma mémoire ces quelques réflexions distillées lors de l’aventure des mots du jour. Descartes avait édicté cette sentence «Je pense donc je suis !». S’il revenait parmi nous aujourd’hui probablement qu’il dirait : «Je consomme donc je suis !».

<Vous trouverez cette citation et d’autres de Coluche derrière ce lien>

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Vendredi 17 mars 2017

Vendredi 17 mars 2017
« C’est le chemin le plus important.»
Michel Serres

Nous voilà au bout de 15 mots du jour, tous inspirés d’une interview de moins d’une heure de Michel Serres.

Et Emmanuelle Dancourt demanda (41:25 de l’interview) à Michel Serres de réagir à cette phrase :

« Je suis le chemin, la vérité et la vie. »

Cette phrase attribuée au Christ et qui est énoncée au chapitre 14 verset 6 de l’Evangile selon Jean, m’apparait comme la phrase du totalitarisme religieux par excellence.

Il n’y a qu’une vérité dans ce monde-là, la vérité du dogme, la vérité du fondateur réel ou imaginaire.

Cette phrase a été enseignée pendant des siècles à des milliards de chrétiens. Pendant longtemps celles et ceux qui s’éloignaient de ce chemin, de cette vérité étaient persécutés et souvent tués.

J’étais curieux d’entendre la réponse de Michel Serres, celui qui affirme qu’il n’y a pas qu’une vérité.

Et il m’a à nouveau surpris, en examinant cette phrase sous un tout autre angle :

« Je crois que contrairement à ce que l’on croit, l’important dans cette phrase est le mot chemin.

Nous avons parlé des migrants. Nous sommes tout le temps en voyage. Et c’est le mouvement du voyage qui produit la vérité. Et c’est le mouvement du voyage qui révèle la vie.

Et je crois que le mot chemin est important : Homo viator »

L’être humain est un « Homo viator », un éternel itinérant poussé à quitter son sol natal pour aller toujours plus loin.

« L’homme est en train de voyager, l’homme est toujours en train de bouger.

C’est-à-dire que l’homme n’est pas ! il n’est pas là … Il est toujours en dehors de lui, il est hors là, il va quelque part. Il peut ! Il va quelque part.

Et je n’ai pas fini ma route. Et cette route-là, peu à peu, fera ce qui sera ma vérité si elle existe un jour. Mais ce sera certainement ma vie.

C’est le chemin le plus important »

Dans un autre entretien, Michel Serres disait que vieillir, ce n’était pas une descente comme la décrivait certains mais bien un escalier où on montait, en apprenant chaque jour, en nous enrichissant de nouvelles connaissances et en nous délaissant toujours davantage de ce qui est futile et inutile.

Et si sur notre chemin, nous pouvons faire, de ci de là, un peu de bien, ne nous en privons pas. Cela nous fait tellement de bien.

La semaine prochaine, nous allons prendre un peu de repos avec Annie, pour nous ressourcer. Le prochain mot du jour est prévu le 27 mars 2017.

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Jeudi 16 mars 2017

Jeudi 16 mars 2017
« Il n’y a pas qu’une vérité. Il y a des milliards de vérité»
Michel Serres

Tout à la fin de l’entretien (44:00), Emmanuelle Dancourt demande à Michel Serres :

« Pourquoi prenez-vous la nuit étoilée comme le modèle de notre savoir, alors que moi j’étais restée à la caverne de Platon. »

C’est, en effet,  dans un ouvrage précédent «  Yeux » que Michel Serres a développé cette contre-proposition à la Caverne de Platon

On se rappelle que selon cette allégorie, très importante dans la pensée occidentale, les humains  sont enfermés dans une caverne et observent, sur une paroi, des ombres bouger. L’un d’eux s’échappe et découvre la vérité à la lumière du Soleil. Dans cette vision, « la vérité » se trouve en plein jour, le soleil est la vérité et il n’y en a qu’une.

Mais selon Michel Serres :

«La nuit est le modèle de notre savoir, pas le jour »

Alors quand Emmanuelle Dancourt repose sa question :

« Pourquoi vous faites-nous lever les yeux vers la nuit étoilée pour trouver la vérité ? ».

Michel Serres répond :

« Pour deux raisons :

1° Si on prend le soleil et la journée comme modèle de la vérité. Il n’y a qu’une vérité, c’est le soleil. Et ce n’est pas vrai ! Il n’y a pas qu’une vérité !

