Vendredi 16 juillet 2021

« Vous ne pouvez pas comprendre »
Des iraniens à Marc Kravetz qui essyait de décrire ce qui se passait lors de la révolution islamique à Téhéran.

Nous n’avons pas compris.

Je n’ai pas compris. J’avais 20 ans début 1979, quand tout cela s’est passé en quelques mois, quelques semaines.

Idéaliste, fortement influencé par les journaux français et les intellectuels de gauche, dans mon esprit le Shah D’Iran était un dictateur sanguinaire. Et, le paisible et vieux religieux qui recevait ses hôtes, assis en tailleur sous un pommier, à Neauphle le Château, allait probablement utiliser son autorité pour organiser une transition paisible, après que le peuple iranien ait chassé son empereur. Il allait permettre l’apparition d’une démocratie et de la liberté en Iran et mettre fin aux exactions de la sinistre Savak, la police politique du Shah.

Mohammad Reza Pahlavi portait, en outre, cette tare d’être entièrement entre les mains des américains depuis que la CIA avait chassé lors d’un coup d’état le premier ministre Mohammad Mossadegh qui voulait donner à l’Iran un destin autonome.

Mais cet homme, presque souriant sous le pommier, était en réalité un vieillard austère, retors, cruel, archaïque, misogyne, antisémite et ennemi farouche de l’occident et de la liberté.

Je me souviendrai toujours de cet appel d’une jeune étudiante iranienne lors de l’émission « Ligne ouverte » qu’animait Gonzague Saint Bris, de minuit à 1 heure du matin sur Europe 1 et que j’écoutais tous les jours avant de m’endormir dans ma petite chambre d’étudiant du Lycée Kléber de Strasbourg, dans lequel j’étais élève de mathématiques supérieures en 1979. C’était ma porte ouverte sur le monde dans le milieu fermé et aliénant des classes préparatoires scientifiques.

Cette jeune fille s’en prenait aux bien-pensants de gauche et disait :

« Vous êtes dans l’erreur absolue. Vous croyez naïvement que Khomeiny et les religieux sont révoltés pour les mêmes raisons que vous autres occidentaux : la dictature, l’emprisonnement des opposants, la torture, le manque de liberté. Ce n’est pas du tout cela. S’ils arrivent au pouvoir, ils feront pire et les femmes seront bien davantage opprimées que sous le Shah. Ce que ces religieux reprochent au Shah : C’est l’occidentalisation de la société iranienne, la libération des mœurs et le rôle accru que le Shah a permis aux femmes. » .

Je cite de mémoire, mais c’est bien le fond de ce que disait cette jeune femme alors que cet ignoble personnage vivait encore en France près de ce pommier.

Ce documentaire réalisé en 2019 par Holger Preuβe pour la chaîne de télévision Arte : <Le Shah et l’Ayatollah – Le duel iranien> montre que l’antagonisme remonte loin.

Il était déjà présent entre les pères de ces deux protagonistes. Le père du shah Reza Chah Pahlavi qui avait pris le pouvoir par un coup d’état militaire et créa la dynastie des Pahlavi qui ne comptera que deux souverains, s’opposait violemment aux religieux. Il était probablement athée.

Le père de Khomeiny, Mostafa Moussavi, était aussi ayatollah et a été assassiné alors que son fils n’avait que 6 mois. Toute sa vie, Il a pensé que c’est Reza Chah qui avait commandité ou laissé faire cet assassinat. Bref, il le tenait pour responsable de sa mort. Alors que Wikipedia rapporte :

« Mostafa Moussavi, un notable local, est assassiné par les hommes de main d’un grand féodal en mars 1903 »

Et justement, le fils Mohammad Reza Chah Pahlavi qui lui semble croyant, entend s’attaquer à la féodalité qui règne en Iran. Il l’appelle « La révolution blanche ». Elle consiste à distribuer et donner des droits de propriétés à des paysans pauvres issus des terres des féodaux qui en sont dessaisis. Il se trouve que beaucoup de ces propriétaires étaient des religieux.

Cette réforme agraire allait être accompagnée de réformes sociétales donnant un rôle accru aux femmes notamment par la modification de la loi électorale : Les femmes reçurent le droit de vote mais aussi celui d’éligibilité. Une loi qui fit beaucoup changer la représentation sexuelle du Parlement : il y avait en 1976 plus de députés femme en Iran qu’en Europe occidental

Et ce sont bien ces réformes que Khomeiny et les religieux rejetaient.

Le 3 juin 1963, lors d’un discours intitulé « Contre le tyran de notre temps » à l’école coranique Feyzieh, il attaque directement le Shah et révèle son antisémitisme :

« Ce gouvernement est dirigé contre l’islam. Israël veut que les lois du Coran ne s’appliquent plus en Iran. Israël est contre le clergé éclairé… Israël utilise ses agents dans le pays pour éliminer la résistance anti-israélienne… »

Plus loin dans son discours, il parle du Shah comme d’un « pauvre type misérable »

Ce discours conduira à son arrestation puis à son expulsion. Il se réfugia en Irak puis lors des évènements de fin 1978, il fut aussi expulsé d’Irak. Il trouva alors refuge en France qui ne demandait pas de visa pour les iraniens.

Ce documentaire sur France 3 : <Reportage sur la révolution Islamique en Iran> explique son arrivée en France. Le gouvernement français était dans une grande confusion à son égard. Au départ, il ignorait son importance et s’est trouvé rapidement débordé par la foule d’iraniens qui venaient à sa rencontre à Neauphle le Château, près du pommier, pour l’acclamer.

Pendant son séjour en France, il laissait beaucoup parler et agir 3 hommes qu’on présentait proches de lui et qui avait la mission d’exprimer sa pensée aux médias occidentaux.

  • Bani Sadr ;
  • Sadegh Ghotbzadeh ;
  • Ebrahim Yazdi

Ces trois hommes l’avaient d’ailleurs précédé et accueilli en France.

Il y avait d’abord Bani Sadr qui l’emmena dans son appartement de Cachan à la sortie de l’aéroport de Roissy. Il y passa les premiers jours, avant que son entourage ne trouve la propriété de Neauphle le château. Il fut le premier président de la république islamique. Cela ne dura pas 18 mois, il fut destitué par les milices islamiques. Il n’était pas suffisamment archaique probablement. Il vit à Versailles, sous protection policière française. La république islamique a l’habitude d’assassiner ceux qui pourraient être un recours. Le dernier premier ministre nommé par le Shah, un homme honorable, opposant de toujours au Shah, torturé par la Savak : Chapour Bakhtiar fut assassiné à Suresnes, lors de son exil.

Sadegh Ghotbzadeh, fut nommé ministre des affaires étrangères. Lui fut, dès 1982, fusillé pour  » complot  » Broyé par la  » justice  » islamique

Et le dernier, Ebrahim Yazdi, eut un destin un peu plus paisible. Il fut aussi ministre iranien des Affaires étrangères après la victoire de la révolution islamique de 1979. Mais rapidement il quitta le pouvoir et devint une figure de l’opposition libérale. Il avait été arrêté à plusieurs reprises après la réélection contestée de l’ex-président ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad en 2009.

Bani Sadr rapporte :

« Quand nous étions en France avec Khomeini, tout ce que nous disions, il l’acceptait sans hésiter, le visage ouvert et riant. […] Quand il était en France, l’ayatollah Khomeini était du côté de la liberté. […]
Quelques mois après notre retour, les durs du régime s’en sont pris aux femmes qui ne portaient pas le foulard. Je suis allé voir M. Khomeini à Qom et je lui ai dit : « Vous aviez dit que les femmes seraient libres de porter ou pas le voile », Il m’a répondu : « Par convenance, j’ai dit des choses en France, mais tout ce que j’ai dit en France ne m’engage pas. Si je le juge nécessaire, je dirai le contraire » […] Pour moi c’était très, très amer »

Le vieillard hypocrite avait besoin de ces 3 hommes, largement influencés par les valeurs occidentales, pour parler aux médias du monde et passer comme celui qui établira une démocratie en Iran. Des intellectuels français aveugles et sourds comme Sartre ou Foucault seront abusés par cette illusion. Lire aussi cet article intéressant de Geo : <Pourquoi l’Occident a joué avec le feu>

Marc Kravetz, journaliste à Libération a suivi la révolution en Iran. Un documentaire a été réalisé sur son expérience : <L’Iran, récit d’une révolution – documentaire de la série « Les grandes erreurs de l’histoire » (1999)>

Marc Kravetz raconte : On arrête les généraux et les principaux chefs de la SAVAK. Les « représentants occidentalisés » du mouvement vont expliquer qu’il va y avoir un grand procès international du type « Procès de Nuremberg de l’Iran» pour juger ces gens. Mais Khomeiny intervient et dit à peu près selon Marc Kravetz :

« Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Ces gens sont coupables parce qu’ils sont coupables. Ils vont être jugés selon la justice islamique qui n’est pas là pour déterminer si un coupable est coupable mais comment châtier les coupables. »

Les simulacres de procès dureront de 5 à 10 minutes et tous seront exécutés dans les minutes suivantes.

