Mercredi 13 mai 2020

«Rendre leur Histoire aux femmes»
Michelle Perrot

Cet entretien date d’un des premiers numéros de la revue XXI, c’était le numéro 4 paru à l’automne 2008.

L’entretien, qui avait été mené par Catherine Meyer, concernait l’historienne Michelle Perrot et avait pour titre « Rendre leur Histoire aux femmes ».

J’ai plusieurs fois cité Michelle Perrot et je lui ai consacré deux mots du jour.

Le premier concluait la série sur les violences faites aux femmes dans l’espace public : « La conquête de l’espace public par les femmes est très important. Le fait de pouvoir sortir seule, le soir, la nuit ce qui est encore considéré comme un danger pour les femmes, c’est quelque chose qui doit cesser, partout ! »

C’était le mot du <29 Janvier 2016>

La seconde fois était au cours de la série sur Mai 68 : <La femme de 1968 est à la fois contrainte et aspire à la liberté>

Michelle Perrot est née à Paris le 18 mai 1928. Elle a d’abord travaillé sur l’histoire du mouvement ouvrier, et sur le système carcéral français avant de devenir vraiment l’historienne de l’Histoire des femmes.

Pour introduire l’entretien, la journaliste, Catherine Meyer, retrace à grand trait cette Histoire :

« Depuis l’antiquité, les hommes écrivent leur Histoire afin que le temps n’efface pas leurs traces.

Les hommes… Les femmes, elle, n’ont pas d’Histoire. Mères silencieuses, ménagères de l’invisible, elles s’effacent devant les hommes sur le théâtre de la mémoire. Absentes des recensements, pendant des siècles elles n’existent tout simplement pas.

Jusqu’au tournant des années 1970, où les femmes s’emparent de leurs histoires pour construire une Histoire. Deux raisons à cel.

L’école de la « nouvelle histoire » voit le jour : sous l’impulsion de Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie ou Marc Ferro, elle s’intéresse aux individus, aux mentalités et s’insinue dans les replis du passé.

Quant à l’émancipation, elle progresse à grands pas : la réforme du régime matrimonial, en 1965, permet aux femmes d’ouvrir un compte en banque et de travailler sans l’autorisation de leur mari. Deux ans plus tard, la loi Neuwirth autorise la contraception. Puis apparaît le Mouvement de libération des femmes (MLF). En 1975, la loi Veil est votée. Se souvient-on que les avortements clandestins étaient alors la première cause de mortalité des femmes entre 18 et 50 ans ? »

Il est important de rappeler tous ces éléments pour savoir d’où nous venons. Et ces évolutions sont finalement récentes. Les femmes oubliées de l’Histoire pendant si longtemps, la moitié de l’humanité.

La grande œuvre de Michelle Perrot c’est la publication en 1990, avec Georges Duby de la monumentale « Histoire des femmes en occident »

« Quand j’étais jeune je voulais faire partie du monde des hommes : j’avais passé toute mon enfance – du jardin d’enfants à la terminale – dans un pensionnat religieux. Le féminin était devenu pour moi synonyme d’enfermement, de soumission, de sacrifice. Je voulais sortir de ce sentiment diffus. Ma famille mes parents me proposaient un modèle complètement opposé. Mon père et ma mère étaient tous deux favorables au travail des femmes, à leur indépendance. C’étaient des parents modernes »

Son travail d’Historienne ne commence pas par les femmes mais par la classe ouvrière et ses luttes. Elle explique ce début par la culpabilité d’appartenir à une classe aisée :

De ma culture chrétienne, j’ai gardé un grand sentiment de culpabilité. L’impression obscure d’être privilégiée […] Comme le disait Mauriac à l’époque, « je suis née dans le camp des injustes ». Il ne faut oublier ce qu’était la France de l’après-guerre : pauvre, rongée par les problèmes sociaux. Le monde ouvrier était très actif, le chômage n’existait pas, c’était un monde rude. Dans mon éducation chrétienne, réussir sa vie, c’est s’occuper de l’Autre. […] Et la figure de l’Autre qui s’imposait, c’était l’ouvrier.

Elle ne va même pas être très intéressée, dans un premier temps mais elle y reviendra plus tard, au livre de Simone de Beauvoir « Le deuxième sexe ».

Ses préoccupations vont changer dans les années 1970, alors qu’elle est maître de conférence à Paris VII-Jussieu :

« C’était une université remuante et bourrée de féministes. Je participe à tout ce qui s’y passe. Et, tout d’un coup, je prends conscience que personne ne s’occupe de l’histoire des femmes : toutes les disciplines s’intéressent aux femmes, pas l’Histoire. On ne sait rien d’elles, elles sont invisible, mise à part les Jeanne d’Arc et autres héroïnes inscrites au Panthéon de la gloire. »

En 1973 elle propose à deux jeunes collègues, Pauline Schmitt et Fabienne Bock, de faire un cours sur les femmes intitulé « Les femmes ont-elles une Histoire ? ». Ce cours va avoir beaucoup de succès.

Le mouvement de l’Histoire est lancé. Michelle Perrot va diriger une centaine de mémoires.

Et quand un éditeur italien décide de lancer « L’histoire des femmes en occident » et le confie au grand historien de renommée mondiale Georges Duby, ce dernier propose à Michelle Perrot de codiriger cette œuvre à laquelle vont participer 70 auteurs.

Elle raconte :

« Rien n’est linéaire [dans l’Histoire des femmes]. Les accélérations s’inscrivent dans les périodes troublées de l’Histoire. Chaque fois qu’il y a une brèche dans le pouvoir, les femmes surgissent. Au moment de la révolution française, par exemple, les acquis sont importants : reconnaissance des droits civils des femmes, droit de divorce, droit d’héritage. Puis c’est le retour en arrière du code civil napoléonien, une catastrophe pour les femmes : « La femme est donnée à l’homme pour qu’elle lui fasse des enfants. Elle est donc sa propriété comme l’arbre fruitier est celle du jardinier » dit Napoléon Bonaparte. Considérée comme incapable légalement – comme les criminels, les malades mentaux et les enfants – la femme n’a plus le droit de gérer ses biens, elle doit demander à son mari l’autorisation de travailler et ne peut percevoir de salaire. Le summum de la régression viendra avec la Restauration, qui supprime le droit au divorce. Au XIXème siècle, les femmes sont confinées au silence du privé, au travail domestique, à la couture et aux arts d’agrément. On les éduque plus qu’on ne les instruit. Celles qui s’intéressent à d’autres livres que les livres pieux sont suspectes. »

J’espère qu’après cette leçon de Michelle Perrot, plus aucune femme n’aura d’admiration pour Napoléon 1er. Mais il n’est pas le seul à avoir conservé le statut de mineure aux femmes tout au long du XIXème siècle.

Michelle Perrot insiste sur l’importance de connaître l’Histoire des femmes :

« L’Histoire des femmes n’est pas une simple curiosité. Elle est d’abord une arme critique. Si l’on connaît l’histoire de la notion d’égalité entre les sexes, on comprend mieux où en sont les rapports entre les hommes et les femmes, on est plus attentif aux droits d’aujourd’hui.

Connaître son histoire, c’est aussi mieux cerner son identité. Les femmes ont été façonnées par leur culture et leur passé. « On ne naît pas femme, on le devient » disait Simone de Beauvoir. […] Se réapproprier cette histoire, savoir pourquoi les filles n’accédaient pas à l’instruction, pourquoi elles étaient reléguées dans les foyers, permet de se comprendre et de comprendre les sociétés actuelles, extrêmement compliquées, où la hiérarchie des sexes persiste dans les représentations, les images, l’accès aux professions, les inégalités… »

Aujourd’hui la question des femmes n’est pas réglée, ce n’est jamais définitif dit la vielle dame qui a désormais 92 ans et a consacré toute la seconde moitié de sa vie à l’Histoire des femmes.

Elle prévient notamment :

« Il faut rester vigilant vis-à-vis des intégrismes : ils prennent appui sur des problèmes d’identité réels, mais peuvent représenter une menaces pour les femmes. Quelle que soit la religion. Voilà peu, [c’était en 2008] j’ai assisté à un colloque sur « les femmes, passerelles d’Europe ». Une représentante catholique de Slovaquie y défendait le modèle de la femme au foyer et s’insurgeait contre le droit à l’avortement. Même si l’Europe est une chance pour les femmes, des modèles traditionnalistes peuvent resurgir. »

Il reste d’ailleurs beaucoup de combats pour les femmes pour acquérir une place égale aux hommes dans la vie économique, dans la vie politique et aussi dans le partage équitable des tâches domestiques.

Concernant particulièrement le droit à l’avortement, <des tendances très rétrogrades> sont à l’œuvre en Europe.

Je ne peux citer intégralement ce long article, ni d’ailleurs donner de lien vers Internet car je n’ai pas trouvé de publication de ce texte sur la toile.

Mais je voudrais encore en extraire deux points :

D’abord ce rappel qu’il y a eu des résistantes dans le combat des femmes et singulièrement celles qu’on appelait les sorcières :

« Les femmes n’ont pas été passives, Simone de Beauvoir n’avait pas bien perçu cela. Pour elle, les femmes n’avaient pas d’histoire. Mais grâce aux recherches mises en route depuis plus de trente ans, cette histoire cachée émerge et nous découvrons qu’il y a une force historique des femmes, un désir des femmes. Et des résistantes : les béguines en Flandres et en Allemagne et, partout en Europe, les sorcières. Dans les campagnes, les sorcières jouaient un rôle important : grâce à leur connaissance des herbes, elles fabriquaient des onguents, des potions. C’étaient les médecins du quotidien.

Quand la médecine se développe, la science se méfie de ce savoir empirique, un peu nocturne, peut être diabolique. Le rôle de l’Eglise dans la persécution des sorcières est connu : elle les accuse d’avoir une sexualité débridée et perverse. Celui de la science savante et masculine l’est moins : elle voit d’un très mauvais œil la rivalité de cette médecine populaire et féminine. Et les accuse de provoquer la mort des nouveaux-nés, de fabriquer des onguents maléfiques. Environ cent mille d’entre elle sont brûlées. »

Ensuite son appréciation du féminisme est qu’il est en situation d’échec :

« Le féminisme n’a pas su se donner une bonne image. Aujourd’hui, il est perçu comme un peu ringard, outrancier. Cela tient, bien entendu, à ses ennemis qui ont fait passer les féministes pour des hystériques. Mais peut-être aussi à nous. Ce n’est pas toujours facile, nous n’avons pas toujours réussi à rendre notre combat attractif. Sans doute manquons-nous d’humour. »

Cette vision un peu pessimiste devrait pouvoir se tempérer maintenant, depuis l’émergence de figures venant d’autres continents, comme la lumineuse écrivaine nigériane, née en 1977, Chimamanda Ngozi Adichie qui proclame : « Nous devrions tous être féministes ».

Michelle Perrot a quant à elle mené une longue quête pour permettre de faire émerger l’Histoire des femmes et préparer le chemin à des Chimamanda.

Lors de l’entretien dont j’ai parlé aujourd’hui, Michelle Perrot avait 80 ans. Dans 5 jours, elle va fêter ses 92 ans et Philippe Meyer a enregistré un dialogue avec elle, le 29 avril 2020.

Ce long entretien a été publié en deux émissions :

<1423>

Mardi 12 mai 2020

«J’ai vu un chef d’État affirmer ses idées et agir en conséquence»
Curtis Roosevelt à propos de l’action de son grand-père Franklin D. Roosevelt

Je reprends le livre « Comprendre le monde – Les grands entretiens de la Revue XXI »

La semaine dernière j’avais évoqué le destin et la vision du monde de cette étonnante chinoise née en Mandchourie et devenue éditrice de bande dessinées à Paris : Xu Ge Fei.

Puis j’avais évoqué la figure de l’Islam des lumières : Malek Chebel

Pour continuer je vais évoquer aujourd’hui l’inventeur du New Deal : Franklin Delano Roosevelt.. Bien sûr une revue créée en 2008 n’a pas pu s’entretenir avec un homme mort le 12 avril 1945.

L’entretien mené par la journaliste Hélène Desplanques a été donc réalisé avec Curtis Roosevelt qui est son petit-fils. Curtis Roosevelt est né en 1930 à New York, un an après le krach financier d’octobre 1929 et en pleine Grande Dépression, Avec sa sœur et sa mère, il vécut douze ans à la Maison Blanche en compagnie d’un grand-père placé au premier rang des grandes crises du XXe siècle.

Sa mère, Anna Roosevelt était la fille de Franklin D. Roosevelt. Il a tenu divers postes de fonctionnaire international au Secrétariat des Nations unies à New York. Il prit sa retraite en 1983 et vécut ensuite dans le sud de la France, intervenant régulièrement dans les médias français en tant que commentateur politique.

