Mardi 5 mai 2020

«J’ai compris que je suis le monde. Tout ce que je vois, tout ce que je vis, tout ce que je mange, fait partie de mon univers, de mes créations, c’est réel et infini.»
Xu Ge Fei

Hier je vous ai présenté le livre d’entretiens que je vais décliner et partager ces prochains jours.

Et le premier entretien qui m’a marqué, il faut être juste c’est Annie qui l’a lu en premier et m’a immédiatement incité à le lire, concernait une jeune chinoise née en 1979 et qui est devenue éditrice de bande dessinées à Paris : Xu Ge Fei.

L’article a pour titre : « J’ai compris que je suis le monde ».

Cet entretien est paru dans le N°24 de la revue XXI : « Revue 21.fr N° 24»

Lorsqu’elle était enfant en Mandchourie, son grand père lui répétait qu’elle n’était rien que « de l’eau sur le sable, puisqu’elle était une fille ». Et depuis ce temps-là elle portait en elle le désir de faire lire des livres pour les jeunes filles.

Son histoire est étonnante, pleine de volonté, d’imprévue et de hasard qu’elle raconte dans son autobiographie : « Petite Fleur de Mandchourie».

Annie a acheté ce livre et l’a lu avec enthousiasme. Je n’ai pas été assez rapide pour le lire à mon tour, depuis Annie l’a prêté mais ne se souvient plus à qui.

Je lui ai demandé de le résumer et elle a dit « Un conte fée »

Xu Ge Fei a donc vécu une enfance pauvre avec un grand-père qui considérait les filles comme quantité négligeable, mais elle a été entourée de l’amour de ses parents. Mais j’y reviendrai.

Parce que je voudrai d’abord révéler le cœur de ce qu’elle dit, la révélation qui lui a donné le courage et la force d’affronter toutes les épreuves pour devenir une éditrice parisienne qui relie le monde chinois et le monde français :

« A 16 ans, je suis tombée sur cette phrase, dans un livre dont j’ai oublié le titre : « Dieu a deux mains. Sur l’une, il a écrit : « Tu n’es rien pour moi, pas plus qu’une poussière. Et sur l’autre : « Mais j’ai créé le monde pour toi. ». Je ne croyais pas en Dieu, mais cela a été une révélation pour l’adolescente que j’étais, qui cherchait désespérément le sens de la vie. J’ai compris que je suis le monde. Tout ce que je vois, tout ce que je vis, tout ce que je mange, fait partie de mon univers, de mes créations, c’est réel et infini. Tout est possible, je peux tout vivre. J’avais envie de vivre les livres. Je vis les livres ; de vivre à Paris, et je suis là. Tout est cohérent et vient de cette idée folle : je crois réellement que je suis le monde. »

C’est à la fois très beau et très profond.

Si on en revient au Dieu monothéiste des 3 religions du Livre, Régis Debray a cette description fulgurante et précise qui montre toute la prétention de cette conception de la divinité :

« C’est l’Infini qui dit « Moi, je » et qui de surcroit pense à moi. Il allie ces deux qualités a priori incompatibles qui sont la Transcendance et la proximité. D’une part, le Créateur est radicalement supérieur et distinct du monde créé, du monde sensible qui m’entoure mais il m’est possible de l’interpeller, dans un rapport intime de personne à personne. Autrement dit c’est un dehors absolu qui peut me parler du dedans. Il nous entend, nous voit et nous console.

Xu Ge Fei découvre une toute autre spiritualité. L’homme n’est qu’une poussière, disons un groupement de poussière. Mais il fait partie intégrante d’un monde dans lequel il peut vivre, s’épanouir en étant relié à tous les autres éléments et êtres vivants qui forment ce monde. Et dans ce sens chacun de nous est le monde.

Xu Ge Fei est donc née pauvre, dans un camp forestier communiste à Antu en Mandchourie. Son père était bûcheron et sa mère responsable de la cantine du camp

Son grand père était un brillant intellectuel dont tous les biens ont été confisqués lors de la révolution communiste. Il a fait quatre ans de prison et quatorze ans de travaux forcés pendant la révolution culturelle, des années 1960 à la fin des années 1970. On lui reprochait notamment de parler japonais, ce qui valait d’être considéré comme un traitre.

Bien qu’elle fût pauvre, elle raconte qu’elle a eu une enfance heureuse :

« C’était une enfance très heureuse. Je me souviens des visites de mon père qui travaillait à la ville pendant de longues périodes, de ce piano à treize notes qu’il m’a offert, de ce petit serpent à qui j’ai donné à boire du saké. Je n’ai que de bons souvenirs. Ma mère cousait mes vêtements. Elle me portait sur son dos quand j’étais bébé et qu’elle travaillait à la cantine du camp. Nous étions pauvres mais ce n’était pas une existence misérable, il y avait de l’amour de la tendresse. »

Son père l’aimait, mais la trouvait moche et le lui disait. Il a fallu surmonter quand même ce jugement paternel.