A partir de 39:55 :

« Ce n’était pas des procès. Ce n’était pas non plus de la vengeance. La révolution s’installait avec ses hommes et ses codes. Elle ne nous parlait plus. Elle n’avait plus besoin de nous. L’exclusion se passait sur un mode élémentaire : « Vous ne pouvez pas comprendre » Cela a commencé comme cela. Tu ne comprends rien à notre pays. Décidément, les journalistes sont tous les mêmes même quand on croit qu’ils sont des amis. Tu ne comprends pas ce que c’est que la colère de Dieu. Nous ne pouvions pas comprendre ce qu’était la réalité de l’Islam. Et la réalité de l’Islam était ce que Khomeiny disait être l’Islam. »

Et la colère de Dieu va s’abattre sur l’Université de Téhéran. Dans laquelle il y avait une effervescence intellectuelle, de nombreux mouvements qui débattaient et voulaient rêver à l’Iran du futur. C’était un peu la Sorbonne de mai 68. On allait voir débarquer tous les jours des camionnettes déversant des mollahs avec des mégaphones qui par leur puissance sonore couvraient les voix des étudiants qui débattaient. Chaque jour venait des mollahs de plus en plus nombreux avec des mégaphones de plus en plus puissants qui ânonnaient un seul message :

« Le seul guide qui dit la vérité est l’ayatollah Khomeyni, le seul parti est le parti islamique »

Marc Kravetz analyse

On a vu peu à peu la mollarchie prendre le pouvoir. Ce n’était pas encore la terreur qui allait suivre, mais on sentait plus que de l’inquiétude.

Amin Maalouf considère que cette révolution conservatrice islamique chiite va avoir une importance considérable en géostratégie et aussi dans les fractures qui vont s’élargir dans le monde musulman entre chiite et sunnite, à l’intérieur des sunnites et entre les musulmans et l’occident.

« L’un des premiers changements remarquables sur le plan international fut le renversement de la politique iranienne sur le conflit du Proche-Orient. Le Shah avait tissé des relations amicales avec Israël, qu’il fournissait en pétrole alors que les producteurs arabes refusaient de le faire. Khomeiny mit immédiatement fin à cette pratique, rompit ses relations diplomatiques avec l’État Hébreu »
Le naufrage des civilisations Page 231

Aujourd’hui, Israël considère l’Iran comme son principal et plus dangereux ennemi. L’Etat hébreu est même parvenu à se rapprocher des pays arabes sunnites et même de l’Arabie saoudite en raison de leur ennemi commun : L’Iran chiite.

Et l’Iran va intervenir dans les pays arabes via des mouvements qu’il soutient : le Hezbollah au Liban, le Hamas et le Jihad islamique à Gaza ou les houthistes du Yémen. Amin Maalouf ajoute :

« Mais cette montée en puissance s’est accompagnée tout au long d’une déchainement de haine entre les sunnites, majoritaires dans la plupart des pays arabes et les chiites très majoritaires en Iran. Le conflit était latent depuis des siècles, et il aurait pu le rester. J’ai déjà eu l’occasion de dire que dans le Beyrouth de ma jeunesse, il n’était pas vraiment à l’ordre du jour. »
Le naufrage des civilisations Page 231

Cette révolution fut avant tout anti-occidentale et manifestait l’expression du rejet de toutes nos valeurs, même les plus nobles.

Lors de la révolution blanche, beaucoup de paysans pauvres démunis ont fuit la révolution agraire pour s’entasser dans des bidonvilles des grandes villes. C’est dans ces endroits de misère que les mollahs ont enseigné, fait passer leurs discours. Les foules fanatiques étaient en formation.

Les religieux intégristes ne sont pas dangereux parce que sporadiquement, ils font quelques attentats sanglants.

Ils sont terriblement dangereux, parce qu’ils enseignent les enfants et des adultes, incapables de déployer un esprit critique, et que dans la durée, inlassablement, ils remplissent le cerveau malléable de gens opprimés de messages simplistes, violents et régressifs.

<1593>

Jeudi 15 juillet 2021

« Pause (La révolution iranienne) »
Un jour sans mot du jour nouveau

L’idée féconde qui considère qu’il serait judicieux que le lendemain d’un jour férié fût férié, a beaucoup de mal à se concrétiser.

Mais l’écriture du mot du jour est libre et peut par conséquent appliquer les idées fécondes.

Ce lendemain de fête nationale peut donc être un moment de repos.

Demain je devrai parler de la révolution iranienne.

Si vous souhaitez anticiper vous pouvez visionner ces deux documentaires qui me semblent très intéressants pour comprendre comment le régime du Shah s’est écroulé et a été remplacé par la république islamique de Khomeiny.

<Le Shah et l’Ayatollah – Le duel iranien> Documentaire réalisé en 2019 par Holger Preuβe pour la chaîne de télévision Arte.

Documentaire sur France 3 : <Reportage sur la révolution Islamique en Iran>

<Mot du jour sans numéro>

Mardi 13 juillet 2021

« L’égoïsme rationnel »
Ayn Rand

A la lecture du mot du jour d’hier, Annie m’a dit qu’elle était restée un peu sur sa faim.

Je ne vais pas créer une série sur Ayn Rand au milieu de la série sur l’année 1979, l’année du grand renversement.

Mais je vais quand même tenter de donner quelques éléments de plus sur cette femme énigmatique, fascinante et qui a fait des disciples.

Je me souviens d’avoir entendu une interview de Ronald Reagan qui disait :

« On a, sans cesse, augmenté les aides sociales et pourtant il y a de plus en plus de pauvres. Cela ne marche pas »

Dans cette phrase, il s’inspire d’Ayn Rand. D’ailleurs, il va immédiatement couper dans les budgets sociaux.

A mon sens, cela ne marche pas mieux, il y a toujours plus de pauvres aux États-Unis.

Peut être ses objectifs étaient-il autres : d’une part diminuer la pauvreté en Chine et d’autre part augmenter le nombre et la richesse des milliardaires américains. Dans ce cas, on peut dire qu’il a réussi.

Pour revenir à Ayn Rand, j’ai trouvé cet interview d’une demi-heure, sous-titrée en français : <Interview de 1959>

Vous admirerez son esprit brillant, sa capacité de répondre à toutes les questions en revenant toujours sur les fondements de sa philosophie objectiviste. Vous serez peut-être aussi pétrifié par la froideur du raisonnement et des arguments.

Jean Lebrun lui a consacré une émission de ¾ d’heures, le samedi 24 octobre 2020.

J’ai trouvé le titre de son émission très pertinent : <Ayn Rand : Je sans les autres ?>

Le journal « Les Echos », lors de la sortie de son livre « La grève » en livre de poche en 2017, lui a consacré un article < Ayn Rand : La libérale capitale>

On y lit cette description :

« Ayn Rand exalte l’égoïsme. Mais pas n’importe lequel, «l’égoïsme rationnel». Selon elle, l’homme ne doit vivre que par et pour lui-même. Il doit poursuivre son intérêt et chercher son propre bonheur. Sans sacrifier sa vie aux autres, sans apparaître non plus comme un prédateur. « L’individualiste est celui qui reconnaît le caractère inaliénable des droits de l’homme – les siens comme ceux des autres. L’individualiste est celui qui affirme: «Je ne contrôlerai la vie de personne – et je ne laisserai personne contrôler la mienne»», écrit-elle. Une éthique de l’estime de soi, d’où découlent toutes les vertus: la rationalité, l’indépendance, l’intégrité, la fierté… Contre les apôtres de l’altruisme, la philosophe veut convaincre des bienfaits de la libre entreprise. Ses romans magnifient les entrepreneurs et les créateurs de richesse, qui osent aller, seuls contre tous, à l’assaut de tous les obstacles imaginables. Le capitalisme de laisser-faire y est naturellement le système idéal. «Ayn Rand promeut l’exacte antithèse du modèle social-étatique à la française, »

Dans l’entretien vers lequel je renvoie ci-avant, elle évoque aussi plusieurs fois « la vertu » au sens classique qui doit présider la rationalité.