Il participa, en mars 2012, à la constitution du Collectif Roosevelt qui plaidait pour une relance de l’économie française, par des réformes économiques et sociales et qui fut fondé par Stéphane Hessel, Susan George, Pierre Larrouturou, Edgar Morin et Cynthia Fleury. Michel Rocard y participa aussi.

Ce Collectif a été dissout le 17 novembre 2018. Il n’a, semble-t’il, pas survécu à l’élection d’Emmanuel Macron.

L’entretien date de 2013, depuis Curtis Roosevelt est décédé, le 26 septembre 2016 à Saint-Bonnet-du-Gard.

Il était bien sûr fort jeune quand suite à l’élection de son grand père et le divorce difficile entre sa mère et son père, il a rejoint, avec sa mère et sa sœur, Roosevelt à la Maison Blanche. Mais il a beaucoup étudié le parcours de son grand-père et peut donc en parler savamment.

Et il parle de la réaction de son grand-père après la grande crise de 1929 :

« Mon père a été ruiné et mon grand-père avait bien conscience des difficultés. Dès son discours d’investiture, il a été très clair. Il faut le relire. Il désigne sans fard les responsables de la crise de 1929 et dénonce les « pratiques des usuriers sans scrupules » qui, « devant le tribunal de l’opinion publique » sont « rejetées aussi bien par les cœurs que par les âmes des hommes ». Ses mots sont forts : les «usuriers sans scrupules », dit-il, « ne connaissent que les règles d’une génération d’égoïstes » : « ils n’ont aucune vision et, sans vision, le peuple meurt. »

Mais il ne s’arrête pas là, il donne le cap de sa politique : « Notre première tâche la plus importante, est de remettre les gens au travail.. Cela peut être accompli en traitant le problème comme nous traiterions l’urgence d’une guerre. » […]

Il disait ; « Ce que réclame cette nation, c’est de l’action tout de suite ! » C’est dans cette atmosphère que j’ai grandi. J’ai vu un chef d’État affirmer ses idées et agir en conséquence. »

Bien sûr, nous aurions tous envie d’avoir un tel chef d’État dans la période de crise qui se dresse avec de nouveaux « usuriers » et des «égoïstes » qui captent la richesse du monde. Nous ne sommes plus dans le même contexte, nous sommes dans un univers mondialisé et interdépendant. En plus nous ne sommes pas les États-Unis d’Amérique mais un petit pays à l’échelle de cet univers mondialisé. Mais je pense que même un président des Etats-Unis ne pourrait plus agir comme Roosevelt, parce que même les Etats-Unis dépendent des autres.

Mais on peut quand même apprendre et rappeler comment Roosevelt a agi. Curtis Roosevelt raconte la différence entre son grand-père et son prédécesseur Herbert Hoover.

« Herbert Hoover avait convoqué tous les directeurs des grandes banques. C’était la fin de son mandat, un des pires moments de la grande dépression, et Hoover voulait leur faire la leçon. Très bon économiste, il avait sorti ses graphiques devant les banquiers et leur avait démontré qu’ils avaient fabriqué une catastrophe. Il leur avait ensuite expliqué ce qu’ils devaient faire pour sortir le pays du marasme, « mais je ne vous impose rien, c’est à vous de prendre les mesures ». Tous les banquiers s’étaient alors levés et leur représentant avait pris la parole : « Merci, monsieur le Président, je pense que vous avez fait preuve de beaucoup de bon sens. » Et ils étaient partis sans rien changer !

Quand il s’agit d’argent, le volontariat et la coopération ne marchent pas. Hoover avait compté sur le bonne volonté des banquiers, mais celle-ci n’existe pas dans les affaires »

Cet épisode raconté par Curtis Roosevelt me rappelle une anecdote que Bernard Maris a racontée plusieurs fois. Vincent Auriol ne fut pas que le dernier président de la 4ème république, il fut aussi le ministre de l’économie du gouvernement de Léon Blum. Et selon Maris, il aurait dit alors :

« Les banques je les ferme, les banquiers je les enferme ! »

Je ne sais pas si la solution est d’enfermer les banquiers, mais il ne faut certainement pas les laisser libre d’agir à leur guise sans régulation forte.

Curtis Roosevelt raconte aussi comment son grand père est arrivé à gagner la confiance des américains notamment par « les causeries au coin du feu » pendant lesquelles il s’efforçait de dire la réalité simplement et le plus justement possible.

Et il donne la solution pour qu’un Président puisse disposer de la confiance de son peuple :

« La majorité des américains avaient le sentiment qu’il se préoccupait d’eux, qu’il était proche d’eux et qu’il travaillait dans leur intérêt »

Qu’il travaillait dans leur intérêt !

Et pour ce faire il s’est mis les riches à dos. Roosevelt parlait de haine à son encontre :

« Il n’exagère pas du tout. Les très riches n’aiment pas Roosevelt, et c’est encore vrai aujourd’hui aux Etats-Unis. Il reste celui qui a fortement soumis à l’impôt. Roosevelt voulait que les privilégiés paient leur part et, leur part étant forcément plus élevée que celle des gens ordinaires, l’impôt sur la plus haute tranche des revenus est monté jusqu’à 90%. Oui 90% ! Il a également institué l’impôt sur les successions.

Pendant ses mandats, les riches ont été imposés comme jamais. Roosevelt a aussi œuvré à une réglementation du monde des affaires, les banques et les institutions financières en particulier. Le dispositif qu’il a bâti a perduré jusqu’aux années 1980, jusqu’à ce que le président Ronald Reagan commence à supprimer les règles mises en place. Cette déréglementation a mené à la crise financière de 2008 »

Il me semble que Bill Clinton a joué également un grand rôle dans la déréglementation qui a contribué à la crise financière.

En tout cas Roosevelt, contrairement à beaucoup de gouvernants d’aujourd’hui a estimé qu’une politique qui devait aller dans l’intérêt du plus grand nombre devait contraindre les riches et qu’il ne pouvait donc pas être aimé d’eux.

Et pourtant, il n’était pas socialiste. C’était un libéral qui défendait les lois du marché mais en combattait les excès.

Le discours qui a le plus marqué son petit-fils, est celui du Madison Square Garden, dernier discours avant sa réélection en 1936. Dans ce discours il dit :

« Nous savons maintenant qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime organisé. […] Jamais dans notre histoire, ces forces n’ont été aussi unies contre un candidat qu’elles ne le sont aujourd’hui. Elles sont unanimes dans leur haine contre moi, et leur haine me fait plaisir »

Curtis Roosevelt avait écrit un livre sur son enfance à la maison blanche : « Trop près du soleil »

Dans cet interview du Figaro, Curtis Roosevelt explique ce titre :

« Ces années à la Maison-Blanche furent à la fois merveilleuses et désastreuses. Elles ont fichu en l’air mon identité pendant longtemps. «Trop près du soleil» signifie que je me suis brûlé les ailes, exposé comme je l’étais à ce pouvoir. Mais je n’étais pas le seul, tout le monde était «trop près». Ainsi, ma mère n’a longtemps existé que comme «la fille du président» ; quand les gens ne la reconnaissaient pas, elle avait l’impression de ne pas avoir d’identité! Moi-même, cette proximité m’a inhibé, empêché de mener une carrière digne de ce nom. Il a fallu attendre mes 60 ans, quand je me suis mis à écrire, pour que je me débarrasse enfin de cette espèce de complexe. »

<1422>

Lundi 11 mai 2020

«Ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir»
Socrate rapporté par Platon dans l’Apologie de Socrate

DECONFINEMENT !
Déconfinement est le maître mot de ce 11 mai 2020 en France.

La moitié de l’humanité a été confinée en ce premier quart du XXIème siècle pour freiner la propagation d’un virus.

Le confinement est une méthode archaïque, venu du fond des âges de l’humanité, pour lutter contre les épidémies.

Du fond des âges ?

Non plutôt depuis l’invention de l’agriculture et la création des villes dans lesquels homo sapiens a occupé plus densément l’espace. Cette problématique a été esquissée dans le mot du jour dont l’exergue est « Avons-nous eu tort d’inventer l’agriculture ?  »

Que signifie concrètement ce confinement ?

C’est une extraordinaire, au sens premier de ce terme, limitation et même négation de nos libertés fondamentales. Je les cite, sans développer :

  • Liberté de circuler
  • Liberté de réunion
  • Et même sous une certaine forme, la liberté de culte
  • La justice elle-même est entravée dans son fonctionnement etc.

On entend même remettre en cause le secret médical en créant un fichier des malades du COVID-19. Lorsqu’on avait envisagé cela lors de l’épidémie du VIH, seule l’extrême-droite avait émis une telle proposition, tout le reste de l’échiquier politique s’était récusé. On voit bien aujourd’hui que nous sommes beaucoup plus perméables à ce type d’évolution.

Yuval Noah Harari nous avait prévenus : vous allez accepter des restrictions de plus en plus importantes à vos libertés pour préserver votre santé.

Jean-Pierre Bourlanges rappelle que Montesquieu a conceptualisé cette restriction temporaire des libertés :

« il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux »

Et Jean-Pierre Bourlanges continue en se centrant sur le cas de la France

«  Ici tout repose sur le « pour un moment ». Quand s’arrêtera ce moment, et que restera-t-il une fois celui-ci passé ? Les restrictions à nos libertés sont tolérables si elles sont temporaires, le problème est que des habitudes se seront installées, des consentements seront donnés, des individus seront « attendris », bref la résistance sera moindre à l’emprise, bienveillante mais abusive, des pouvoirs publics.

Enfin, comme d’habitude en France, la façon de procéder de l’État est excessive. La façon dont le confinement a été mis en place le prouve, les exemples sont légion où l’on a confondu distanciation et surveillance de la distanciation. Certaines zones pourtant désertes étaient interdites. On a de même développé des phénomènes d’autorités qui allaient au contraire des exigences de responsabilisation. Quand vous dites à quelqu’un qu’il n’a pas le droit d’être dans la rue alors qu’il y est seul, vous incitez à un comportement irresponsable.

C’est une habitude ancrée profondément en France : on en fait toujours trop. »

Cela étant, si on en revient au déconfinement, l’atteinte à nos libertés fondamentales est toujours présente. La liberté de circuler a évolué d’1 km à 100 km, mais ce n’est pas une liberté : l’espace de restriction des libertés s’est élargi. La liberté de réunion est toujours remise en cause.

Alors est ce que ce confinement était nécessaire ?

Certains l’affirment : Les épidémiologistes de l’Ecole des hautes Etudes en Santé publique affirment que le confinement a permis de sauver 60 000 vies en France.

Sont-ils certains de leurs estimations ? Est-ce du savoir ? Ils basent leur raisonnement sur des modèles qu’ils appliquent sur un virus nouveau qu’ils ne connaissent pas.

D’autres affirment le contraire. Des chercheurs remettent en cause l’intérêt scientifique des mesures de confinement prises par le gouvernement. Il s’agit d’un article publié le 3 mai par Up’ Magazine : « Aurons-nous été confinés pour rien ? »

Mais ces chercheurs sont-ils davantage certains de leur thèse ? S’agit-il de savoir ? savent-ils ce qu’ils ne savent pas ?

J’avais rédigé mon plus long mot du jour jusqu’à présent pour analyser la controverse liée à l’utilisation du protocole du Professeur Raoult pour lequel ce dernier affirmait que c’était la meilleure solution à défaut d’une autre : «Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou.». Sans remettre en cause l’autorité, ni les grandes qualités du Professeur Raoult, je concluais que ce qu’il présentait comme scientifique n’était pas du savoir.

C’est finalement ce qui ressort le plus de cette période de pandémie et de confinement : l’étendue de ce que nous ne savons pas.

Or il existe tant d’hommes politiques et même de scientifiques qui ont du mal à dire cette chose simple : « Je ne sais pas ».

Certains y arrivent cependant mais ce ne sont pas les plus nombreux, ni les plus écoutés.

Tant l’homme moderne exprime le besoin de savoir, de sortir de l’incertitude.

Mais dans ce cadre du COVID-19, il y a énormément de choses que nous ne savons pas.

Nous savons que nous n’avons pas de vaccin et nous savons que nous ne disposons pas d’un médicament ou de plusieurs médicaments ayant fait la preuve d’un effet positif et indiscutable dans un nombre de cas significatifs

Certains diraient ce n’est pas du savoir, c’est du non savoir.

Pas du tout. Je dirais même que c’est l’essence du savoir, de savoir ce que nous ne savons pas.

Et pour ce faire je voudrais revenir à un texte exceptionnel, à l’origine de la philosophie occidentale. Ce texte est « L’apologie de Socrate » écrit par Platon. Mais Platon fait parler Socrate. Sommes-nous certain, savons-nous si ces paroles sont vraiment de Socrate ?

Bien sûr que non. Mais ce qui est écrit va chercher dans les profondeurs de l’intelligence humaine.