Mais le plus difficile fut certainement sa relation avec son grand-père lettré :

« Mon père lisait des bandes dessinées chinoises parce que c’était facile à lire et pas très cher.[…] J’ai grandi entourée de ces bandes dessinées, mais c’était comme des jouets, ce n’était pas du savoir. Et je n’avais pas le droit de toucher aux livres de mon grand-père. Je le voyais lire des textes anciens. Il répétait tout le temps qu’il n’y avait rien au monde de plus précieux que le savoir. Et puis un jour, il m’a dit « Toi, tu n’es rien, tu n’es que de l’eau sur le sable puisque tu es une fille. Tu vas te marier et changer de nom, tu n’existeras plus pour nous. A quoi cela servirait-il de t’apprendre des choses ?» […]

J’avais 4 ou 5 ans et envie d’apprendre le japonais. Il l’enseignait à mon frère, le seul héritier officiel. Il l’enfermait dans une salle tous les matins. Je me cachais derrière la porte et j’apprenais par cœur. Mon frère lui détestait le japonais. Un jour que mon grand-père le frappait avec une règle en bambou, je suis entrée et j’ai dit « Moi je veux apprendre le japonais ! » Il m’a renvoyée avec cette fameuse phrase : « Mais Toi, tu n’es rien, tu es de l’eau sur le sable ». Et il a rangé le livre très haut pour que ne puisse pas y accéder.

Confucius disait que la première vertu d’une femme est l’ignorance. Je n’aime pas sa façon de hiérarchiser la société : les généraux et les ministres doivent obéir à l’empereur, les capitaines aux ministres, le peuple à tous ces gens-là, les femmes à leur mari, les veuves à leur fils. C’est le fond de toute la pensée chinoise. Si j’avais eu accès aux livres, je n’aurais pas eu autant faim. C’est peut-être grâce à mon grand-père que je fais ce que je fais finalement »

Elle n’a pas été bonne à l’école. Et son père lui disait « Puisque tu n’es pas très jolie, personne ne va t’épouser donc il faut que tu sois forte à l’école, que tu cherches un boulot pour ne pas mourir de faim. »

Mais un jour elle peut acheter une copie piratée du « Monde de Sophie de Jostein Gaarder » et puis :

« Et là le choc. J’ai crié à ma mère : « QuI t’a donné le droit de me donner la vie sans donner le sens ! » Pendant 6 mois, j’ai démabulé dans la rue. J’étais perdue, j’arrêtais les gens, je questionnais les arbres : « Mais pourquoi vit-on ? ! » J’avais perdu dix kilos, j’étais comme folle. Personne ne me donnait de réponse qui me satisfasse. Je suis donc allée dans une bibliothèque pour chercher dans les livres. Et au bout de trois mois, j’ai trouvé cette fameuse phrase : « J’ai créé le monde pour toi. » »

Elle a alors appris le métier de comptable et l’anglais en autodidacte. Puis elle a quitté la Mandchourie et a parcouru la Chine à la recherche d’elle-même. Elle devient serveuse dans un restaurant à prostituées à Dalian, exerce tous les métiers possibles pour subvenir à ses besoins.

Finalement elle se fait entretenir par un jeune Californien à Shenzhen avant de filer à Shanghai, où son aplomb et sa passion pour l’anglais lui ouvrent les portes d’une entreprise de pétrochimie. Mais, toujours insatisfaite, elle met le cap sur Paris sur les conseils de Jim, un écrivain sino-canadien, pays clément avec les femmes, lui dit-il. Âgée de 24 ans elle prend alors des cours du soir pour apprendre le français. Mais elle doit trouver les 80.000 yuans (8.000 euros) exigés pour émigrer en France. Une somme colossale, réunie grâce au soutien de sa mère, qui a vendu son alliance en or et l’appartement familial.

A Paris, elle occupe aussi plusieurs emplois pour finalement grâce à sa connaissance des langues chinoises et françaises obtenir un poste de directrice générale de la filiale chinoise de Global Chem, une société française de marketing Internet, spécialisée dans la pétrochimie. Elle est très bien rémunérée, mais au bout d’un certain temps elle ne trouve plus de sens dans ce job et veut devenir éditrice de livres sans rien y connaître.