Le magazine qui essaie de décrypter le futur « Usbeketrica » a commis un article en 2019 : <Ayn Rand, la Che Guevara du capitalisme> qui la présente ainsi :

« Vous couperiez dans la Bible ? » C’est en ces termes qu’en 1956 Ayn Rand répond sèchement à son éditeur Random House, qui l’invite à apporter des modifications à son roman fleuve La Grève, une somme de plus de 1 200 pages. En une phrase, le personnage est posé. On ne plaisante pas avec Ayn Rand. On ne met pas en doute la parole de la grande prêtresse du capitalisme et de la raison. La Grève, c’est le grand œuvre d’Ayn Rand, le livre qui assoit définitivement son aura et sa réputation. Celui, aussi, qui va marquer durablement l’histoire des idées en Amérique […] Ayn Rand a tout de même vendu plus de 30 millions d’exemplaires de ses ouvrages dans le monde, exerçant une influence colossale sur des générations de penseurs, politiques et chefs d’entreprise. « Jusqu’à Ayn Rand, le capitalisme n’avait paradoxalement jamais su se vendre, en tout cas pas de manière aussi sexy, écrit Stéphane Legrand, auteur de Ayn Rand, femme capital (Éditions Nova, 2017). Il lui manquait un conteur, mieux : un aède (poète épique au temps de la Grèce antique, ndlr), quelqu’un qui ait du souffle, une vision (…). Ayn Rand a inventé le capitalisme des mythes. »

Stéphane Legrand qui avait écrit, sur le site de « Slate », en 2017, un article : «Ayn Rand, la romancière qui fascine les Américains mais que la France ignore »

Il écrit :

« Cette auteure, qu’on a pu décrire d’une formule saisissante et synthétique comme «the ultimate gateway drug to life on the right» (l’ultime drogue de passage vers une vie de droite), n’a pas seulement suscité frissons romantiques et enthousiasmes acnéiques chez les étudiants marginaux avides de s’identifier à des surhommes solitaires, ou parmi les housewives des salons de lecture amatrices de chardonnay. Sa philosophie (car elle se voulait aussi philosophe, un peu comme Sartre se voulait écrivain) a exercé et continue à exercer une influence considérable sur tous les courants de la droite américaine la plus musclée – du courant libertarien à l’anarcho-capitalisme en passant par les ultra- conservateurs du Tea Party – mais aussi auprès de nombreuses personnalités de premier plan du mouvement républicain. Elle fut le mentor du jeune Alan Greenspan, on a pu la considérer comme «la philosophe officielle de l’administration Reagan », […]

L’œuvre d’Ayn Rand demeure pour la pensée conservatrice, surtout aux États-Unis, une inspiration aussi puissante que paradoxale. Elle la met à certains égards face à ses contradictions – notamment pour ce qui touche à l’attachement profond de cette droite aux valeurs qu’elle considère curieusement comme chrétiennes, que l’athéisme militant de Rand embarrasse. Mais elle a aussi contribué à donner forme, qu’on y voie une tension féconde ou un habile tour de passe-passe, à certains de ses dilemmes constitutifs. Comment obtenir l’approbation des foules au moyen d’une idéologie opposant l’individu solitaire et génial aux masses apeurées et abruties ? Comment concilier un désir névrotique de contrôle sur les désirs, la pensée et le corps des populations (leurs options sexuelles ou leur droit à avorter par exemple) avec une philosophie de la responsabilité personnelle, de l’autonomie individuelle et du moindre gouvernement ? Comment susciter l’enthousiasme quasi hypnotique des couches les plus précarisées pour un projet social dont la finalité est de les broyer ? Par quelle mystification métamorphoser le maintien du statu quo ou l’imposition de dynamiques rétrogrades en paradigme de l’innovation audacieuse et en monopole des « vrais projets d’avenir», cependant que toute tentation progressiste se verra requalifiée en nostalgie passéiste ou engraissage du Mammouth ? […] Ayn Rand, sa pensée et son influence persistante représentent un engrenage essentiel dans la genèse de cet hybride moderne qu’est la pensée néoréactionnaire, mélange improbable de conservatisme exacerbé et d’ultralibéralisme. »

Je finirai par un article un peu décalé sur le site de la « Revue Politique et Parlementaire » qui essaie de s’interroger sur ce que Ayn Rand aurait pensé de la gestion de la COVID 19 par les gouvernements :

« Ayn Rand et la Covid-19 : peut-on agir dans l’urgence de manière « non sacrificielle » ? »

Il est certain que cette femme, cette intellectuelle ne peut pas laisser indifférente.Il faut comprendre aussi que si elle a eu une telle influence aux États-Unis, c’est que sa philosophie correspond à l’esprit d’un grand nombre d’américains qui est assez loin de nos schémas français d’un État fort, centralisateur, social et redistributeur.

<1592>

Lundi 12 juillet 2021

« Atlas Shruggeds »
Ayn Rand

Margaret Thatcher puis Ronald Reagan vont être les fers de lance de la révolution néo libérale ou conservatrice.

Mais quels sont les penseurs de cette révolution ?

J’ai toujours lu le rôle essentiel qu’a joué l‘école de Chicago et Milton Friedman.

Mais Amin Maalouf évoque une autre figure, une femme écrivaine : Ayn Rand :

« Un des livres emblématiques de cette révolution est le roman intitulé « Atlas Shrugged » […]
Il raconte une grève organisée non par des ouvriers, mais par des entrepreneurs et « des esprits créatifs » qu’exaspèrent les règlementations abusives. Son titre évoque la figure mythologique d’Atlas qui, las de porter la Terre entière sur son dos, finit par secouer vigoureusement les épaules – c’est ce mouvement d’exaspération et de révolte qu’exprime ici le verbe to shrug, dont le prétérit est shrugged.

Cette fiction à thèse, publiée en 1957 et dont beaucoup de conservateurs américains, partisans d’un « libertarisme » résolument anti-étatiste, avaient fait leur bible, a été rattrapée par la réalité. Le soulèvement des possédants contre les empiètements de l’État redistributeur des richesses ne s’est pas produit d la manière dont la romancière l’avait décrit, mais il a bien eu lieu. Et il a été couronné de succès. Ce qui a eu pour effet d’accentuer fortement les inégalités sociales, au point de créer une petite caste d’hypermilliardaires, chacun d’eux plus riche que des nations entières.
Le naufrage des civilisations page 173

J’avais déjà cité ce livre et Ayn Rand dans un mot du jour de 2018 consacré à « La convergence des luttes ».

J’y rapportais que selon une étude de la bibliothèque du Congrès américain et du Book of the month club menée dans les années 1990, ce livre est aux États-Unis le livre le plus influant sur les sondés, après la Bible. C’était le livre de chevet de Ronald Reagan et de ses principaux conseillers.

Aujourd’hui, beaucoup des responsables de la silicon valley continuent à considérer que c’est le livre le plus inspirant pour eux.

J’ai donc souhaité approfondir ma connaissance de cette femme influente.

J’ai ainsi écouté les cinq émissions que Xavier de la Porte lui avait consacré en 2017 : <Avoir raison avec Ayn Rand>.

Et ce sont 5 émissions très instructives et qui méritent qu’on s’y arrête.

Dans la quatrième <L’héritage littéraire> Xavier de la Porte avait invité un écrivain Antoine Bello qui la présente ainsi :

« En 2007, Le Wall Strett journal a publié un dossier pour [commémorer] les 50 ans de la publication d’« Atlas Shrugged ». et il parlait de ce livre avec énormément d’éloge. […] et surtout comme d’un livre les plus influents du XXème siècle, d’un texte majeur, parmi les plus appréciés des parlementaires et des chefs d’entreprise. Alors je me suis dit comment ai-je pu vivre aussi longtemps, moi qui prétends connaître et m’intéresser à la littérature américaine, sans jamais avoir entendu parler de ce livre ? Je suis donc allé l’acheter. […] et je l’ai dévoré. C’est un très gros livre, il fait près de 1200 pages. J’ai été happé avant tout par la puissance du roman. C’est-à-dire que les idées viennent presque dans un deuxième temps. On comprend assez vite qu’il y a un système philosophique derrière tout cela, que Ayn Rand ne laisse rien au hasard. Les personnages sont les porte-paroles d’une philosophie. […] C’est la puissance romanesque, la richesse et la singularité des personnages qui m’a d’abord conquis. Parler d’un univers, le monde de l’entreprise qui n’a jamais été aussi bien décrit que par une femme qui n’a jamais travaillé en entreprise. C’est quand même assez fascinant quand on y pense […] Une compréhension intime des mécanismes de l’entreprise. […] un sens des situations qui me fascine. »

Je vais tenter de synthétiser ces cinq épisodes.

Elle a mis plus de 10 ans pour écrire « Atlas Shrugged  ». Ce roman a été publié aux Etats-Unis en 1957, mais n’a été traduit en français que 50 ans plus tard sous le nom de « La grève » publié en 2011. Quasi aucun journal français n’en a parlé, il semble que l’Obs a consacré quelques lignes.

Ce fut donc, pendant longtemps, un livre absolument ignoré en France, alors qu’il a eu une si grande importance aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon.

Ayn Rand est souvent considéré comme une grande figure du « mouvement libertarien ». Mais elle se définissait comme une « Objectiviste », c’est-à-dire une tenant d’une pensée exclusivement rationnelle. La croyance et la religion n’ayant aucune place dans sa réflexion.

D’ailleurs si Ronald Reagan disait s’inspirer d’Ayn Rand, cette dernière n’a pas appelé à voter pour lui parce qu’elle le trouvait trop influencé par les églises chrétiennes. L’élection de Reagan s’est passée vers la fin de sa vie, elle est décédée en 1982.

Elle condamnait l’humour et surtout l’auto-dérision. Pourtant, elle a eu ce trait ironique :

« On me demande souvent ce que je pense de Reagan. Je n’en pense rien et plus je le regarde moins je pense. »

Elle était donc pour un État minimal, pour l’individu contre la société. Elle détestait l’état social et l’altruisme. Elle était aussi militante pro-avortement, parce qu’elle considérait que rien et certainement pas un embryon ne devrait contraindre la liberté d’une femme. Elle était pour la même raison profondément antiraciste : aucune appartenance culturelle ou autre ne devait contraindre la liberté d’un individu, il n’était donc pas question de distinguer un individu d’un autre que par le mérite, le travail et les actions.