Socrate se trouve devant les juges de son procès, il entend démontrer son innocence. Or dans un moment de sa plaidoirie il parle de la sagesse et du savoir. Il est possible sans doute de le dire autrement, mais certainement pas mieux :

« Or, un jour [que Khairéphon] était allé à Delphes, il osa poser à l’oracle la question que voici – je vous en prie encore une fois, juges, n’allez pas vous récrier –, il demanda, dis-je, s’il y avait au monde un homme plus sage que moi. Or la pythie lui répondit qu’il n’y en avait aucun. […]

VI. – Considérez maintenant pourquoi je vous en parle. C’est que j’ai à vous expliquer l’origine de la calomnie dont je suis victime. Lorsque j’eus appris cette réponse de l’oracle, je me mis à réfléchir en moi-même : « Que veut dire le dieu et quel sens recèlent ses paroles ? Car moi, j’ai conscience de n’être sage ni peu ni prou.

Que veut-il donc dire, quand il affirme que je suis le plus sage ? Car il ne ment certainement pas ; cela ne lui est pas permis. »

Pendant longtemps je me demandai quelle était son idée ; enfin je me décidai, quoique à grand-peine, à m’en éclaircir de la façon suivante : je me rendis chez un de ceux qui passent pour être des sages, pensant que je ne pouvais, mieux que là, contrôler l’oracle et lui déclarer : « Cet homme-ci est plus sage que moi, et toi, tu m’as proclamé le plus sage. » J’examinai donc cet homme à fond ; je n’ai pas besoin de dire son nom, mais c’était un de nos hommes d’État, qui, à l’épreuve, me fit l’impression dont je vais vous parler. Il me parut en effet, en causant avec lui, que cet homme semblait sage à beaucoup d’autres et surtout à lui-même, mais qu’il ne l’était point.

J’essayai alors de lui montrer qu’il n’avait pas la sagesse qu’il croyait avoir. Par-là, je me fis des ennemis de lui et de plusieurs des assistants.

Tout en m’en allant, je me disais en moi-même : « Je suis plus sage que cet homme-là. Il se peut qu’aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon ; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir. »

Notez cette phrase quand il parle de l’homme d’état : « Cet homme semblait sage à beaucoup d’autres et surtout à lui-même.», surtout à lui-même, peut être que certains de nos contemporains devraient méditer cette phrase.

Mais c’est la conclusion que j’ai choisi comme exergue de ce mot du jour et dont l’esprit est que la sagesse est lié au fait de savoir ce que je ne sais pas.

Nous savons scientifiquement indiscutablement plus qu’à l’époque de Socrate, mais l’étendue de notre non savoir est toujours considérable.

Rachid Benzine, dans une phrase que j’aime à répéter et à me répéter, a remarquablement modernisé le propos de Socrate : « Le contraire de la connaissance, ce n’est pas l’ignorance mais les certitudes

Donc si nous savons que nous ne disposons ni d’un vaccin, ni d’un médicament efficace, il n’y avait que deux solutions pour les gouvernements :

  • Prendre une stratégie d’immunisation de groupe qui permettait de rendre les populations résistantes au virus au bout de quelques mois et le virus inoffensif. Cette stratégie avait pour grand avantage de pouvoir continuer à faire fonctionner l’économie mais avait un grand désavantage d’augmenter le nombre de morts et surtout de saturer les unités de soins intensifs des hôpitaux.
  • Prendre une stratégie de confinement qui permettait de freiner la propagation du virus, de maîtriser autant que possible la saturation des hôpitaux et de gagner du temps pour permettre à la recherche d’essayer d’avancer sur la confection d’un vaccin ou d’un médicament. Cette stratégie avait pour grand désavantage de ne pas régler le problème du virus car sans immunité de groupe, il va probablement continuer à se transmettre et puis il y a le désastre économique qui est devant nous et peut être les conséquences psychologiques du confinement.

Quelle était la meilleure stratégie ? Nous ne le savons pas. Le plus grand nombre d’États a choisi la seconde stratégie.

J’entends ceux qui disent, la seconde stratégie a privilégié la vie et la santé.

Je suis désolé, nous ne le savons pas. Nous pourrons approcher ce savoir après la crise économique qui s’ouvre devant nous.

Quelle sera l’ampleur de cette crise économique, nous ne le savons pas.

Cette crise va-t-elle permettre de faire mieux après ?

Nous ne le savons pas.

Certains sont très pessimistes comme Michel Houellebecq « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire. », d’autres plus optimistes ou plus volontaristes comme Nicolas Hulot : « Le monde d’après sera radicalement différent de celui d’aujourd’hui, et il le sera de gré ou de force »

Mais cette incroyable expérience a quand même enrichi notre savoir :

Nous savons que nous avons construit un monde plein de fragilités, dans lequel un virus se transmet dans le monde entier en un temps record en raison des flux humains professionnels et touristiques.

Nous savons que nous sommes extraordinairement dépendants, dans le domaine de la santé, des chinois et des pays asiatiques aujourd’hui.

Nous avons compris que les soignants et les aides-soignants, les salariés des magasins d’alimentation, les éboueurs sont des métiers de l’essentiel, indispensables à notre survie et ces salariés sont situés en bas de l’échelle des salaires.

Nous avons compris que la stratégie des flux tendus, la volonté d’éviter au maximum des stocks immobilisés dans un hangar est inefficace quand on est en présence d’une pandémie comme celle que nous vivons.

Et nous avons chacun appris certainement tant d’autres choses utiles et qui doivent nous permettre de devenir plus sages.

Mais nous devons accepter de vivre dans un monde d’incertitudes et ne pas nous raccrocher à des femmes et surtout des hommes qui parlent haut et fort en prétendant savoir, alors qu’ils ne savent pas qu’ils ne savent pas ce qui est très dangereux.

Concernant les émissions récentes sur le confinement, j’ai trouvé très intéressantes celles de ce dimanche de :

  • <L’esprit public officiel> : « Demain, quel retour au travail ? »
  • Mais aussi l’émission, les papys font de la résistance : <Le nouvel esprit public> : « Liberté, que d’abus on commet en ton nom & Couple franco-allemand : chambre à part»

Demain je reprendrai à nouveau du recul par rapport à la pandémie et me replongerai dans le livre : « comprendre le monde ».

<1421>

Dimanche 10 mai 2020

«Sonate pour piano N°21 D. 960»
Franz Schubert

Dernier mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Je vais donc finir ce week end prolongé et cette série de mots du jour spéciaux du confinement par la dernière sonate pour piano en si bémol majeur de Schubert.

Mais je n’ai pas encore fini d’évoquer les chefs d’œuvre que Schubert a composé dans la dernière année de sa vie. Il faudra que je trouve d’autres créneaux que les samedis et dimanches de la période de confinement pour achever cette série consacrée à l’année la plus féconde de l’histoire de la musique selon Benjamin Britten

Le musicologue belge Jean-Marc Onkelinx juge que

« L’ultime Sonate pour piano de Franz Schubert figure parmi les monuments musicaux les plus bouleversants de l’Histoire de la Musique. »

Je crois qu’il a raison. Il n’y a rien de plus grand au piano. Il existe des œuvres comme la dernière sonate de Beethoven qui se trouve au même niveau, mais rien ne saurait dépasser cette œuvre grandiose, lyrique et au chant infini.

Le grand musicologue Marcel Schneider écrit :

« Car de même qu’il réussit enfin en cette même année 1828 à étendre le lied aux dimensions de la symphonie, avec sa grande Symphonie D 944, il parvient aussi à faire de sa dernière sonate une sorte de lied continu, illimité, si long, si varié, si touffu, à la fois si particulier et si général qu’il donne l’impression de l’infini »

Et pourtant Schubert est très malade en septembre 1828. C’est la raison pour laquelle il s’est retranché dans l’appartement de son frère Ferdinand.

On ne sait pas très bien de quoi il est mort, fièvre typhoïde a dit le médecin, sans aucune preuve tangible. Thèse reprise par les biographes classiques.

Les biographes relatent un autre épisode

Le vendredi 31 octobre 1828, Franz Schubert consomme du poisson dans une auberge de Vienne. Après quelques bouchées, il repousse l’assiette et dit qu’il y a du poison dans le plat. Il ne mangera plus rien de tangible jusqu’à l’instant de sa mort, 19 jours après. Certains tirent de cet épisode que Schubert serait mort empoisonné.

Jean-Louis Michaux, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, est un médecin, écrivain et mélomane. Il a écrit un livre sur ce sujet : « L’Énigme Schubert. Le mal qui ne voulait pas dire son nom». Il existe aussi un <podcast> sur Canal Académie dans lequel il développe certaines des thèses de son livre :

Schubert a contracté la syphilis entre 1822 et 1824. A l’époque, il n’existait pas de traitement sérieux et cette maladie évoluait vers la folie.

Les médecins ne savaient pas quoi faire et ils administraient sous diverses formes (orales, frictions) du mercure. Aujourd’hui nous savons que c’est un véritable poison. Jean-Louis Michaux écrit :

«Schubert s’est d’ailleurs retrouvé sans cheveux suite au traitement. Quand on sait les lésions que le mercure provoque au niveau du tube digestif, entraîne des modifications telles de l’organisme qu’il est très vraisemblable que le follicule pileux doit être altéré et faire tomber les cheveux. C’était donc des traitements très éprouvants qui maintenaient le malade dans une hospitalisation difficile, puis à domicile avec des régimes très contraignants de telle sorte qu’ils étaient absents de la vie sociale pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois, ce qui a été le cas de Schubert. Il s’est alors rendu compte que c’était une maladie grave et que cela pouvait modifier sa vie. Il a eu des périodes de malaises. Aucun des médecins qui l’ont traité n’ont relaté l’évolution de sa maladie et donc il y a très peu de documents médicaux sur lui. Et contrairement à Beethoven, il n’y a pas eu d’autopsie après la mort de Franz Schubert. »

La thèse de Jean-Louis Michaux est que le mercure, outre les effets immédiats décrits ci-dessous, a continué une œuvre d’empoisonnement lente et fatale. Lors du repas décrit, ci-avant, le poison que Schubert a ressenti était latent dans son corps et révélait une lente progression morbide.

La musique de Schubert relate ces combats, ces moments de tristesse, mais elle est surtout lumière, pulsion de vie et élévation. Pourtant il a écrit dans une lettre que cite Michaux :

« Je m’éprouve comme le plus malheureux et le plus misérable des hommes de cette terre. Imagine un homme dont la santé ne pourra jamais être bonne et qui, par désespoir, fait les choses plutôt pires que meilleures. Imagine un homme dont les plus grandes espérances sont réduites à rien, auquel le bonheur de l’amour et de l’amitié n’offre plus rien que la plus grande douleur, dont l’enthousiasme pour le Beau menace de disparaître, et demande-toi si ce n’est pas là le plus misérable et le plus malheureux. Meine Ruhe ist hin, mein Herz ist schwer, ich find sie nimmer und nimmer mehr [Mon repos s’en est allé, mon cœur est lourd, je ne les retrouve plus et ne les retrouverai jamais], c’est ce que je peux bien chanter maintenant chaque jour, parce que chaque soir quand je m’endors, j’espère bien ne plus me réveiller, et chaque matin m’apporte seulement l’affliction de la veille. »

« Meine Ruhe ist hin » fait référence à un poème de Goethe que Schubert a mis en musique. Il est le premier des 72 poèmes de Goethe mis en musique par Schubert. Il s’agit de « Gretchen am Spinnrade » (Marguerite au rouet).

Mais revenons à la dernière sonate de piano de Schubert.

Michel Rusquet écrit sur le site Musicologie.org

« C’est la sonate ultime, et elle a acquis valeur de mythe car, en plus, c’est le « chant du cygne » de Schubert dans le domaine instrumental. On a beau s’en défendre, on y entend dès le début, le cœur serré, le détachement de l’homme vivant ses derniers instants. Derrière cette mélodie d’une profondeur d’intériorité poignante, qui semble surgir d’un rêve, on pense avec Paul Badura-Skoda à la première strophe du Lied « Am Meer » écrit la même année (« La mer resplendissait au loin sous les dernières lueurs du couchant »), et cette image de la fin du jour éveille un sentiment infini de beauté, de nostalgie, de souvenir, de regret, toutes émotions qui semblent justement se mêler dans l’immense premier mouvement molto moderato. Dans son cheminement prodigieusement riche en modulations magiques et en éclairages sans cesse renouvelés, ce mouvement va passer par des moments d’émotion intense, chargés d’angoisse et de désespoir, mais le climat général restera celui instauré par la mélodie initiale, un « univers de sage résignation et de sérénité seconde qui sera celui de toute l’œuvre […]

Avec la longue plainte du deuxième mouvement, d’une beauté bouleversante, nous sommes probablement en présence du joyau le plus absolu de l’œuvre pour piano de Schubert. Écrit dans la tonalité d’ut dièse mineur, cet andante sostenuto constitue le cœur de la sonate. Il marque l’apothéose du lyrisme instrumental de toute l’œuvre de Schubert dans une simplicité sublimée. Son expression s’intensifie jusqu’à l’entrée d’un thème central en la majeur, hymne de transfiguration bientôt entouré de figures scintillantes, avant une reprise encore plus douloureuse amenant une conclusion épurée, en ut dièse majeur, qui illumine l’ensemble d’une beauté toute particulière. »

Voici cette sonate interprétée par Alfred Brendel : <Sonata No 21 D 960 B flat major Alfred Brendel>

Pour une version audio

Je voudrais conseiller Wilhem Kempff qui était un poète et qui après Artur Schnabel a beaucoup œuvré pour défendre et faire connaître les sonates de Schubert.

