Mercredi 29 mars 2023

« Nous devrions toujours célébrer les immigrés qui contribuent tellement à notre pays. »
Humza Yousaf qui vient d’être désigné premier ministre de l’Écosse

Il se passe quelque chose de l’autre côté de la Manche.

D’abord en octobre 2022, après l’épisode court et peu glorieux de Liz Truss et celui tonitruant et peu sérieux de Boris Johnson, les conservateurs britanniques ont désigné comme premier ministre Rishi Sunak

Rishi Sunak est né le 12 mai 1980 à Southampton dans le Hampshire en Angleterre.

Mais il est le fils de Yashvir Sunak, né au Kenya, alors colonie britannique, et d’Usha Sunak, pharmacienne née au Tanganyika, alors territoire sous mandat britannique.

Sa famille est originaire du Pendjab et fait partie de la diaspora indienne d’Ouganda, du Kenya et de Tanzanie .

Celui qui dirige le Royaume-Uni est donc issu de l’immigration indienne.

Mais en creusant un peu j’ai appris qu’il était pratiquant de l’Hindouisme. Lui-même a souligné que le jour de sa désignation, le lundi 24 octobre, correspondait au jour de la fête traditionnelle de Diwali.

Le Diwali célèbre la victoire de la lumière sur les ténèbres et est fêté à travers le monde entier par la communauté hindoue.

En Grande Bretagne, il n’y a pas de constitution écrite. Il est de tradition que les députés prêtent serment sur la bible. Mais, après son élection au Parlement en 2015, Rishi Sunak a prêté serment au Parlement sur la Bhagavad Gita, le livre sacré hindou.

C’est ce qu’on lit dans cet article du Huffington Post : < La victoire de Rishi Sunak tombe le jour du Diwali, tout un symbole >

Au nord des iles britanniques, en Écosse, la première ministre depuis 2014, Nicola Sturgeon, a annoncé sa démission le 15 février 2023.

Ce mardi 28 mars, le parlement local d’Ecosse a désigné pour la remplacer Humza Yousaf qui deviendra aujourd’hui, mercredi, officiellement le premier ministre de l’Écosse.

Le journal suisse « Le Temps » constate que c’est <la première fois qu’une démocratie occidentale élit un leader musulman> et ajoute

« A l’annonce de sa victoire à la tête du parti, lundi, Humza Yousaf s’est levé, tout sourire, a donné une accolade aux deux candidates qu’il avait battues, puis s’est tourné vers ses parents, assis derrière lui. Son père, collier de barbe blanche strict, sa mère, foulard musulman sur la tête et une larme à l’œil, débordaient de fierté. Le nouveau leader du Scottish National Party (SNP), le parti indépendantiste écossais, élu avec 52,1% des voix, fait rarement de ses origines un argument politique, mais en ce jour historique, qui doit faire de lui mardi le premier ministre d’Écosse, il a tenu à les souligner. «Je dois remercier mes grands-parents, aujourd’hui décédés, d’avoir émigré du Pendjab (au Pakistan) vers l’Ecosse il y a plus de soixante ans. […] Ils n’auraient jamais imaginé que leur petit-fils serait un jour sur le point de devenir premier ministre.» »

Sa page Wikipedia nous apprend qu’il est né le 7 avril 1985 à Glasgow.

Il est le fils d’immigrés de première génération : son père, Muzaffar Yousaf, est né à Mian Channu au Pakistan et à émigré à Glasgow dans les années 1960, pour travailler comme comptable. Son grand-père paternel travaillait dans l’usine de machine de couture Singer à Clydebank dans les années 1960. Sa mère, Shaaista Bhutta, est née au Kenya dans une famille originaire d’Asie du Sud qui a subi de nombreuses attaques car elle était perçue comme prenant le travail aux locaux et qui a émigré plus tard en Écosse pour échapper aux violences anti-indiennes au Kenya.

C’est donc un écossais issu de l’immigration pakistanaise qui va diriger l’Écosse en tant que chef du Parti National Écossais qui est un parti qui souhaite l’indépendance de l’écosse.

Jean-Marc Four dans sa chronique du 28 mars : <Un musulman à la tête de l’Ecosse après un hindouiste à la tête du Royaume Uni> a ajouté

« Et face à lui, en Écosse ; Yousaf aura pour premier opposant le chef du parti travailliste écossais, Anar Sarwar qui, lui aussi, est d’origine pakistanaise ! »

« L’obs » dans un article <5 choses à savoir sur Humza Yousaf> nous révèle que :

« Humza Yousaf dit avoir beaucoup souffert de racisme, en particulier après les attentats du 11 septembre 2001. En 2021, avec son épouse, il a porté plainte pour discrimination contre une crèche qui avait refusé d’accueillir leur fille »

Jean Marc Four cite Humza Yousaf :

« Nous devrions toujours célébrer les immigrés qui contribuent tellement à notre pays. ».

Il y a donc au Royaume Uni un homme issu de l’immigration indienne et de religion Hindou qui est premier ministre et en écosse un homme issu de l’immigration pakistanaise et de religion musulmane qui est premier ministre

Jean-Marc Four a analysé ce constat de la manière suivante :

« […] c’est très révélateur de la poussée spectaculaire des élus issus de la diversité chez nos voisins britanniques. […]

L’homme qui incarne désormais l’Écosse est donc musulman, originaire du Pendjab au Pakistan par sa famille paternelle.

[…] Et lorsqu’il est devenu député il y a 12 ans, Yousaf a prêté serment en anglais et en ourdou, l’une des langues du Pakistan.

[…] Un dirigeant musulman, c’est une première dans un pays occidental.