Elle s’est aussi publiquement opposée à la guerre du Viêt Nam, mais parce qu’elle estimait que cette guerre était altruiste !

« Si vous voulez voir le summum ultime, suicidaire, de l’altruisme à l’échelle internationale, observez la guerre du Viêt Nam, une guerre où chaque soldat américain meurt sans raison d’aucune sorte. »

Elle est surtout connue par ses romans, le premier publié en 1936 « We the Living » qui a été traduit et publié en France en 1996, sous le titre « Nous, les vivants ».

Son avant dernier roman avait été publié en 1943 : « The Fountainhead », publié en français sous le titre « La Source vive » en 1947.

Si « Atlas Shrugged », son dernier roman, était le livre de chevet de Reagan, Donald Trump a prétendu que le sien était « The Fountainhead ». Probablement parce que le magnat de l’immobilier s’imaginait dans le rôle du personnage principal du livre qui est architecte. Ce roman a été adapté au cinéma par King Vidor en 1949.

Le titre du livre fait référence à une déclaration de Ayn Rand selon laquelle :

« L’ego de l’Homme est la source vive du progrès humain » (« Man’s ego is the fountainhead of human progress »).

Le récit décrit la vie d’un architecte individualiste dans le New York des années 1920, qui refuse les compromissions et dont la liberté fascine ou inquiète les personnages qui le croisent.

Howard Roark est un architecte extrêmement doué qui a une passion intransigeante pour son art. Individualiste, il utilise la force que lui confère sa créativité afin de pouvoir maîtriser son destin en permanence et ne pas dépendre du bon vouloir de ses contemporains. Il est ainsi indifférent aux principales pressions morales qui guident ses confrères. Physiquement, Ayn Rand décrit Howard Roark comme un homme mince, grand et athlétique, à la chevelure de la couleur d’un zeste d’orange mûre [ce qui a dû inspirer Trump].

La recherche de l’éthique est aussi une ligne de force de la pensée de Ayn Rand.

Elle a écrit des essais pour traduire sa pensée politique et philosophique. Ils sont moins renommés.

En 1964, elle a publié « la vertu de l’égoisme » qui a été traduit par Alain Laurent qui lui a consacré une biographie. : < Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel>

Alain Laurent a été l’invité de Xavier de la Porte lors des deux premières émissions :

Ayn Rand partage avec Karl Marx, le fait d’être née dans une famille juive et d’être devenue athée. Mais étant née à Saint-Pétersbourg, le 2 février 1905, elle va vivre sa jeunesse dans un régime qui prône les principes du marxisme et du collectivisme. Cette expérience sera déterminante dans le cheminement de sa pensée qui va s’opposer intégralement à ce qu’elle aura vécu en Union soviétique.

Son nom de naissance est Alissa Zinovievna Rosenbaum. A 12 ans, elle écrit dans son journal intime qu’elle a décidé de devenir athée.

Elle s’intéresse très jeune à la littérature et au cinéma, écrivant dès l’âge de sept ans des romans ou des scénarios. À l’âge de neuf ans, elle décide de devenir écrivain.

Même si elle déteste le communisme c’est grâce à ce régime qu’elle peut, en tant que femme, entrer à l’Université. Elle arrive à convaincre les autorités soviétiques de la laisser aller aux États-Unis pour y étudier les moyens de propagande utilisés par les américains dans le cinéma d’Hollywood, afin de pouvoir utiliser les mêmes outils pour promouvoir la révolution bolchévique.

Elle immigre donc aux États-Unis et bien entendu s’y installe pour le reste de sa vie.

Elle est naturalisée américaine le 13 mars 1931. C’est alors qu’elle change son nom en « Ayn Rand ». Wikipedia prétend que c’est en référence à la transcription en cyrillique du nom de sa famille. Dans les émissions de Xavier la Porte, il a été avancé que l’on n’en savait rien.

Un concours de circonstance et son audace vont lui permettre de démarrer une carrière dans le cinéma : Elle interpelle, à New York, le célèbre producteur Cécil B. DeMille, qui après discussion avec elle, l’embauche.

Elle écrit des scénarios, des pièces de théâtre puis ses romans qui la rendront extrêmement célèbre aux États-Unis même si la première réaction, notamment des critiques littéraires, fut négative.

Les 5 émissions sont passionnantes :

Vous y apprendrez beaucoup sur l’influence qu’elle a exercé, mais aussi sur la complexité et les contradictions de cette femme étonnante.

Ainsi malgré sa rationalité elle fumait beaucoup et elle est morte d’un cancer au poumon.

Malgré son refus de l’état social et de l’altruisme elle a manœuvré à la fin de sa vie afin de pouvoir profiter de « médicare » pour faire soigner son cancer.

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Vendredi 9 juillet 2021

« Désormais, c’est le conservatisme qui se proclamerait révolutionnaire, tandis que les tenants du « progressisme » et de la gauche n’auraient plus d’autre but que la conservation des acquis »
Amin Maalouf

Napoléon avait dépeint les britanniques comme un peuple de « boutiquier ».

Je suppose qu’il voulait dire des gens qui s’occupent de leurs affaires et qui entendent s’enrichir individuellement.

La marchandisation du monde doit beaucoup aux anglo-saxons.

Mais, après la seconde guerre mondiale, ils avaient fait de grands progrès contre l’individualisme et l’esprit boutiquier.

C’est, en effet, après les deux terribles guerres civiles européennes qu’est apparu un système social très sophistiqué qu’on a appelé le système « beveridgien » du nom de William Beveridge, économiste à qui en 1942, le gouvernement britannique a demandé de rédiger un rapport sur le système d’assurance maladie qui va fonder le système social britannique qui restera longtemps un modèle.

Mais avec Thatcher le boutiquier reprend du service.

Il faut dire que Margaret Thatcher possédait de bonnes bases familiales : son père était épicier et sa mère une couturière. C’est avec ces bases qu’elle allait prendre la tête d’un Royaume-Uni en crise.

Le poids économique de la Grande Bretagne n’arrêtait pas de régresser au niveau mondial.

Amin Maalouf évoque le Royaume Uni en 1979 avant l’arrivée de Thatcher au pouvoir :

« A la veille des élections générales de mai 1979 qui devait porter au pouvoir celle qu’on surnommera « la Dame de fer », le pays se trouvait dans un été déplorable. Des grèves, des émeutes, des coupures de courant, une atmosphère sociale délétère et le sentiment chez les travaillistes comme chez beaucoup de conservateurs modérés que s’étaient là les effets normaux de la crise pétrolière et qu’on n’avait pas d’autres choix que de « faire avec » en attendant des jours meilleurs. L’image emblématique de cette époque est celle de Piccadilly Circus plongé dans l’obscurité en raison d’un arrêt de travail dans les mines de charbon. Un historien britannique, Andy Beckett a raconté ces années sombres dans un ouvrage intitulé : « Quand les lumières se sont éteintes » »
Le naufrage des civilisations page 183

Margaret Thatcher est certes critiquable, mais elle avait du caractère et de la volonté.

Et les britanniques l’ont réélu deux fois à la tête du pays. Aussi longtemps que les travaillistes ont combattu la politique de Thatcher de manière radicale, ils ont été battus. Les travaillistes sont arrivés au pouvoir avec Tony Blair qui sur bien des points a suivi l’héritage de Thatcher. Preuve que les boutiquiers britanniques adhéraient à cette politique. Et ces boutiquiers étaient majoritaires.

Amin Maalouf décrit ainsi cette personnalité

« Lorsqu’elle fit irruption sur la scène nationale, Mme Thatcher était porteuse d’un autre état d’esprit [que celui du défaitisme], et d’un autre discours. Le déclin n’est pas inévitable, disait-elle à ses concitoyens, nous pouvons et nous devons remonter la pente ; Il nous faut fixer un capo et le poursuivre sans dévier ni vaciller, quitte à écraser sans ménagement ceux qui se mettraient au travers de la route – à commencer par les syndicats. L’année de son arrivée au pouvoir, près de trente millions de journées de travail avaient été perdues à cause des conflits sociaux.
Le pays n’avait plus d’autres choix que de sombrer ou de rebondir. Comme il l’avait fait à d’autres moments de son histoire, il choisit d’écouter la voix obstinée qui promettait de le conduire, la tête haute, hors de l’impasse, fut-ce au prix de sacrifices douloureux.»
Le naufrage des civilisations page 184

Ces sacrifices douloureux que Ken Loach montre si bien dans ses films. Mais malgré le talent de Loach, les protestations d’hommes et de femmes attachés aux progrès sociaux, rien n’y fit : le recul de l’Etat, l’exacerbation de la réussite individuelle, la diminution des budgets sociaux et de la redistribution continuaient inexorablement.

Dans le langage courant on parle de Néo libéralisme, Amin Maalouf préfère parler de « révolution conservatrice ».