Il y a des milliards de vérité, et ces milliards de vérité sont représentés par le ciel étoilé, par la totalité des constellations.

2° Et d’autre part si vous prenez la journée et le soleil comme modèle de connaissance, il n’y a pas de non-connaissance. Donc il n’y a pas de progrès, la connaissance vous est donnée d’un coup !

Tandis ce que dans la nuit, tous ces milliards de vérité sont sur un fond noir. Et ce fond noir c’est ce vers quoi je vais, pour essayer de comprendre.

Donc il y a du non savoir qui me promet encore un savoir nouveau.

C’est pourquoi le vrai modèle de la connaissance, c’est vraiment la nuit étoilée et pas le jour.

Le jour s’appelle l’idéologie. Et l’idéologie peut être cruelle, elle peut-être affreuse.

Le fait qu’il y ait qu’une vérité est abominable. Cela s’appelle l’intégrisme !

Et au nom de l’intégrisme, on tue, on massacre ! Alors qu’il y a des milliards de vérité.

On ne comprend pas, on n’estime pas assez l’avantage qu’a eu la religion chrétienne, d’avoir eu à se battre, sans arrêt depuis des siècles contre Galilée, contre Giordano Bruno, contre Darwin.

Et peu à peu elle a dû reculer et a dû s’apercevoir que Oui le soleil est au centre du système solaire, oui il y a des fossiles etc…Elle a dû feuilleter sa vérité. Elle est arrivée à dire : Oui il y a des vérités. […] Il y a un feuilletage de la vérité, c’est-à-dire le ciel étoilé.

Il s’agit d’un progrès gigantesque.

Les religions qui n’ont pas eu à se battre contre la science, n’ont gardé qu’une seule vérité et c’est pour ça qu’elles tuent. »

Régis Debray avait eu ce mot qui m’a beaucoup marqué :

« »Les religions monothéistes ont lié la notion de croyance et la notion de vérité et ça c’est de la dynamite ! »

Vu à l’aune de ces réflexions le passage du polythéisme au monothéisme ne fut pas forcément un progrès pour l’homme !

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Mercredi 15 mars 2017

Mercredi 15 mars 2017
« La science c’est ce qu’un vieux apprend à un jeune.
La technologie , c’est ce qu’un jeune apprend à un vieux. »
Michel Serres, dans l’interview de KTO

Lors de l’émission : Emmanuelle Dancourt a demandé à Michel Serres une citation.

Michel Serres a alors répondu ceci :

« A force d’avoir des relations avec mes étudiants que j’ai beaucoup aimé respectueusement, avec mes enfants, mes petits-enfants, je me suis aperçu de la phrase suivante que je vous livre :

Qu’est-ce la science ?

La science c’est ce qu’un vieux apprend à un jeune

Qu’est-ce que la technologie ?

C’est ce qu’un jeune apprend à un vieux.

Voilà ma citation !

Vous avez remarqué ? c’est tout à fait ça !

Nous sommes aujourd’hui dans une période très intéressante où le couple pédagogique, enseignant-enseigné est en train de se modifier finement par ce que je viens de vous dire.

Quand j’ai besoin d’avoir des éclaircissements sur la mécanique quantique, à laquelle je ne comprends rien, je demande à un vieux scientifique.

Mais quand j’ai un problème avec mon ordinateur j’appelle qui ?

Oh ! J’appelle mon petit-fils. »

Et le petit fils donne la solution au vieux philosophe…

Ce mot du jour est court, je peux donc ajouter une date mémorable : le 15 mars 1917, il y a exactement 100 ans, le tsar de Russie Nicolas II abdique au profit de son frère, le grand-duc Michel. Mais celui-ci décline l’honneur. C’en est fini de la dynastie des Romanov. La Russie devient pour quelques mois une République démocratique. C’est l’aboutissement de la révolution de Février (calendrier russe) qui a commencé le 8 mars (23 février) 1917.