[…] Un phénomène similaire est donc à l’œuvre à Londres, au Parlement britannique.

Puisque vous le savez, le premier ministre britannique, depuis l’automne, est lui aussi issu de l’immigration.

Rishi Sunak est hindouiste, il a d’ailleurs prêté serment sur la Baghavad Gita, l’un des textes fondamentaux de cette religion. […]

Deux de ses principaux ministres sont également enfants d’immigrants: la ministre de l’Intérieur Suella Braverman, originaire de l’île de Maurice et le ministre des affaires étrangères James Cleverly, originaire de Sierra Leone.

Ajoutons d’autres figures du parti conservateur : Kemi Badenoch, originaire du Nigeria, ou Nadim Zahawi du Pakistan.

Quant au maire de Londres, c’est le travailliste Sadiq Khan depuis maintenant 7 ans. Origine là encore : Pakistan.

Ces exemples nombreux disent une évolution majeure de la vie politique britannique : les élus issus de la diversité accèdent désormais aux plus hauts postes.

Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de racisme en Angleterre ou en Écosse. Il y en a : le nouveau premier ministre écossais raconte que sa fille en a été victime.

Mais l’ascension sociale des élus de 2ème ou 3ème génération est rapide en politique. Parce que certains partis, comme le parti conservateur, ont imposé des quotas.

Et aussi parce que la société y est prête. Elle n’a pas de réticence à porter à sa tête un enfant de l’immigration. […]

En tout cas, le contraste entre la France et le Royaume-Uni, déjà frappant avec l’avènement de Sunak, devient saisissant avec celui de Yousaf : l’équivalent en France, ce serait un président ou un premier ministre issu des immigrations algérienne, marocaine, sénégalaise.

Déjà qu’un ou une ministre, une Dati, un Ndiaye, une Vallaud Belkacem, c’est rare. Alors un chef de gouvernement n’en parlons pas. »

Il me semble que nos amis britanniques ont, sur ce point, un peu d’avance sur la France

<1740>

Mardi 28 mai 2019

«La peur de l’immigration est une crise de la fraternité humaine»
François Gemenne

Récemment, nous avons eu une discussion sur l’immigration avec Annie. Peu de temps après, elle m’a tendu une revue et m’a dit : « tu devrais lire cet article ».

La revue Kaizen est un bimestriel fondé en 2012, entre autre, par Cyril Dion, l’auteur du film « Demain ».

Selon <Wikipedia> :

Le mot kaizen est la fusion des deux mots japonais kai et zen qui signifient respectivement « changement » et « meilleur » [ou « bon »]. La traduction française courante est « amélioration continue ». En fait, par extension, on veut signifier « analyser pour rendre meilleur ».

Dans cette <présentation> du magazine, les auteurs expliquent :

« L’humanité vit des heures décisives : dérèglements climatiques, épuisement des terres arables, disparition en masse des espèces et pollutions généralisées, crises économiques, sociales, financières. Et plus grave encore : abandon de l’être humain. Face à ce constat nous aurions toutes les raisons du monde de désespérer et pourtant, silencieusement, un nouveau monde est en marche : intelligent, sobre, mettant au premier rang de ses priorités l’épanouissement de la Vie sur notre planète. C’est à ce monde que nous choisissons de donner la parole, à ces personnes qui portent les (r)évolutions que nous attendons, courageusement… A ces initiatives pionnières qui, par leur simplicité et leur bon sens, nous offrent de nouveaux horizons, de véritables raisons de croire en l’avenir. Plus que tout, nous croyons qu’il ne peut y avoir de réelle métamorphose de nos sociétés sans un profond changement de ceux qui la constituent : NOUS. »

Avec Annie, nous achetons régulièrement des numéros de ce magazine qui souhaite « construire un autre monde pas à pas »

<Le numéro 38> de mai-juin 2018 contenait un dossier sur les migrants. Et dans ce dossier, l’article dont il est question ci-avant, donnait la parole à François Gemenne, membre du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui enseigne les politiques d’environnement et les migrations internationales à Sciences Po et à l’Université libre de Bruxelles.

Hier, le mot du jour évoquait l’attitude de femmes, dans le cadre d’une communauté éducative, qui confrontées au dénuement et à l’isolement d’une famille de migrants sénégalais ont agi, comme des humains dignes de leur humanité réagissent quand ils voient d’autres humains en souffrance.

Il n’était plus question de migrants, mais d’humains. Il n’était plus question de discours politiques mais de regards qui se croisaient et qui se comprenaient, il n’était plus question de quotas mais de détresse et d’aide.

En 1979, il y eut la crise des boat people d’Indochine. A l’époque la France a recueilli sur son territoire plus de 120 000 réfugiés vietnamiens et cambodgiens qui fuyaient les régimes communistes. Deux grands intellectuels Raymond Aron et Jean-Paul Sartre s’étaient levés pour défendre le principe de l’accueil. Ce moment avait fait l’objet du mot du jour du <28 avril 2015> qui avait rappelé cette phrase de Sartre :

« Parce que ce qui compte ici, c’est que ce sont des hommes, des hommes en danger de mort. »

François Gemenne dénonce des analyses émotives ou instrumentalisées sur la crise migratoire et replace le contexte actuel dans l’histoire des sociétés humaines et de leurs migrations.

Quand on lui parle d’une « crise des migrants », il répond :

« Plus qu’une crise, il y a la perception d’une crise. Si on regarde les chiffres bruts, il n’y a pas d’augmentation substantielle des migrations : le nombre de migrants internationaux reste stable, autour de 3 % de la population mondiale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avant 1940, les chiffres étaient beaucoup plus importants, environ 6 à 10 %. La France a connu une lente augmentation : environ 220 000 titres de séjour sont accordés chaque année, chiffre globalement stable depuis quinze ans. Il n’y a donc ni explosion, ni invasion.