Cette révolution conservatrice réalisée au Royaume Uni par Thatcher sur le plan économique et social, il la relie à celle réalisée en Iran par Khomeiny sur le plan religieux, des mœurs et de la société qui a eu lieu la même année.

C’est une révolution, parce qu’avant le récit de gauche et du progrès social était totalement dominant. Et il n’y avait pas que le récit, objectivement les revenus des classes moyennes et des ouvriers augmentaient, les inégalités de revenus régressaient.

Amin Maalouf écrit :

« Jusqu’aux années quatre-vingt, peu de dirigeants se disaient ouvertement de droite ; ceux qui n’étaient pas de gauche préféraient se dire centristes et quand il leur arrivait de critiquer les communistes, ils se sentaient obligés de souligner, en préambule, qu’ils n’étaient pas du tout anticommunistes, une épithète jugée infamant, en ce temps-là, et que personne n’avait envie d’assumer. Aujourd’hui, c’est exactement l’inverse : ceux qui sont de droite le proclament fièrement ; et ceux qui souhaitent exprimer une opinion positive sur tel ou tel aspect du communisme se sentent obligés de souligner, en préambule, qu’ils ne sont, en aucune manière favorables à cette doctrine […]

Pour en revenir à l’Angleterre, on pourrait dire qu’avant la révolution thatchérienne, aucun dirigeant politique de droite ou de gauche n’avait envie d’y apparaître comme un briseur de grève, comme un ennemi des syndicats, comme un être insensible au sort des mineurs et des autres travailleurs aux revenus modestes ; ni de se rendre responsable de la mort d’un détenu faisant la grève de la faim […]

L’apport de la Dame de fer, moralement controversé mais historiquement incontestable, c’est qu’elle a commis sans sourciller tous les « péchés » que la sagesse ordinaire recommandait aux politiciens ne pas commettre »
Le naufrage des civilisations page 185

Bien sûr, pour que Thatcher et la révolution conservatrice puisse se déployer, il a fallu quelques éléments favorables comme l’aura que lui donnera la victoire dans la guerre des malouines et surtout la victoire de Reagan qui professait les mêmes idées aux États-Unis. Et :

« Les préceptes de la révolution conservatrice anglo-américaine seront adoptés par de nombreux dirigeants de droite comme de gauche, parfois avec enthousiasme, parfois avec résignation. Diminuer l’intervention du gouvernement dans la vie économique, limiter les dépenses sociales, accorder plus de latitude aux entrepreneurs et réduire l’influence des syndicats seront désormais comme les normes d’une bonne gestion des affaires publiques. »
Le naufrage des civilisations page 184

Et Amin Maalouf fait ce constat qui montre la rupture qui s’est produite en 1979 :

« Comment avais-je pu ne pas voir une si forte conjonction entre les évènements ? J’aurais dû en tirer depuis longtemps cette conclusion qui, aujourd’hui, me saute aux yeux : à savoir que nous venions d’entrer dans une ère éminemment paradoxale où notre vision du monde allait être transformée, et même carrément renversée. Désormais, c’est le conservatisme qui se proclamerait révolutionnaire, tandis que les tenants du « progressisme » et de la gauche n’auraient plus d’autre but que la conservation des acquis »
Le naufrage des civilisations page 170

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Jeudi 8 juillet 2021

« Pause (Edgar Morin a 100 ans) »
Un jour sans mot du jour nouveau

Edgar Morin est né le 8 juillet 1921.

Il a publié une tribune dans le monde à cette occasion dans laquelle il retrace l’aventure humaine pendant les cents ans de sa période de vie : < Cette pensée humaine capable de créer les plus formidables machines est incapable de créer la moindre libellule >
Il y écrit notamment :

« Nous vivons donc en 2021 une étape nouvelle de la phase extraordinaire de l’aventure humaine où culmine le paradoxe de la toute-puissance et de la toute-faiblesse humaine.

L’infirmité ne vient pas seulement de la fragilité humaine (le malheur, la mort, l’inattendu) mais aussi des effets destructeurs de la toute-puissance scientifique-technique-économique, elle-même animée par la démesure accrue de la volonté de puissance et de la volonté de profit.

Cette pensée humaine capable de créer les plus formidables machines est incapable de créer la moindre libellule. Cette intelligence capable de lancer dans le cosmos fusées et stations spatiales, capable de créer une intelligence artificielle capable de toutes les computations, est incapable de concevoir la complexité de la condition humaine, du devenir humain. Cette intelligence capable de découper le réel en petits morceaux et de les traiter logiquement et rationnellement est incapable de rassembler et d’intégrer les éléments du puzzle et de traiter une réalité qui exige une rationalité complexe concevant les ambivalences, la complémentarité des antagonismes et les limites de la logique du tiers exclu.

Quand saurons-nous que tout ce qui est séparable est inséparable ?

Quand saurons-nous que tout ce qui est autonome est dépendant de son environnement, depuis l’autonomie du vivant qui doit renouveler son énergie en s’alimentant pour vivre et en information pour agir jusqu’à mon autonomie présente sur mon ordinateur, qui dépend d’électricité et de Wi-Fi ?

Aussi devons-nous comprendre que tout ce qui émancipe techniquement et matériellement peut en même temps asservir, depuis le premier outil devenu en même temps arme, jusqu’à l’intelligence artificielle en passant par la machine industrielle. N’oublions pas que la crise formidable que nous vivons est aussi une crise de la connaissance (où l’information remplace la compréhension et où les connaissances isolées mutilent la connaissance), une crise de la rationalité close ou réduite au calcul, une crise de la pensée. »

<Le Figaro> nous apprend que Emmanuel Macron le reçoit aujourd’hui à l’Elysée.
Le chef de l’État selon un communiqué de l’Elysée :

«prononcera un discours pour célébrer ce centième anniversaire et saluer le parcours de celui qui entra dans la Résistance alors qu’il n’avait pas encore 20 ans, ses engagements, en faveur de la « Terre-Patrie » depuis près de 50 ans et ses contributions à la compréhension des hommes et du monde en tant qu’humaniste et européen convaincu»

Et le Figaro de rappeler que :

« En février 2018, Edgar Morin signait dans Le Monde une tribune élogieuse à l’égard d’Emmanuel Macron, dont il saluait la capacité à «être un intellectuel littérairement et philosophiquement cultivé et un homme qui fait carrière aux antipodes de la philosophie, dans la banque et la finance».

Et en même temps

« Mais dans son dernier livre paru en juin, on lit aussi sa sympathie pour les opposants les plus farouches au chef de l’État. Selon lui, « bien des protestations, colères et révoltes populaires, comme le mouvement des « Gilets jaunes », comportent chez leurs participants, pas uniquement certes, mais incontestablement, le besoin d’être reconnus dans leur pleine qualité humaine – ce qu’on appelle dignité».

<mot du jour sans numéro>

Mercredi 7 juillet 2021

« L’année 1979 »
Année du grand retournement

Pour Amin Maalouf, l’année 1979 est l’année du grand retournement.

L’année qui va avoir une importance primordiale dans l’évolution du monde.

L’année 1979 commence par la révolution islamique d’Iran

En deux mois, Khomeiny prend l’intégralité du pouvoir :

16/01/1979    Le Chah d´Iran Mohammad Reza Palhavi quitte son royaume pour laisser la place quinze jours plus tard à son ennemi Khomeini.

01/02/1979    Après 14 ans d’exil forcé en Irak et en France, et 14 jours après le départ tout aussi forcé du chah d’Iran, l’ayatollah Rouhollah Khomeini revient triomphalement à Téhéran.

11/02/1979    L’ayatollah Khomeiny annonçe la chute du Shah d’Iran et la création de la République islamique, après 53 ans de monarchie dirigée par les Pahlavi.

12/02/1979    En Iran, la capitale Téhéran est aux mains des insurgés après de violents combats.

26/02/1979    Le premier ministre d’Iran Chapour Bakthiar fuit son pays pour Paris.

Et début mars, il impose cette régression aux femmes iraniennes :

01/03/1979    Khomeyni exalte les valeurs de l’Islam et impose aux femmes le port du voile (Tchador).

L’année 1979 se termine par l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS :

27/12/1979    Les troupes soviétiques envahissent l’Afghanistan.

Et au milieu de l’année, il se passe un évènement considérable dans le monde politique et économique occidental :

04/05/1979    Margaret Thatcher devient Premier Ministre en Grande-Bretagne.

Amin Maalouf annexe deux évènements considérables du dernier trimestre 1978 aux prémices de l’année 1979 :

16/10/1978    Le polonais Karol Jozef Wojtyla est élu pape sous le nom de Jean-Paul II.

18/12/1978    Le 11ème Comité central du Parti Communiste Chinois adopte les réformes économiques proposée par Deng Xiaoping qui devient le N°1 chinois

Trois autres évènements sont fondamentaux dans la lecture du « Naufrage des civilisations »

Découlant directement de la révolution islamique :

04/11/1979    Des centaines d’étudiants iraniens envahissent l’ambassade américaine à Téhéran.

En face de cette révolution chiite, les exaltés sunnites commencent le job :

20/11/1979    quelques centaines de musulmans fondamentalistes s’emparent de la Grande mosquée de La Mecque, lieu sacré de la ville sainte de l’islam.