Daniel Barenboim, interviewé par Anne Sinclair, raconte cette histoire incroyable : Serge Rachmaninov, immense pianiste, musicien érudit et instruit rencontre, dans la première moitié du XXème siècle, Artur Schnabel dans un studio EMI. Ils enregistrent tous les deux et s’enquièrent chacun de ce que l’autre enregistre. Et lorsque Schnabel répond : « Les sonates de Schubert »

Rachmaninov s’exclame « Ah bon Schubert a écrit des sonates ? »

C’était plus de 100 ans après la mort de Schubert ! Rachmaninov ne connaissait pas les sonates de Schubert, il en ignorait même l’existence.

Dans l’émission « les matins des musiciens » vers laquelle je renvoyais dans le mot du jour précédent, celui consacré à la D 959, Philippe Cassard racontait la même chose : Au conservatoire de Vienne, la ville de Schubert, on n’enseignait pas, on ne parlait pas des sonates de Schubert au début du 20ème siècle.

Et le musicologue André Tubeuf écrit le 11 février 2020 :

« Est-ce à croire ? Il y a cinquante ans, personne ou presque à Paris n’écoutait Schubert, ne le connaissait. »

Heureusement que les temps ont changé.

Je peux aussi conseiller ce disque de Maurizio Pollini consacré aux trois dernières sonates de Schubert. Et bien sûr les intégrales de Kempff, Brendel, Barenboïm et Radu Lupu..

<1420>

Samedi 9 mai 2020

«Sonate pour piano N°20 D. 959»
Franz Schubert

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Je continue dans cette période confinement à explorer les compositions de Schubert dans cette extraordinaire année 1828, dernière année de sa vie.

Je profite de ce week-end prolongé de 3 jours pour consacrer un mot du jour à chacune de ces trois dernières sonates de piano composées au mois de septembre 1828.

J’ai trouvé sur un blog cette description qui me paraît très juste :

« La sonate en la majeur D959 est la plus longue sonate de Schubert (la suivante n’est toutefois que de peu plus courte). Autant la précédente sonate était placée sous le signe de la nuit, autant celle-ci baigne dans le soleil. Attention toutefois : le Voyageur parcourt ici des paysages bienheureux dans l’éclatante lumière du printemps, mais les bosquets fleuris cachent parfois un charnier. »

Brigitte Massin dans son «  Franz Schubert » publié par Fayard (p. 1281) évoque aussi la lumière :

« Avec son mode majeur et ses trois dièses, la sonate en la majeur peut apparaître comme le double inversé, la sœur lumineuse, de la précédente, en ut mineur et à trois bémols. »

Pour Harry Halbreich, « Guide de la musique de piano et de clavecin », Fayard (p. 67) c’est peut-être est-ce la plus belle de toutes, en partie par la perfection harmonieuse de ses proportions, et plus encore par sa noblesse d’expression, Schubert y donnant l’impression d’accéder :

« à cette sérénité seconde qui est également celle du Mozart de 1791, à cette zone de paix surhumaine que plus rien ne saurait ébranler désormais… »

Pour Philippe Cassard qui avait consacré, en 2013, deux émissions des matins de France Musique à cette sonate :

« En entendant ce dynamisme, on ne pourrait pas penser que la fin est si proche »

Pourtant Schubert est très malade ; il est allé se réfugier dans l’appartement de son frère Ferdinand. C’est dans cet appartement qu’il mourra le 19 novembre.

Pour toutes celles et ceux qui veulent approfondir, il ne peut y avoir meilleur pédagogue que ce merveilleux musicien qu’est Philippe Cassard :

<Schubert : Sonate D959 en la majeur (1) par P. Cassard>

<Schubert, Sonate D959 en la majeur (2) par P. Cassard>

C’est aussi un interprète exceptionnel de Schubert.

Sur Internet vous trouverez cette interprétation de Stephen Kovacevich qu’il a réalisé en <2017 à Pékin>

Wikipedia énumère les films qui ont utilisé, le second mouvement, l’Andantino :

« L’Andantino a servi de bande sonore au film de Robert Bresson, Au hasard Balthazar, au film de Samuel Benchetrit, J’ai toujours rêvé d’être un gangster, au film de Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep, ainsi qu’à la création de la version originale de Savannah Bay, de Marguerite Duras au Théâtre national de Chaillot, en 1995, dans une mise en scène de Jean-Claude Amyl, avec Gisèle Casadesus et Martine Pascal.

Il a aussi servi, du moins au niveau du thème mélodique, avec les mêmes harmonies et premiers développements, pour le film Valse avec Bachir, d’Ari Folman. L’andantino, pour partie, précède la charge d’Eylau dans le film de 1994 d’Yves Angelo, Le Colonel Chabert, Sagan (téléfilm et film de Diane Kurys). »

Un cinéphile et mélomane revient sur l’utilisation de l’andantino dans « Valse avec Bachir »

« Une des mélodies les plus belles, poignantes et mélancoliques que je connaisse. Brahms l’appelait “berceuse de la douleur”, il avait raison. Ce seul thème sublime, c’est déjà une raison de placer au plus haut ce mouvement. Mais Schubert ne s’arrête pas là. Il le fait suivre d’une partie centrale stupéfiante, inattendue après cette première partie si émouvante et délicate, mais aussi étonnante pour l’époque (1828). L’andantino est de “forme-lied”, c’est à dire que la 2° partie est “contrastante”, alors que la 3° partie est un retour à la 1° partie (subtilement variée). Mais le contraste dans cette 2° partie est… fou. Des modulations particulièrement audacieuses et déstabilisantes, ajoutées à une violence, une liberté, une montée en tension et une frénésie qu’on ne pouvait imaginer succéder à une première partie aussi mélancolique et touchante. Bref, ce que fait ici le timide Schubert, quand on replace les choses dans leur contexte, c’est bien plus étonnant et violent que ce que feront les punks…
D’une certaine manière, c’est tout le romantisme qu’on retrouve dans ce mouvement. Si Beethoven est le “père”, le précurseur, le guide pour les musiciens romantiques, il reste par certains aspects un classique comme Haydn et Mozart. Schubert, lui, est souvent considéré comme le premier vrai compositeur romantique. Dans cet andantino, on a les deux facettes du romantisme à leur plus haut :
1° et 3° parties : mélancolie, délicatesse, intériorité, solitude, rêve, tristesse, souffrance
2° partie : originalité, tension, folie, violence, étrangeté, provocation, fantastique, tourments, révolte
Cet andantino est d’autant plus surprenant dans cette sonate en la majeur que l’oeuvre est plutôt apaisée, lumineuse, sereine. Une œuvre écrite juste deux mois avant sa mort… après des compositions plus désespérées, sombres, témoignages de sa douleur, Schubert revient à un peu plus de “légèreté”… sauf dans ce 2° mouvement, poignant et déchirant, comme si la mort, la douleur et le tragique de sa condition surgissaient à nouveau au beau milieu d’une période de sage résignation.
La musique classique n’a pas forcément besoin de codes, de savoir, pour être comprise et aimée… surtout dans ce cas-là. Je ne vois pas comment – à moins d’être allergique à la mélancolie – on peut ne pas être sensible et touché par le thème génial de la 1° partie (et ne sautez pas la 3° partie, le thème y revient avec une magnifique variation). Si vous restez insensibles, c’est que vous n’êtes pas humain (je ne vois pas d’autre explication) »

Vous pouvez écouter ce seul andantino par Elisabeth Leonskaja : <D. 959 Second Movement (Andantino) – Elisabeth Leonskaja>

J’ai trouvé aussi ce texte très inspirant que Denis Pascal, interprète de cette sonate, a écrit pour accompagner son enregistrement

« Un mystère persiste : celui de la joie qui rayonne de cette musique, de la lumière que diffuse l’œuvre de Schubert toujours plus forte, ainsi que l’accomplissement personnel que l’on éprouve à la jouer, une joie que le compositeur d’œuvres aussi bouleversantes et mélancoliques que le Voyage d’Hiver ou de La Belle Meunière ne cesse de nous offrir.

Elle est bien l’objet de l’écriture et de l’interprétation schubertienne : la création transcendant le doute, la souffrance amoureuse et l’absurdité de la disparition ou de l’abandon.

La musique chantée, celle des lieder, montre clairement à l’interprète l’identification nécessaire à un personnage : la relation explicite de la musique à la poésie ou au drame, le choix d’un motif donnant une nouvelle perspective au texte suscitent encore de nouvelles interrogations, soit des voies possibles d’interprétation. L’œuvre sans parole, purement instrumentale, nous invite à un plus complexe et mystérieux voyage qui, lui, nous pousse à ouvrir notre imaginaire et à continuellement multiplier et superposer des référents à la fois personnels, intimes et liés à la vie de Schubert, ou tout simplement les référents des idiomes instrumentaux, notamment dans les impromptus op. 90.

S’il en est un qui reste, terrible et simple, aimable et cruel, tout au long de ces pièces et de la sonate D. 959, c’est le motif du triolet. Son mouvement lent ou rapide n’est plus celui de la Tarentelle ou celui d’une antique danse, ni même celui des tempêtes beethovéniennes, mais bien celui paisible du ruisseau, du temps, doux et implacable : flux infini emportant à la fois nos joies et nos tristesses et finalement balayant toutes nos questions et nos doutes. Tout passe. »

Concertant les CD Audio.

J’ai découvert cette œuvre avec Michel Dalberto, j’y reste très attaché

Pendant les recherches que j’ai effectuées pour la rédaction des mots du jour consacrés à Franz Schubert, j’ai découvert un site étonnant : <Schubert online > qui permet la consultation en ligne des manuscrits des œuvres de Schubert.

On y trouve aussi des lettres de Schubert.

Le site est en allemand ou en anglais.

Pour les non spécialistes, historiens ou musicologues, il ne s’agit pas de consulter avec précision et approfondissement tous ces matériaux historiques, mais je crois que c’est très émouvant de voir ces pages de la main de Franz Schubert surtout quand sa musique touche notre âme au plus profond.

Ce site me permet donc, comme je l’ai fait hier d’agrémenter mon mot du jour par une page manuscrite de l’œuvre dont je parle.

<1419>

Vendredi 8 mai 2020

«Sonate pour piano N°19 D. 958»
Franz Schubert

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Nous sommes en septembre 1828. Il reste moins de 2 mois de vie à Schubert.

Et il va écrire en quelques jours trois immenses sonates pour piano qui reste parmi les plus grandes du répertoire des pianistes à l’égal des dernières sonates de piano de Beethoven.

« J’ai composé entre autres trois sonates pour pianoforte sel, que je voudrais dédier à Hummel […] J’ai joué ces sonates en différentes endroits avec beaucoup de succès »
Schubert à son éditeur Probst, le 2 octobre 1828 – Cité par Brigitte Massin page 1275

Notez : « entre autres » il écrivait en même temps d’autres œuvres

Hummel était compositeur, il était surtout un grand ami de Beethoven.

On ne dédiait les œuvres qu’à des personnes vivantes.

Il est probable donc que par ce geste Schubert voulait en réalité rendre hommage à Beethoven.

Quand ces sonates seront publiées, Hummel était déjà mort, la dédicace ne pourra donc lui être faite.

Les musicologues ne sont pas tous d’accord sur le nombre de sonates de piano de Schubert en raison du fait que certaines sont inachevées et sont comptés par les uns et non par les autres.

Récemment Daniel Barenboïm a réalisé une remarquable intégrale des sonates de piano, mais il n’a enregistré que les sonates complètes.

Cependant un consensus s’est dégagé et on retient le nombre de 21 sonates et 18 sonates avaient été composées avant ce mois de septembre 1828.

Concernant les trois dernières,

« Schubert a noté lui-même sur les manuscrits, les indications de « Sonate I, II et III » dans l’ordre où elles se présentent aujourd’hui.

Le manuscrit de la dernière sonate porte à la fin l’indication « Vienne, le 26 septembre 1828 » ; cette date doit donc être considérées comme celle de l’achèvement de la trilogie.

