Jeudi 27 juin 2019

« Avons-nous eu tort d’inventer l’agriculture ?  »
Question posée par Jared Diamond, James Scott et quelques autres

La question peut paraître étonnante. Surtout après le mot du jour d’hier : « Je ne crois pas que l’on puisse imaginer un monde sans agriculture »

Pendant longtemps aucun d’entre nous n’aurait même pas pensé poser une telle question

On peut même se demander si cette question a un intérêt.

Homo sapiens a inventé l’agriculture et c’est tout !

Et maintenant nous en sommes où nous en sommes parce qu’homo sapiens a inventé l’agriculture et que nous ne pouvons revenir en arrière sur ce point.

Les tentatives d’<uchronie> sont souvent assez vaines et très incertaines.

Toutefois les personnes qui posent cette question nous apprennent beaucoup de choses.

Souvent on nous fait passer pour du progrès des évolutions beaucoup plus complexes, je veux dire dont une partie plus ou moins importante est régression.

Je pense que nous pouvons appliquer ce schéma à un certain nombre d’évolutions contemporaines.

Mais revenons à notre sujet : l’invention de l’agriculture a permis de nourrir une population bien plus importante, a permis de créer des villes de plus en plus grandes et des civilisations de plus en plus sophistiquées.

Wikipedia nous apprend que l’affirmation que l’agriculture apporta aux hommes une maîtrise accrue de leur approvisionnement en nourriture, est contredite depuis qu’on a découvert que la qualité de l’alimentation des populations néolithiques était généralement inférieure à celle des chasseurs-cueilleurs et que l’espérance de vie pourrait avoir été plus brève, en partie à cause des maladies.

Il semble que cette évolution fit baisser la taille moyenne d’homo sapiens de 1,78 m pour les hommes et 1,68 m pour les femmes, à respectivement 1,60 m et 1,55 m, et il a fallu attendre le XXe siècle pour que la taille moyenne humaine revienne à ses niveaux pré-Néolithiques..

Le néolithique apporta un accroissement de la population en raison d’une augmentation considérable des naissances qui parvint à compenser largement une augmentation du taux de mortalité. Wikipedia explique :

« En réalité, en réduisant la nécessité de porter les enfants (pendant les déplacements), la sédentarisation des populations néolithiques augmenta le taux de natalité en réduisant l’espacement des naissances. En effet, porter plus d’un enfant à la fois est impossible pour des chasseurs-cueilleurs, ce qui entraîne un espacement entre deux naissances de quatre ans ou plus. Cet accroissement du taux de natalité était nécessaire pour compenser l’augmentation des taux de mortalité. Le paléodémographe Jean-Pierre Bocquet-Appel estime que sur cette période, le taux de fécondité est passé de 4-5 enfants à 7 enfants par femme en moyenne, entraînant une transition démographique importante avec un taux d’accroissement naturel de 1 %, faisant passer la population mondiale de 7 millions d’individus à 200 millions ».

Et puis l’organisation sociale allait évoluer considérablement : l’apparition du stockage des aliments et la constitution de réserves ont eu pour effet indirect la mise en place d’une classe de guerriers pour protéger les champs et les réserves des intrusions de groupes étrangers. Les surplus alimentaires rendaient possibles le développement d’une élite sociale qui n’était guère impliquée dans l’agriculture, mais dominait les communautés par d’autres moyens et par un commandement monopolisé. Bref, l’inégalité était en marche.

Du chasseur cueilleur debout pour cueillir et chasser on est passé à l’homme courbé sur son lopin de terre.

Par ailleurs les maladies se répandaient bien davantage que du temps des chasseurs-cueilleurs.

Wikipedia explique que

« Des pratiques sanitaires inadéquates et la domestication des animaux peuvent expliquer l’augmentation des morts et des maladies pendant la révolution néolithique, puisque les maladies se transmettaient des animaux aux humains. Quelques exemples de maladies transmises des animaux aux humains sont la grippe, la variole et la rougeole. »

Le premier qui s’est sérieusement attaqué à cette question semble être l’américain Jared Diamond, géographe, biologiste évolutionniste notamment par son ouvrage publié en 1997 : « De l’inégalité parmi les sociétés » (prix Pulitzer 1998).

Le titre original est : « Guns, Germs, and Steel » (Armes, germes et acier).

Diamond situe l’origine de sa démarche dans un échange avec Yali, un politicien de Nouvelle-Guinée. S’interrogeant sur les inégalités entre les sociétés européennes et la Nouvelle-Guinée qui fut colonisée par ces dernières pendant deux cent ans, Yali demanda à Diamond de se prononcer sur l’origine des inégalités dans la répartition des biens et technologies que les Européens ont apportés avec eux et dont les peuples de Nouvelle-Guinée sont par contraste si cruellement dépourvus.

Dans son livre, Diamond va d’abord récuser l’idée d’une supériorité génétique ou morale des Européens pour mieux mettre en lumière l’importance des facteurs écologiques. Les inégalités entre les sociétés ne reflètent pas tant des différences raciales ou culturelles qu’elles ne s’expliquent par les opportunités de complexification offertes par la géographie aux sociétés eurasiennes qui s’enracinent dans le « Croissant Fertile » du Proche et Moyen-Orient. La civilisation européenne a pu conquérir le monde parce qu’elle a bénéficié d’un environnement privilégié et d’effets de rétroaction positifs induits par l’utilisation des ressources naturelles – animales et végétales – pour le développement de la société.

Et c’est dans ce livre que Jared Diamond va interroger le progrès qu’est sensé avoir été apporté par l’invention de l’agriculture.

Selon lui l’humanité était plus heureuse, plus égalitaire et en meilleure santé avant l’invention de l’agriculture et l’apparition des premiers États.

Une analyse de cet ouvrage et du suivant qu’a écrit Diamond ainsi que des critiques formulées contre sa thèse se trouve sur ce site mis en ligne par le collège de France <La vie des idées>.

En 2005, le livre a été adapté en un film documentaire en 3 parties de 55 minutes, produit par National Geographic Society, et diffusé sur Arte en avril 2008, sous le titre « Un monde de conquêtes ».

Vous pourrez visionner ce documentaire en plusieurs épisodes sur <Un monde de conquêtes>.

J’ai trouvé aussi un article de Jared Daimond, qui a précédé sont livre, traduit en français sur ce site : <La pire erreur de l’histoire de l’humanité : l’agriculture ?>

Le magazine Books qui essaye de faire la part des choses introduit le sujet de cette manière et surtout évoque un nouvel ouvrage traduit en français en 2019 : « HOMO domesticus » :

« L’humanité était plus heureuse, plus égalitaire et en meilleure santé avant l’invention de l’agriculture et l’apparition des premiers États. Cette thèse, déjà formulée par Jared Diamond dans les années 1980, est reprise et approfondie par le politologue et anthropologue américain James Scott dans un livre traduit en français, Homo domesticus.

Le néolithique a représenté selon lui une véritable catastrophe, y compris sur le plan sanitaire. Il y voit l’origine des travers les plus détestables des sociétés humaines, dont nous sommes toujours les victimes. L’archéologue britannique Steven Mithen, spécialiste de la période qui a immédiatement précédé le néolithique, fait l’éloge du livre et abonde dans le sens de l’auteur.

Mais tout le monde n’est pas d’accord. Après les critiques formulées par un écologue britannique, nous donnons la parole à un spécialiste américain de l’histoire de l’agriculture, Mark Tauger. La Mésopotamie n’était pas l’enfer ! Si l’on observe aussi que les sociétés de chasseurs-cueilleurs n’étaient pas toutes paisibles et égalitaires, on aboutit à un tableau d’une grande complexité, dans lequel les arguments font pencher la balance tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.  »

Pour James Scott également, l’invention de l’agriculture a entraîné des effets pervers en série. En se fixant dans des villages et en vivant en symbiose avec les animaux domestiques, les humains se sont privés de sources alimentaires diversifiées et ont contracté toutes sortes de maladies. La création des cités-États qui s’en est suivie a renforcé les inégalités.

Même dans les conditions les plus extrêmes, les chasseurs-cueilleurs n’avaient pas à lutter constamment pour leur survie et disposaient de temps libre. I

Et le magazine Books de détailler :

«  Le feu a changé les humains autant qu’il a changé le monde. La consommation d’aliments cuits a transformé nos organismes ; notre tube digestif s’est sensiblement raccourci, avec pour conséquence un surcroît d’énergie disponible pour le développement de notre cerveau. Le feu a aussi domestiqué Homo sapiens en lui apportant chaleur, protection et énergie. Si la maîtrise du feu marque le début du progrès humain vers la « civilisation », l’étape suivante – selon le récit traditionnel – a été l’invention de l’agriculture, il y a environ 10 000 ans. C’est l’agriculture, dit-on, qui nous a permis d’échapper à la pénible existence nomade des chasseurs-cueilleurs de l’âge de la pierre et de nous établir, de bâtir des villes et de créer les cités-États qui ont constitué le berceau des premières civilisations. Les gens y ont afflué car ils trouvaient, à l’abri de leurs épaisses murailles, sécurité, distractions et activités économiques. L’étape suivante a été l’effondrement des cités-États et les invasions barbares qui ont plongé les mondes civilisés – l’ancienne Mésopotamie, la Chine, la Méso-Amérique – dans les siècles obscurs. Les civilisations prospèrent puis s’effondrent. C’est du moins ce que nous dit le récit classique.

[…] Et si le récit classique était complètement erroné ? Et si les ruines antiques témoignaient davantage d’une aberration au regard du cours normal des affaires humaines que d’un passé glorieux dont nous devrions aspirer à perpétuer les prouesses ? Et si l’avènement de l’agriculture ne nous avait pas libérés mais au contraire asservis ? Scott propose un contre-récit nettement plus passionnant, ne serait-ce que parce qu’il se garde de toute autosatisfaction à l’égard de ce que l’humain a accompli. L’exposé qu’il fait du passé lointain n’entend pas mettre un point final au débat, mais il est sans aucun doute plus exact que celui auquel nous sommes habitués et fait apparaître les faiblesses de la pensée politique contemporaine, qui repose sur l’idée de progrès continu de l’humanité et sur l’idéal de la cité-État et de l’État-nation. Pourquoi l’humanité s’est-elle donc mise à l’agriculture ? Lors d’un colloque à Chicago en 1966, l’anthropologue Marshall Sahlins s’appuya entre autres sur les travaux de Richard Lee sur les !Kungs du Kalahari pour affirmer que les chasseurs-cueilleurs représentaient la « première société d’abondance » . Même dans les environnements les plus extrêmes, expliquait-il, les chasseurs-cueilleurs n’avaient pas à lutter constamment pour leur survie et disposaient de temps libre. Marshall Sahlins et ses inspirateurs sont peut-être allés un peu loin, omettant par exemple de prendre en compte le temps consacré à la préparation des aliments (il fallait en casser, des noix de mugongo !). Mais leur thèse était suffisamment étayée pour porter un coup sévère à l’idée que l’agriculture avait été un salut pour les chasseurs-cueilleurs : de quelque façon que l’on considère la question, l’agriculture représente une charge de travail plus lourde et demande un effort physique plus important que les activités de chasse et de cueillette ; et plus on en apprend, fait valoir James Scott, plus les chasseurs-cueilleurs apparaissent sous un jour favorable, si l’on en juge par leur régime alimentaire, leur santé et leur temps libre. »

Cette thèse est donc contredit par Mark Tauger : « Ce n’était peut-être pas l’enfer »

Yuval Noah Harari prend dans son livre « Sapiens » nettement parti pour James Scott et a cette expression : « Le choix de la sédentarité est la plus grande arnaque que l’humanité ait connue »

Il le répète dans cet article de Philosophie Magazine : <Auriez vous préféré être chasseur-cueilleur>.

En conclusion :

Nous avons l’agriculture et notre quête actuelle c’est d’en garder une de qualité et que l’industrie ne pervertisse pas trop.

Mais ces réflexions montrent l’écart entre le récit du progrès éternel et la réalité de ce que l’on peut connaître aujourd’hui. Car même si Diamond ou Scott sont critiqués certaines de leurs découvertes et affirmations ne sont pas remises ne causes, notamment l’asservissement de l’agriculteur et les maladies qui ont été générés par cette évolution.

Par ailleurs concernant la qualité nutritionnelle, la perte de taille de l’homme du Néolithique n’est pas non plus contesté.

L’agriculture enfin a contribué à une perte immense de la biodiversité des plantes en se focalisant sur celles qui, avant tout, étaient plus rentables.

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Mardi 18 juin 2019

«L’homme est omnivore comme ses cousins singes, mais il est seul à cuire les aliments et c’est une différence fondamentale »
Connaissance apportée par la paléoanthropologie

Le premier invité de la première émission du « sens des choses » évoquée hier était le paléoanthropologue Pascal Picq, auteur notamment de « Le nouvel âge de l’Humanité » mais il avait fait l’objet <du mot du jour du 3 octobre 2017> pour un autre livre : «  Qui va prendre le pouvoir ?: Les Grands singes, les hommes politiques ou les robots ? »

Cette première émission avait pour titre : Le sens religieux de la nourriture : cannibalisme et interdits religieux.

Pascal Picq remonte aux premiers représentants des hommes sur terre pour expliciter leur alimentation:

« Si on compare avec l’espèce qui est la plus proche de nous qui sont les chimpanzés, les hommes ont le même régime alimentaire. C’est-à-dire, un régime omnivore essentiellement composé de fruits, de feuille tendre, d’insectes et aussi de viande. Il y a quelques espèces de singe qui mange de la viande. Ce sont les babouins, les macaques, les singes capucins, surtout les chimpanzés et bien sûr les hommes. »

Il insiste que la viande n’est pas pour les singes et les hommes un aliment comme les autres.  :

« Les premiers hommes au sens strict sont les homo-erectus. Ils apparaissent en Afrique il y a 2 millions d’années. Eux aussi consomment de la viande, mais pour eux comme pour les chimpanzés d’ailleurs, la viande n’est pas un aliment banal. Les chimpanzés mangent des aliments végétaux, et voient passer une antilope qu’ils attrapent et là cela devient un acte social extrêmement important. Car la viande est la seule nourriture qui arrive de façon discrète ».

Pour celles et ceux qui sont adeptes des mathématiques, « façon discrète » fait penser à « fonction discrète » ou « variable discrète » et permet d’en comprendre le sens.

Pour les autres, Pascal Picq veut dire que la chasse fructueuse de l’antilope conduit à une rupture du rythme d’alimentation des chimpanzés parce que ce fait amène une grande masse d’aliments en une seule fois et que la communauté des chimpanzés, comme les premiers hommes va s’organiser pour partager et profiter de cet apport nutritionnel important.

C’est la même chose pour les hommes mais ce qui va changer fondamentalement, c’est l’arrivée de la cuisson. On estime désormais selon Pascal Picq, que la cuisson est apparue il y a 2 millions d’année.

Et selon, Pascal Picq, la cuisson n’est pas essentielle pour la viande. Car la viande crue se digère très bien. La cuisson de la viande permet d’enlever des toxines, de l’attendrir, il y a des réactions chimiques et cela donne un autre goût.

« Mais la cuisson est surtout très important pour la prédigestion des aliments végétaux, les tubercules, les racines, les bulbes ou autres, ce sont des nourritures de bonne qualité nutritives mais qui nécessite une cuisson qui va favoriser la digestion.

A partir de ce moment, les premiers hommes vont inventer la co-évolution. [Ce que Pascal Picq décrit comme innover et s’adapter avec les autres] Dès cette époque, il y a deux millions d’années les inventions culturelles et techniques vont considérablement modifier leur morphologie, leur biologie et même leur capacité cognitive. »

L’affirmation de Pascal Picq sur l’apparition de la cuisson il y a deux millions d’années est un peu contestée. Peut-être que les hommes connaissaient le feu et pouvaient se servir de lui quand ils pouvaient le récupérer de manière naturelle.

Mais la domestication du feu est généralement datée d’environ 500 000 ans et ce n’est donc que depuis 500 000 ans que la cuisson des aliments a pu se généraliser dans le monde des hommes.

D’ailleurs, Jacques Attali reprend cette thèse dans son livre « Histoires de l’alimentation » qu’il a écrit suite à ces émissions du sens des choses ;

« Il semble que ce soit en Chine, vers -550.000 qu’apparaît la domestication du feu. A Zhoukoudian, juste à côté de Pékin, ont été découverts des restes de foyer d’un feu allumé par celui qu’on nomme « l’homme de Pékin » un homo erectus datant de 450 000 ans.

La domestication du feu constitue un immense bouleversement : les aliments deviennent plus facilement assimilables, ce qui permet d’augmenter encore la quantité d’énergie disponible pour le cerveau et de rendre comestibles des végétaux jusque-là toxiques.

Cela permet également de résider dans des zones au climat plus froid, de se nourrir d’une cuisine plus élaborée et d’éliminer germes et bactéries  » (Page 23)

Dans l’article « la domestication du feu » de Wikipedia, on nous explique

« La cuisson de la viande mais surtout des légumes-racines tubéreuses agit comme une forme de « pré-digestion », permettant de consacrer moins d’énergie à la digestion de la viande, des tubercules, ou de protéines telles que le collagène. Le tube digestif a diminué, ce qui a permis d’octroyer plus d’énergie au cerveau humain15. Ainsi, par comparaison, si l’homme moderne mangeait seulement des aliments crus et des produits alimentaires non transformés, il aurait besoin de manger 9,3 heures par jour afin d’alimenter son cerveau. Un régime essentiellement crudivore entraine à long terme de graves carences nutritionnelles (baisse de l’indice de masse corporelle, aménorrhée chez les femmes).

Comme des neuroscientifiques l’ont montré, le nombre de neurones est directement corrélé à la quantité d’énergie (ou de calories) nécessaire pour alimenter le cerveau. La cuisson des aliments a donc permis de faire sauter un verrou physiologique et métabolique, fournissant plus d’énergie au cerveau qui aujourd’hui ne représente que 2 % de la masse corporelle des hommes modernes mais consomme 20 % de l’énergie basale nécessaire au corps humain. »

Notre cerveau est donc un grand consommateur d’énergie.

Les centaines de milliers d’années vont se passer, les hommes vont bouger, plusieurs espèces d’homo vont cohabiter et se répandre sur la terre :

« Il y a une règle générale pour l’alimentation, quand vous allez des tropiques vers les hautes latitudes, [c’est-à-dire vers le pôle] la part de l’alimentation carnée augmente. […]

Dans les grandes tendances, quand vous êtes près de l’équateur c’est 2/3 de ressources végétales et 1/3 de ressources animales. Quand vous monter vers les hautes latitudes la part des ressources animales augmente pour finalement devenir presque exclusive. ».

Et Pascal Picq émet une hypothèse concernant l’éviction de l’homme de Neandertal par homo sapiens par la nourriture.

En effet, l’homme de Neandertal n’était pas, a priori, moins bien adapté que homo sapiens pour se développer : Il disposait d’un cerveau plus gros que celui de sapiens, comme lui il réalisait des rites funéraires pour ces congénères morts, il avait une science de la chasse des grands mammifères dont sapiens était dépourvu.

Pour Pascal Picq, l’homme de Neandertal qui vivait dans des parties plus froides de la terre, se nourrissait quasi exclusivement de viande. Nos ancêtres homo sapiens qui venait d’Afrique avaient une nourriture beaucoup plus diversifiée avec une prépondérance de végétaux. Ce mode d’alimentation rendait homo sapiens beaucoup moins fragile que l’homme de Neandertal qui finalement a disparu.

Il n’existe aujourd’hui aucun consensus concernant la raison de la fin de l’homme de Neandertal. Ce site qui décrit bien la problématique et les diverses hypothèses de la fin de l’homme de Neandertal, considère que l’explication de sa disparition par le seul facteur du mode d’alimentation est peu vraisemblable.

En conclusion :

  • L’homme comme d’autres singes est omnivore ;
  • Mais l’homme cuit ses aliments et cela a eu des conséquences essentielles dans l’évolution de l’espèce humaine ;
  • Il consomme de la viande quand il en a l’occasion, mais la proportion de viande dans son alimentation dépend de l’absence de végétaux comestibles ;
  • La consommation de viande a joué un rôle considérable dans la socialisation des repas et le partage autour des repas.

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Mardi 28 mai 2019

«La peur de l’immigration est une crise de la fraternité humaine»
François Gemenne

Récemment, nous avons eu une discussion sur l’immigration avec Annie. Peu de temps après, elle m’a tendu une revue et m’a dit : « tu devrais lire cet article ».

La revue Kaizen est un bimestriel fondé en 2012, entre autre, par Cyril Dion, l’auteur du film « Demain ».

Selon <Wikipedia> :

Le mot kaizen est la fusion des deux mots japonais kai et zen qui signifient respectivement « changement » et « meilleur » [ou « bon »]. La traduction française courante est « amélioration continue ». En fait, par extension, on veut signifier « analyser pour rendre meilleur ».

Dans cette <présentation> du magazine, les auteurs expliquent :

« L’humanité vit des heures décisives : dérèglements climatiques, épuisement des terres arables, disparition en masse des espèces et pollutions généralisées, crises économiques, sociales, financières. Et plus grave encore : abandon de l’être humain. Face à ce constat nous aurions toutes les raisons du monde de désespérer et pourtant, silencieusement, un nouveau monde est en marche : intelligent, sobre, mettant au premier rang de ses priorités l’épanouissement de la Vie sur notre planète. C’est à ce monde que nous choisissons de donner la parole, à ces personnes qui portent les (r)évolutions que nous attendons, courageusement… A ces initiatives pionnières qui, par leur simplicité et leur bon sens, nous offrent de nouveaux horizons, de véritables raisons de croire en l’avenir. Plus que tout, nous croyons qu’il ne peut y avoir de réelle métamorphose de nos sociétés sans un profond changement de ceux qui la constituent : NOUS. »

Avec Annie, nous achetons régulièrement des numéros de ce magazine qui souhaite « construire un autre monde pas à pas »

<Le numéro 38> de mai-juin 2018 contenait un dossier sur les migrants. Et dans ce dossier, l’article dont il est question ci-avant, donnait la parole à François Gemenne, membre du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui enseigne les politiques d’environnement et les migrations internationales à Sciences Po et à l’Université libre de Bruxelles.

Hier, le mot du jour évoquait l’attitude de femmes, dans le cadre d’une communauté éducative, qui confrontées au dénuement et à l’isolement d’une famille de migrants sénégalais ont agi, comme des humains dignes de leur humanité réagissent quand ils voient d’autres humains en souffrance.

Il n’était plus question de migrants, mais d’humains. Il n’était plus question de discours politiques mais de regards qui se croisaient et qui se comprenaient, il n’était plus question de quotas mais de détresse et d’aide.

En 1979, il y eut la crise des boat people d’Indochine. A l’époque la France a recueilli sur son territoire plus de 120 000 réfugiés vietnamiens et cambodgiens qui fuyaient les régimes communistes. Deux grands intellectuels Raymond Aron et Jean-Paul Sartre s’étaient levés pour défendre le principe de l’accueil. Ce moment avait fait l’objet du mot du jour du <28 avril 2015> qui avait rappelé cette phrase de Sartre :

« Parce que ce qui compte ici, c’est que ce sont des hommes, des hommes en danger de mort. »

François Gemenne dénonce des analyses émotives ou instrumentalisées sur la crise migratoire et replace le contexte actuel dans l’histoire des sociétés humaines et de leurs migrations.

Quand on lui parle d’une « crise des migrants », il répond :

« Plus qu’une crise, il y a la perception d’une crise. Si on regarde les chiffres bruts, il n’y a pas d’augmentation substantielle des migrations : le nombre de migrants internationaux reste stable, autour de 3 % de la population mondiale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avant 1940, les chiffres étaient beaucoup plus importants, environ 6 à 10 %. La France a connu une lente augmentation : environ 220 000 titres de séjour sont accordés chaque année, chiffre globalement stable depuis quinze ans. Il n’y a donc ni explosion, ni invasion.

Par contre, il y a bien une crise de l’accueil, dans la mesure où les migrants arrivent aujourd’hui dans des conditions de plus en plus difficiles, avec des procédures de plus en plus inhumaines. C’est une crise politique, qui n’a rien à voir avec les flux migratoires. »

Il y a à l’évidence, une crise de l’accueil.

Les pouvoirs publics laissent faire. Je veux dire ; laissent les migrants s’installer dans des conditions d’hygiène indigne, souvent dans les quartiers populaires. Cette manière de faire conduit les habitants de ces quartiers à constater les nuisances de ces installations, constats qui conduisent à l’exaspération.

Est-ce cela qui est souhaité ?

L’accueil des immigrés n’a jamais été simple, particulièrement en France. L’immigration italienne, par exemple, a fait l’objet d’un rejet qui est allé jusque dans les plus grandes violences : <Le massacre des Italiens d’Aigues-Mortes des 16 et 17 août 1893> constitue un fait parmi d’autres.

Mais que dire, lorsqu’on laisse des dizaines ou des centaines de personnes s’entassaient dans des tentes sur des lieux non préparés à cet accueil, au milieu d’habitants qui pour certains puisent dans leur humanité pour aider au mieux mais qui pour la plupart sont effrayés, angoissés ou simplement désemparés.

En tout cas, si on souhaitait créer des tensions et un profond rejet à l’égard des migrants, on n’agirait pas autrement.

Lorsque le journaliste oppose à François Gemenne le fait que les procédures d’asile ont doublé en dix ans, selon les derniers chiffres officiels de l’Ofpra, avec plus de 100 000 demandes en 2017 dont à peine 30 % sont acceptées. Voici sa réponse :

« Il n’y a pas d’évolution linéaire des demandes d’asile : certaines années, il y en a beaucoup, d’autres très peu. Il y a eu un creux historique en 2007, ce qui explique que l’augmentation ait l’air spectaculaire sur dix ans, mais les chiffres étaient quasi identiques (65 000 demandes) entre 2004 et 2014, par exemple. Le nombre de demandes d’asile tient surtout à des conditions exogènes au pays d’accueil : les crises qui frappent certains pays, l’organisation des filières de passeurs qui privilégient telles régions, etc. L’asile reste un instrument humanitaire, cela ne doit pas être un outil de contrôle et de régulation : la France peut décider du nombre de titres de séjour qu’elle donne, pas du nombre de demandes d’asile auxquelles elle accède.

C’est bien là qu’il y a problème : comme on ne pense plus du tout une politique d’immigration, ceux qui veulent venir en France n’ont plus guère que l’asile comme moyen d’y parvenir. Cela crée un engorgement des procédures d’asile, et de l’accueil. Ce qui crée de l’injustice, car beaucoup de gens qui devraient pouvoir recevoir l’asile n’y parviennent plus. C’est comme cela qu’on dévoie l’outil qu’est l’asile. »

Il constate que désormais on n’aborde ce sujet des migrants que sous l’aspect émotionnel :

« Mais on n’aborde plus la situation migratoire que sous cet angle émotionnel, sur un registre de peur ou d’empathie, ce qui crée ce sentiment qu’il y a un problème à régler. On ne voit jamais les migrants dans des situations normales, en train de conduire leurs enfants à l’école ou de faire à manger en famille, car ce n’est pas un élément d’actualité. On continue de les voir comme un groupe social particulier plutôt que comme partie intégrante de la société. »

Il dénonce aussi l’opposition entre les réfugiés et les migrants économiques :

« Je suis né en Belgique et venu travailler en France : je suis donc un migrant, à Paris. Mais quand on parle des migrants dans les médias, on ne parle jamais de moi – ni de tous les chercheurs, cadres dans les multinationales ou époux de conjoint français. Pourquoi ? Probablement car je suis blanc et catholique. Le mot « migrant » est devenu un terme racialisé, qui désigne par-là les noirs, les Arabes et les musulmans. C’est comme cela qu’on en fait un thème qui va cristalliser un certain nombre d’angoisses, alors que c’était jadis un terme connoté très positivement : les migrants étaient des aventuriers, ceux qui avaient le courage de partir et de chercher une vie meilleure. D’ailleurs, en Afrique ou en Asie, cela reste un terme plutôt élogieux pour désigner ceux qui ont réussi à dépasser les difficultés en allant voir plus loin.

Mais en Europe, le terme a été complètement dévoyé depuis au moins trente ans pour être assimilé à une anomalie. Avec la crise des réfugiés syriens, face à la nécessité humanitaire de les accueillir, les gouvernements ont monté en épingle une vieille dichotomie entre d’un côté le « bon » migrant, qui serait le réfugié politique, persécuté dans son pays et dont la présence en Europe est de ce fait légitime, et de l’autre, le « mauvais » migrant, celui qui décide volontairement de migrer pour des raisons économiques et qu’il faut donc renvoyer chez lui. Comme si, pour renforcer l’acceptabilité sociale des réfugiés aux yeux de l’opinion publique, il fallait forcément le faire aux dépens des migrants. Alors qu’en réalité, les réfugiés sont simplement une catégorie particulière de migrants, nécessitant une protection particulière. »

Il explique pourquoi selon lui cette distinction « réfugiés », « migrants économiques » n’est plus pertinente :

« Parce qu’elle est héritée d’une histoire qui n’offre plus les bonnes lunettes pour comprendre le monde actuel. L’essentiel de notre régime politique et juridique sur les migrations vient de la Seconde Guerre mondiale : la Convention de Genève est créée en 1951 pour protéger les Juifs déplacés en Europe. Il y avait une condition de temps et d’espace. Par la suite, en 1967, un protocole additionnel ouvre le concept de réfugiés à des populations touchées par d’autres guerres ou violences, ailleurs, à la suite des crises de la décolonisation notamment. Mais on reste sur ce vieil instrument. Dans le même temps, les années 1950 et 1960 connaissent d’importantes migrations économiques : les pays du Nord – la France, la Belgique, l’Allemagne – achètent des travailleurs en Espagne, en Italie, au Maroc ou en Algérie pour aller dans les mines. Il y avait donc des parcours très linéaires et relativement simples : les réfugiés déplacés par les guerres, et […] les travailleurs invités qu’on faisait venir volontairement. Aujourd’hui, cela ne se passe plus du tout comme ça. Les flux sont complètement éclatés dans le temps, avec différents motifs de migrations qui s’imbriquent les uns dans les autres. Non seulement les gens ne bougent plus directement d’un pays vers un autre, puisqu’ils passent par toute une série de pays, mais en plus ils ne migrent plus pour un seul motif. Les raisons politiques, économiques et environnementales se mêlent les unes aux autres : l’environnement est devenu un enjeu géopolitique majeur, et les tensions économiques débouchent sur des crises politiques.

Le problème, c’est qu’on ne s’intéresse pas du tout aux parcours des migrants avant qu’ils n’embarquent sur un bateau en direction de l’Europe : on ne se rend pas compte qu’il y a des mois, parfois des années, d’errance à travers plusieurs pays. Souvent, le pays qui termine le parcours n’est pas celui qui était pensé comme destination finale, à l’origine. La plupart des migrants de la Corne de l’Afrique n’ont pas pour projet de terminer en Europe : ils quittent leur campagne pour trouver un boulot dans la ville la plus proche, mais n’en trouvant pas, ils franchissent la frontière pour aller dans le pays voisin, dans lequel ils tombent sous la coupe d’un gang de passeurs, qui leur ont fait miroiter un job en Libye, où ils finissent persécutés, réduits en esclavage, violentés ou torturés… […]. Cette distinction sur le motif des migrations n’a plus de sens aujourd’hui, c’est juste une façon, en Europe, de rationaliser un discours politique face à ce qui est perçu comme une crise insurmontable. Or non seulement cette catégorisation n’a guère de sens de manière empirique, mais elle pose toute une série de problèmes éthiques.

Prenons le cas de la population africaine : la moitié dépend de l’agriculture qui est sa principale source de revenus. Ça veut dire que toute variation de température ou de pluviométrie peut avoir une incidence considérable sur les récoltes et donc sur ses conditions de vie. Pour elle, l’environnement et l’économie, c’est la même chose ! En Europe, nos bulletins de salaire à la fin du mois ne dépendent quasiment plus du climat, mais on ne se rend pas compte que dans le reste du monde, les revenus restent directement affectés par les conditions environnementales. Et qu’à ce titre, un migrant économique est aussi souvent un migrant environnemental. […]

C’est l’histoire de la famille Joad que Steinbeck raconte dans Les Raisins de la colère. Dans les années 1930, la grande sécheresse appelée le « Dust bowl » en Oklahoma, en Arkansas et au Texas a poussé entre 200 000 et 300 000 personnes, essentiellement des paysans, à tout quitter pour aller vers la Californie. À l’époque, il n’y a rien en Californie, à part quelques chercheurs d’or. L’exode est un calvaire, les conditions sont extrêmement difficiles et les migrants sont très mal accueillis. Pourtant, si c’est devenu aujourd’hui l’État le plus prospère et le plus peuplé des États-Unis – et la 5e économie mondiale, devant la France ! – c’est à ce peuplement migratoire que la Californie doit cette richesse. »

Il considère qu’il serait illusoire de vouloir fixer les populations humaines :

« C’est à rebours de l’Histoire. Les flux migratoires sont comme le jour et la nuit : on peut éclairer les rues tant qu’on veut avec des projecteurs, on n’empêchera pas la nuit de succéder au jour. Idem, on peut mettre tous les barbelés et les garde-frontières du monde, l’immigration continuera d’exister. Cette idée qu’on ne contrôle pas les flux est très difficile à faire passer. […]

Les frontières sont devenues des totems symboliques. On reste encore pénétrés par cette idée que le degré d’ouverture détermine les flux migratoires mondiaux : si on ouvre, tout le monde va venir, si on ferme, plus personne ne viendra. C’est une méconnaissance totale de la réalité du projet migratoire : jamais un migrant ne va se décider à partir parce qu’une frontière est ouverte en Europe. Et à l’inverse, il ne renoncera pas parce qu’une frontière est fermée. »

Il prétend que « l’appel d’air » est un mythe :

«L’appel d’air est un concept d’extrême droite qui est entré dans le vocabulaire courant : toutes les recherches sont unanimes depuis des années pour affirmer que cela n’existe pas. Les conditions d’accueil et d’aides sociales ne déterminent absolument pas le pays de destination pour un migrant : personne ne vient à Calais parce qu’on y installe des douches… C’est une décision extrêmement difficile de migrer, ça implique de quitter sa famille, c’est aussi un investissement qui coûte très cher et c’est donc une possibilité qui s’offre à une toute petite minorité de la population mondiale.

Tout le monde ne veut pas venir ici, c’est une vision très eurocentrée. Quand on regarde un panorama mondial des flux migratoires, on n’a pas du tout cette impression de crise : il y a un certain équilibre entre les régions du monde, et la plupart des migrations africaines vont vers l’Afrique, et non vers l’Europe comme on se l’imagine souvent. Le plus grand flux d’émigration, il est du sud vers le sud – soit environ 35 % des migrations mondiales. D’ailleurs, un flux migratoire en forte augmentation ces dernières années, c’est celui du nord vers le sud – et non l’inverse. De plus en plus d’Européens pensent qu’ils vont avoir une meilleure vie s’ils migrent dans des pays africains ou asiatiques. Malgré tout, ce sentiment de crise et d’invasion est très vivace, en Europe. »

Sa conclusion est que la peur de l’immigration est nourrie par nos craintes devant notre identité collective et constitue une crise de la fraternité humaine :

«  L’immigration interroge des peurs autour de notre propre identité collective, ce qui définit le « nous » et ce qui définit l’autre, le « eux » – Sarkozy a très bien senti cela quand il crée un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, en 2007. C’est pour cela qu’il y a une telle obsession autour des frontières actuellement, parce que c’est le moyen de marquer concrètement, sur le territoire, le « nous » et le « eux ». Il y a une logique de repli où chacun voudrait être une petite Grande-Bretagne, à gérer ses propres affaires sur son territoire, sans prendre en compte l’impact que cela a partout dans le monde. C’est pour ça que l’enjeu environnemental rejoint directement celui des migrations. Cette crise de l’identité collective est une crise du cosmopolitisme, dans laquelle on n’arrive plus à se penser comme des humains habitant la même planète. C’est une crise de la fraternité humaine. »

Voilà ce que dit et écrit François Gemenne.

Cependant comme je l’écrivais ci-avant, l’immigration et l’accueil des immigrants n’ont jamais été simples. En plus, aujourd’hui, s’il n’y a pas de crise de l’immigration, il y a au moins une crise de notre État social.

Nos gouvernants ne cessent de marteler que notre État social coûte trop cher. Alors même si dans les faits, il peut être affirmé que l’immigration ne coûte quasi rien à notre État social, comment ne pas comprendre que cette crainte d’un coût excessif puisse exister.

Il y a aussi une crise de notre société, crise du chômage et crise de l’intégration, crise de la fragmentation de notre société. Toutes difficultés qui augmentent la crainte d’accueillir.

La thèse d’ouvrir totalement les frontières comme le préconise François Gemenne me pose question. La vieille formule de Michel Rocard : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit prendre sa part », ne serait-elle pas plus appropriée ?

C’est pourquoi la manière dont on traite aujourd’hui les migrants qui sont sur notre territoire est indigne et ne règle en rien le problème. Sur ce point comme sur d’autres, je rejoins François Gemenne.

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Lundi 27 mai 2019

« Une histoire simple »
Une histoire racontée sur twitter

Une histoire simple est un film de Claude Sautet avec Romy Schneider.

Ce titre s’est imposé à moi comme exergue pour partager une histoire lue sur twitter et écrit par Vincent qui raconte ce qu’il comprend de ce que fait sa mère qui est Principale de collège.

Ce sont des faits, rien que de faits.

Je la partage sous la forme des tweets.

vincent‏ @WaveDock
24 mai 13:08

J’invite ma mère au restaurant ce soir pour la fête des mères. On parle de nos vies, nos boulots. Je la sens un peu préoccupée. J’insiste. Et là, elle me raconte ce qui lui « pèse » depuis plusieurs semaines.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

En Janvier, elle a commencé à s’intéresser à une fille sénégalaise de 12 ans fraîchement débarquée dans le collège de la ville avec sa famille. Rapprochement familial, des évènements de la vie les amènent dans ce bled pommé au nord de Lyon.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Les 4 enfants sont scolarisés, mais les parents sont sans emploi, sans domicile, vivent à l’hôtel du patelin où le tenancier leur loue une chambre de 4 (pour 6) à un tarif défiant toute concurrence, mais sans aucun service. Pas de lessive, pas de changement des draps. Rien.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Ma mère rencontre les parents après des signes suspects sur la fille de 12 ans. Mauvaise hygiène, comportement bizarre … Et elle découvre la situation. Pas de salaire, la manche, payer l’hôtel à tout prix pour ne pas finir à la rue.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Ni une ni deux, ma mère saisit toutes les institutions, organismes, associations du coin. Rien. Alors elle commence elle-même à donner de sa personne. Elle commence par faire un CV au père de la famille. À chercher des appartements dans le coin.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Elle utilise son réseau pour démarcher des propriétaires du coin pour un logement. Se propose en caution solidaire pour l’appartement. Envoie des CV. Fait des lettres de motivation « en laissant deux ou trois fautes histoire de … ».

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Bref, à ce moment là, ma mère est déjà une héroïne pour moi. Je vous passe les troubles scolaires des enfants, les messages racistes que cette gamine reçoit de camarades de collège « parce qu’elle pue », des histoires de Snapchat screenshotés.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Et puis on finit la conversation là-dessus. La situation se décante. Le père a trouvé un travail en 3×8, ma mère a trouvé un ami qui lui a vendu une vieille 205 à 300€. Ils ont une touche sérieuse pour un appart’. La fille de 12 ans va mieux.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

On arrive chez ma mère dans son logement de fonction. Parce que ma mère est principale de collège, fonctionnaire de l’Éducation Nationale. Et cette gamine de 12 ans est une élève.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Dans le couloir de l’entrée je vois 2 gros sacs poubelle. Je lui demande « tu fais un ménage de printemps ? », et là elle me regarde et me dit « non, avec ma CPE on ramène leur linge les weekends pour le laver, ils sont 6 alors tu comprends … »

vincent‏ @WaveDock
24 mai

J’ai rien pu faire d’autre que lui faire un gros câlin. Ma mère gère depuis des années la misère sociale en étant au contact des gamins de familles au bord du gouffre. Mais jamais autant qu’aujourd’hui. Et jamais son rôle n’a été aussi important.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Bref, ma mère est la meilleure du monde et si j’entends encore quelqu’un parler en mal des fonctionnaires, je le déssoude.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

J’ai oublié tout un tas d’éléments, mais la CPE en question fait les lessives en cachette, parce que son mari en a marre qu’elle soit la justicière en chef, se flingue la santé à faire du bénévolat partout et tout le temps.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

La secrétaire italienne de ma mère a un jardin et un mari retraité qui jardine beaucoup, alors elle ramène tous les deux jours des pleins bacs de soupe pour eux, et quand elle a le temps elle leur prépare des lasagnes.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Les « dames de la cantine » planquent des barquettes de plats non entamées pour leur donner. Ce qui peut au passage leur valoir leur poste : « Quand c’est des frites les gosses mangent tout alors elles leur gardent du pain ».

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Aaaaaah j’arrête j’ai les yeux qui piquent. Mais quelles femmes. <3

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Vous avez été nombreux à le demander. En DM, par message Instagram, en mentions. Avec concertation avec ma mère, nous leur mettons en place une cagnotte Leetchi : https://www.leetchi.com/c/le-combat-de-grandes-femmes …

Dans le mot du jour du mercredi 27 mars 2019, je citais Christophe André : « Notre société ne tient que grâce aux gens gentils.».

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Vendredi 26 avril 2019

« L’écriture donne du sens à l’incohérence  »
Boris Cyrulnik

Vendredi j’avais évoqué un livre de Boris Cyrulnik publié en 2004 : « Parler d’amour au bord du gouffre » pour en tirer une histoire qu’il a racontée et arriver à ce désir : « Avoir une cathédrale dans la tête ».

Ce neuropsychiatre qui a vécu des traumatismes terribles dans son enfance et qui en a tiré l’expérience de la résilience vient d’écrire un nouveau livre au titre étrange et merveilleusement beau : « La nuit, j’écrirai des soleils » où il parle du besoin d’écrire pour surmonter les traumatismes, les crises, les difficultés. C’est un livre qui lie la résilience et la littérature.

Je l’ai d’abord entendu parler ce livre parce qu’il avait été l’invité d’Ali Badou <le 12 avril 2019>.

Il avait notamment révélé lors de cette émission

« Nous avons constaté que parmi les créatifs, il y avait un nombre anormalement élevé d’orphelins. Nous nous sommes demandés quel rapport il pouvait y avoir entre l’orphelinage et la créativité dans toutes ses formes. Parce que probablement, l’identité n’est plus contrainte. Comme disait Jean-Paul Sartre, ‘n’ayant pas eu de père, j’avais toutes les libertés’, donc c’est une nouvelle manière de poser le problème psychologique après un trauma »

Et j’ai lu son entretien au magazine du journal le Progrès : « Fémina » dont j’ai aimé particulièrement le titre que j’ai repris comme exergue de ce mot du jour : « L’écriture donne du sens à l’incohérence »

J’ai aimé ce titre, je crois que je comprends intimement sa réalité. Pour Boris Cyrulnik partager sa souffrance ne suffit pas à diminuer l’impact de la blessure, il faut aussi en devenir acteur. Ce que permet l’écriture.

Boris Cyrulnik dit par exemple :

« Donald Winnicott nous a appris qu’un enfant qui ne sait pas parler peut trouver dans le dessin la force de dire ce qu’il ne peut exprimer. La recherche a montré depuis que beaucoup d’enfants en difficulté déployaient à l’âge scolaire une véritable fièvre de l’écriture. En m’intéressant à l’origine du besoin d’écrire, j’ai découvert que sur les trente-cinq écrivains les plus célèbres du xixe siècle, dix-sept sont des orphelins ou des enfants abandonnés. Prenons aussi l’exemple des soldats engagés dans un conflit armé. Ceux qui peuvent écrire ce qu’ils ont vécu présentent peu de syndromes post-traumatiques de retour chez eux au regard de ceux qui n’ont pu en parler ou s’exprimer. »

Grâce aux techniques modernes de la neuro-imagerie, il est possible aujourd’hui de voir la réaction et l’évolution d’un cerveau. Et cela permet notamment d’examiner le cerveau de ceux qui ont subi des chocs affectifs ou des traumatismes :

« La neuro-imagerie révèle de graves lésions cérébrales chez les bébés en carence affective et sensorielle. Elle montre aussi que, dès qu’ils sont en contact avec une famille d’accueil aimante, les circuits neuronaux sont à nouveau « réchauffés », mais que ce n’est pas suffisant. Ces enfants-là gardent la trace de la privation passée et acquièrent une grande vulnérabilité neuro-émotionnelle qui les expose à la dépression, au passage à l’acte (suicide, délinquance) ou bien à une forme intense de rêverie qui les coupe du réel. Ceux qui retrouvent goût à l’existence sont ceux qui parviennent à faire « quelque chose » de leur malheur passé. Cela s’explique très bien sur le plan cérébral. Les neurones préfrontaux – qui ont pour fonction d’anticiper un scénario et de freiner les réactions de l’amygdale rhinencéphalique, socle neurologique des émotions insupportables – sont alors stimulés. Ils peuvent à nouveau jouer leur rôle de régulation émotionnelle. »

Et c’est là qu’intervient l’écriture :

« Elle permet d’échapper à l’horreur du réel qui fait disjoncter le cerveau, de ne pas rester prisonnier du contexte et de ne pas tomber dans la jouissance immédiate que procure, par exemple, la drogue. En sublimant la souffrance, en la transformant en œuvre d’art, l’écriture donne du sens à l’incohérence, au chaos, comble le gouffre de la perte (dans le cas de la mort d’un enfant, par exemple, comme chez Victor Hugo) et crée un sentiment d’existence. De simple témoin impuissant, l’auteur devient créateur de ce qu’il raconte. »

Il explique savamment ce que mon intuition m’a fait découvrir : la force de l’écrit par rapport à la parole :

« Quand un mot parlé est une interaction avec un interlocuteur réel qui réagit à notre discours et l’influence (soupirs, mimiques, relances…), le mot écrit nous fait plonger dans l’imagination et l’introspection puisque nous nous adressons à un ami invisible.

La poésie et la musique des mots, leur résonance affective, cassent aussi le langage logique et mettent en place une langue irrationnelle, qui dit la vérité du monde le plus intime.

Les mots écrits possèdent enfin un pouvoir de mise à distance et de « métabolisation » plus important. Ce n’est pas l’acte de parler qui apaise, c’est le travail de recherche des mots, des images, l’agencement des idées, qui entraîne à la régulation des émotions. Cela explique pourquoi ceux qui souffrent peuvent écrire des poèmes, des chansons, des essais, des romans où ils expriment leurs souffrances alors qu’ils sont incapables d’en parler en face à face. »

Il explique le sens de ce titre énigmatique : «  La nuit, j’écrirai des soleils ? »

C’est dans le noir que l’on espère la lumière, c’est dans la nuit que l’on écrit des soleils… Jean Genet commettait des vols pour aller en prison et se contraindre à écrire. Rimbaud s’isolait dans les latrines. Eux qui avaient tant besoin d’affection s’en privaient volontairement pour stimuler leur créativité ! L’écriture opère comme une sorte de phénomène compensatoire, comme les enfants aveugles qui développent leur ouïe. Quand il y a déficit de perceptions, l’imagination flambe et empêche l’agonie psychique. Fort heureusement, de nombreux auteurs (Pierre de Ronsard, Jacques Prévert…) parviennent à écrire lorsqu’ils sont heureux. Il ne s’agit alors plus de combler un manque mais de jouer avec les mots, les idées, les représentations. Quel plaisir pour le lecteur !

Il rappelle aussi son enfance meurtrie et la relation particulière qu’il a développé avec l’écriture :

« [L’écriture] m’a sauvé en me permettant de sortir du silence et de me réapproprier mon histoire. Ayant échappé de justesse à une rafle à 6 ans, pendant la guerre, on m’a dit que j’allais mourir si je parlais.

A la Libération, on ne m’a pas cru, on m’a fait taire, on m’a expliqué que mes parents avaient dû commettre de grands crimes pour être déportés et subir de telles souffrances et, même, on a ri de mon trauma.

Puisque je ne pouvais m’exprimer, je me suis réfugié dans la rêverie et la lecture. Pendant quarante ans, ma vie a été muette, jusqu’au moment où je me suis décidé à écrire… En achevant cet essai, je ne vois plus mon enfance de la même manière. Je me suis plongé dans les archives, je suis retourné sur les lieux qui m’ont marqué, j’ai échangé avec d’autres personnes… J’ai aujourd’hui l’impression de l’enfance d’un autre, intéressante et détachée. Le travail de l’écriture a modifié ma mémoire. Je ne suis plus traumatisé en la racontant. Et je ressens toujours un profond bonheur quand mon récit résonne pour le lecteur : « Cela me fait penser à moi. »

Et il finit son entretien par cet appel à trouver son moyen d’expression, car tout le monde n’est pas capable d’écrire. Il en cite de nombreux : la musique, la peinture, la danse, le théâtre, la vidéo, le slam, la bande dessinée, l’engagement associatif, une cause humanitaire….

Une « création » qui donne sens.

Je vous conseille, si vous ne l’avez pas encore vu, de regarder ce bel et profond entretien qu’il accorde à François Busnel dans « La Grande Librairie » du 11 avril 2019. Il parle de son enfance fracassée, des grands auteurs qui on tous vécu un traumatisme, des étapes de la résilience. Il parvient à faire se rejoindre la science et la poésie.

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Vendredi 19 avril 2019

« Avoir une cathédrale dans la tête. »
Boris Cyrulnik

La destruction par le feu de Notre Dame de Paris a entraîné beaucoup de réactions et beaucoup de discussions. Surtout depuis que des riches mécènes ont décidé très rapidement de verser de grosses sommes d’argent.

Certains ne comprennent pas qu’on puisse trouver autant d’argent, en si peu de temps pour relever des murs, alors qu’on n’en trouve pas pour loger les sans-abris et pour éradiquer la misère.

D’autres plus mesurés, comme les représentants de la fondation de l’Abbé Pierre, de l’armée du salut ou d’ATD Quart monde, expriment leur satisfaction de constater que des financements vont permettre de réparer l’édifice religieux mais voudraient que la générosité s’étende aussi à la misère humaine. Le Monde a publié un article : <Le malaise des associations caritatives face à la générosité pour Notre-Dame> qui présente ces interrogations.

Le journal a relayé un tweet de l’essayiste Ollivier Pourriol, posté mercredi 17 avril :

« Victor Hugo remercie tous les généreux donateurs prêts à sauver Notre-Dame de Paris et leur propose de faire la même chose avec les Misérables. »

J’y reviendrai, peut-être, dans un mot du jour ultérieur.

Mais aujourd’hui et avant le week-end pascal qui commémore le cœur du récit de la civilisation chrétienne dont je suis issu et beaucoup d’entre vous certainement aussi, et en écho à ce magnifique monument qui a été construit au moyen âge et qu’un grand nombre souhaite reconstruire, je veux partager une autre histoire, une histoire de valeur, de sens et d’intelligence.

Boris Cyrulnik avait publié en 2004 : « Parler d’amour au bord du gouffre ».

Dans le chapitre II intitulé : « La résilience, comme un anti-destin » il donne comme titre à un de ses développements : « Avoir une cathédrale dans la tête »

Et il raconte cette histoire :

« J’ai souvent attribué à Charles Peguy la fable suivante. En se rendant à Chartres, Peguy voit sur le bord de la route un homme qui casse des cailloux à grand coup de maillet. Son visage exprime le malheur et ses gestes la rage.

Peguy s’arrête et demande: « Monsieur que faites-vous ?». «Vous voyez bien ! lui répond l’homme, je n’ai trouvé que ce métier douloureux et stupide.».

Peguy aperçoit un autre homme qui lui aussi casse des cailloux, mais son visage est calme et ses gestes harmonieux. «Que faites-vous monsieur?» lui demande Peguy. «Eh bien, je gagne ma vie grâce à ce travail fatigant mais qui a l’avantage d’être en plein air».

Plus loin, un troisième casseur de cailloux irradie de bonheur. Il sourit en abattant la masse et regarde avec plaisir les éclats de pierre. «Que faites-vous? » lui demande Peguy. L’homme lui répond: «Moi, répond cet homme, je bâtis une cathédrale !»

« Je bâtis une cathédrale ! »

Cyrulnik reconnait lui-même, dans son livre, que cette histoire n’est pas de Charles Peguy. Certains site comme <celui-ci> ou <celui-là> attribue cette fable à Raymond Lulle philosophe, poète et théologien de Majorque (1232-1315).

Mais ce qui est essentiel, c’est cet homme qui transcende son travail pénible par la compréhension du but de son action : « bâtir une cathédrale »

Boris Cyrulnik explique:

«Le caillou dépourvu de sens soumet le malheureux au réel, à l’immédiat qui ne donne rien d’autre à comprendre que le poids du maillet et la souffrance du coup. Alors que celui qui a une cathédrale dans la tête transfigure le caillou, il éprouve un sentiment d’élévation et de beauté que provoque l’image de la cathédrale dont il est déjà fier». »

Il y a deux faces à cette force qui transforme un geste pénible et parcellaire en un grand dessein :

La première est une responsabilité individuelle : chercher le sens de ce que l’on fait et accepter de participer à une œuvre qui nous dépasse. C’est ce dont parle principalement Boris Cyrulnik.

La seconde est collective et à mon sens plus importante. Quel est le récit qui bâtit notre civilisation, dans lequel nous pouvons nous inscrire, donner de nous-même pour quelque chose de plus grand que nous ?

Il m’étonnerait beaucoup que ce dessein mobilisateur pourrait être de vouloir toujours consommer davantage, ou que chaque jeune ait le désir de devenir milliardaire ou encore que la science puisse allonger indéfiniment la durée de vie de certains homo sapiens pour qu’ils puissent consommer plus longtemps.

La question qui se pose est bien celle-ci ; quelle cathédrale avons-nous envie collectivement de bâtir ?


PS : J’avais déjà cité cette histoire dans un mot du jour mais sans en faire le point central du mot. C’était le mot du jour du 29 novembre 2016 et qui concernait la création par Ambroise Croizat de la sécurité sociale.

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Lundi 15 avril 2019

« Die Heimat »
Mot allemand difficilement traduisible en français

Pendant ce moment d’absence, j’ai passé quelques jours auprès de mes frères, dans ma Lorraine natale.

Cette partie de la France a été très disputée, lors des siècles passés, entre les nations allemandes et françaises.

La partie Nord-Est, dont je suis issu, est cependant une région dans laquelle la langue allemande s’est enracinée dans les toponymes, les patronymes et probablement dans les esprits.

En retournant sur ces lieux, un mot allemand intraduisible en français s’est imposé à moi : « Heimat ». C’est ce qu’est cette région pour moi.

La racine de ce mot est « Heim » qui lui est parfaitement traduisible et signifie « maison » ou « foyer ». Il a la même étymologie que le mot anglais « home ».

Mais pour « Heimat », la traduction n’existe pas, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de le traduire par un seul mot.

Vouloir le traduire par « patrie » serait une grande erreur. La patrie est le pays des « pères » dont l’équivalent allemand est le mot « Vaterland ». On porte les armes pour la patrie, on meurt pour la patrie. Il n’y a rien de guerrier dans le mot « Heimat ».

<Wikipedia> exprime cela ainsi :

« Heimat est un mot allemand qu’il est impossible de traduire par un seul mot français, bien qu’il corresponde à un sentiment universellement répandu. Il désigne à la fois le pays où l’on naît, le village où l’on a grandi, mais aussi la maison où on a passé son enfance ou celle où on est chez soi.

Ainsi quand on est loin de chez soi, on a le mal du pays, le « Heimweh »

[…] Le mot « Heimat » est donc à la fois de l’ordre du sentiment, de la foi religieuse, du souvenir d’enfance, d’un horizon familier ou d’une atmosphère bien précise. […] Depuis, la « Patrie », en allemand « Vaterland » est devenu un concept politique : elle a des frontières, un drapeau, une capitale et un gouvernement, tandis que la « Heimat » n’a pas de drapeau. C’est, selon Waltraud Legros, « le pays que chacun porte à l’intérieur de soi ». »

Pour moi la question ne fait pas de doute j’ai une patrie « La France » et une « Heimat » qui est ce lieu de mon enfance à Stiring-Wendel, dans l’agglomération de Forbach, à moins de 10 km de Sarrebrück. Je n’y finirai certainement pas ma vie, mais il y a un lien qui m’attache à ce lieu et le mot « Heimat » exprime parfaitement ce lien.

Ce n’est certainement pas un lieu de vacances où on a envie de retourner régulièrement parce qu’on s’y plait. C’est un lieu de racines, où on se sent chez soi.

La question qui peut se poser est de savoir si tout le monde possède dans ses sentiments, dans son vécu : un tel lieu ?

Il n’est pas certain que les nomades mondialisés connaissent ce sentiment. Eux qui prétendent, souvent, se sentir chez eux partout dans le monde.

Ils s’éloignent de cette pensée que le stoïcien Sénèque a écrite :

«Il n’est pas de vent favorable pour qui ne connaît pas son port d’attache.»

Les migrants qui cherchent refuge ou un monde plus doux économiquement en Europe, ont certainement une « Heimat » mais qu’ils fuient parce que ce lieu leur est devenu difficile soit parce qu’ils y sont menacés dans leur intégrité physique, soit parce qu’il est difficile d’y vivre économiquement.

C’est une question que chacun peut se poser, peut-être d’ailleurs plutôt à 60 ans qu’à 18 : ai-je dans mon vécu, dans mon univers affectif une « Heimat » ?

Et puis il y a une question plus vaste, plus politique est-il bon pour la société des hommes que ceux qui la composent se sentent proche d’une « Heimat ? »

Brice Couturier dans une de ses chroniques a fait mention d’un ouvrage de David Goodhart, « The Road to Somewhere », proche un temps du New Labour de Tony Blair :

« Goodhart estime que la division gauche/droite a perdu beaucoup de sa pertinence. Il propose un nouveau clivage entre ceux qu’il appelle « les Gens de Partout » et « le Peuple de Quelque Part ». Les premiers, les Gens de Partout ont bénéficié à plein de la démocratisation de l’enseignement supérieur. Ils sont bien dotés en capital culturel et disposent d’identités portables. Ils sont à l’aise partout, très mobiles et de plain-pied avec toutes les nouveautés.

Les membres du Peuple de Quelque Part sont plus enracinés.  »

Il en tire une réflexion et des conséquences qui ne concernent pas totalement mon vécu mais qui méritent cependant d’être rapportées :

« Les membres du « Peuple de Quelque Part ». habitent souvent à une faible distance de leurs parents, sur lesquels ils comptent pour garder leurs enfants. Ils sont assignés à une identité prescrite et à un lieu précis. Ils ont le sentiment que le changement qu’on leur vante ne cesse de les marginaliser, qu’il menace la stabilité de leur environnement social. Ils sont exaspérés qu’on leur ait présenté la mondialisation et l’immigration de masse comme des phénomènes naturels, alors qu’ils estiment que ce furent des choix politiques, effectués par des politiques et des responsables économiques appartenant aux Gens de Partout. C’est pourquoi le Peuple de Quelque Part éprouve une très grande frustration : le sentiment d’avoir été exclu de la parole publique, marginalisé, alors qu’il est majoritaire ; d’avoir été accusé de xénophobie et d’arriération, alors qu’il réclame simplement que le rythme du changement soit ralenti ; et que l’Etat en reprenne le contrôle. »

Certaines élites sont très vigoureusement contre ces sentiments et regardent avec hostilité notamment ceux qui en Allemagne ont remis sur le devant de la scène la « Heimat ». Depuis la nouvelle coalition de 2018, le ministre conservateur qui occupe le poste de Ministre de l’Intérieur a accolé à ce titre le mot « Heimat » : « Bundesministerium des Innern, für Bau und Heimat. »

Un article publié par « Libération » et rédigé par sa correspondante à Berlin : Johanna Luyssen présente cette évolution comme problématique :

« […] lors de son premier discours au Bundestag, le […] ministre de l’Intérieur et du «Heimat» allemand, Horst Seehofer, est revenu sur le sens de ce terme […].

«Le Heimat, ça ne veut pas dire le folklore, la tradition ou la nostalgie. […] Cela veut dire l’ancrage, c’est un environnement culturellement enraciné dans un monde globalisé. Cela veut dire la cohésion et la sécurité, ce dont chacun a besoin dans ce pays.»

Vendredi matin, […] le conservateur bavarois Horst Seehofer, détaillait devant le Bundestag sa conception toute personnelle du mot Heimat. Une telle digression sémantique peut surprendre dans le cadre d’un discours sur les orientations de son ministère – le premier depuis sa prise de fonctions, mi-mars. C’est que ce terme lourdement connoté s’inscrit dans un débat agité en Allemagne, surtout depuis que le ministère de l’Intérieur fédéral a choisi de l’accoler à son en-tête.

Heimat : ce mot est passablement intraduisible en français. Disons qu’il évoque les notions de «patrie», de «terroirs», de «chez nous». Il désigne un sentiment d’appartenance régional plutôt que national, et fait appel à l’intime plutôt qu’au collectif. Cela pourrait presque s’apparenter à l’expression «au bled», ou au «petit pays» cher à l’écrivain Gaël Faye. Le terme a par ailleurs été, et c’est bien pour cela qu’il crée encore la controverse, utilisé par les nazis. Il fut également utilisé dans un slogan de l’AfD, le parti d’extrême droite allemand, lors de sa fondation en 2013.

Accoler «Heimat» à l’en-tête d’un ministère fédéral a fait réagir en Allemagne, beaucoup voyant dans la démarche la volonté de récupérer les faveurs d’un électorat d’extrême droite. »

Et puis il y aussi cet <article> qui en évoquant un film de Benedikt Nabben, Heimat Paris trouve ce concept de « Heimat » totalement incongru à l’heure du smarphone :

« Heimat » est-il vraiment un terme actuel ? Nous sommes en pleine mondialisation, nous écoutons du hip-hop américain, nous mangeons japonais, nous regardons des films argentins et connaissons la migration. Par ailleurs, il est aujourd’hui beaucoup plus facile de garder contact avec sa famille et ses amis grâce à Internet. Ainsi, nous gardons toujours notre « Heimat » dans la poche. Quoiqu’il arrive, ce terme restera toujours sujet à controverse à l’avenir, et il y a fort à parier qu’il ne trouvera jamais de définition figée non plus. »

Tout en me méfiant des arrières pensées du ministre allemand, je ne partage pas ce dernier avis. S’il suffit d’un smartphone qui permet d’accéder facilement et à tout moment à ses proches pour remplacer ses racines, c’est qu’on a rien compris à ce que c’est d’avoir des racines, ce que conceptualise admirablement le mot « Heimat »

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Vendredi 29 mars 2019

« Reste simplement là. »
David Servan Schreiber

Parallèlement au livre de Simonton, je lis aussi le premier livre de David Servan-Schreiber : « Anticancer ».

C’est un livre qui avait aussi renouvelé l’approche de cette maladie, beaucoup de conseils notamment alimentaires sont donnés, ainsi que des explications sur la manière dont elle se déclare et se développe.

Mais ce qui me fascine, avant tout, dans cet ouvrage, c’est l’humanisme qui s’en dégage.

David Servan Schreiber se décrit, avant, comme un jeune chercheur en neuroscience, ambitieux essayant de trouver des réponses grâce à la technologie la plus moderne, se désintéressant beaucoup des patients, peu enclin à des réflexions humanistes, tellement obnubilés par la réussite de ses recherches qu’il était prêt à sacrifier sa vie personnelle et sentimentale.

Et puis il y a après, après la découverte de son cancer.

Et dans son chapitre 5 « Annoncer la nouvelle », il raconte une histoire et exprime aussi toute l’élévation spirituelle que lui a apporté et fait comprendre ce qui lui arrivait.

Et je voudrais partager le début de ce chapitre.

Souvent quand sait qu’une personne qu’on aime ou simplement qu’on apprécie est touchée par une maladie incurable ou très grave, on ne sait pas comment réagir, on ne sait pas quoi dire, on voudrait aider mais le comment ne nous apparait pas. Quelquefois on est tellement mal qu’on peut aller jusqu’à fuir la présence de cette personne.

En toute simplicité, David Servan Schreiber répond à cette angoisse et peur : « reste simplement là » :

« La maladie peut être une traversée terriblement solitaire. Quand un danger plane sur une troupe de singes, déclenchant leur anxiété, leur réflexe est de se coller les uns aux autres et de s’épouiller mutuellement avec fébrilité. Cela ne réduit pas le danger, mais cela réduit la solitude.

Nos valeurs occidentales, avec leur culte des résultats concrets, nous font souvent perdre de vue le besoin profond, animal, d’une simple présence face au danger et à l’incertitude. La présence, douce, constante, sûre, est souvent le plus beau cadeau que puissent-nous faire nos proches, mais peu d’entre eux en savent la valeur.

J’avais un très bon ami, médecin à Pittsburgh comme moi, avec qui nous aimions débattre sans fin et refaire le monde. Je suis allé un matin dans son bureau pour lui annoncer la nouvelle de mon cancer. Il a pâli pendant que je lui parlais, mais il n’a pas montré d’émotion. Obéissant à son réflexe de médecin, il voulait m’aider avec quelque chose de concret, une décision, un plan d’action. Mais j’avais déjà les cancérologues, il n’avait rien à apporter de plus sur ce plan. Cherchant à tout prix à me donner une aide concrète, il a maladroitement abrégé la rencontre après m’avoir prodigué plusieurs conseils pratiques, mais sans avoir su me faire sentir qu’il était touché par ce qui m’arrivait.

Quand nous avons reparlé plus tard de cette conversation, il m’a expliqué un peu embarrassé : « Je ne savais pas quoi dire d’autre. »

Peut-être ne s’agissait-il pas de « dire ».

Parfois ce sont les circonstances qui nous forcent à redécouvrir le pouvoir de la présence. Le docteur David Spiegel raconte l’histoire d’une de ses patientes, chef d’entreprise, mariée à un chef d’entreprise. Tous deux étaient des bourreaux de travail et avaient l’habitude de contrôler par le menu tout ce qu’ils faisaient. Ils discutaient beaucoup des traitements qu’elle recevait, mais très peu de ce qu’ils vivaient au fond d’eux-mêmes. Un jour, elle était tellement épuisée après une séance de chimiothérapie qu’elle s’était effondrée sur la moquette du salon et n’avait pas pu se relever. Elle avait fondu en larmes pour la première fois. Son mari se souvient : «  Tout ce que je lui disais pour essayer de la rassurer ne faisait qu’aggraver la situation. Je ne savais plus quoi faire, alors j’ai fini par me mettre à côté d’elle par terre et à pleurer aussi. Je me sentais terriblement nul parce que je ne pouvais rien faire pour qu’elle se sente mieux. Mais c’est précisément quand j’ai cessé de vouloir résoudre le problème que j’ai pu l’aider à se sentir mieux. »

« Dans notre culture du contrôle et de l’action, la présence toute simple a beaucoup perdu de sa valeur. Face au danger, à la souffrance, nous entendons une voix intérieure nous houspiller : « Ne reste pas là comme ça. Fais quelque chose ! » Mais dans certaines situations, nous aimerions pouvoir dire à ceux que nous aimons : « Arrête de vouloir à tout prix «  faire quelque chose ». Reste simplement là !  »

Certains savent trouver les mots que nous avons le plus besoin d’entendre. J’ai demandé à une patiente qui avait beaucoup souffert pendant le long et difficile traitement de son cancer du sein ce qui l’avait le plus aidée à tenir moralement. Mish y a réfléchi plusieurs jours avant de me répondre par email :

« Au début de ma maladie, mon mari m’a donné une carte que j’ai épinglée devant moi au bureau. Je la relisais souvent. Sur la carte, il avait écrit : « Ouvre cette carte et tiens-la contre toi…
Maintenant, serre fort. »

A l’intérieur, il avait tracé ces mots : « Tu es mon tout – ma joie du matin, ma rêverie sexy, chaleureuse et rieuse du milieu de la matinée, mon invitée fantôme à déjeuner, mon anticipation croissante du milieu de l’après-midi, ma douce joie quand je te retrouve le soir, mon sous-chef de cuisine, ma partenaire de jeu, mon amante, mon tout »

Puis la carte continuait : « tout va bien se passer. »
Il avait écrit en dessous : « et je serai là, à tes côtés, toujours.»

Je t’aime.

PJ.

Il a été là à chaque pas. Sa carte a tellement compté pour moi.
Elle m’a soutenue tout au long de ce que j’ai vécu.
Puisque vous vouliez savoir…

Mish »

Voilà…simplement … l’essentiel….

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Mercredi 27 mars 2019

« Notre société ne tient que grâce aux gens gentils »
Christophe André

C’est une émission que je ne fréquente pas, je veux parler des « Grandes gueules » de RMC.

Mais une lecture m’a amené vers un cours extrait de l’émission du 29 janvier 2019, dans laquelle avait été invité Matthieu Ricard et Christophe André.

Et c’est un petit extrait que je voudrais partager aujourd’hui. Il se trouve <ICI>

Les participants de l’émission essaient de prendre en défaut le chantre de la bienveillance, Matthieu Ricard mais ce dernier réplique :

« J’aime bien parler de la banalité du bien. Car il est clair la plupart des gens sur Terre se comportent de manière bienveillante les uns envers les autres, et c’est pour ça qu’on est choqués quand ce n’est pas le cas. La banalité du bien, on n’y fait plus attention. Ce qui est un bon signe ! »

Et Christophe André continue :

« Si vous voulez qu’on parle de vous il vaut mieux donner trois claques à quelqu’un que lui faire un compliment.

Je crois que ça veut dire que ça nous angoisse, que nous sommes fascinés par ce qui nous fait peur. Je pense que notre cerveau primitif cherche à voir d’où vient le mal et comment s’en protéger.

Mais en réalité notre société ne tient que grâce aux gens gentils. Ce sont les bienveilleurs, ceux qui font des actes et délivrent des paroles gentilles, sans se faire remarquer, sans rien demander. »

Je crois qu’il a profondément raison, c’est grâce aux gens gentils que notre société peut tenir.

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Vendredi 15 mars 2019

«Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée que l’on est vulnérable.»
Delphine Vigan

Quand on y réfléchit, on dit bien souvent « merci » dans une journée.

Merci de me tenir la porte, merci de m’apporter quelque chose, merci de me rendre de la monnaie.
On le dit par savoir vivre et ce qui n’est pas rien. La vie sociale en a besoin.
Quelquefois c’est presque mécanique, comme un réflexe, sans y penser.

Mais la « gratitude », c’est autre chose.

On utilise bien plus le mot « ingratitude », ce qui signifie que la gratitude que nous voudrions attendre, que nous souhaiterions, n’est pas la réponse que nous recevons ou percevons.

On utilise plus souvent le mot « reconnaissant », je vous suis reconnaissant. D’ailleurs, pour définir « gratitude » les dictionnaires utilisent fréquemment le mot reconnaissance.

Ainsi le Larousse définit « gratitude » par « Reconnaissance pour un service, pour un bienfait reçu. ».

Il me semble que « gratitude » est plus intense que « reconnaissance », va plus loin dans l’intime : « rendre grâce », elle paraît d’essence spirituelle.

Michka est une vieille dame, qui vit désormais dans un Ehpad. Elle était dans sa jeunesse journaliste et correctrice. Mais maintenant elle perd le sens des paroles et des mots, le terme savant est «aphasie». Pourtant elle se souvient de son enfance où des personnes bienveillantes l’ont sauvé des gens qui voulaient lui faire du mal, parce qu’elle était juive. Elle n’a pas encore exprimé sa gratitude à leur égard et elle voudrait le faire.

Marie vient régulièrement rendre visite à Michka pour lui exprimer sa gratitude. Quand elle était enfant, la maman de Marie ne s’occupait pas beaucoup d’elle, alors la petite fille venait frapper à la porte de sa voisine en quête d’affection et d’échanges. Et quand jeune femme, Marie est tombée malade, c’est aussi Michka qui venait la voir.

Et puis, il y a encore un troisième personnage, Jérôme, l’orthophoniste de l’Ehpad qui s’occupe de Michka et s’est attachée à elle. Lui voudrait exprimer sa gratitude à tous ses patients qui lui ont beaucoup apporté.

Jérôme dit :

« Je suis orthophoniste. Je travaille avec les mots et avec le silence. Les non-dits. Je travaille avec la honte, le secret, les regrets. Je travaille avec l’absence, les souvenirs disparus, et ceux qui ressurgissent, au détour d’un prénom, d’une image, d’un mot. Je travaille avec les douleurs d’hier et celles d’aujourd’hui. Les confidences.

Et la peur de mourir. Cela fait partie de mon métier.

Mais ce qui continue de m’étonner, ce qui me sidère même, ce qui encore aujourd’hui, après plus de dix ans de pratique, me coupe parfois littéralement le souffle, c’est la pérennité des douleurs d’enfance. Une empreinte ardente, incandescente, malgré les années. Qui ne s’efface pas. »

C’est la trame du dernier roman de Delphine de Vigan : « Les gratitudes » dans lequel Michka dit simplement :

« C’est ça qui change tout, tu sais, Marie. C’est d’avoir peur pour quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre que soi. »

Delphine de Vigan était l’invitée de <La matinale de France Inter du 11 mars 2019>

Vous pouvez aussi retrouver des vidéos de cette émission sur <cette page>

Elle a dit des choses qui m’ont beaucoup touché.

« La gratitude, selon sa définition étymologique, c’est rendre grâce. Pour moi il y a effectivement cette notion de dette, mais aussi cette notion de partage. Dire à quelqu’un ‘voilà ce que tu m’as permis de faire’, c’est une façon de partager ce moment, cette joie, ce bonheur. »

« Un concept parfois très éloigné de nos sociétés, alors que paradoxalement, « merci est un des mots qu’on emploie le plus souvent » dans une journée, pour tout et n’importe quoi. « D’une manière générale on a plus de mal à nommer les choses, on est dans une méfiance, une suspicion sur les sentiments qui nous habitent. Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée qu’on a besoin de l’autre. Dans une société comme la nôtre, c’est compliqué de dire à l’autre ‘sans toi je ne serai rien’. »

« Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée que l’on est vulnérable »

Elle parle aussi de la vieillesse

« Ce qui m’intéresse, c’est d’approcher la vieillesse par le langage. Mon personnage a travaillé avec les mots, pour elle cette perte est encore plus douloureuse. À la maison de retraite, tout est petit [un petit goûter, une petite sortie, une petite toilette…], c’est un univers très codifié, très contraint. Ce qui m’intéressait, c’est la manière dont la perte d’autonomie rétrécit l’univers. Vieillir, c’est apprendre à perdre.»

Elle fait dire à Michka :

« Pourquoi dites-vous ‘les personnes âgées’ ? Vous devriez dire ‘les vieux’. C’est bien ‘les vieux’. Ça a le mérite d’être fier. Vous dites bien ‘les jeunes’, non ? Vous ne dites pas les ‘personnes jeunes’ ? »

Et en évoquant son propre destin, elle analyse le rapport aujourd’hui d’une société qui va de plus en plus vite avec les vieux :

« D’autant que là encore, notre société a du mal à savoir que faire face à la vieillesse. C’est sans doute ma propre peur de la vieillesse qui nourrit ce livre : il suffit de regarder ces derniers mois comment on prend en charge la grande vieillesse aujourd’hui dans nos sociétés. On vit très vieux et en même temps on vit dans un monde où ne pas être rentable pose un très gros problème. Si j’étais très vieille ce qui me hanterait le plus c’est d’être un poids pour la société. »

Après cette émission, une auditrice a écrit à la médiatrice de France Inter :

« Je viens d’écouter l’émission avec Delphine De Vigan. Merci pour ces échanges, merci de permettre l’expression de l’humanité à la radio, aux auditeurs de s’exprimer. Quels témoignages touchants dans cette actualité si dure. Merci à Delphine De Vigan d’écrire ce qu’elle sait si bien dire. Un moment de douceur en ce début de semaine. »

<Clara Dupont-Monod parle aussi avec bonheur de ce livre>

Si nous y réfléchissons bien, nous avons aussi certainement encore de nombreuses gratitudes à exprimer autour de nous.

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