Enfin, Amin Maalouf insiste sur un dernier évènement : la première décision non économique d’importance de Deng Xiaoping : il décide que la Chine entre en guerre contre le Viet-Nam :

17/02/1979    Début de la guerre sino-vietnamienne qui s’achèvera le 16 mars 1979.

Cette guerre est la conséquence directe d’un autre événement du tout début 1979 :

07/01/1979    Chute du régime des Khmers rouges de Pol Pot au Cambodge

Cette chute est due à l’intervention militaire du Vietnam qui a envahi le Cambodge. Or, la Chine est l’alliée des khmers rouges.

Voilà donc l’ensemble des évènements de 1979 que nous allons examiner, sous l’éclairage d’Amin Maalouf, dans les jours qui viennent.
Amin Maalouf synthétise l’ensemble de ces évènements par cette analyse :

« Ce qui m’est apparu clairement en revisitant l’actualité d’hier, c’est qu’il y a eu, aux alentours de l’année 1979, des évènements déterminants, dont je n’ai pas saisi l’importance sur le moment. Ils ont provoqué, partout dans le monde, comme un « retournement » durable des idées et des attitudes. Leur proximité dans le temps n’était surement pas le résultat d’une action concertée ; mais elle n’était pas non plus le fruit du hasard. Je parlerais plutôt d’une « conjonction ». C’est comme si une nouvelle « saison » était arrivée à maturité, et quelle faisait éclore ses fleurs en mille endroits à la fois. Ou comme si « l’esprit du temps » [la philosophie allemande le nomme Zeitgeist] était en train de nous signifier la fin d’un cycle et le commencement d’un autre. »
Le Naufrage des civilisations page 169

Mais, j’ai essayé d’élargir et de trouver d’autres évènements de 1979 que n’évoque pas l’auteur du « Naufrage des civilisations » ou alors très rapidement.

Il y a d’abord un évènement qui a joué un grand rôle en France :

21/09/1979    Destitution de l´empereur Bokassa, au pouvoir en république centrafricaine depuis le 31 décembre 1965.

Il faut se rappeler que cet allié de la France avait décidé de se faire couronner empereur, comme Napoléon précisait-il en 1977. Les alliances étant ce qu’elles sont, il a su convaincre la télévision française (qui n’était pas indépendante du pouvoir) de filmer toute la cérémonie et de la diffuser en France.

Ses frasques devenant gênantes, Valéry Giscard d’Estaing donna l’ordre de le faire destituer.

Très rapidement, l’empereur déchu se vengea. Giscard adorait chasser les grands fauves en Centre-afrique. Il avait ainsi souvent côtoyé Bokassa en dehors des seules relations diplomatiques. Dans le cadre de ces relations amicales des dons étaient échangés.

Et informé par Bokassa et son entourage :

10/10/1979    Le canard enchaîné dévoile l’affaire des diamants de Bokassa, diamants offerts par Jean-Bedel Bokassa au président français Valéry Giscard d’Estaing.

Cette affaire, dont on sait aujourd’hui que les révélations du Canard étaient entachées d’une erreur manifeste d’évaluation, les diamants ne valaient pas grand-chose, jouera un rôle essentiel dans la défaite de Giscard d’Estaing et donc l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir.

Surtout qu’une deuxième ténébreuse affaire allait affecter la réputation du gouvernement et donc du président de la République :

30/10/1979    Le corps du ministre français du travail Robert Boulin est retrouvé mort dans un étang de la forêt de Rambouillet. La cause de sa mort, officiellement un suicide, fait encore débat, la thèse d’un assassinat n’est plus écartée.

Notons que c’est 20 jours après l’article du Canard enchaîné. Chirac disait :

« Les emmerdes, ça vole toujours en escadrille ».

Cela étant, Chirac était très satisfait des ennuis de Giscard.

Bokassa ne fut pas le seul dirigeant à être écarté brutalement du pouvoir :

04/04/1979    L’ancien président de la république du Pakistan Zulfikar Ali Bhutto est exécuté par pendaison.

11/04/1979    Le dictateur Amin Dada, autoproclamé président à vie de l’Ouganda, est finalement contraint de fuir son pays après huit ans de pouvoir absolu.

26/10/1979    Après dix-sept ans de présidence de la Corée du Sud, Park Chung-hee, président à vie depuis 1972, est assassiné par les services secrets sud-coréens.

Si la situation de la Corée du Sud s’est largement stabilisée depuis 1979, celle du Pakistan a fait le chemin inverse.

La fille d’Ali Buttho, deviendra premier ministre de 1993 à 1996, mais mourra assassinée pendant une campagne électorale en 2007. Et le Pakistan protégera Ben Laden, soutiendra les talibans et s’opposera violemment à la laïcité française.

L’Union européenne qui n’était encore que la communauté européenne connaîtra trois avancées majeures :

13/03/1979    Entrée en vigueur du Système Monétaire Européen (SME), dont l’objectif est de stabiliser les différentes monnaies européennes. Sans le SME il n’y aurait jamais eu de monnaie unique.

10/06/1979    Première élection des députés européens au suffrage universel direct.

17/07/1979    Le premier président élu du Parlement européen est une femme : Simone Veil.

Deux évènements de l’industrie spatiale peuvent être signalés. Une première européenne et une première d’homo sapiens

24/12/1979    La fusée européenne Ariane 1 effectue son premier vol depuis la station de Kourou, en Guyane.

01/09/1979    Lancée le 06 avril 1973, la sonde spatiale américaine Pioneer 11 atteint Saturne, puis se dirige ensuite vers les confins du système solaire.

La NASA mettra fin à cette mission en 1995. Depuis Voyager 1 et 2 sont allés encore plus loin.

Il y a aussi eu des avancées dans le monde des techniques et du numérique :

01/07/1979    Sony commercialise au Japon le premier Walkman, le TPS-L2.

17/10/1979    Le premier tableur pour ordinateur mis en vente n’est pas Excel, mais Visicalc. A sa sortie, il fonctionnait uniquement sur Apple II. Le 17 octobre est la journée internationale des tableurs.

Que serait nos organisations aujourd’hui sans Excel ? Il en est même qui pense pouvoir tout comprendre avec un tableur…

Deux évènements de catastrophe écologique eurent lieu

11/08/1979    La rupture du barrage du Macchu, en Inde, provoque 5000 morts sur la ville de Morvi.

28/03/1979    La fuite radioactive d’un réacteur à Three Mile Island, aux Etats-Unis, ravive les débats sur le nucléaire.

L'<Accident nucléaire de Three Mile Island> reste pour beaucoup l’accident nucléaire le plus grave que l’humanité a connu. Un des réacteurs avait commencé à fondre. Ce qui se serait passé si l’accident avait dégénéré reste source de controverse.

Et je finirai ce vaste tour d’horizon de 1979 par l’hommage aux grands disparus de cette année :

12/02/1979    Mort du cinéaste Jean Renoir (né le 15 septembre 1894), inoubliable metteur en scène de « La Grande Illusion » et de la « Règle du jeu ».

16/03/1979    Décès du père de l’Union Européenne, Jean Monnet, premier président de la Communauté européenne du charbon et de l’acier.

11/06/1979    Décès de l’acteur, réalisateur et producteur américain John Wayne

23/07/1979    Mort de l’aviateur, résistant, journaliste, scénariste et romancier Joseph Kessel (né le 10 février 1898).

29/07/1979    Mort du philosophe américain Herbert Marcuse (né à Berlin le 19 juillet 1898), critique à la fois du capitalisme et du communisme. Auteur de « L’Homme unidimensionnel ».

27/08/1979    Le dernier Vice-Roi des Indes, grand humaniste, Lord Mountbatten est assassiné par l’IRA dans l’explosion de son bateau personnel.

22/10/1979    Décès de la compositrice et chef d’orchestre Nadia Boulanger (née le 16 septembre 1887). Elle fut un personnage considérable de la vie musicale en Occident. Elle compta parmi ses quelque 1 200 élèves plusieurs générations de compositeurs, tels Aaron Copland, George Gershwin, Leonard Bernstein, Michel Legrand, Quincy Jones et Philip Glass. Son activité musicale est étroitement liée à celle du Conservatoire américain de Fontainebleau, qu’elle dirige de 1949 jusqu’à la fin de sa vie.

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Mardi 6 juillet 2021

« L’année du grand retournement  »
Amin Maalouf, « Le naufrage des civilisations » page 167

La première fois que j’ai cité Amin Maalouf, c’était tout au début de l’aventure des mots du jour : le 52ème, en janvier 2013 :

« L’homme a survécu jusqu’ici parce qu’il était trop ignorant pour pouvoir réaliser ses désirs. »

Cette phrase n’était pas d’Amin Maalouf, mais de William Carlos Williams (1883-1963), mais elle était citée en préface du livre d’Amin Maalouf : « Le dérèglement du monde ».

J’avais découvert cet écrivain franco-libanais, né en 1949 à Beyrouth et élu à l’Académie française en 2011 par son essai « Les Croisades vues par les Arabes » qu’il a publié en 1983 et que j’ai lu peu de temps après.