Par contre, il y a bien une crise de l’accueil, dans la mesure où les migrants arrivent aujourd’hui dans des conditions de plus en plus difficiles, avec des procédures de plus en plus inhumaines. C’est une crise politique, qui n’a rien à voir avec les flux migratoires. »

Il y a à l’évidence, une crise de l’accueil.

Les pouvoirs publics laissent faire. Je veux dire ; laissent les migrants s’installer dans des conditions d’hygiène indigne, souvent dans les quartiers populaires. Cette manière de faire conduit les habitants de ces quartiers à constater les nuisances de ces installations, constats qui conduisent à l’exaspération.

Est-ce cela qui est souhaité ?

L’accueil des immigrés n’a jamais été simple, particulièrement en France. L’immigration italienne, par exemple, a fait l’objet d’un rejet qui est allé jusque dans les plus grandes violences : <Le massacre des Italiens d’Aigues-Mortes des 16 et 17 août 1893> constitue un fait parmi d’autres.

Mais que dire, lorsqu’on laisse des dizaines ou des centaines de personnes s’entassaient dans des tentes sur des lieux non préparés à cet accueil, au milieu d’habitants qui pour certains puisent dans leur humanité pour aider au mieux mais qui pour la plupart sont effrayés, angoissés ou simplement désemparés.

En tout cas, si on souhaitait créer des tensions et un profond rejet à l’égard des migrants, on n’agirait pas autrement.

Lorsque le journaliste oppose à François Gemenne le fait que les procédures d’asile ont doublé en dix ans, selon les derniers chiffres officiels de l’Ofpra, avec plus de 100 000 demandes en 2017 dont à peine 30 % sont acceptées. Voici sa réponse :

« Il n’y a pas d’évolution linéaire des demandes d’asile : certaines années, il y en a beaucoup, d’autres très peu. Il y a eu un creux historique en 2007, ce qui explique que l’augmentation ait l’air spectaculaire sur dix ans, mais les chiffres étaient quasi identiques (65 000 demandes) entre 2004 et 2014, par exemple. Le nombre de demandes d’asile tient surtout à des conditions exogènes au pays d’accueil : les crises qui frappent certains pays, l’organisation des filières de passeurs qui privilégient telles régions, etc. L’asile reste un instrument humanitaire, cela ne doit pas être un outil de contrôle et de régulation : la France peut décider du nombre de titres de séjour qu’elle donne, pas du nombre de demandes d’asile auxquelles elle accède.

C’est bien là qu’il y a problème : comme on ne pense plus du tout une politique d’immigration, ceux qui veulent venir en France n’ont plus guère que l’asile comme moyen d’y parvenir. Cela crée un engorgement des procédures d’asile, et de l’accueil. Ce qui crée de l’injustice, car beaucoup de gens qui devraient pouvoir recevoir l’asile n’y parviennent plus. C’est comme cela qu’on dévoie l’outil qu’est l’asile. »

Il constate que désormais on n’aborde ce sujet des migrants que sous l’aspect émotionnel :

« Mais on n’aborde plus la situation migratoire que sous cet angle émotionnel, sur un registre de peur ou d’empathie, ce qui crée ce sentiment qu’il y a un problème à régler. On ne voit jamais les migrants dans des situations normales, en train de conduire leurs enfants à l’école ou de faire à manger en famille, car ce n’est pas un élément d’actualité. On continue de les voir comme un groupe social particulier plutôt que comme partie intégrante de la société. »

Il dénonce aussi l’opposition entre les réfugiés et les migrants économiques :

« Je suis né en Belgique et venu travailler en France : je suis donc un migrant, à Paris. Mais quand on parle des migrants dans les médias, on ne parle jamais de moi – ni de tous les chercheurs, cadres dans les multinationales ou époux de conjoint français. Pourquoi ? Probablement car je suis blanc et catholique. Le mot « migrant » est devenu un terme racialisé, qui désigne par-là les noirs, les Arabes et les musulmans. C’est comme cela qu’on en fait un thème qui va cristalliser un certain nombre d’angoisses, alors que c’était jadis un terme connoté très positivement : les migrants étaient des aventuriers, ceux qui avaient le courage de partir et de chercher une vie meilleure. D’ailleurs, en Afrique ou en Asie, cela reste un terme plutôt élogieux pour désigner ceux qui ont réussi à dépasser les difficultés en allant voir plus loin.

Mais en Europe, le terme a été complètement dévoyé depuis au moins trente ans pour être assimilé à une anomalie. Avec la crise des réfugiés syriens, face à la nécessité humanitaire de les accueillir, les gouvernements ont monté en épingle une vieille dichotomie entre d’un côté le « bon » migrant, qui serait le réfugié politique, persécuté dans son pays et dont la présence en Europe est de ce fait légitime, et de l’autre, le « mauvais » migrant, celui qui décide volontairement de migrer pour des raisons économiques et qu’il faut donc renvoyer chez lui. Comme si, pour renforcer l’acceptabilité sociale des réfugiés aux yeux de l’opinion publique, il fallait forcément le faire aux dépens des migrants. Alors qu’en réalité, les réfugiés sont simplement une catégorie particulière de migrants, nécessitant une protection particulière. »

Il explique pourquoi selon lui cette distinction « réfugiés », « migrants économiques » n’est plus pertinente :

« Parce qu’elle est héritée d’une histoire qui n’offre plus les bonnes lunettes pour comprendre le monde actuel. L’essentiel de notre régime politique et juridique sur les migrations vient de la Seconde Guerre mondiale : la Convention de Genève est créée en 1951 pour protéger les Juifs déplacés en Europe. Il y avait une condition de temps et d’espace. Par la suite, en 1967, un protocole additionnel ouvre le concept de réfugiés à des populations touchées par d’autres guerres ou violences, ailleurs, à la suite des crises de la décolonisation notamment. Mais on reste sur ce vieil instrument. Dans le même temps, les années 1950 et 1960 connaissent d’importantes migrations économiques : les pays du Nord – la France, la Belgique, l’Allemagne – achètent des travailleurs en Espagne, en Italie, au Maroc ou en Algérie pour aller dans les mines. Il y avait donc des parcours très linéaires et relativement simples : les réfugiés déplacés par les guerres, et […] les travailleurs invités qu’on faisait venir volontairement. Aujourd’hui, cela ne se passe plus du tout comme ça. Les flux sont complètement éclatés dans le temps, avec différents motifs de migrations qui s’imbriquent les uns dans les autres. Non seulement les gens ne bougent plus directement d’un pays vers un autre, puisqu’ils passent par toute une série de pays, mais en plus ils ne migrent plus pour un seul motif. Les raisons politiques, économiques et environnementales se mêlent les unes aux autres : l’environnement est devenu un enjeu géopolitique majeur, et les tensions économiques débouchent sur des crises politiques.

Le problème, c’est qu’on ne s’intéresse pas du tout aux parcours des migrants avant qu’ils n’embarquent sur un bateau en direction de l’Europe : on ne se rend pas compte qu’il y a des mois, parfois des années, d’errance à travers plusieurs pays. Souvent, le pays qui termine le parcours n’est pas celui qui était pensé comme destination finale, à l’origine. La plupart des migrants de la Corne de l’Afrique n’ont pas pour projet de terminer en Europe : ils quittent leur campagne pour trouver un boulot dans la ville la plus proche, mais n’en trouvant pas, ils franchissent la frontière pour aller dans le pays voisin, dans lequel ils tombent sous la coupe d’un gang de passeurs, qui leur ont fait miroiter un job en Libye, où ils finissent persécutés, réduits en esclavage, violentés ou torturés… […]. Cette distinction sur le motif des migrations n’a plus de sens aujourd’hui, c’est juste une façon, en Europe, de rationaliser un discours politique face à ce qui est perçu comme une crise insurmontable. Or non seulement cette catégorisation n’a guère de sens de manière empirique, mais elle pose toute une série de problèmes éthiques.

Prenons le cas de la population africaine : la moitié dépend de l’agriculture qui est sa principale source de revenus. Ça veut dire que toute variation de température ou de pluviométrie peut avoir une incidence considérable sur les récoltes et donc sur ses conditions de vie. Pour elle, l’environnement et l’économie, c’est la même chose ! En Europe, nos bulletins de salaire à la fin du mois ne dépendent quasiment plus du climat, mais on ne se rend pas compte que dans le reste du monde, les revenus restent directement affectés par les conditions environnementales. Et qu’à ce titre, un migrant économique est aussi souvent un migrant environnemental. […]

C’est l’histoire de la famille Joad que Steinbeck raconte dans Les Raisins de la colère. Dans les années 1930, la grande sécheresse appelée le « Dust bowl » en Oklahoma, en Arkansas et au Texas a poussé entre 200 000 et 300 000 personnes, essentiellement des paysans, à tout quitter pour aller vers la Californie. À l’époque, il n’y a rien en Californie, à part quelques chercheurs d’or. L’exode est un calvaire, les conditions sont extrêmement difficiles et les migrants sont très mal accueillis. Pourtant, si c’est devenu aujourd’hui l’État le plus prospère et le plus peuplé des États-Unis – et la 5e économie mondiale, devant la France ! – c’est à ce peuplement migratoire que la Californie doit cette richesse. »

Il considère qu’il serait illusoire de vouloir fixer les populations humaines :

« C’est à rebours de l’Histoire. Les flux migratoires sont comme le jour et la nuit : on peut éclairer les rues tant qu’on veut avec des projecteurs, on n’empêchera pas la nuit de succéder au jour. Idem, on peut mettre tous les barbelés et les garde-frontières du monde, l’immigration continuera d’exister. Cette idée qu’on ne contrôle pas les flux est très difficile à faire passer. […]

Les frontières sont devenues des totems symboliques. On reste encore pénétrés par cette idée que le degré d’ouverture détermine les flux migratoires mondiaux : si on ouvre, tout le monde va venir, si on ferme, plus personne ne viendra. C’est une méconnaissance totale de la réalité du projet migratoire : jamais un migrant ne va se décider à partir parce qu’une frontière est ouverte en Europe. Et à l’inverse, il ne renoncera pas parce qu’une frontière est fermée. »

Il prétend que « l’appel d’air » est un mythe :

«L’appel d’air est un concept d’extrême droite qui est entré dans le vocabulaire courant : toutes les recherches sont unanimes depuis des années pour affirmer que cela n’existe pas. Les conditions d’accueil et d’aides sociales ne déterminent absolument pas le pays de destination pour un migrant : personne ne vient à Calais parce qu’on y installe des douches… C’est une décision extrêmement difficile de migrer, ça implique de quitter sa famille, c’est aussi un investissement qui coûte très cher et c’est donc une possibilité qui s’offre à une toute petite minorité de la population mondiale.

Tout le monde ne veut pas venir ici, c’est une vision très eurocentrée. Quand on regarde un panorama mondial des flux migratoires, on n’a pas du tout cette impression de crise : il y a un certain équilibre entre les régions du monde, et la plupart des migrations africaines vont vers l’Afrique, et non vers l’Europe comme on se l’imagine souvent. Le plus grand flux d’émigration, il est du sud vers le sud – soit environ 35 % des migrations mondiales. D’ailleurs, un flux migratoire en forte augmentation ces dernières années, c’est celui du nord vers le sud – et non l’inverse. De plus en plus d’Européens pensent qu’ils vont avoir une meilleure vie s’ils migrent dans des pays africains ou asiatiques. Malgré tout, ce sentiment de crise et d’invasion est très vivace, en Europe. »

Sa conclusion est que la peur de l’immigration est nourrie par nos craintes devant notre identité collective et constitue une crise de la fraternité humaine :

«  L’immigration interroge des peurs autour de notre propre identité collective, ce qui définit le « nous » et ce qui définit l’autre, le « eux » – Sarkozy a très bien senti cela quand il crée un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, en 2007. C’est pour cela qu’il y a une telle obsession autour des frontières actuellement, parce que c’est le moyen de marquer concrètement, sur le territoire, le « nous » et le « eux ». Il y a une logique de repli où chacun voudrait être une petite Grande-Bretagne, à gérer ses propres affaires sur son territoire, sans prendre en compte l’impact que cela a partout dans le monde. C’est pour ça que l’enjeu environnemental rejoint directement celui des migrations. Cette crise de l’identité collective est une crise du cosmopolitisme, dans laquelle on n’arrive plus à se penser comme des humains habitant la même planète. C’est une crise de la fraternité humaine. »

Voilà ce que dit et écrit François Gemenne.

Cependant comme je l’écrivais ci-avant, l’immigration et l’accueil des immigrants n’ont jamais été simples. En plus, aujourd’hui, s’il n’y a pas de crise de l’immigration, il y a au moins une crise de notre État social.

Nos gouvernants ne cessent de marteler que notre État social coûte trop cher. Alors même si dans les faits, il peut être affirmé que l’immigration ne coûte quasi rien à notre État social, comment ne pas comprendre que cette crainte d’un coût excessif puisse exister.

Il y a aussi une crise de notre société, crise du chômage et crise de l’intégration, crise de la fragmentation de notre société. Toutes difficultés qui augmentent la crainte d’accueillir.

La thèse d’ouvrir totalement les frontières comme le préconise François Gemenne me pose question. La vieille formule de Michel Rocard : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit prendre sa part », ne serait-elle pas plus appropriée ?

C’est pourquoi la manière dont on traite aujourd’hui les migrants qui sont sur notre territoire est indigne et ne règle en rien le problème. Sur ce point comme sur d’autres, je rejoins François Gemenne.

<1243>

Lundi 27 mai 2019

« Une histoire simple »
Une histoire racontée sur twitter

Une histoire simple est un film de Claude Sautet avec Romy Schneider.

Ce titre s’est imposé à moi comme exergue pour partager une histoire lue sur twitter et écrit par Vincent qui raconte ce qu’il comprend de ce que fait sa mère qui est Principale de collège.

Ce sont des faits, rien que de faits.

Je la partage sous la forme des tweets.

vincent‏ @WaveDock
24 mai 13:08

J’invite ma mère au restaurant ce soir pour la fête des mères. On parle de nos vies, nos boulots. Je la sens un peu préoccupée. J’insiste. Et là, elle me raconte ce qui lui « pèse » depuis plusieurs semaines.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

En Janvier, elle a commencé à s’intéresser à une fille sénégalaise de 12 ans fraîchement débarquée dans le collège de la ville avec sa famille. Rapprochement familial, des évènements de la vie les amènent dans ce bled pommé au nord de Lyon.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Les 4 enfants sont scolarisés, mais les parents sont sans emploi, sans domicile, vivent à l’hôtel du patelin où le tenancier leur loue une chambre de 4 (pour 6) à un tarif défiant toute concurrence, mais sans aucun service. Pas de lessive, pas de changement des draps. Rien.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Ma mère rencontre les parents après des signes suspects sur la fille de 12 ans. Mauvaise hygiène, comportement bizarre … Et elle découvre la situation. Pas de salaire, la manche, payer l’hôtel à tout prix pour ne pas finir à la rue.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Ni une ni deux, ma mère saisit toutes les institutions, organismes, associations du coin. Rien. Alors elle commence elle-même à donner de sa personne. Elle commence par faire un CV au père de la famille. À chercher des appartements dans le coin.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Elle utilise son réseau pour démarcher des propriétaires du coin pour un logement. Se propose en caution solidaire pour l’appartement. Envoie des CV. Fait des lettres de motivation « en laissant deux ou trois fautes histoire de … ».

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Bref, à ce moment là, ma mère est déjà une héroïne pour moi. Je vous passe les troubles scolaires des enfants, les messages racistes que cette gamine reçoit de camarades de collège « parce qu’elle pue », des histoires de Snapchat screenshotés.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Et puis on finit la conversation là-dessus. La situation se décante. Le père a trouvé un travail en 3×8, ma mère a trouvé un ami qui lui a vendu une vieille 205 à 300€. Ils ont une touche sérieuse pour un appart’. La fille de 12 ans va mieux.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

On arrive chez ma mère dans son logement de fonction. Parce que ma mère est principale de collège, fonctionnaire de l’Éducation Nationale. Et cette gamine de 12 ans est une élève.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Dans le couloir de l’entrée je vois 2 gros sacs poubelle. Je lui demande « tu fais un ménage de printemps ? », et là elle me regarde et me dit « non, avec ma CPE on ramène leur linge les weekends pour le laver, ils sont 6 alors tu comprends … »

vincent‏ @WaveDock
24 mai

J’ai rien pu faire d’autre que lui faire un gros câlin. Ma mère gère depuis des années la misère sociale en étant au contact des gamins de familles au bord du gouffre. Mais jamais autant qu’aujourd’hui. Et jamais son rôle n’a été aussi important.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Bref, ma mère est la meilleure du monde et si j’entends encore quelqu’un parler en mal des fonctionnaires, je le déssoude.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

J’ai oublié tout un tas d’éléments, mais la CPE en question fait les lessives en cachette, parce que son mari en a marre qu’elle soit la justicière en chef, se flingue la santé à faire du bénévolat partout et tout le temps.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

La secrétaire italienne de ma mère a un jardin et un mari retraité qui jardine beaucoup, alors elle ramène tous les deux jours des pleins bacs de soupe pour eux, et quand elle a le temps elle leur prépare des lasagnes.

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Les « dames de la cantine » planquent des barquettes de plats non entamées pour leur donner. Ce qui peut au passage leur valoir leur poste : « Quand c’est des frites les gosses mangent tout alors elles leur gardent du pain ».

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Aaaaaah j’arrête j’ai les yeux qui piquent. Mais quelles femmes. <3

vincent‏ @WaveDock
24 mai

Vous avez été nombreux à le demander. En DM, par message Instagram, en mentions. Avec concertation avec ma mère, nous leur mettons en place une cagnotte Leetchi : https://www.leetchi.com/c/le-combat-de-grandes-femmes …

Dans le mot du jour du mercredi 27 mars 2019, je citais Christophe André : « Notre société ne tient que grâce aux gens gentils.».

<1243>

Mercredi 14 septembre 2016

«U.P.E.A.A.
Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants »
Acronyme que seule l’Éducation Nationale Française est capable d’inventer

Il faut bien savoir être un peu léger parfois, quoique…

Dans ce cas, il suffit de faire un tour dans l’univers de la créativité de l’Education Nationale pour s’amuser et aussi se dire : Peut-on être pédagogue, c’est-à-dire selon ma définition rendre simple des choses complexes, quand on se complaît dans un tel vocabulaire ?

Rappelons qu’« allophone » a pour définition : « Personne qui parle une langue autre que celle(s) de la majorité. ».

Bref il s’agit ici d’une « classe à destination d’immigrés qui ne parlent pas le français ».

On pourrait même dire « classe à destination d’immigrés allophones », car le terme allophone est précis et signifie exactement ce de quoi on parle. Il ne s’agit pas de faire l’éloge d’une langue pauvre et de ne pas utiliser des termes précis et appropriés.

Ce qui est en cause ici et qui constitue la novlangue des technocrates ce n’est pas l’utilisation du mot « allophone » mais bien son association avec « unité pédagogique » et surtout « élèves arrivants ».

En outre si on lit rapidement l’acronyme d’« UPEAA », on entend « duper » qui a lien étroit avec tromperie.

J’ai appris l’existence des « UPEAA » grâce à cet article : <Madame vous avez fait quoi pour devenir francaise ?>

Cet article présente un autre intérêt : celui du témoignage d’une française d’origine vietnamienne : Doan Bui, journaliste qui a été invitée à retourner dans son ancien collège « Berthelot » au Mans où elle a rencontré des élèves migrants originaires de Syrie, du Kosovo, du Tchad.

Je cite quelques extraits de ce reportage :

« Fin avril, je suis donc retournée en classe, et j’ai vu mes « successeurs »… Cette fois, c’est moi qui étais au tableau.

Avec cette double casquette : journaliste à « l’Obs » et fille de migrants (ou plutôt l’inverse). […]

Erza, blonde aux yeux bleus, est kosovare (elle dit « albanaise » sur sa page Facebook), Aminata vient de Mauritanie, « où il y a la guerre », Rama de Syrie, Nawele d’Italie et de Tunisie, Mariam ou Jamilati du Tchad.

Derrière leurs grands sourires, elles traînent avec elles des histoires d’exils et de déchirements parfois terribles, et pourtant, quand on les voit, impossible de les distinguer de leurs camarades.

Ce ne sont pas des « migrantes ». Juste des ados, qui se taquinent, pensent à l’avenir, à l’amour, et pouffent quand elles évoquent les garçons.

Zain, 15 ans, est gêné quand les filles l’appellent pour poser. Il est plus timide. Il attendra la pause goûter pour me raconter son histoire. Zain est un Mineur Isolé étranger, un « MIE ». « Je viens d’Islamabad. Mes parents m’ont envoyé en France. A l’aéroport, j’étais tout seul. Mais j’ai rencontré un autre Pakistanais. Il m’a conseillé d’aller à Laval où il connaissait des gens. J’ai été dans un foyer, dans l’Aide Sociale, c’était le nom. Et puis après, je suis arrivé au Mans. […]

Zain est « très sociable » me disent ses professeurs. Scolarisé en troisième, il commence à se débrouiller. Derrière lui, souriant et mutique, Yannick, un autre « MIE » vient d’Angola. Hanh Baillat, professeur de Français : On a d’autres MIE qui sont arrivés cette semaine. L’éducateur ne savait rien d’eux, à part qu’ils ont été trouvés à Paris, qu’ils seraient originaires d’Egypte. Ils ne parlent pas un mot de français, pas un mot d’anglais. Ils sont « NSA », comme on dit. « Non scolarisés antérieurement »

Mais ça n’a pas l’air de lui faire peur à Hanh. Elle me désigne ainsi Aminata, vive comme du vif argent, qui est arrivée de Mauritanie, il y a moins d’un an. « Elle était NSA aussi, au départ, pour lui apprendre le français, on travaillait avec des images. » Aminata parle si bien français qu’on croirait qu’elle l’a appris depuis toute petite. En Mauritanie, par exemple. Aminata s’exclame : « Ah non, je n’ai pas appris le français là-bas !!!
L’école en Mauritanie, c’était pas bien. Ici, en France, tout est mieux. Même le froid, je m’y suis habituée. » […]