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Mardi 14 mars 2017

Mardi 14 mars 2017
« Le fétiche rafistolé »
Objet présent dans « L’oreille cassée » 6ème album de Tintin et sur lequel Michel Serres philosophe dans l’interview d’Emmanuelle Dancourt

Emmanuelle Dancourt a demandé à Michel Serres d’emmener un objet (34:30 de l’interview)

Michel Serres a répondu de manière virtuelle, c’est à dire qu’il n’avait pas un objet sur lui mais il a parlé d’un objet présent dans l’album de Tintin : « L’Oreille cassée » et cet objet est le fétiche arumbaya qui est au centre de cette histoire. Au début de l’aventure le fétiche est dérobé dans le musée ethnographique parce que les voleurs espèrent récupérer un diamant qui est dans la statuette. Au bout de l’histoire, le fétiche tombe sur le pont d’un navire et explose en plusieurs morceaux, le diamant tombe à la mer.

Et à la fin de l’Histoire, le fétiche retrouve son socle dans le musée, mais le fétiche est totalement rafistolé. C’est ce fétiche rafistolé sur lequel Michel Serres va philosopher :

« Quand il reparait sur son socle, il est complétement rafistolé, bricolé, avec des fils de fer, avec du sparadrap, avec des éclisses, avec des plaques etc. et ça ça m’intéresse, cet objet m’intéresse.

Pourquoi ?

Parce que c’est ça l’organisme vivant.

L’organisme vivant, ce n’est pas contrairement à ce qu’on croit, un système harmonieux où tout serait parfaitement en place.

Pas du tout, pas du tout. L’évolution a amené l’œil à tel endroit, a amené le cerveau à tel endroit. Mais il vient d’où l’œil. Il y a des parties qui viennent de très très loin, qui sont très archaïques et d’autres qui sont beaucoup plus récents.

Notre corps est entièrement bricolé, rafistolé.

Le fétiche bricolé, rafistolé, à la fin de l’Histoire, c’est ça notre vie, c’est ça notre vie !

C’est pour ça qu’on devient malade parfois et qu’on meurt. Si nous étions parfait, nous serions éternel…

Le fétiche c’est ça ! Mais c’est plus que ça !

Il y a des gens qui critiquent beaucoup l’Europe, en ce moment. […]

Je repense toujours à mon fétiche, moi…Je pense toujours à cet organisme vivant tel qu’il est en réalité. Et je n’aime pas les systèmes politiques parfaits, bien faits, unitaires etc. Cela me rappelle trop le fascisme, le nazisme, Lénine, Staline etc. Le système parfait c’est ça.

Alors que les systèmes qui sont un peu bricolés, mal faits, qu’il faut rattraper… alors il y a le brexit, est-ce que ça va fonctionner ? On ne sait pas …

J’adore ça, c’est des systèmes humains. C’est des systèmes vivants, des vrais systèmes et qui ne prendront jamais la vie de personne.

Les systèmes unitaires sont des systèmes cruels, qui amènent à la mort, à la destruction.

Alors que les systèmes qui sont comme ça, un peu maladroits…

L’Europe c’est mon corps et mon corps c’est le fétiche rafistolé.

François Jacob disait un jour à côté de moi, à l’Académie française : « Tu sais Michel ce que c’est que le système nerveux ? C’est très simple : c’est un ordinateur porté par une brouette. » Et c’est exactement ça. Il y a des parties qui sont récentes, par exemple le cerveau, et des parties qui sont très archaïques et qu’on peut décrire par des brouettes.

Par conséquent, un ordinateur porté par une brouette, c’est ça le fétiche arumbaya. »

Dans son livre « Hergé mon ami », Michel serres consacre un long chapitre de la page 39 à 56 à l’oreille cassée et à des réflexions sur le fétiche et le fétichisme, qu’il conclut par cette question :

« Qu’est-ce qu’un fétiche, en vérité ? Tous le prennent-ils pour une même chose ou chacun pour autre chose ? ».

Je sais bien que cette réflexion de Michel Serres, surprenante, décalée c’est-à-dire intelligente ne résout pas les problèmes de l’Union européenne.

Mais sa réflexion sur l’aspiration à des systèmes trop parfaits, alors que précisément les corps vivants sont des corps rafistolés, cicatrisés, résilients oriente notre réflexion vers d’autres horizons.

C’est aussi un avertissement pour le vieux gauchiste que je suis qui pourrait avoir la tentation que le système économique et politique soit totalement maîtrisé, régulé, encadré.

C’est probablement une des grandes forces du libéralisme d’être beaucoup plus bricolé, inventé au fur à mesure, stimulé par des initiatives multiples et privées. Il est plus proche d’un organisme vivant.

Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas le réguler, en corriger les abus. Mais avoir le projet ou l’ambition de créer un système parfait, pensé intellectuellement et conceptuellement est certainement beaucoup plus dangereux qu’exaltant.

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Lundi 13 mars 2017

Lundi 13 mars 2017
« Michel, Michel, je ne suis pas aussi intelligent que tu ne le crois ! »
Hergé à Michel Serres qui lui expliquait la profondeur philosophique des albums de Tintin (dans linterview d’Emmanuelle Dancourt (23:55))

Hergé, est le pseudonyme de Georges Remi (1907-1983). Il est surtout célèbre parce qu’il a été le créateur de Tintin, une des séries de bandes dessinées européennes qui a eu le plus de succès dans l’histoire de la BD.

C’est le 10 janvier 1929 que paraissait pour la première fois les aventures de Tintin, « Tintin au pays des soviets », dans un journal illustré catholique pour les enfants qui s’appelait le petit vingtième.

L’ensemble de la série compte 23 albums plus un inachevé « Tintin et l’Alph-Art », auquel Hergé a travaillé jusqu’à sa mort en 1983. Le dernier complet « Tintin et les picaros » est paru en 1976.

Dans une archive de l’INA on trouve cet extrait d’Apostrophe où Bernard Pivot interroge Hergé qui, modeste, comme le décrit Michel Serres, explique le parcours de Tintin qui au début est colonialiste et raciste et qui va évoluer, comme le monde européen, au cours de toutes ces années et devenir un personnage de plus en plus humaniste et ouvert au monde.

Michel Serres a rencontré Hergé, le créateur de Tintin tard dans sa vie, il l’appelle dans l’interview d’Emmanuelle Dancourt un « ami de vieillesse », par opposition à la notion plus répandue et plus connue d’ « ami de jeunesse ».

« Les meilleurs amis dit-on, reste de la jeunesse ; mais avez-vous eu des amis de vieillesse ? Quand le mot n’existe pas, doit-on douter de la chose ? » Page 31 du livre <Hergé mon ami>

Hergé était l’ainé de Michel Serres de 23 ans. Michel Serres introduit son ouvrage par ce texte :

« Un grand homme doux, est-ce possible ? Les grands hommes, faux ou vrais, le deviennent le plus souvent par la chamaille, la bataille, l’arrogance, le meurtre fourré, ce sont de grands fauves. Georges Rémi est un grand homme vrai, un grand homme rare, un grand homme doux. Ami délicat, fidèle, attentif, inusable comme les bandes qu’il a dessinées, ami gai, profond, modeste, retiré, le voici depuis si longtemps immortel d’avoir donné son œuvre aux enfants. Les enfants nés depuis avant les années 30 sont les enfants de son sourire et de son charme, vous comme moi et vos neveux comme les miens. Combien de grands hommes avons-nous depuis oubliés ? Tous peut-être, nous n’avons jamais oublié Hergé. […]

Paisible, profond, quotidien, inusable ami. Ai-je connu dans toute ma vie plus grand homme que lui, et plus respectable ? Ami admirable qui m’a aidé à vivre et à penser qui ne m’a jamais cru quand, les larmes aux yeux, j’essayais de lui dire qui vraiment il était. Il riait.

Il riait comme un enfant. Doucement. Il était un homme de bienfait. […]

J’ai plus appris en théorie de la communication dans les bijoux de la Castafiore que dans cent livres théoriques mortels d’ennui et stériles de résultats. J’ai plus appris, je le dirai longuement, sur le fétichisme dans l’Oreille cassée que chez Freud, Marx ou Auguste Comte […].

J’ai plus appris sur quasi objet dans l’affaire Tournesol que partout ailleurs. Je ne me suis pas seulement diverti, j’ai appris. Hergé donne à rire, à penser, à inventer : verbe unique en trois personnes.

Il disait : « je commence mon histoire et je la laisse aller. Elle se développe comme du lierre. » Qui a jamais écrit, cherché, inventé, dans nos métiers de langues, entend là une parole vraie. L’œuvre monte doucement, comme du lierre.

Toute seule. Oui, l’œuvre de génie. »

Dans l’interview d’Emmanuelle Dancourt, le livre « Hergé mon ami » est évoqué à partir de 20:13 et elle dit une chose que je partage : Quand on lit ce livre on ne lit plus Tintin de la même manière. Emmanuelle Dancourt parle de « La portée philosophique des albums de Tintin. »

Et c’est alors que Michel Serres évoque cet échange avec son ami où après lui avoir encore une fois expliqué ce qu’il y avait de génial dans un de ses albums Hergé a répondu :

« Michel, Michel, je ne suis pas aussi intelligent que tu ne le crois ! »

Dans l’interview Emmanuelle Dancourt et Michel Serres évoque « Tintin au Tibet », album dans lequel Tintin va sauver son ami Tchang qui a survécu à un accident d’avion dans le Tibet et qui a été sauvé et secouru par un immense singe appelé « le yéti »

Pour Michel Serres : L’abominable homme des neiges, de Tintin au Tibet est aussi un bon samaritain. Un être, a priori fruste et violent et qui se révèle un personnage plein de bonté qui va aider, secourir et nourrir l’ami de Tintin, Tchang. En réalité le Yéti a toutes les vertus.

La dernière image est déchirante. Le yéti n’a plus d’ami et il est infiniment triste. Par un dessin Hergé arrive à rendre l’immense humanité de ce moment


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Mardi 7 mars 2017

Mardi 7 mars 2017
« Le premier âge est plus long qu’on ne le croit ;
Le deuxième pire qu’on ne le pense ;
Le dernier meilleur qu’on ne le dit. »
Michel Serres, « darwin, Bonaparte et le samaritain »

Le 3ème temps de la philosophie de l’Histoire de Michel Serres parle du temps actuel et il rappelle que cela fait plus de 70 ans que l’Occident est en paix.

Mon frère Gérard va avoir 70 ans cette année et il n’a jamais connu la guerre.

Un jour Michel Serres est venu devant ses élèves et a montré cette photo de Bush, Blair et Aznar pris en 2003 aux Acores :

Et il a demandé qu’est-ce que cette photo a d’unique dans l’Histoire de l’Humanité ?

Les étudiants ne savaient pas quoi répondre !

Alors Michel Serres a dit :

« Ces 3 hommes vont déclarer la guerre [A l’Irak] et ils n’ont jamais connu la guerre personnellement.

Il n’est jamais arrivé dans l’Histoire de l’Humanité que des responsables d’Etat déclarent la guerre sans jamais l’avoir connue. »

Vous trouverez un article récent en espagnol sur cette rencontre et duquel j’ai tiré cette photo et un article de l’époque en français.

Vous direz, ce propos est paradoxal : ces 3 déclarent la guerre et Michel Serres dit que nous sommes en paix.

C’est à dire que le continent européen qui a produit les plus grands massacres de l’âge de la guerre est en paix et que s’il y a encore des zones de violence dans le monde elles sont sans mesure avec ce qui existait dans l’âge de la guerre.

Et puis surtout, il y a eu une évolution extraordinaire des mentalités. Et il cite cet exemple et échange avec des amis à Stanford :

« Après l’attentat du 11 septembre 2001, j’ai pris, pour San Francisco, le premier avion disponible. [en arrivant] je fus invité chez des amis de la Silicon Valley à un dîner où se trouvaient plusieurs personnes de langues, de religions et de cultures diverses. La conversation roula sur les kamikazes dont les avions venaient de détruire une tour de Manhattan ; alors que l’un d’entre nous s’étonnait qu’ils fissent la queue pour se sacrifier, je cite de mémoire :

« Mourir pour sa patrie est un si digne sort
Qu’on briguerait en foule une si belle mort. »

Mais qui a écrit ces horreurs ? m’interrogèrent de concert les invités –  je récite simplement une tirade d’Horace, la plus belle tragédie de Corneille, répondis-je.

J’ajoutai aussitôt le refrain de notre célèbre chant du départ :

« La république nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr,
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle un Français doit mourir.

[..] Demander par sondage ce que la population de nos pays pense désormais de cet héroïsme. L’immense majorité répondra et je l’approuve qu’elle n’a plus d’ennemis et que c’est une pure folie d’appartenir à un groupe qui exige le sacrifice de la vie. Malgré tous ses défauts, l’Europe que, au sortir de la seconde guerre mondiale, la génération qui précède la mienne fonda est peut-être la première communauté humaine dans toute l’histoire si orientée vers la paix qu’elle ne demandera jamais la vie de ses enfants. » (page 52)

Lors d’une autre intervention, Michel Serres fit remarquer que si nous trouvons les décapitations de DAESH si horrible, si contraire à la civilisation, dans notre beau pays on a décapité jusqu’en <1977>. Et avant la seconde guerre mondiale, les décapitations étaient publiques, c’étaient des spectacles auxquels on amenait même les enfants. Nous le faisions et maintenant cela nous fait horreur. Quelle évolution !

C’est pourquoi, Michel Serres parle de l’«âge doux» pour traduire le mot anglais « soft ».

Pour l’«âge de la guerre» Michel Serres avait décrit trois raisons évoquées pour justifier le conflit :

  • l’hégémonie territoriale,
  • religieuse
  • et économique.

Et l’âge du doux se décline aussi de trois manières, portant sur la vie et l’esprit :

  • médicale,
  • pacifique
  • et numérique.

C’est le médecin qui est l’emblème de cette époque, c’est pourquoi il donne le nom de samaritain à cet âge. Cet homme qui selon la parabole s’est penchée sur un blessé pour lui venir en aide. Il décrit notre époque comme celle de la compassion où on soigne, où les progrès de la science ont permis de faire reculer les limites de la mort et de la douleur.

L’autre aspect de cet âge du doux est la paix, la création de l’ONU et surtout de l’Union européenne. Car comme le dit Michel Serres :

« En 1870, La France vaincue par la Prusse n’avait qu’une idée en tête : se venger. »

Je l’ai déjà écrit, et je partage ce destin avec d’autres personnes originaires de Moselle ou d’Alsace, mon arrière-grand-père : Jean-Pierre Klam avait 22 ans et était soldat français.

En 1918, l’Allemagne vaincue par la France et les alliés n’avait qu’une idée en tête : se venger. Mon grand-père Félix Klam né en 1874, était soldat allemand.

En 1940, mon père avait 21 ans, il fut incorporé dans l’armée française. Et au bout de l’horreur des morts, des génocides, d’Hiroshima, des hommes ont dit : il ne faut plus se venger, il faut construire ensemble.

Et c’est comme ça que mon frère, né 2 ans après la fin de la guerre n’a pas eu le même destin que ses ascendants : âge de la paix, âge doux.

Le numérique pour Michel Serres contribue aussi à l’âge doux, parce qu’il substitue à un monde hiérarchique un monde de réseau et qu’il met à disposition de beaucoup un savoir qui était limité à certains.

Il n’est pas dupe des défis du monde, sur les inégalités, les tensions économiques, la pression sur les ressources et surtout notre rapport au monde et au vivant que notre avidité peut souiller à un point tel que la vie humaine deviendra difficile ou même disparaîtra.

Mais il rappelle que contrairement à toute attente, les statistiques montrent que la majorité des humains pratiquent l’entraide plutôt que la concurrence et le destin du monde n’est pas écrit.

C’est une philosophie de l’optimisme et de la lucidité à laquelle nous invite Michel Serres.

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Lundi 6 mars 2017

Lundi 6 mars 2017
« Une nuit de Paris réparera cela. »
Napoléon, propos qui lui sont attribués après le carnage de la bataille d’Eylau (1807)

Après avoir parlé, du premier âge, l’âge de l’évolution du vivant jusqu’aux humains, le grand récit, Michel Serres décrit un deuxième âge. C’est l’âge de la guerre.

Après avoir entendu l’entretien dont je vous ai parlé dès le mot du jour du 27 février 2017 : <Michel Serres – 3 déc. 2016 – KTOTV>, j’ai acquis le livre lui-même et suis donc en mesure de parler directement de cet ouvrage.

Dans cette deuxième partie, Michel Serres parle d’abord de lui puis cite une suite d’évènements : (à partir de la page 44 du livre) :

« Mon âge propre commence en 1930. Fils d’un paysan marinier gazé à Verdun et rescapé de l’atroce boucherie de 14-18, je descends d’autre part de la seule jeune fille qui ait pu se marier, parmi ses amies de collège, puisque les fiancés possibles et les époux réels dormaient, alignés, dans les immenses cimetières militaires, ou, inconnus, sous la glèbe ordinaire. Né dans le sud-ouest de la France, mon premier souvenir date de la guerre civile d’Espagne, dont nous recevions les réfugiés qui racontaient les abominations qu’ils venaient de subir. […]

Depuis leur création en 1776, les États-Unis ont été en guerre 222 années sur les 239 de leur existence, soit 93 % de leur temps […]. Globalement et suivant l’évaluation de l’histoire mondiale, calculée, anciennement déjà, par Ivan Bloch, entre l’année 1496 av. J.-C. et l’an 1861 de notre ère, il y eut 227 années de paix et 3130 années de guerre. Moins de 10 % de ces 3357 années consacrées à la paix, c’est-à-dire à la vie – à peu près le même chiffre que celui des États-Unis.

[…] Ces estimations ne pouvaient prévoir que les deux guerres mondiales du siècle dernier, plus dix crimes d’État, feraient, en effet, baisser encore ce pourcentage. Jusqu’au point culminant d’Hiroshima, qui fuit, un moment, craindre notre propre éradication ou celle de la planète entière […] . Voici donc des millénaires qu’une mort, subie, certes, mais produite de nos mains, règne sur nous et ne cesse de nous menacer : non seulement notre mort propre, inévitable, mais une autre, collective, vers laquelle, hélas, nous ne cessions de courir, avec une cécité constante. »

La guerre de tous contre tous était perpétuelle. Cette proportion c’est en effet, encore accentué lors de la première moitié du XXème siècle qui a été le pire de l’Histoire de la violence qui a culminé avec le bombardement de Dresde qui porte le triste nom du plus grand bombardement de l’Histoire puis les bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki.

A ces massacres issues des guerres entre les Etats et les nations il faut ajouter les victimes internes des totalitarismes : du nazisme, du stalinisme et du maoïsme.

Pour caractériser cette terrible époque de plus de 3000 ans de guerre, Michel Serres a choisi Bonaparte. Il raconte qu’au soir :

« de la journée d’Eylau, escortés par ses généraux, Napoléon traversa le champ de bataille jonchée de cadavres par milliers et eut ce mot terrible : « une nuit de Paris réparera cela. ».

Ce propos que rapporte Michel Serres avait déjà été transcrit dans la Revue des deux Mondes en 1915.

En effet, cette revue rendue célèbre par la collaboration très rémunératrice de Pénélope Fillon existait déjà en 1915.

Un certain Docteur Émile Laurent, écrivit en 1891 un livre appelé <L’amour morbide> et dans l’introduction de ce livre <repris ici> il écrivait cette même citation :

« Au lendemain d’une sanglante bataille, au milieu d’une vaste plaine semée de morts et de mourants, Napoléon Ier fit cette réflexion : « Une nuit de Paris réparera tout cela. » »

Mais Wikipedia ne décrit pas la même chose sur la page consacrée à la bataille d’Eylau :

« Napoléon, très affecté par les pertes subies, et contrairement à son habitude, restera huit jours sur le champ de bataille pour superviser les secours aux blessés. Il se retire le soir même de la bataille au château de Finckenstein non loin de Preußisch Eylau. Il déclare alors :

« Cette boucherie passerait l’envie à tous les princes de la terre de faire la guerre. » »

Et l’excellent site consacré à l’histoire <Herodote> rapporte que 6 jours après la bataille, Napoléon 1er écrit à l’impératrice Joséphine :

«Je suis toujours à Eylau. Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n’est pas la plus belle partie de la guerre. L’on souffre et l’âme est oppressée de voir tant de victimes»

On ne sait donc pas avec certitude que Napoléon aurait bien tenu ces propos obscènes à la bataille d’Eylau qui opposa son armée à l’armée russe. Et finalement peu importe, il est certain que pendant des siècles les hommes ont magnifié la guerre et ont minimisé l’horreur et la violence sur les champs de bataille.

Michel Serres rappelle d’ailleurs que :

« Les Français vouèrent aux guerres napoléoniennes et à la révolution de 1789, 1 500 000 morts alors que la première guerre mondiale, entre 14 et 18 pourtant considérés comme une boucherie, leur coûta seulement 1 350 000 victimes. »

Et partout, sur nos Places des statues célèbrent des généraux le sabre levé avec le récit de leurs exploits. Des avenues et des rues portent leurs noms alors qu’ils sont, avant toute chose, des hommes de la mort, qui ont poussé leurs hommes à s’entretuer avec d’autres hommes.

Terrible âge que cet âge de la guerre.

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