Il fut aussi au centre du dernier mot du jour de la série que j’avais consacré aux grands entretiens de la revue « XXI » :

« La première attitude indispensable est d’être capable de se mettre à la place de l’autre. Si je peux me mettre à la place de l’autre, alors nous pouvons réfléchir ensemble.».

C’est en 2019 qu’il a écrit son dernier essai, pour l’instant : « Le naufrage des civilisations ». Depuis, il a écrit un roman « Nos frères inattendus », mais pas de nouvel essai.

J’avais découvert cet ouvrage à travers plusieurs émissions de France Culture en 2019 :

D’abord, en mars 2019, dans l’émission, « l’invité des matins » de Guillaume Erner : <un monde désorienté>

Puis en mai de la même année, dans la remarquable l’émission de Tewfik Hakem, consacrée à l’Islam : « Le Réveil culturel » :

« Sa manière de gouverner était pour le moins contestable, mais Nasser a donné aux Arabes le sens de la dignité »

Il a aussi été l’invité de <la Grande Librairie du 28 mars 2019>

Il m’a fallu du temps pour acheter ce livre, puis encore un peu de temps pour le lire.

C’est un livre que j’ai trouvé absolument passionnant.

Le livre commence par cette phrase :

« Je suis né en bonne santé dans une civilisation mourante et tout au long de mon existence, j’ai eu le sentiment de survivre sans mérite ni culpabilité… »

Amin Maalouf évoque son Levant natal. Sa famille qui vivait en Égypte et au Liban dans un monde de diversité dans lequel les musulmans, les chrétiens et les juifs vivaient ensemble, faisaient des affaires et dialoguaient.

J’ai entendu Tobie Nathan décrire de la même manière une civilisation de tolérance en Égypte dans laquelle ses parents vivaient et l’apparition de la violence, de l’intolérance et du rejet.

Il a décrit cette évolution dans son roman « Ce pays qui te ressemble »

Amin Maalouf pense que :

« C’est à partir de ma terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde »

Ce serait l’extinction du Levant tolérant et les secousses sismiques du monde arabo-musulman, qui se seraient propagées à la planète entière.

Son hypothèse repose sur des évènements et des dates qui ont jalonné l’implosion ou plutôt la fermeture d’un monde ouvert. Mais je traiterai cette hypothèse et ces points saillants dans une seconde série.

Car son livre émet une autre hypothèse : celle d’un grand retournement qui aurait métamorphosé les sociétés humaines et dont nous serions aujourd’hui les héritiers désenchantés.

C’est la troisième partie de son livre : « L’année du grand retournement ».

Pour Amin Maalouf, l’année 1979 a constitué cette rupture.

On lit souvent que 1989 a été déterminante en raison de la chute brutale du mur de Berlin qui a accéléré la décomposition de l’empire de l’Union Soviétique et a mis fin à la guerre froide. La conséquence de ces évènements étant le triomphe du libéralisme financier et l’émergence de la Chine.

Il existe une mythologie des années en 9 qui prétend que ces années sont déterminantes : 1929, 1919, 1939 etc.. <Slate> narre les éléments de ce récit.

Mais pour Amin Maalouf, l’année importante est l’année 1979. Nous allons donc essayer d’examiner cette hypothèse et revenir sur les évènements marquants qui ont eu lieu en 1979.

J’annonce ainsi une nouvelle série de mots du jour : « 1979 : L’année du grand retournement »

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Lundi 5 juillet 2021

« La musique officielle du festival de Cannes. »
Camille Saint-Saëns

Le festival international de film de Cannes va débuter demain, le 6 juillet 2021.

Initialement prévu du 12 au 23 mai 2020, le festival 2020 a été annulé en raison de la pandémie de la Covid-19

Et comme les années précédentes, avant la diffusion de chaque film dans la salle du palais des Festivals une musique sera jouée: <Cette musique>

Musique pétillante, scintillante, qui incite à la rêverie.

C’est une musique de Camille Saint Saëns. C’est un des morceaux d’une de ses œuvres les plus connues : « Le Carnaval des animaux ».

Et ce morceau s’appelle <aquarium>

<France Musique> explique le lien de cette musique avec le cinéma.

Nous apprenons ainsi que Terrence Malick, a utilisé cette musique dans son film « Les Moissons du Ciel ».

Et, c’est après avoir vu ce film que Gilles Jacob, l’ancien délégué général et président du Festival de Cannes a choisi cette musique comme identité sonore du Festival de Cannes depuis 1990.

Alan Menken, compositeur de la musique du film « La Belle et la Bête » des studios Disney sortie en 1991 s’est inspiré de l’aquarium de Saint-Saëns.D’autres ont utilisé ou se sont inspirés de cette petite pièce magique, par exemple le célèbre Ennio Morricone.

Max Dozolme l’animateur de France Musique décrit

«  Une musique composée en 1886 et qui évoque le ballet des poissons avec ces notes de piano comme des bulles et surtout un procédé totalement magique de Camille Saint-Saëns : chaque note du thème joué par les violons et la flûte dans les aiguës est répétée par un glass-harmonica au son cristallin, comme pour évoquer le scintillement de l’eau et des écailles de ces animaux muets…»

Camille Saint-Saëns est mort, il y a 100 ans en 1921.

Plus précisément le 16 décembre 1921. Je rendrai plus longuement hommage à ce musicien un peu oublié et qui a écrit des œuvres splendides.

Vous pourrez voir « aquarium » joué par les sœurs Labèque et l’orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Simon Rattle derrière ce lien <Aquarium joué par la Philharmonie de Berlin>

France Musique propose un arrangement pour deux pianos : <L’aquarium de Saint Saens arrangé pour deux pianos>

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Vendredi 2 juillet 2021

« Le paradoxe du serpent. »
Description d’un comportement de l’État français

Reagan avait dit « L’État n’est pas la solution, il est le problème ».

Depuis la plupart se sont rendus compte que même si l’État n’était pas la solution, il restait indispensable non seulement dans son rôle régalien (armée, police, justice) mais aussi dans bien d’autres domaines.

Alors, les tenants du libéralisme ont considéré que si on avait besoin d’un État, on avait besoin d’un État qui fonctionne comme une entreprise privée.

Je ne dis en aucune façon que tout va bien dans l’État et l’administration française et qu’il ne faut pas évoluer et changer des choses.

Mais je prétends que l’État n’est pas comparable avec une entreprise privée.

Pour l’expliquer, c’est probablement la santé qui permet le mieux de le comprendre.

Une santé publique a pour objectif de soigner au mieux l’ensemble de la population au moindre coût global.

Une santé privée a pour objectif de soigner au mieux une population, en dégageant le plus de profits possible.

Les États-Unis qui sont résolument dans le second terme de l’alternative démontrent, en effet, que si les entreprises de santé font d’énormes profits, le cout global est beaucoup plus cher qu’en France, adepte du premier système. En outre, si ces entreprises soignent une population aisée et disposant de bonnes assurances, elles sont assez loin de soigner toute la population.

Sur ce point il faut également nuancer tout ne va bien dans le premier système et tout ne va pas mal dans le second. Mais on constate bien que la logique des deux systèmes est très différente.

Mais une évolution existe en France et consiste à essayer de faire entrer la logique du système privé dans le système public.

Le moyen d’action de cette évolution est l’appel massif aux consultants des grands cabinets privés.

Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre deux journalistes ont mené une enquête et publié le 27 juin 2021 sur « l’Obs » : <Des milliards dépensés pour se substituer à l’État : enquête sur la République des consultants>

Ils m’ont d’abord appris ce qu’on appelle « le paradoxe du serpent »

Dans l’administration, cela s’appelle « le paradoxe du serpent ». Ou comment l’Etat paie deux fois des consultants de cabinets de conseil privés. La première pour l’aider à faire des économies. La seconde, pour suppléer aux carences que ces mêmes consultants ont contribué à organiser… tel le serpent qui se mord, et se remord la queue. En pleine pandémie, le gouvernement s’est ainsi retrouvé incapable de conduire seul sa politique sanitaire. Il a dû signer « vingt-six contrats avec des cabinets de consultants en dix mois, soit une commande toutes les deux semaines. Cela représente plus d’un million d’euros par mois », s’étrangle la députée Les Républicains Véronique Louwagie, de la commission des Finances de l’Assemblée nationale.»

Mc Kinsey joue un rôle de première importance. McKinsey & Company est ce cabinet international de conseil en stratégie dont le siège est situé à New York et qui en 2021, compte plus de 130 bureaux répartis dans 65 pays et réunissant près de 30 000 personnes.

L’entreprise est présentée comme particulièrement « fertile en futurs CEO », en français on dit DG. En 2007, seize CEO d’entreprises mondiales cotées à plus de 2 milliards de dollars étaient des anciens de McKinsey & Company.

McKinsey est aussi ce cabinet de conseil qui a incité l’entreprise Enron à mettre en place des pratiques comptables douteuses et à orienter la stratégie de l’entreprise vers le trading d’électricité et de matières premières. En 2001, le scandale financier Enron éclate et l’entreprise fait faillite. « Nobody is perfect ».