Elle ne sait comment faire. Mais elle va rencontrer son compagnon avec lequel, elle va créer les éditions Fei en 2009. Elle raconte sa rencontre avec son compagnon :

« C’est Patrick Marty [réalisateur-scénariste, ndlr]. Je l’ai rencontré à Paris, un jour où j’étais triste. J’avais quitté mon amoureux américain et mon travail dans la pétrochimie dans l’idée de devenir éditrice, mais je n’avais aucune connexion dans ce métier, plus d’argent, et mon visa allait expirer. Je confiais tout ça en pleurs, à voix haute, à « mon » arbre – le grand platane bicentenaire du parc Monceau –, quand Patrick s’est approché et m’a demandé : « Mademoiselle, qu’est-ce qui est si grave ? » Il était mal habillé, avec de grandes oreilles, mais il avait des yeux… Alors, je lui ai tout raconté. Mes premières années dans la forêt, en Mandchourie, en Chine du Nord-Est, où mon père était bûcheron. L’arrivée plus tard à Changchun, où ma mère travaillait dans une usine de cigarettes. Ma nuit passée dans la rue à Shenzhen. Mes nombreux jobs : vendeuse de rasoirs de poche, serveuse, réceptionniste, traductrice, commerciale. Et le sacrifice immense de mes parents, qui avaient vendu leurs alliances et leur appartement et emprunté à tous les voisins et amis pour payer mon visa pour la France. On a parlé jusqu’à ce que la nuit tombe. Entre nous, c’était magnétique. Quatre mois plus tard naissaient les éditions Fei, et les toutes premières BD franco-chinoises. »

Le Point raconte aussi sa rencontre avec Christian Gallimard, <Xu Ge Fei, le miracle à la chinoise> :

« Une nouvelle rencontre, avec Christian Gallimard, le frère d’Antoine, a été, dit-elle, déterminante : « Il a lu mon business plan . Quelque temps après, alors que j’étais en Italie pour négocier les droits du « Juge Bao », il m’a appelée pour que je l’accompagne en Chine pendant quinze jours pour un voyage d’affaires. Là, il m’a expliqué toutes les subtilités du monde de l’édition, tout en me répétant que, pour réussir, il fallait également raconter ma vie et l’envoyer sous forme de synopsis à Bernard Fixot en septembre. En octobre, ce dernier m’a répondu favorablement. Et cela s’est passé exactement comme M. Gallimard l’avait prévu. » Avec la sortie conjointe du deuxième volume, somptueux, des aventures du juge Bao, et de ce récit de vie écrit en collaboration avec Patrick Marty, c’est une nouvelle page de la conquête chinoise qui s’écrit ici. Pacifique, culturelle et diablement séduisante. »

« Le Juge Bao » fut la première bande dessinée que sa maison d’édition a publié.

La Tribune lui a aussi consacré un article : « Xu Ge Fei, sur la route du « Soi » »

Dans lequel elle répète que c’est Christian Gallimard qui lui a tout appris.

Et montre aussi cette belle philosophie :

« Je dois relever des défis au quotidien. Je fais des erreurs. Mais j’apprends chaque jour et c’est passionnant »

Mais les blessures de l’enfance restent vivace :

« J’avais peur de ne pas être jolie, parce que mon père me disait que j’étais moche, peur de ne pas plaire, de ne pas être aimée pour qui je suis. Alors je me suis coupé les cheveux. »

Dans <cette vidéo> elle se présente et parle de son autobiographie.

Elle raconte avec émotion quand sa mère a dépensé une fortune, par rapport à ses revenus, pour lui offrir un dictionnaire français :

« Parce que j’adore les langues.
J’adore surtout derrière les langues, les rencontres.
C’est magique d’apprendre une langue. C’est comme une porte qu’on ouvre, un autre monde nous attend derrière. »

Elle avoue son amour de la France et son désir de publier des livres pour les petites filles ; livre chinois pour faire découvrir la Chine aux petites françaises puis aussi faire découvrir la France aux petites chinoises.

Elle conclut l’entretien à la revue XXI par cette vision :

« Le jour où mon grand-père a placé ce livre sur la plus haute étagère de la maison, je me suis juré que je donnerais des livres à toutes les petites filles à qui il fut défendu d’apprendre. Mon but est de permettre l’accès au savoir, c’est cela qui changera le monde. Je le fais un peu avec l’édition. »

Elle explique aussi ce que signifie son nom Xu veut dire « petit à petit » ou « tout doucement », Ge c’est « révolution », « changer », « corriger ». Fei accolé aux deux autres mots, c’est tout ce qui est « injuste », « mauvais » ou faux ». C’est son grand père qui a choisi ce nom qui veut donc dire « Petit à petit révolutionner les choses injustes. »

J’aime beaucoup <cette vidéo> enregistrée par la Librairie Mollat au festival d’Angoulême où elle parle avec enthousiasme des BD qu’elle publie.

Les éditions Fei ont bien sûr leur site. Je vous renvoie vers la page des bandes dessinées : https://www.editionsfei.com/bande-dessinee

<1415>

Une réflexion au sujet de « Mardi 5 mai 2020 »

  • 7 mai 2020 à 16 h 06 min
    Permalink

    Merci Merci Alain et Annie
    C’est extraordinaire le parcours de cette jeune femme…. Son nom aussi est extraordinaire.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *