La destruction par le feu de Notre Dame de Paris a entraîné beaucoup de réactions et beaucoup de discussions. Surtout depuis que des riches mécènes ont décidé très rapidement de verser de grosses sommes d’argent.
Certains ne comprennent pas qu’on puisse trouver autant d’argent, en si peu de temps pour relever des murs, alors qu’on n’en trouve pas pour loger les sans-abris et pour éradiquer la misère.
D’autres plus mesurés, comme les représentants de la fondation de l’Abbé Pierre, de l’armée du salut ou d’ATD Quart monde, expriment leur satisfaction de constater que des financements vont permettre de réparer l’édifice religieux mais voudraient que la générosité s’étende aussi à la misère humaine. Le Monde a publié un article : <Le malaise des associations caritatives face à la générosité pour Notre-Dame> qui présente ces interrogations.
Le journal a relayé un tweet de l’essayiste Ollivier Pourriol, posté mercredi 17 avril :
« Victor Hugo remercie tous les généreux donateurs prêts à sauver Notre-Dame de Paris et leur propose de faire la même chose avec les Misérables. »
J’y reviendrai, peut-être, dans un mot du jour ultérieur.
Mais aujourd’hui et avant le week-end pascal qui commémore le cœur du récit de la civilisation chrétienne dont je suis issu et beaucoup d’entre vous certainement aussi, et en écho à ce magnifique monument qui a été construit au moyen âge et qu’un grand nombre souhaite reconstruire, je veux partager une autre histoire, une histoire de valeur, de sens et d’intelligence.
Boris Cyrulnik avait publié en 2004 : « Parler d’amour au bord du gouffre ».
Dans le chapitre II intitulé : « La résilience, comme un anti-destin » il donne comme titre à un de ses développements : « Avoir une cathédrale dans la tête »
Et il raconte cette histoire :
« J’ai souvent attribué à Charles Peguy la fable suivante. En se rendant à Chartres, Peguy voit sur le bord de la route un homme qui casse des cailloux à grand coup de maillet. Son visage exprime le malheur et ses gestes la rage.
Peguy s’arrête et demande: « Monsieur que faites-vous ?». «Vous voyez bien ! lui répond l’homme, je n’ai trouvé que ce métier douloureux et stupide.».
Peguy aperçoit un autre homme qui lui aussi casse des cailloux, mais son visage est calme et ses gestes harmonieux. «Que faites-vous monsieur?» lui demande Peguy. «Eh bien, je gagne ma vie grâce à ce travail fatigant mais qui a l’avantage d’être en plein air».
Plus loin, un troisième casseur de cailloux irradie de bonheur. Il sourit en abattant la masse et regarde avec plaisir les éclats de pierre. «Que faites-vous? » lui demande Peguy. L’homme lui répond: «Moi, répond cet homme, je bâtis une cathédrale !»
« Je bâtis une cathédrale ! »
Cyrulnik reconnait lui-même, dans son livre, que cette histoire n’est pas de Charles Peguy. Certains site comme <celui-ci> ou <celui-là> attribue cette fable à Raymond Lulle philosophe, poète et théologien de Majorque (1232-1315).
Mais ce qui est essentiel, c’est cet homme qui transcende son travail pénible par la compréhension du but de son action : « bâtir une cathédrale »
Boris Cyrulnik explique:
«Le caillou dépourvu de sens soumet le malheureux au réel, à l’immédiat qui ne donne rien d’autre à comprendre que le poids du maillet et la souffrance du coup. Alors que celui qui a une cathédrale dans la tête transfigure le caillou, il éprouve un sentiment d’élévation et de beauté que provoque l’image de la cathédrale dont il est déjà fier». »
Il y a deux faces à cette force qui transforme un geste pénible et parcellaire en un grand dessein :
La première est une responsabilité individuelle : chercher le sens de ce que l’on fait et accepter de participer à une œuvre qui nous dépasse. C’est ce dont parle principalement Boris Cyrulnik.
La seconde est collective et à mon sens plus importante. Quel est le récit qui bâtit notre civilisation, dans lequel nous pouvons nous inscrire, donner de nous-même pour quelque chose de plus grand que nous ?
Il m’étonnerait beaucoup que ce dessein mobilisateur pourrait être de vouloir toujours consommer davantage, ou que chaque jeune ait le désir de devenir milliardaire ou encore que la science puisse allonger indéfiniment la durée de vie de certains homo sapiens pour qu’ils puissent consommer plus longtemps.
La question qui se pose est bien celle-ci ; quelle cathédrale avons-nous envie collectivement de bâtir ?
PS : J’avais déjà cité cette histoire dans un mot du jour mais sans en faire le point central du mot. C’était le mot du jour du 29 novembre 2016 et qui concernait la création par Ambroise Croizat de la sécurité sociale.
<1228>
Bravo Alain, encore une fois juste et fort …..
Je crois malheureusement qu’à une époque où l’information circulait peu et n’était pas multiple, il était plus facile de bâtir un projet commun.
Aujourd’hui, chacun donne son avis sur tous les sujets et le bon sens ne suffit pas à dégager une piste commune
Ce mot m’évoque un message reçu d’une amie le jour où notre dame de Paris brulait. je aprtage la réflexion de cette amie Kti , engagée comme moi dans le mouvement appreciatif, mouvement qui vise à faire connaitre une démarche centrée sur les forces que nous avons tous et qui se révèlent dans nos vies et que nous pouvons choisir de mettre en lumière
« Le drame de Notre Dame nous rappelle de ne pas oublier de découvrir et d’apprécier chaque jour les merveilles qui nous entourent dans notre vie, notre ville, notre pays, en même temps que nous nous précipitons pour découvrir et apprécier celles qui sont lointaines.
L’herbe n est pourtant pas plus verte ailleurs, et la merveille n’est pas plus merveilleuse ailleurs … elle est simplement moins habituelle …
Mais ces habitudes nous font peut-être oublier que ce sont là nos racines …
Nous étions habitués et y sommes passés tant de fois sans mesurer vraiment la réalité de ces racines, au delà du regard artistique.
Ces racines, ces merveilles que l’on voit, presque sans regarder, avec habitude, ne sont-elles pas aussi chacun chacune d’entre nous ?
Ne sommes-nous pas tous, les uns les autres, les merveilles des uns les autres ?
Ce sentiment d’arrachement et d’impuissance, de stupeur incrédule, de choc émotionnel, de vide inimaginable, ressemble étrangement au sentiment face à la disparition.
Il m invite à prendre conscience et apprécier chaque instant cette part, cette racine de nous que sont les autres… »
Eric le Boucher a commis un article dans le journal les Echos , publié le 19 avril 2019 qui est très proche de l’interrogation posée dans ce mot du jour.
https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/et-maintenant-reconstruire-la-cathedrale-france-1012738
«Et maintenant, reconstruire la cathédrale France»
Il écrit notamment
«Beaucoup de Parisiens avaient oublié la beauté de Notre-Dame à force de la côtoyer, tout comme beaucoup de Français ont oublié que l’on vit plutôt bien dans leur pays.[…]
Le rappel vaut pour la France. Le choc international créé par la chute de la flèche en flamme est venu dire aux Français qu’ils ont le bonheur d’avoir l’un des pays les plus beaux du monde. Le continent immense vient chez eux épouser les mers, sous un climat au philosophique mot de tempéré, arrosant une terre économique grasse à lin et à vin, aux paysages esthétiques si diversifiés qu’il suffit de passer un col. L’histoire a fait des cathédrales, des châteaux, des villes dans cet envié esprit français qui sait marier brillance et équilibre.
Puisse donc l’incendie nous y ramener et calciner l’injustice des sondages sur ces Français « malheureux », se classant au 24e rang selon l’ONU ( World Happiness Report 2019) à côté des Mexicains, quand les Anglais sont 15e malgré le Brexit, les Allemands 17e, les Finlandais 1er. Seule la durée de vie est mise en « facteur positif » quand, pour les Français sondés, tout le reste va mal : le revenu par habitant, le social, la liberté, la corruption et la faible « générosité ».
[…] Le feu a pris sur l’île de la Cité, il s’agit bien de notre cité.
Le grand débat a montré que l’engagement pouvait surpasser le ressentiment. Emmanuel Macron doit en tirer des mesures pour répondre aux attentes. Il doit surtout redonner intérêt au récit national, à l’amour de la diversité des paysages et des gens, à l’ambition de briller et à l’harmonie du tout. Reconstruire Notre-Dame, comme faire revenir le bonheur de la voir, d’y entrer et d’être en France. »
Merci pour ce mot du jour et pour ces commentaires.
Je commençais à désespérer quelque peu des articles, interview, réactions et querelles qui jalonnent nos journées depuis cet évènement dramatique et qui ne sont pas dignes de l’émotion partagée par un si grand nombre d’humains.
Bâtir une cathédrale, c’est vouloir s’élever, créer ou participer à la création d’une œuvre commune faite de beauté et d’harmonie, c’est donner un sens positif à nos vies.
Soyons fiers de ce que nos aïeuls ont bâti et faisons notre leur courage pour reconstruire, dans le même état d’esprit, cette cathédrale.
Nous avons la chance de vivre dans notre pays, avec toute sa diversité et ses chefs d’œuvres naturels ou édifiés. Et nous ne les voyons plus. Nous passons devant sans plus nous émerveiller, sans plus nous en rendre compte et il nous faut ce malheur, ce manque dans notre paysage, pour dessiller les yeux de la plupart.
Comme tu l’écris si bien Alain, reconstruire cette cathédrale, ce sera donner de nous-même pour quelque chose de plus grand que nous ?