L’article des deux journalistes parlent de la lutte contre la pandémie :

« Chaque après-midi, au démarrage de la campagne de vaccination, les membres de la « task force » du ministère de la Santé étaient ainsi conviés à participer à des points d’étape pilotés… par un associé du bureau de McKinsey à Paris. Un service facturé 4 millions d’euros.

Mais l’État sait ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier :

« Mais bien d’autres cabinets spécialisés dans l’aide à la stratégie et à la mise en œuvre des décisions sont intervenus. BVA Consulting a été appelé à la rescousse pour faire passer les bons messages sur le port du masque, la firme Citwell pour la distribution des vaccins et des équipements de protection individuelle (pour un montant de 3,8 millions d’euros), l’américain Accenture pour des services informatiques et aussi Roland Berger, Deloitte et JLL Consulting. »

Les précisions de cet appel à l’expertise restent difficiles à obtenir :

« L’association Anticor qui réclame depuis des mois les détails d’un accord-cadre de 100 millions d’euros signé en juin 2018 par le gouvernement avec une dizaine de cabinets pour l’épauler dans ses projets de « transformation publique ». Elle a saisi la commission d’accès aux documents administratifs, qui vient de lui donner raison. »

L’Obs prétend qu’il ne s’agit que de la partie émergée d’un iceberg et évoque plus de 500 commandes passées en trois ans : des contrats en stratégie, en organisation, en management, en informatique.

Les journalistes citent Arnaud Bontemps, magistrat en disponibilité à la Cour des Comptes et porte-parole du collectif nouvellement créé « Nos services publics » :

« Le phénomène va en s’accélérant. Il s’accompagne d’un dysfonctionnement profond de nos services publics, qui ont perdu leur sens pour les fonctionnaires et sont en totale déconnexion avec les besoins des gens. »

Sur ce site vous trouverez des estimations sur les coûts et les conséquences de cette externalisation.

Les journalistes livrent ce constat :

« Une seule certitude, depuis quinze ans, l’administration a bien été amputée (200 000 postes perdus). Elle a vécu des « dégraissages » successifs au rythme de la RGPP (révision générale des politiques publiques) de Nicolas Sarkozy, puis de la « modernisation » voulue par François Hollande, avant d’être invitée à se mettre en mode « start-up » par Emmanuel Macron (des cabinets de consultants, Octo Technology, Arolla, et UT7, ont accompagné ce « changement culturel », pour un montant de 70 millions d’euros).

Conséquence, à force de devoir être toujours plus « agiles », toujours plus « performants », les fonctionnaires se retrouvent au bord de la rupture dans des domaines aussi vitaux que la santé, la sécurité, la justice, ou aussi stratégiques que l’environnement et le numérique. L’Etat appelle alors à l’aide les consultants. De plus en plus souvent. Pour des sommes de plus en plus énormes. Le fameux paradoxe du serpent. A eux deux, les leaders du secteur, les américains McKinsey et Boston Consulting Group (BCG), emploient plus de 900 consultants en France. Et il faut aussi compter avec Roland Berger, Accenture, Capgemini, Ersnt & Young, et les moins connus Eurogroup, Mazars, etc., dont aucun n’a accepté de répondre à nos questions. »

L’article insiste sur les conséquences dans le secteur de la santé

« Ces nouvelles pratiques ont trouvé dans le secteur de la santé un terrain d’expérimentation fertile. Chroniquement déficitaires, les hôpitaux avaient besoin d’être restructurés, et comme la haute fonction publique hospitalière a toujours été peu considérée par les grands corps, les cabinets de consultants se sont engouffrés dans la brèche. « Le recours aux grands cabinets est devenu un réflexe facile. Au point qu’on ne sait plus rien gérer sans eux », constate Frédéric Pierru, sociologue au CNRS, auteur, avec son collège Nicolas Belorgey, de plusieurs ouvrages sur la « consultocratie hospitalière ».

Tout s’est accéléré avec la création en 2009 des agences régionales de santé, les ARS, dont le grand public a découvert l’existence pendant la pandémie. Au départ, les ARS avaient l’objectif louable de coordonner la politique de santé au niveau local. En réalité, elles ont surtout pour rôle de maintenir les hôpitaux sous pression financière. Pas étonnant quand on sait que la réforme à l’origine de leur création a été en grande partie élaborée par deux grands cabinets : Capgemini et le BCG. Le conseiller chargé du dossier auprès de Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, venait de McKinsey et y est retourné ensuite. Même le secrétariat du groupe de travail était assuré par Capgemini ! La faute à des moyens insuffisants, mais pas seulement. « Il y avait ce sentiment très fort que si on faisait appel à l’administration, rien ne changerait jamais », souligne Frédéric Pierru.

Pour recruter les futurs directeurs de ces ARS, l’Etat a aussi fait appel à un cabinet, Salmon & Partners. Les appels à candidatures parus à l’époque en témoignent : ils n’exigeaient aucune connaissance dans la santé, seulement une expérience managériale de haut niveau. En d’autres termes, on cherchait de purs gestionnaires. Les candidats ont ensuite été choisis par un comité ad hoc présidé par… Jean-Martin Folz, ex-patron de Peugeot Citroën. L’arrivée des socialistes au pouvoir n’a rien changé, au contraire. En 2012, la ministre Marisol Touraine a mis en place un comité interministériel de performance et de modernisation de l’offre de soins (Copermo) qui subordonne les investissements des ARS dans les établissements hospitaliers à un plan de retour à l’équilibre financier, conçu en général avec un cabinet de consultants. […]

En 2020, quatre ARS (Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Mayotte) commandent une analyse de la situation financière de leurs établissements. Des contrats variant de quelques centaines de milliers d’euros à plusieurs millions, passés à une dizaine de prestataires que l’on retrouve partout (ACE Consulting, Opusline, etc.). Il arrive aussi que les hôpitaux se réunissent en centrale d’achats. Et là, la facture grimpe. Comme en novembre 2019, quand le groupement Resah passe un accord-cadre de 40 millions d’euros avec plusieurs grands cabinets (KPMG, Ernst & Young, Mazars, etc.) afin d’optimiser l’accueil des patients.

Des sommes faramineuses au regard des réductions budgétaires drastiques imposées aux hôpitaux, dont certains se retrouvent à court de lits, de repas, de couvertures, de papier toilette. Et avec quels résultats ? Prenons les hôpitaux de Marseille : fin 2018, l’AP-HM, accablé par un milliard de dettes, signe un gros contrat de conseil – 9,4 millions d’euros – avec deux cabinets, le français Eurogroup et la Rolls du secteur, dont les consultants sont payés 4 000 euros la journée, McKinsey. Quelques mois plus tard, l’AP-HM communique : grâce à « une approche bottom-up » ayant mobilisé 1 000 personnes au sein de l’AP-HM, le cabinet américain a pu réaliser un « diagnostic à 360° » qui promet « 246 millions d’euros de gains potentiels à horizon 2025 ». Un passage qui a laissé un souvenir… contrasté.

« On a vu débarquer des dizaines de jeunes gens sortis de grandes écoles qui ont organisé des réunions de « brainstorming « avec pléthore de Post-it. On avait l’impression qu’ils arrivaient avec leurs idées toutes faites. Rien que leur « benchmarking », leur étude de marché : ils nous comparaient avec des établissements qui n’avaient rien à voir. A la fin, McKinsey a présenté un grand plan de transformation avec 37 chantiers et 200 projets sous forme d’un arbre avec plein de branches pour faire joli. Mais la mise en œuvre s’est révélée très compliquée. Peu d’actions ont vraiment démarré, tout le monde est passé à autre chose », témoigne, amer, un chef de service. La direction, elle, estime que « l’intervention des consultants s’est arrêtée dès lors que les équipes de l’AP-HM ont été suffisamment aguerries » pour continuer toutes seules… »

Je ne peux pas citer tout l’article mais je conclurais avec la réflexion sur le rapport qualité prix de l’appel à toutes ces compétences d’un autre monde :

« Si la rentabilité des hôpitaux est scrutée à la loupe, personne ne s’est jamais penché sur le rapport qualité-prix des consultants. En 2018, la Cour des Comptes avait dressé un constat au vitriol. « Les productions des consultants ne donnent que rarement des résultats à la hauteur des prestations attendues. Des analyses effectuées par les chambres régionales des comptes, il ressort que nombre de rapports de mission utilisent essentiellement des données internes, se contentent de copier des informations connues ou reprennent des notes ou des conclusions existantes. » Plus inquiétant encore : le sociologue Nicolas Belorgey a réussi à démontrer que certaines mesures d’économies dégradaient la qualité des soins. En comparant des données confidentielles, il s’est rendu compte que la diminution des taux d’attente aux urgences, qui paraissait une bonne mesure, entraînait une augmentation du taux de retour aux urgences. »

Peut être l’Etat embauchera t’elle un cabinet de conseil pour déterminer si cela est bien raisonnable de faire autant appel à ces idéologues de la compétitivité, alors que la fonction publique est, par essence, bien davantage tournée vers la solidarité et la coopération.

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