Dans l’esprit de Schubert, les trois œuvres forment un tout et c’est bien ensemble qu’elles seront publiées, dix ans après la mort de leur auteur en 1838, par les soins de Diabelli »
Brigitte Massin, ibid.

Aujourd’hui, je vais m’intéresser au premier de ces chefs d’œuvre.

Beaucoup en soulignent la dimension Beethovenienne de cette sonate, notamment par son entrée en matière avec des accords tonitruants. Mais très rapidement on en revient à la poésie qui n’appartient qu’à Schubert.

Voici ce qu’il dit lorsqu’il se confie à son mentor Antonio Salieri :

« Croyez-vous réellement que quelque chose puisse sortir de moi ? (…) Dans le calme, en secret, j’espère bien pouvoir encore faire quelque chose moi-même, mais que peut-on encore faire après Beethoven ? »

Je vous propose d’écouter cette œuvre dans l’interprétation de Sviatoslav Richter : <Studio recording, Salzburg, 12 & 13.VIII.1972>

Cet enregistrement n’est qu’audio, si vous préférez y adjoindre de la vidéo, je vous renvoie vers cette interprétation de <András Schiff>

Pour entrer dans cette œuvre, il faut peut-être commencer par l’adagio, deuxième mouvement de cette œuvre. Vous trouverez sur le site de France musique <L’adagio par Philippe Cassard>

Sur le site Musicologie.org Michel Rusquet écrit :

« Autre chef-d’œuvre incontesté, cette sonate ouvre la fameuse trilogie que Schubert, dans une formidable explosion d’énergie créatrice, composa en septembre 1828, deux mois avant de disparaître. De ces trois immenses sonates qui, à bien des égards, ont valeur de testament artistique, celle-ci, « ainsi que l’annonce sa tonalité, est la plus agitée, la plus sombrement passionnée et la plus violente, la plus beethovénienne aussi, encore qu’elle ne contienne pas une mesure qu’un autre que Schubert eût pu écrire. » D’entrée, on croit entendre Beethoven derrière les élans farouches et la puissance titanesque du thème initial du premier allegro, mais bientôt va apparaître un second thème doucement rêveur, typiquement schubertien, et surtout, avant de déboucher sur une conclusion presque désespérée, le mouvement va connaître un développement bien éloigné des schémas classiques, une sorte de musique informelle, aux antipodes de Beethoven, où Schubert associe ballade funèbre et marche héroïque, chromatismes mystérieux et motifs obsessionnels.

L’adagio, un des rares adagios véritables du musicien, adopte une forme de rondo avec, entrecoupés d’épisodes sombres et véhéments, des refrains dont l’ample mélodie, d’un détachement presque mystique, fait l’effet d’un chant de pèlerinage, non sans évoquer par instants les sombres paysages du Voyage d’hiver. L’étrange menuetto qui suit, un scherzo en réalité, n’apporte guère de détente qu’à travers son lumineux trio car, avec ses lourds accents, ses brusques cassures de rythmes et ses contrastes dynamiques abrupts, on y sent avant tout une forte passion dramatique. Et cette œuvre décidément sombre et passionnée s’achève sur une chevauchée infernale, une cavalcade effrénée, d’une allégresse sardonique et macabre, effrayante aussi bien par ses dimensions que par son déchaînement presque ininterrompu. Rares en effet sont les moments de répit dans cette course frénétique où l’instabilité tonale est permanente. On aura bien, peu avant la fin, une brève échappée vers on ne sait quel Paradis perdu, mais ce sera pour mieux replonger dans le tourbillon lugubre de ce finale dantesque. »

Pour choisir un enregistrement CD de cette œuvre, je propose parmi d’autres très belles interprétations celle de Radu Lupu.

Mais Alfred Brendel, Daniel Barenboim, Wilhem Kempff sont tout aussi remarquables.

<1418>

Jeudi 7 mai 2020

«Rendre lisible un texte du VIIe siècle à un lecteur du XXIe siècle en usant d’une langue simple.»
Quête poursuivie par Malek Chebel dans sa traduction du Coran

Dans l’entretien évoqué hier, Malek Chebel revient assez longuement sur sa traduction du Coran et répond aussi aux questions que lui pose Léna Mauger sur son interprétation du livre sacré de l’Islam.

J’ai trouvé plus opérant de faire, de cette partie, un mot du jour spécifique.

Je l’ai déjà écrit, je dispose de sa traduction du Coran sur ma tablette. Mon objectif n’est pas de lire ou de m’approprier le Coran. Mais à plusieurs reprises j’ai éprouvé le besoin d’aller vérifier ce qu’il y avait vraiment d’écrit dans ce livre sur un sujet particulier ou plus encore vérifier quand on se référait précisément à une sourate du Coran.

Il me fallait donc disposer d’une traduction en laquelle je pouvais avoir confiance. Confiance que j’accorde à Malek Chebel.

J’ai d’ailleurs cité lors d’un mot du jour sa traduction du verset 32 de la Sourate V : « Celui qui sauve un seul homme est considéré comme ayant sauvé tous les hommes »

Malek Chebel explique d’abord pourquoi il a entrepris une traduction en français du Coran

« Après le 11-Septembre, j’ai été sidéré par la méconnaissance de ce texte d’une beauté extraordinaire, truffé d’images élégantes et de métaphores. Les imams, « ceux qui dirigent la prière », bloquent l’accès au Coran. Ils sont pour la plupart de simples répétiteurs d’un texte qu’ils ne comprennent pas. Les actuelles traductions du Coran sont absconses ou vieillies. Celles qui passent pour être acceptables utilisent une langue obsolète : trop savante, trop maniérée ou trop décalée. J’ai donc voulu traduire ce texte, pas pour le « détraduire », mais pour le rendre dans une langue rigoureuse, sobre, belle, actuelle et sans concession. […]

 Il m’a fallu démarrer ce travail avec une peau lisse. Il m’a pris dix ans, et j’en suis sorti plein de rides. Je m’étais fixé deux objectifs : rendre lisible un texte du VIIe siècle à un lecteur du XXIe siècle en usant d’une langue simple avec de nombreuses notes de bas de page, et le vendre à moins de 25 euros.»

Il nous apprend que même certains professeurs de l’école coranique avouent ne pas comprendre ou même tenter de comprendre leur texte sacré :

« Jeune, j’avais appris ce texte par cœur, en l’ânonnant comme tous les enfants de mon âge tenus par la peur des châtiments corporels en terre musulmane. Je suis tombé un jour sur mon professeur de l’école coranique, je l’ai interrogé sur un problème d’exégèse, il m’a pris par le coude : « Je peux t’avouer quelque chose ? Moi j’ai appris le Coran phonétiquement, sans rien y comprendre. »

Le Coran est un texte prescriptif :

« Il dicte précisément un ensemble de devoirs et d’interdits. Le Coran dit que le ramadan dure un mois, que les prières doivent être pratiquées cinq fois par jour, que l’aumône doit être prélevée et donnée aux pauvres, que les mécréants doivent être châtiés… La codification de l’inceste est très rigoureuse. »

Mais selon Malek Chebel on attribue des fausses prescriptions au Coran

« L’exigence de la circoncision ne figure pas dans le texte, c’est une tradition. L’excision est aussi absente. Et on ne trouve nulle recommandation sur la taille et la forme de la barbe, qui relève simplement d’une volonté d’imiter le Prophète. Mais il faut faire attention : d’une interprétation à l’autre, les écarts sont nombreux. […]

Le Coran ne dit rien sur la virginité. C’est la tradition bédouine patriarcale qui l’a imposée : elle faisait office de livret de famille, de filet de sécurité pour s’assurer de la paternité d’une grossesse et assurer les héritages. Les imams et les théologiens se sont appuyés au IXe siècle sur ce doute pour le cristalliser. Depuis personne n’a remis en cause leur parole, même si les mœurs ont évolué. […]

Les musulmanes étaient indépendantes à l’origine. On l’oublie souvent, mais Khadidja, la première épouse du Prophète et première musulmane, était plus âgée que lui, veuve et femme d’affaires. C’est elle qui l’a engagé comme caravanier. Sur les dix épouses du Prophète, six n’étaient pas vierges.

[Les femmes musulmanes n’ont pas d’obligation de se voiler] Seuls deux versets et demi du Coran évoquent le voile en utilisant le mot « djilbab », qui peut aussi bien se traduire par « fichu », l’accessoire traditionnel des vieilles dames en Orient. Les représentations les plus proches de l’époque coranique montrent des femmes tantôt découvertes, tantôt voilées, mais jamais intégralement.

Le voile intégral du type tchador ou burqa est apparu au XIXe siècle avec l’essor en Arabie Saoudite du wahhabisme, une vision puritaine et rigoriste de l’islam. L’obligation s’est rigidifiée avec le temps. En 1923, l’Égyptienne Huda Sharawi, leader du féminisme arabe, pouvait retirer son voile au Caire, suivie par des centaines de femmes, sans encourir de sanctions. »

Des prédicateurs affirment aujourd’hui qu’une femme non voilée n’est pas un être humain, mais une exhibitionniste, voire une hystérique. Soyons sérieux ! S’il faut voiler la femme pour en faire une musulmane, que faire des millions de femmes dévoilées pendant quatorze siècles ? Étaient-elles de mauvaises musulmanes ? Et les -Asiatiques non voilées, et les Africaines non -voilées, sont-elles encore musulmanes ?

Je défends un islam du cœur, pas un islam du fichu.

Il avait pris position contre le port du voile mais il s’est heurté aux conservateurs et aux archaïsmes instillés par les traditions des pays musulmans influents

« Oui, j’y suis allé la fleur au fusil. Je voulais montrer que l’islam était affaire de choix, que le voile est étranger à la religion.

Mais les conservateurs ont réussi leur travail de sape. Les idées des prédicateurs envoyés dans les banlieues françaises à partir des années 1970 ont infusé dans les mosquées, les salons, les mariages. Il n’y a plus de -mobilisation. Des mères nées dans les pays arabes et jamais voilées de leur vie imitent la quête identitaire de leurs filles. L’interdiction à l’école du port du foulard, selon un principe de laïcité, est défiée. Et ce, au moment même où des femmes des pays arabes revendiquent leur liberté. Au Qatar, plusieurs familles ont demandé à leurs filles de ne plus porter le voile à l’école. »

Il explique aussi la différence entre la charia et le Coran :

« Le Coran est un livre sacré ; comme tel, il donne des prescriptions relativement précises sur le dogme. La charia, en revanche, est une déclinaison, une transposition juridique du texte sacré. Elle rassemble un ensemble de normes définies par des hommes : la famille, la sexualité, l’héritage, l’éducation des enfants, l’obéissance aux préceptes dictés par les imams… De fait, elle est plus rigoriste. Œuvre des théologiens du VIIIe et du IXe siècle, elle traduit fatalement leur imaginaire et le degré d’acceptation de l’époque.

Les califes ont gouverné pendant des siècles avec la charia. Seuls les régimes musulmans les plus conservateurs l’appliquent aujourd’hui en totalité ou partie. On n’accepte plus aussi facilement que l’on coupe la main au voleur, que l’on lapide, que l’on excommunie pour une opinion…

Les fondamentalistes ne font aucune différence entre la charia et le Coran. Ces groupuscules populistes religieux envoient des gamins à la boucherie en présentant le djihad comme un impératif de la foi musulmane, alors que le Coran interdit strictement la guerre entre musulmans !

Le djihad ne peut être qu’une guerre d’autodéfense visant à protéger ses femmes, sa terre et ses enfants.

On peut aussi interpréter le djihad dont parle le Prophète comme une guerre spirituelle contre soi-même et ses mauvais penchants, un peu dans l’esprit du bouddhisme. »

Malek Chebel a introduit sa traduction du Coran par un texte daté du 23 février 2009, cité également dans le livre d’entretien de la revue XXI.