Qui se sent venir à 100% d’un endroit ? » demande Françoise Leclaire, qui a lancé le projet auprès des élèves de l’UEPAA. Personne ne lève le doigt…

Sur les murs, des cartes où sont épinglés tous les pays d’où viennent les enfants, leurs parents, leurs grands-parents. […]

Mariam, du Tchad, qui a également habité à Moscou, est très tracassée par ce que ça veut dire « devenir français » :

« Madame, est ce que vous vous sentez française ?  Qu’est-ce que vous avez fait pour devenir française ? »

Hum… Qu’est-ce que j’ai fait pour devenir française ?
Moi qui suis née française (enfin presque, naturalisée à deux ans), j’ai toujours eu l’impression d’être française.
A cause des livres peut être : je me rêvais en petite fille modèle, façon Comtesse de Ségur. »

Voilà au-delà d’apprendre quelques acronymes amusants ou débiles, cet article parle d’enfants, de déchirures, de guerres, d’exil et de cette difficile quête : « devenir français »

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Jeudi 21 Avril 2016

Jeudi 21 Avril 2016
«Vivre et laisser mourir»
Michel Foucault

Donc le Pape François s’est, à nouveau penché, sur le sujet des réfugiés et il a même ramené concrètement 12 réfugiés au Vatican.

Conversation est un site où on peut trouver des articles initialement en langue étrangère traduits en français.

Un article d’un universitaire anglais, Stéphane J Baele, University of Exeter, m’a interpellé car il rapproche la situation actuelle aux frontières de l’Europe à une réflexion de Michel Foucault développée à partir de 1974 : <la biopolitique>

Biopolitique est un néologisme pour identifier une forme d’exercice du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires mais sur la vie des gens, sur des populations, le biopouvoir.

Le pouvoir va s’intéresser à la vie, à la santé, à la retraite et même à la fin de vie des citoyens de son territoire. En témoigne toutes les caractéristiques de l’Etat providence, de la sécurité sociale et de l’existence de toute une organisation visant à accompagner les citoyens de la naissance à la mort. Des campagnes financées par le pouvoir vont donner des injonctions à la population :

  • Ne pas fumer ;
  • Ne pas trop boire d’alcool ;
  • Bien manger …5 légumes et fruits ;
  • Avoir des activités physiques ;
  • Se soumettre à des examens médicaux périodiques etc…

Parallèlement Foucault prévoyait aussi que ce biopouvoir aurait des incidences sur la manière de traiter les autres, ce qui ne sont pas « les citoyens protégés ». Ce pouvoir tenterait de protéger ses concitoyens des « autres ».

Et c’est ainsi que, l’universitaire anglais introduit son article : <Vivre et laisser mourir : Michel Foucault avait-il prédit la crise des réfugiés ?> :

« En mars 1976, le philosophe Michel Foucault décrivait, sous le terme de « biopolitique », l’avènement d’une nouvelle logique de gouvernance propre aux sociétés libérales occidentales, obnubilées par la santé et le bien-être de leurs populations.

Quarante ans plus tard, force est de constater que les pays occidentaux ont, plus que jamais, à cœur de promouvoir une alimentation saine, proscrire le tabac, réglementer la consommation d’alcool, systématiser le dépistage du cancer du sein ou informer leurs citoyens sur les risques de contracter telle ou telle maladie.

Michel Foucault n’a jamais prétendu que cette tendance était regrettable, après tout elle sauve des vies. Il estimait, en revanche, que le fait d’accorder autant d’importance à la santé et la prospérité d’une population excluait de fait ceux qui n’y avaient pas accès et étaient considérés comme susceptibles de les mettre en danger.

La biopolitique est donc la politique du « vivre et laisser mourir ». En se focalisant sur sa propre population, un pays augmente les conditions susceptibles « d’exposer à la mort, de multiplier pour certains le risque de mort ».

Ce paradoxe aura rarement été plus manifeste que durant la crise qui, ces dernières années, a vu des centaines de milliers de personnes chercher refuge en Europe. Il est frappant de constater à quel point les sociétés européennes investissent chez elles dans la santé, tout en érigeant des barrières juridiques et matérielles toujours plus étanches afin de maintenir les réfugiés à distance. De fait, elles participent activement à la mort d’êtres humains.

Le conflit au Moyen-Orient est meurtrier. À elle seule, la guerre civile en Syrie a déjà fait 300 000 morts, selon la plupart des estimations. Elle nous donne à voir quelques-unes des pratiques les plus effroyables, dont le gazage de plusieurs milliers de civils à Damas en 2013.

Des groupes extrémistes comme Daech affichent une cruauté inconcevable. Ils décapitent leurs victimes à l’aide de couteaux ou d’explosifs, les enferment dans des cages avant de les brûler vives, les crucifient, les jettent du haut des immeubles et, plus récemment, ont fait sauter une voiture dans laquelle se trouvaient des passagers (un enfant aurait déclenché le dispositif). Cette violence s’est exportée en Europe. Et certaines des grandes villes syriennes ressemblent aujourd’hui au Stalingrad de 1943.

Évidemment, les populations fuient, comme l’avaient fait avant elles les Belges – par exemple – au début de la Première Guerre mondiale : le Royaume-Uni en avait accueilli 250 000, parfois au rythme de 16 000 chaque jour.

Mener une vie normale étant impossible sur la quasi-totalité du territoire syrien, l’émigration se poursuivra inévitablement tant qu’il restera des civils dans cette région dévastée par la guerre. […]

Confrontés au drame qui se joue à leurs portes, que font les États membres de l’Union européenne ?

Exactement ce qu’avait prédit Foucault. Hormis l’Allemagne, ils rivalisent d’imagination pour mettre en place des politiques visant à se prémunir contre l’arrivée des réfugiés et envoient des messages dissuasifs toujours plus explicites.

L’Autriche a ainsi décidé unilatéralement de fixer des quotas sur le nombre de demandeurs d’asile qu’elle acceptera quotidiennement, laissant la Grèce, en faillite, gérer seule l’afflux d’immigrés.

Une semaine plus tôt, Manuel Valls avait déclaré que la France et l’Europe ne pouvaient « accueillir plus de réfugiés ». […]

Au Danemark, la police est désormais autorisée à saisir les objets de valeur appartenant aux réfugiés, les privant ainsi du peu qu’il leur restait. La Slovaquie a, de son côté, décrété qu’elle n’accueillerait que des réfugiés syriens chrétiens, et pas plus de 200, au prétexte que les musulmans « ne se sentiraient pas chez eux » et ne seraient de toute façon pas acceptés par la population locale. […]

Les pays occidentaux, dont la politique d’immigration est de plus en plus implacable, importent aussi des technologies militaires destinées à établir des dispositifs de contrôle sophistiqués et des barrières infranchissables en Grèce, en Bulgarie ou dans les enclaves espagnoles au Maroc. Les « conditions favorables à la mort des autres » sont ainsi réunies. Les Syriens n’ont désormais que le choix de survivre chez eux ou d’entreprendre un voyage périlleux vers des pays sûrs mais totalement verrouillés.

Les théories plus ou moins complexes échafaudées pour justifier cette politique sont facilement réfutables, tant sur le plan rationnel que moral. Le seul raisonnement qui tienne est celui de Foucault.

En expliquant pourquoi une société aussi obsédée par la santé est capable (plus ou moins indirectement) de tuer des gens capables de contribuer à cette santé, Foucault lance un mot fort : le racisme, au sens large du terme.

Sa théorie, confirmée depuis par des milliers d’expériences en psychologie sociale, est la suivante : pour que des individus acquiescent à des politiques extrêmes et qu’ils les parent d’arguments moraux, ils doivent considérer les gens qui en sont victimes comme différents, extérieurs à leur communauté.

C’est pourquoi le Royaume-Uni, qui avait accueilli 250 000 Belges avec du thé et des gâteaux entre 1914 et 1916, contribue aujourd’hui, avec la majeure partie des pays de l’Union européenne, à la mort de milliers d’êtres humains ayant fui une guerre dans laquelle s’affrontent un régime dictatorial et le groupe terroriste le plus violent (quantitativement et peut-être qualitativement parlant) de tous les temps.

Le peu de moralité qui subsistait chez les États européens est en train de s’évaporer. »

C’est un autre regard sur la crise des migrants qui sont aux frontières de notre espace européen.

Je peux aussi vous inciter à écouter cette belle émission où Philippe Meyer avait invité Pascal Brice, directeur de L’OFPRA (l’Office français de protection des réfugiés et apatrides) qui d’une voix calme, posée explique avec intelligence et humanité le rôle de l’établissement qu’il dirige, toujours en se référant aux valeurs que sous-tendent le droit de réfugiés. Il montre aussi le défi auquel nous sommes confrontés.

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Vendredi 06/06/2014

Vendredi 06/06/2014
« Si l’Europe m’explique dans le détail comment on doit pêcher l’espadon mais qu’elle ne me dit rien sur la manière de sauver un immigrant qui se noie,
cela veut dire que quelque chose ne va pas.»
Matteo Renzi
Le jeune premier ministre italien dont le Parti a pu obtenir 41% aux européennes et sortir nettement en tête en Italie, vient de donner une interview publié dans le Monde. J’aime beaucoup le style mais aussi ce qu’il dit au fond. Il explique notamment que «Si nous voulons sauver l’Europe, nous devons la changer.»
Il dit par exemple :
« Tant que l’Europe ne se dote pas d’une méthode pour combattre le chômage, toute discussion sur les postes sera inutile et inefficace. »
et aussi :
« Le prochain président de la Commission devra aimer l’Europe. Mais aujourd’hui, les vrais amoureux de l’Europe savent qu’elle ne fonctionne plus telle qu’elle est. Il devra aimer l’Europe avec le regard d’un innovateur. »
Et encore :
« L’Italie ne demande rien. Elle fait son travail qui est de sauver les migrants, grâce à l’opération Mare Nostrum. Laisser mourir des enfants dans la Méditerranée est un affront à la morale comme aux règles maritimes. […] Je me sens comme un citoyen européen qui veut voir une Europe avec une âme, pas seulement avec des règles. Si l’Europe m’explique dans le détail comment on doit pêcher l’espadon mais qu’elle ne me dit rien sur la manière de sauver un immigrant qui se noie, cela veut dire que quelque chose ne va pas. Je travaille pour donner une âme à l’Europe et j’espère que le PSE est conscient de ce problème. « 
[…]
« J’aime l’idée qu’on fasse de la politique en CDD. Pendant des années, tu te consacres corps et âme à ça et après tu lâches. Le fait d’avoir un des gouvernements les plus jeunes de l’histoire d’Italie a un avantage. Dans dix ans, nous aurons passé la main. Je considère chaque jour comme une urgence. Chaque jour est bon pour commencer à changer l’Italie. »
Vous trouverez en pièce jointe l’article en intégralité.
Espérons qu’il garde cette fraîcheur et cette énergie.
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