J’en cite le début et la conclusion pleine d’humilité et de retenue :

« Tous ceux qui maîtrisent la langue arabe savent qu’il est extrêmement difficile de comprendre le Coran et que sa traduction passe pour être une vraie gageure. D’ailleurs, on ne traduit pas le Coran comme une œuvre profane, on en interprète seulement les idées, on cherche à les comprendre et, si besoin est, à les restituer aux lecteurs d’une autre langue. […]

L’Islam cherche sa place dans le cadre d’une mondialisation des échanges humains et d’une circulation rapide des idées.
Faut-il le préserver de cette dynamique ?
Qui peut d’ailleurs croire qu’il en serait prémuni pour autant ?
Aussi, pour ne pas pratiquer une politique d’omission volontaire et d’autisme, j’ai cherché les voies possibles d’une cohérence de la compréhension du monde d’aujourd’hui avec les préceptes coraniques, sans dénaturer l’esprit de la Révélation ni méconnaître les réalités complexes qui influencent la présence au monde des musulmans.
Et c’est avec la plus grande bonne foi que j’ai agi, un peu dans l’esprit de ce que Goethe disait lorsqu’il écrivit ces mots – peut-être pensait-il au Coran :
«Ce livre sacré qui, chaque fois que nous le prenons, nous rebute de nouveau, puis nous attire, nous plonge dans l’étonnement et finit par exiger le respect. »

<1417>

Mercredi 6 mai 2020

«Face à un islam fondamentaliste, il s’agit de proposer un islam moderne, actif, réactif, une religion compatible avec le vivre ensemble et le temps présent, mais aussi avec les raffinements exquis qu’elle a inventés»
Malek Chebel

Le second entretien que j’ai choisi dans ce livre remarquable « Comprendre le Monde » que la revue XXI a réalisé à partir des articles qui avaient été publiés dans les numéros de la revue, est consacré à un intellectuel algérien qui donnait une vision lumineuse du monde de l’Islam : Malek Chebel.

Il était d’ailleurs le défenseur de l’Islam des lumières. Il était, puisqu’il est mort le 12 novembre 2016 à Paris, d’un cancer.

J’avais, à cette occasion, écrit un mot du jour lui rendant hommage : <17 novembre 2016>

C’était un anthropologue des religions qui a aussi étudié la psychanalyse.

Il a beaucoup exploré la sensualité, l’érotisme et le corps dans la culture islamique, mais aussi la vie intellectuelle et la société de l’Islam.

Sa voix douce et son érudition se trouvaient assez souvent sur les plateaux de télévision. Moi je l’ai surtout écouté sur les ondes de France Culture.

Dans une de ces émissions, invité de Laure Adler, il s’était décrit ainsi :

« Je suis un arabophone contrarié et un francophone accidentel »

<Cette page> énumère les différentes émissions de France Culture auxquelles il a participé.

Il a aussi traduit le CORAN et c’est sa version dont je dispose sur ma tablette. Mais j’en reparlerai demain.

L’entretien que je partage aujourd’hui a été publié dans le numéro 28 de la Revue XXI, paru en 2014 et a pour titre : « Penser l’islam en liberté »

La journaliste, Léna Mauger le décrit ainsi :

« Il tire lentement une chaise et s’assied dans son salon tiré au cordeau, où se distingue un mur-bibliothèque rempli de livres anciens en arabe, d’encyclopédies, de fresques historiques, de manuels de philosophie et de théologie. Depuis la publication de son premier ouvrage, Le Corps en Islam, en 1984, il n’a cessé d’explorer la dimension sensuelle, souvent ignorée, de la culture musulmane : sexualité, passion amoureuse, histoire de la chair, liberté des femmes. À 61 ans, l’universitaire se revendique passeur d’un islam moderne, éclairé, affranchi des évidences et des clichés. Depuis dix ans, il porte sa vision d’un « islam des lumières » de rencontres en conférences à travers le monde, rêvant d’un enseignement scientifique à l’université. »

Il parle d’abord d’un souvenir d’enfance qui l’a marqué à cause du désir contrarié, de l’injustice et de son rapport aux livres :

«  Dans mon enfance. J’avais 6 ou 7 ans et, un jour, mon grand-père, polygame, a demandé à tous ses enfants et petits-enfants, garçons et filles, de lui transmettre une liste d’affaires scolaires pour la rentrée. J’avais perdu mon père peu avant et j’étais peut-être le plus marginal de la lignée. J’ai sollicité le minimum : quatre stylos Bic de couleurs différentes dans une pochette en plastique. Le jour de la distribution, le dernier des enfants de mon grand-père a réclamé ces stylos. Mon grand-père me les a ôtés des mains pour les lui donner. Depuis, la question du désir m’a longtemps torturé. Plus tard, j’ai compris que ma quête d’écriture était la quête de ces quatre stylos, symboles de ce père disparu. Les livres m’ont sauvé, guidé, épaulé. Sans eux, sans le désir d’écrire, je serais peut-être devenu un docker dans ma ville natale, Skikda, qui est un port. C’est là-bas que j’ai rencontré mon épouse, la fille du libraire ! »

Il est né dans une famille riche, patriarcale. Mais ayant perdu son père, il n’avait pas de défenseur face au grand père tout puissant qui selon ses propos se désintéressait des branches mortes de la famille. Il se retrouve dans un centre pour enfants abandonnés :

« À la mort de mon père, je suis entré dans un processus de déstructuration : j’étais d’une famille riche, mais je n’étais pas riche. Mon grand-père, grand propriétaire terrien, avait plus de vingt-huit descendants directs et indirects. Pour ne pas réduire son train de vie, ce patriarche a décidé de laisser de côté les branches mortes de la famille, à savoir mon frère et moi. La situation de ma mère était intenable : en ces années-là, une veuve perdait son statut social, elle devenait une quantité négligeable, superflue.

Un matin, ma mère nous a habillés comme pour une sortie de fête. Mon oncle, notre tuteur, est venu nous chercher en voiture. Il nous a déposés dans une Ddass qui recueillait les éclopés de la terre. -Orphelins, délinquants, jeunes drogués : tout ce monde parallèle devait apprendre à vivre en communauté au milieu d’une immense plage pelée de sept kilomètres. En un an, j’ai acquis des mécanismes de survie qui me sont utiles aujourd’hui, comme la ténacité, le travail, l’anticipation. Ce centre de regroupement était une école de vie. Je m’en échappais en contemplant la mer bleu pétrole : c’était elle, ma berceuse, ma conteuse, ma nounou. Elle a recueilli mes premières confidences.

Par chance, le directeur de l’établissement m’a pris sous son aile. Lui aussi était sans famille. Il était l’adulte sans enfant, et moi l’enfant sans référent paternel. Sur deux cent cinquante gosses, nous étions trois ou quatre seulement à étudier. J’ai obtenu ma sixième, qui était alors un examen et pas seulement un passage. Cela m’a permis d’être accepté en internat à l’école publique, du collège jusqu’au bac. »

C’est donc la rencontre avec un adulte, un référent ainsi que sa volonté et son désir d’apprendre qui vont permettre à Malek Chebel de s’extraire de cet établissement dans lequel très peu réussissent.

Il faut parfois beaucoup de combats, d’adversité pour devenir doux et lumineux.

Il va entreprendre d’abord des études de psychologies mais ce qu’il révèle de l’ambiance, de la liberté, des mœurs de l’Algérie de sa jeunesse montrent la régression qui existe actuellement :

« Plus tard, j’ai retrouvé dans mes documents de lycée un poème écrit en seconde dans lequel je rêvais de faire de la psychologie sans savoir ce que c’était !

En Algérie, notre classe a ouvert la discipline sous l’impulsion de jeunes professeurs français antimilitaristes, influencés par Camus, Foucault, Fanon…

Nous étions dans le bouillonnement post-1968 : la marijuana, Baudelaire, les voyages à Katmandou, Bob Marley, le reggae, le blues, le rêve sans limites, les voyages sans visa, les nuits à la belle étoile.

Tamanrasset, dans le Sud algérien, représentait le mythe américain à nos portes… Évidemment, tout le monde ne fumait pas du hasch ou était accro au sexe, mais cela faisait partie de notre bouillon de culture, un jus tonique.

La sexualité, jusqu’ici refoulée, était approchée de façon plus libre. Les femmes ne portaient pas de voile, la question ne se posait même pas. Elles prenaient le bus seules, allaient à la fac, se mettaient en maillot de bain deux pièces sur la plage, et n’étaient jamais embêtées pour cela. Au contraire, elles étaient adulées, enviées, courtisées.

Il va finir sa licence de psychologie en tant que major de promo ce qui lui permettra d’obtenir une bourse et venir étudier en France.

A cette époque, le début des années 1970, on parlait peu d’Islam en France :

«  Je n’étais pas vu comme un musulman. Personne alors ne parlait d’islam, de barbe, de voile ou de halal. Seuls quelques milliers d’ouvriers de Renault ou Citroën, des hommes seuls, faisaient le ramadan et la prière dans leur coin – et d’ailleurs, certains finissaient par ne plus pratiquer… J’avais effectué un stage à l’hôpital en Algérie, le tabou de la virginité m’a paru être une porte d’entrée pour comprendre les nœuds des sociétés musulmanes. À la Sorbonne, j’ai demandé à faire ma thèse sur l’hymen au Maghreb, ce passeport pour le mariage. »

Il raconte sa tentative de revenir en Algérie enseignait à l’Université et l’envahissement du monde universitaire algérien par les frères musulmans et leurs idées rétrogrades :

« En 1981, après ma première thèse, j’ai fait une tentative de retour et enseigné la psychologie à l’université de Constantine. L’Algérie cherchait alors à arabiser son système éducatif. Les autorités étaient en quête d’enseignants venus du monde arabe. De nombreux professeurs sont arrivés d’Égypte. Parmi eux, hélas, beaucoup étaient des Frères musulmans, des prédicateurs. Nous avons été la première génération à être confrontée à cet enseignement avec des thématiques religieuses fortes. L’islamisation de l’Algérie a démarré à la fac, par les étudiants et les femmes.

Mes cours sur la sexualité, les dérèglements affectifs et le corps déplaisaient. Un responsable de l’association religieuse a fini par m’annoncer que mon amphi allait être réduit de moitié pour installer une mosquée sur le campus. […] J’ai pris un aller simple pour Paris »

Il faut comprendre d’où vient Malek Chebel, de son évolution, de ses expériences pour comprendre l’émergence du concept d’« islam des Lumières »

« Le 11 septembre 2011, quand deux avions ont détruit les tours du World Trade Center, les concepts ont vacillé, la peur de l’islam s’est installée. La France, qui s’était endormie avec quatre millions de travailleurs immigrés sur son sol, s’est réveillée avec quatre millions de musulmans. J’écrivais un livre sur l’actualité de l’islam et j’ai voulu traiter de l’islam et la modernité. Le titre Islam des Lumières s’est naturellement imposé.

Face à un islam fondamentaliste, il s’agit de proposer un islam moderne, actif, réactif, une religion compatible avec le vivre ensemble et le temps présent, mais aussi avec les raffinements exquis qu’elle a -inventés. Dans cinquante ans, les musulmans seront deux milliards, croyez-vous que les interdits seuls arriveront à les canaliser ?

Non, il faut nourrir une culture du débat, l’ouverture d’esprit, la tolérance, le respect de l’autre. Si certains veulent vivre au Moyen Âge, c’est leur choix. Mais ils ne peuvent l’imposer en règle universelle. Les politiques et les théologiens du monde arabo-musulman ont verrouillé l’expression de paroles alternatives. Comme à l’époque des Lumières, les libres penseurs, les intellectuels, les philosophes doivent jouer un rôle d’éclaireurs. »

Dans cet article il parvient de résumer en quelques lignes l’Histoire de l’évolution contrariée de l’Islam :

« Il y a eu depuis le Moyen Âge de nombreuses réformes, mais homéopathiques. Et ceux qui les ont -portées l’ont souvent payé cher.

Dès le VIIIe siècle, soit un siècle après la Révélation, un esprit critique s’amorce en islam : on voit des ajustements et des correctifs au dogme théologique.

Du XIe au XVe siècle, l’islam produit une série de penseurs majeurs et autant de philosophies distinctes de la doxa. À cette époque, Averroès, né en Andalousie, juriste, médecin, philosophe et grand commentateur d’Aristote, milite pour asseoir la prééminence de la raison sur la croyance, ou au moins un équilibre entre les deux. Ibn Rochd, c’est son nom arabe, avance l’idée d’une foi cantonnée à la sphère privée. Mais il est exilé : son ouverture d’esprit et sa modernité déplaisent aux autorités musulmanes. Aujourd’hui encore, son œuvre est tenue pour subversive, certaines bibliothèques nationales refusent de la mettre à disposition des étudiants.

Il faut attendre le XIXe siècle pour voir naître un mouvement d’envergure, appelé « Nahda ». Ce mouvement, le « renouveau », est animé par une élite arabe souvent laïque. Il se développe sur les ferments du projet de Bonaparte, qui entendait transformer la -société égyptienne selon les idéaux de la Révolution française. Au Caire, puis à Damas, des philosophes, des activistes politiques et des journalistes ouvrent le débat sur la pertinence de la charia, sur la polygamie, sur l’adaptation de l’islam au monde…

Le juriste Mohamed Abduh crée avec un Afghan le mouvement du modernisme islamique et publie de nombreux articles sur le rôle de l’instruction et le retard de l’islam. De retour en Égypte après son exil, il est nommé mufti, soit « interprète de la loi musulmane ». Un autre intellectuel égyptien, Ali Abderraziq, publie en 1925 un livre majeur, « L’Islam et les fondements du pouvoir », qui s’attaque au refus de la distinction entre temporel et intemporel, un dogme qui permet aux théologiens de se mêler de politique. Ce livre, longtemps retiré de la vente, vaut à Ali Abderraziq d’être déchu de ses responsabilités à l’université.

En Algérie, au Maroc, en Tunisie, partout, une floraison extraordinaire de penseurs, d’hommes d’État, de théologiens et même de femmes font alors bouger les lignes, en posant des questions d’une audace folle.

Le tournant de la crise de l’islam se joue au XVe siècle avec la chute de Grenade. La perte de l’Espagne andalouse, le plus beau joyau, marque le début du rétrécissement du monde musulman. La perte d’influence est forte, l’islam se « provincialise » et les premières pensées critiques provoquent immédiatement des contre-réformes. Prenant le passé comme horizon, des théologiens réclament une application stricte de la charia, qui n’est autre qu’un discours humain sur le Coran.

Le début de la colonisation et la fin du califat, aboli par Atatürk en 1923, renforcent cette contraction d’un monde sur lui-même. Les fondamentalistes se mettent à jouer des frustrations pour s’ériger en censeurs. Ils se servent de l’islam comme d’un outil. Pour accéder au pouvoir, comme les Frères musulmans. Pour obtenir des droits à la sainteté, comme les salafistes. Ou pour régner sur un pays, comme les djihadistes.

La crise est profonde dans le monde musulman : absence de légitimité, absence d’éducation, peu de perspectives pour les jeunes.

L’islam n’est qu’un habit, et il est balkanisé.

Aucune puissance, aucune autorité n’a de magistère. »

Selon Malek Chebel 80 % du corpus de l’islam s’adapte parfaitement à notre époque. Sa conception du monde, sa pratique, ses analyses et ses objectifs sont conciliables avec les règles économiques modernes, mais aussi avec l’éthique universelle : la démocratie, la République, les droits de l’homme et les conventions internationales :

« L’islam encourage la philosophie, les mathématiques, la biologie, la médecine, la curiosité scientifique et l’obligation de la lecture mais, de cela, personne ne parle ! ».

Le blocage provient à la fois d’archaïsme défendu par un groupe d’hommes qui n’ont pas intérêt au changement. Ce qui explique le statut médiéval de la femme, le refus quasi systématique de s’ouvrir à une théologie critique. Il dénonce aussi le rôle de grandes puissances régionales comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran, arc-boutés sur leurs privilèges régaliens pour tirer profit d’avantages matériels immédiats.

Et il trouve dans les propos du prophète et le Coran, la justification de ses théories sur la sensualité au sein de l’Islam :

« Interrogé sur ce qu’il avait aimé de ce monde, le Prophète répondit : « Les femmes, les parfums et la prière. » La tradition raconte qu’il passa vingt-huit nuits consécutives avec son épouse copte Marya ! Sur les 6 218 versets du Coran, 650 parlent de la sexualité, de la femme, des règles, de la fécondité… Soit plus d’un dixième des versets !

Les musulmans vivent dans un quiproquo immense : ils subissent la contrainte de la religion, alors que l’islam leur recommande de vivre pleinement leur vie terrestre. La civilisation musulmane repose sur une idée fondamentale : le masculin et le féminin sont de création divine. L’exercice de la sexualité, l’amour et la tendresse sont donc, pour les hommes et les femmes unis par le mariage, une bénédiction de Dieu. Je n’ai fait qu’analyser les textes, mais écrivant cela, j’ai été traité de mécréant. Aucun de mes livres sur l’intime n’a encore été traduit dans le monde arabe ! »

Il ne répond pas à la question que lui pose la journaliste quant à sa croyance :

« Je suis en quête de sens, l’existence de l’homme m’intrigue. Mais il faut me juger selon ma méthodologie. Je suis d’abord un penseur ou un chercheur, la foi est du ressort de l’intime. »

A la fin de l’entretien il continue à prôner l’optimiste selon lui la société musulmane est en attente, l’histoire du monde musulman s’accélère, les blocages ne pourront durer.

J’aimais l’écouter et le lire.

Il permettait de voir la face lumineuse de l’Islam.

<1416>

Mardi 5 mai 2020

«J’ai compris que je suis le monde. Tout ce que je vois, tout ce que je vis, tout ce que je mange, fait partie de mon univers, de mes créations, c’est réel et infini.»
Xu Ge Fei

Hier je vous ai présenté le livre d’entretiens que je vais décliner et partager ces prochains jours.

Et le premier entretien qui m’a marqué, il faut être juste c’est Annie qui l’a lu en premier et m’a immédiatement incité à le lire, concernait une jeune chinoise née en 1979 et qui est devenue éditrice de bande dessinées à Paris : Xu Ge Fei.

L’article a pour titre : « J’ai compris que je suis le monde ».

Cet entretien est paru dans le N°24 de la revue XXI : « Revue 21.fr N° 24»

Lorsqu’elle était enfant en Mandchourie, son grand père lui répétait qu’elle n’était rien que « de l’eau sur le sable, puisqu’elle était une fille ». Et depuis ce temps-là elle portait en elle le désir de faire lire des livres pour les jeunes filles.

Son histoire est étonnante, pleine de volonté, d’imprévue et de hasard qu’elle raconte dans son autobiographie : « Petite Fleur de Mandchourie».

Annie a acheté ce livre et l’a lu avec enthousiasme. Je n’ai pas été assez rapide pour le lire à mon tour, depuis Annie l’a prêté mais ne se souvient plus à qui.

Je lui ai demandé de le résumer et elle a dit « Un conte fée »

Xu Ge Fei a donc vécu une enfance pauvre avec un grand-père qui considérait les filles comme quantité négligeable, mais elle a été entourée de l’amour de ses parents. Mais j’y reviendrai.

Parce que je voudrai d’abord révéler le cœur de ce qu’elle dit, la révélation qui lui a donné le courage et la force d’affronter toutes les épreuves pour devenir une éditrice parisienne qui relie le monde chinois et le monde français :

« A 16 ans, je suis tombée sur cette phrase, dans un livre dont j’ai oublié le titre : « Dieu a deux mains. Sur l’une, il a écrit : « Tu n’es rien pour moi, pas plus qu’une poussière. Et sur l’autre : « Mais j’ai créé le monde pour toi. ». Je ne croyais pas en Dieu, mais cela a été une révélation pour l’adolescente que j’étais, qui cherchait désespérément le sens de la vie. J’ai compris que je suis le monde. Tout ce que je vois, tout ce que je vis, tout ce que je mange, fait partie de mon univers, de mes créations, c’est réel et infini. Tout est possible, je peux tout vivre. J’avais envie de vivre les livres. Je vis les livres ; de vivre à Paris, et je suis là. Tout est cohérent et vient de cette idée folle : je crois réellement que je suis le monde. »

C’est à la fois très beau et très profond.

Si on en revient au Dieu monothéiste des 3 religions du Livre, Régis Debray a cette description fulgurante et précise qui montre toute la prétention de cette conception de la divinité :

« C’est l’Infini qui dit « Moi, je » et qui de surcroit pense à moi. Il allie ces deux qualités a priori incompatibles qui sont la Transcendance et la proximité. D’une part, le Créateur est radicalement supérieur et distinct du monde créé, du monde sensible qui m’entoure mais il m’est possible de l’interpeller, dans un rapport intime de personne à personne. Autrement dit c’est un dehors absolu qui peut me parler du dedans. Il nous entend, nous voit et nous console.

Xu Ge Fei découvre une toute autre spiritualité. L’homme n’est qu’une poussière, disons un groupement de poussière. Mais il fait partie intégrante d’un monde dans lequel il peut vivre, s’épanouir en étant relié à tous les autres éléments et êtres vivants qui forment ce monde. Et dans ce sens chacun de nous est le monde.

Xu Ge Fei est donc née pauvre, dans un camp forestier communiste à Antu en Mandchourie. Son père était bûcheron et sa mère responsable de la cantine du camp

Son grand père était un brillant intellectuel dont tous les biens ont été confisqués lors de la révolution communiste. Il a fait quatre ans de prison et quatorze ans de travaux forcés pendant la révolution culturelle, des années 1960 à la fin des années 1970. On lui reprochait notamment de parler japonais, ce qui valait d’être considéré comme un traitre.

Bien qu’elle fût pauvre, elle raconte qu’elle a eu une enfance heureuse :

« C’était une enfance très heureuse. Je me souviens des visites de mon père qui travaillait à la ville pendant de longues périodes, de ce piano à treize notes qu’il m’a offert, de ce petit serpent à qui j’ai donné à boire du saké. Je n’ai que de bons souvenirs. Ma mère cousait mes vêtements. Elle me portait sur son dos quand j’étais bébé et qu’elle travaillait à la cantine du camp. Nous étions pauvres mais ce n’était pas une existence misérable, il y avait de l’amour de la tendresse. »

Son père l’aimait, mais la trouvait moche et le lui disait. Il a fallu surmonter quand même ce jugement paternel.

Mais le plus difficile fut certainement sa relation avec son grand-père lettré :

« Mon père lisait des bandes dessinées chinoises parce que c’était facile à lire et pas très cher.[…] J’ai grandi entourée de ces bandes dessinées, mais c’était comme des jouets, ce n’était pas du savoir. Et je n’avais pas le droit de toucher aux livres de mon grand-père. Je le voyais lire des textes anciens. Il répétait tout le temps qu’il n’y avait rien au monde de plus précieux que le savoir. Et puis un jour, il m’a dit « Toi, tu n’es rien, tu n’es que de l’eau sur le sable puisque tu es une fille. Tu vas te marier et changer de nom, tu n’existeras plus pour nous. A quoi cela servirait-il de t’apprendre des choses ?» […]

J’avais 4 ou 5 ans et envie d’apprendre le japonais. Il l’enseignait à mon frère, le seul héritier officiel. Il l’enfermait dans une salle tous les matins. Je me cachais derrière la porte et j’apprenais par cœur. Mon frère lui détestait le japonais. Un jour que mon grand-père le frappait avec une règle en bambou, je suis entrée et j’ai dit « Moi je veux apprendre le japonais ! » Il m’a renvoyée avec cette fameuse phrase : « Mais Toi, tu n’es rien, tu es de l’eau sur le sable ». Et il a rangé le livre très haut pour que ne puisse pas y accéder.

Confucius disait que la première vertu d’une femme est l’ignorance. Je n’aime pas sa façon de hiérarchiser la société : les généraux et les ministres doivent obéir à l’empereur, les capitaines aux ministres, le peuple à tous ces gens-là, les femmes à leur mari, les veuves à leur fils. C’est le fond de toute la pensée chinoise. Si j’avais eu accès aux livres, je n’aurais pas eu autant faim. C’est peut-être grâce à mon grand-père que je fais ce que je fais finalement »

Elle n’a pas été bonne à l’école. Et son père lui disait « Puisque tu n’es pas très jolie, personne ne va t’épouser donc il faut que tu sois forte à l’école, que tu cherches un boulot pour ne pas mourir de faim. »

Mais un jour elle peut acheter une copie piratée du « Monde de Sophie de Jostein Gaarder » et puis :

« Et là le choc. J’ai crié à ma mère : « QuI t’a donné le droit de me donner la vie sans donner le sens ! » Pendant 6 mois, j’ai démabulé dans la rue. J’étais perdue, j’arrêtais les gens, je questionnais les arbres : « Mais pourquoi vit-on ? ! » J’avais perdu dix kilos, j’étais comme folle. Personne ne me donnait de réponse qui me satisfasse. Je suis donc allée dans une bibliothèque pour chercher dans les livres. Et au bout de trois mois, j’ai trouvé cette fameuse phrase : « J’ai créé le monde pour toi. » »

Elle a alors appris le métier de comptable et l’anglais en autodidacte. Puis elle a quitté la Mandchourie et a parcouru la Chine à la recherche d’elle-même. Elle devient serveuse dans un restaurant à prostituées à Dalian, exerce tous les métiers possibles pour subvenir à ses besoins.

Finalement elle se fait entretenir par un jeune Californien à Shenzhen avant de filer à Shanghai, où son aplomb et sa passion pour l’anglais lui ouvrent les portes d’une entreprise de pétrochimie. Mais, toujours insatisfaite, elle met le cap sur Paris sur les conseils de Jim, un écrivain sino-canadien, pays clément avec les femmes, lui dit-il. Âgée de 24 ans elle prend alors des cours du soir pour apprendre le français. Mais elle doit trouver les 80.000 yuans (8.000 euros) exigés pour émigrer en France. Une somme colossale, réunie grâce au soutien de sa mère, qui a vendu son alliance en or et l’appartement familial.

A Paris, elle occupe aussi plusieurs emplois pour finalement grâce à sa connaissance des langues chinoises et françaises obtenir un poste de directrice générale de la filiale chinoise de Global Chem, une société française de marketing Internet, spécialisée dans la pétrochimie. Elle est très bien rémunérée, mais au bout d’un certain temps elle ne trouve plus de sens dans ce job et veut devenir éditrice de livres sans rien y connaître.

Elle ne sait comment faire. Mais elle va rencontrer son compagnon avec lequel, elle va créer les éditions Fei en 2009. Elle raconte sa rencontre avec son compagnon :

« C’est Patrick Marty [réalisateur-scénariste, ndlr]. Je l’ai rencontré à Paris, un jour où j’étais triste. J’avais quitté mon amoureux américain et mon travail dans la pétrochimie dans l’idée de devenir éditrice, mais je n’avais aucune connexion dans ce métier, plus d’argent, et mon visa allait expirer. Je confiais tout ça en pleurs, à voix haute, à « mon » arbre – le grand platane bicentenaire du parc Monceau –, quand Patrick s’est approché et m’a demandé : « Mademoiselle, qu’est-ce qui est si grave ? » Il était mal habillé, avec de grandes oreilles, mais il avait des yeux… Alors, je lui ai tout raconté. Mes premières années dans la forêt, en Mandchourie, en Chine du Nord-Est, où mon père était bûcheron. L’arrivée plus tard à Changchun, où ma mère travaillait dans une usine de cigarettes. Ma nuit passée dans la rue à Shenzhen. Mes nombreux jobs : vendeuse de rasoirs de poche, serveuse, réceptionniste, traductrice, commerciale. Et le sacrifice immense de mes parents, qui avaient vendu leurs alliances et leur appartement et emprunté à tous les voisins et amis pour payer mon visa pour la France. On a parlé jusqu’à ce que la nuit tombe. Entre nous, c’était magnétique. Quatre mois plus tard naissaient les éditions Fei, et les toutes premières BD franco-chinoises. »

Le Point raconte aussi sa rencontre avec Christian Gallimard, <Xu Ge Fei, le miracle à la chinoise> :

« Une nouvelle rencontre, avec Christian Gallimard, le frère d’Antoine, a été, dit-elle, déterminante : “Il a lu mon business plan . Quelque temps après, alors que j’étais en Italie pour négocier les droits du “Juge Bao”, il m’a appelée pour que je l’accompagne en Chine pendant quinze jours pour un voyage d’affaires. Là, il m’a expliqué toutes les subtilités du monde de l’édition, tout en me répétant que, pour réussir, il fallait également raconter ma vie et l’envoyer sous forme de synopsis à Bernard Fixot en septembre. En octobre, ce dernier m’a répondu favorablement. Et cela s’est passé exactement comme M. Gallimard l’avait prévu.” Avec la sortie conjointe du deuxième volume, somptueux, des aventures du juge Bao, et de ce récit de vie écrit en collaboration avec Patrick Marty, c’est une nouvelle page de la conquête chinoise qui s’écrit ici. Pacifique, culturelle et diablement séduisante. »

« Le Juge Bao » fut la première bande dessinée que sa maison d’édition a publié.

La Tribune lui a aussi consacré un article : « Xu Ge Fei, sur la route du “Soi” »

Dans lequel elle répète que c’est Christian Gallimard qui lui a tout appris.

Et montre aussi cette belle philosophie :

« Je dois relever des défis au quotidien. Je fais des erreurs. Mais j’apprends chaque jour et c’est passionnant »

Mais les blessures de l’enfance restent vivace :

« J’avais peur de ne pas être jolie, parce que mon père me disait que j’étais moche, peur de ne pas plaire, de ne pas être aimée pour qui je suis. Alors je me suis coupé les cheveux. »

Dans <cette vidéo> elle se présente et parle de son autobiographie.

Elle raconte avec émotion quand sa mère a dépensé une fortune, par rapport à ses revenus, pour lui offrir un dictionnaire français :

« Parce que j’adore les langues.
J’adore surtout derrière les langues, les rencontres.
C’est magique d’apprendre une langue. C’est comme une porte qu’on ouvre, un autre monde nous attend derrière. »

Elle avoue son amour de la France et son désir de publier des livres pour les petites filles ; livre chinois pour faire découvrir la Chine aux petites françaises puis aussi faire découvrir la France aux petites chinoises.

Elle conclut l’entretien à la revue XXI par cette vision :

« Le jour où mon grand-père a placé ce livre sur la plus haute étagère de la maison, je me suis juré que je donnerais des livres à toutes les petites filles à qui il fut défendu d’apprendre. Mon but est de permettre l’accès au savoir, c’est cela qui changera le monde. Je le fais un peu avec l’édition. »

Elle explique aussi ce que signifie son nom Xu veut dire « petit à petit » ou « tout doucement », Ge c’est « révolution », « changer », « corriger ». Fei accolé aux deux autres mots, c’est tout ce qui est « injuste », « mauvais » ou faux ». C’est son grand père qui a choisi ce nom qui veut donc dire « Petit à petit révolutionner les choses injustes. »

J’aime beaucoup <cette vidéo> enregistrée par la Librairie Mollat au festival d’Angoulême où elle parle avec enthousiasme des BD qu’elle publie.

Les éditions Fei ont bien sûr leur site. Je vous renvoie vers la page des bandes dessinées : https://www.editionsfei.com/bande-dessinee

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Lundi 4 mai 2020

«La revue XXI»
Mook fondé par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry

Sortons résolument de l’actualité et du bruit médiatique.

Un jour une amie, lectrice du mot du jour, est venue à la maison avec un livre.

Elle nous a dit que ce livre pourrait nous intéresser Annie comme moi et que je pourrais même y trouver matière à mot du jour.

C’était il y a déjà longtemps, probablement en 2017.

Il a fallu le temps de la maturation pour suivre ce sage conseil.

Ce livre a pour titre « Comprendre le monde », il se trouve encore mais difficilement.

Ce titre fait sens avec l’exergue général que j’ai mis sur la page d’accueil de mon blog : « Comprendre le monde c’est déjà le transformer »

Cette phrase n’est pas de moi, mais de Guillaume Erner lors de sa première émission « Des matins de France Culture », le 31 août 2015, lorsqu’il a remplacé Marc Voinchet qui venait d’être nommé Directeur de France Musique. J’en avais d’abord fait un mot du jour, <le 9 septembre 2015>.

Le livre « Comprendre le monde » a pour sous-titre « Les grands entretiens de la revue XXI »

« XXI » est une revue trimestrielle française de journalisme de récit. Elle a été créée en janvier 2008.

C’est plutôt un livre qu’un journal, elle est vendue en librairie et sur abonnement.

Ce concept a été désigné sous le nom de « Mook », (contraction de “magazine” et de “book”, livre en anglais).

Le nom de la revue, XXI, fait référence au XXIe siècle. Selon Wikipedia, elle est diffusée à 22 000 exemplaires en moyenne.

Le choix est celui de la qualité et du refus de la publicité. Chaque tome est vendu 16 euros.

Pour ses fondateurs Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry :

« L’idée était de rassembler le meilleur du journalisme avec le meilleur de l’édition”4 sur le modèle des grands reportages américains du New Yorker et de Vanity Fair ».

La propriété de la revue a évolué depuis 2008 elle est désormais associée à l’éditeur Le Seuil.

<TELERAMA> a salué le lancement de cette revue par un article élogieux :

XXI N°29

« Mais il y a aussi de bonnes nouvelles. Et même de très bonnes surprises venant de la presse magazine comme le succès d’une jeune revue atypique « XXI » (Vingt et un). Succès qu’aucun spécialiste du marketing et aucun éditeur de presse n’auraient prédit. Imaginez : un magazine papier, sans publicité, diffusé en librairie et exceptionnellement en kiosque, à la périodicité compliquée (trimestrielle) et qui offre des reportages et des enquêtes, du récit long, dépassant souvent les dix ou douze pages !

[…]  Avec son goût pour le récit, cette revue qui fait facilement tomber ses lecteurs dans l’addiction est née de la rencontre de Patrick de Saint-Exupéry avec l’éditeur Laurent Beccaria. Directeur et fondateur des Arènes, ce dernier aime prendre des risques et publier à contre-courant, qu’il s’agisse de Denis Robert ou d’Eva Joly.
Les amateurs de généalogie iront rechercher les lointains ancêtres de XXI dans la famille du défunt L’Autre journal de Michel Butel, du New Yorker ou même de la presse populaire qui diffusait, en feuilletons, au début du XXe, les grands reportages d’Albert Londres. Peu importe. La leçon de XXI est qu’un journal de journalistes, né sur une intuition, sans penser produit marketing ni cœur de cible, semble avoir réussi son pari »

Jusqu’en 2020 le sous-titre était « L’information grand format ». Elle est désormais sous-titrée « Dans l’intimité du siècle », cela correspond à une nouvelle formule lancée le 10 janvier 2020.

Lors de ce lancement, le magazine « Les Inrocks » a consacré un article à cette nouvelle formule :

XXI N°46

« A son lancement il était un ovni, une exception. Bref, un objet surprenant et innovant. Mais douze ans plus tard, il fallait se rendre à l’évidence : XXI n’est plus la seule revue grand format. Plus d’un an après son rachat, ce trimestriel lance alors sa nouvelle formule ce vendredi 10 janvier. Exit “L’information grand format”, et bienvenue “Dans l’intimité du siècle”, nous dit le sous-titre. “XXI c’est avant tout une revue trimestrielle, sans publicité, qui raconte des histoires avec des reportages et des histoires incarnées humaines, à hauteur d’hommes”, résument les rédactrices en chef Léna Mauger et Marion Quillard.

Fondé en 2008 [ce mook] recevait un bel accueil médiatique. Et pour cause, dans un milieu confronté à un manque de moyens, et où l’uniformisation de l’information devient la règle, l’objet fascine les journalistes.

Du slow média dans un secteur devant toujours faire plus vite, le pari était lancé avec cette revue indépendante privilégiant les reportages de terrain au long cours et une écriture soignée via des sujets éloignés d’une actualité sur laquelle tout le monde a les yeux rivés. Le tout vendu en librairies (16 euros), et donc libéré des contraintes des circuits de diffusion de la presse écrite.

XXI reste encore aujourd’hui un bel objet. Avec sa maquette, ses illustrations et ses photos élégantes, le mook attaque directement par le vif du sujet : son article de Une.[…]. Petite nouveauté : les formats courts du début sont supprimés au profit d’articles qui nourrissent les grands formats et permettent d’aller plus loin.»

Selon cet article la revue compte 8 000 abonnés et se vend à 22 000 exemplaires.

<Le dernier numéro> porte le numéro 50 et a pour sujet « Achetez votre nationalité préférée ».

L’édito de Léna Mauger qui me semble d’une grande pertinence est en accès libre. Je le partage ci-après :

« Je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un », raconte Stefan Zweig dans Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, chef-d’œuvre écrit à la veille de son suicide au Brésil, où l’écrivain autrichien, dépossédé de sa nationalité, s’était réfugié pour fuir le nazisme. Aujourd’hui, un Français peut se rendre sans visa dans 164 pays, un Syrien, dans 37, un Afghan, dans 30. Se déplacer, voyager est un marqueur de puissance, de richesse, de pouvoir. Et le passeport pourrait être l’allégorie d’un monde globalisé divisé entre ceux qui peuvent se payer le luxe d’aller partout, et ceux qui ne vont nulle part. Ce numéro de XXI explore des lignes de fracture à travers des histoires vraies sans frontières. En Australie, où l’eau est désormais cotée en Bourse, le marché a gagné et les agriculteurs trinquent. En Arabie Saoudite, le prince héritier se repose sur un yacht à un demi-milliard de dollars alors que les caisses de son royaume sont presque vides. En France, la mer engloutit des marins payés 3 euros de l’heure, et des invisibles, des oubliés, saisis dans l’objectif d’un photographe, se privent pour nourrir leurs enfants. À défaut de pouvoir leur offrir des visas pour un monde plus juste, XXI leur donne un visage. »

La revue XXI a bien sur un site sur lequel vous pouvez acheter un numéro ou vous abonner : https://www.revue21.fr/

<Ici vous trouverez tous les numéros déjà parus>

Pour ma part, à partir de demain je reviendrai sur un certain nombre d’articles qui date des 8 premières années de cette revue.

Ce livre est, en effet, paru fin 2016.

Ce livre reprend donc de grands entretiens d’écrivains, photographes, militants, historiens ou scientifiques…

Ils ont 30 comme 90 ans. Ils viennent d’Europe, d’Asie, d’Amérique ou d’Afrique.

Ils ont pour nom Xu Ge Feï, Raymond Depardon, Amin Maalouf, Michelle Perrot,Tobie Nathan, Vandana Shiva, Bronislaw Geremek…et d’autres encore.

A partir de demain, je vais vous inviter à partager leurs réflexions, leurs histoires, leurs analyses et souvent leurs histoires.

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