Dernier mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19
Je vais donc finir ce week end prolongé et cette série de mots du jour spéciaux du confinement par la dernière sonate pour piano en si bémol majeur de Schubert.
Mais je n’ai pas encore fini d’évoquer les chefs d’œuvre que Schubert a composé dans la dernière année de sa vie. Il faudra que je trouve d’autres créneaux que les samedis et dimanches de la période de confinement pour achever cette série consacrée à l’année la plus féconde de l’histoire de la musique selon Benjamin Britten
Le musicologue belge Jean-Marc Onkelinx juge que
« L’ultime Sonate pour piano de Franz Schubert figure parmi les monuments musicaux les plus bouleversants de l’Histoire de la Musique. »
Je crois qu’il a raison. Il n’y a rien de plus grand au piano. Il existe des œuvres comme la dernière sonate de Beethoven qui se trouve au même niveau, mais rien ne saurait dépasser cette œuvre grandiose, lyrique et au chant infini.
Le grand musicologue Marcel Schneider écrit :
« Car de même qu’il réussit enfin en cette même année 1828 à étendre le lied aux dimensions de la symphonie, avec sa grande Symphonie D 944, il parvient aussi à faire de sa dernière sonate une sorte de lied continu, illimité, si long, si varié, si touffu, à la fois si particulier et si général qu’il donne l’impression de l’infini »
Et pourtant Schubert est très malade en septembre 1828. C’est la raison pour laquelle il s’est retranché dans l’appartement de son frère Ferdinand.
On ne sait pas très bien de quoi il est mort, fièvre typhoïde a dit le médecin, sans aucune preuve tangible. Thèse reprise par les biographes classiques.
Les biographes relatent un autre épisode
Le vendredi 31 octobre 1828, Franz Schubert consomme du poisson dans une auberge de Vienne. Après quelques bouchées, il repousse l’assiette et dit qu’il y a du poison dans le plat. Il ne mangera plus rien de tangible jusqu’à l’instant de sa mort, 19 jours après. Certains tirent de cet épisode que Schubert serait mort empoisonné.
Jean-Louis Michaux, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, est un médecin, écrivain et mélomane. Il a écrit un livre sur ce sujet : « L’Énigme Schubert. Le mal qui ne voulait pas dire son nom». Il existe aussi un <podcast> sur Canal Académie dans lequel il développe certaines des thèses de son livre :
Schubert a contracté la syphilis entre 1822 et 1824. A l’époque, il n’existait pas de traitement sérieux et cette maladie évoluait vers la folie.
Les médecins ne savaient pas quoi faire et ils administraient sous diverses formes (orales, frictions) du mercure. Aujourd’hui nous savons que c’est un véritable poison. Jean-Louis Michaux écrit :
«Schubert s’est d’ailleurs retrouvé sans cheveux suite au traitement. Quand on sait les lésions que le mercure provoque au niveau du tube digestif, entraîne des modifications telles de l’organisme qu’il est très vraisemblable que le follicule pileux doit être altéré et faire tomber les cheveux. C’était donc des traitements très éprouvants qui maintenaient le malade dans une hospitalisation difficile, puis à domicile avec des régimes très contraignants de telle sorte qu’ils étaient absents de la vie sociale pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois, ce qui a été le cas de Schubert. Il s’est alors rendu compte que c’était une maladie grave et que cela pouvait modifier sa vie. Il a eu des périodes de malaises. Aucun des médecins qui l’ont traité n’ont relaté l’évolution de sa maladie et donc il y a très peu de documents médicaux sur lui. Et contrairement à Beethoven, il n’y a pas eu d’autopsie après la mort de Franz Schubert. »
La thèse de Jean-Louis Michaux est que le mercure, outre les effets immédiats décrits ci-dessous, a continué une œuvre d’empoisonnement lente et fatale. Lors du repas décrit, ci-avant, le poison que Schubert a ressenti était latent dans son corps et révélait une lente progression morbide.
La musique de Schubert relate ces combats, ces moments de tristesse, mais elle est surtout lumière, pulsion de vie et élévation. Pourtant il a écrit dans une lettre que cite Michaux :
« Je m’éprouve comme le plus malheureux et le plus misérable des hommes de cette terre. Imagine un homme dont la santé ne pourra jamais être bonne et qui, par désespoir, fait les choses plutôt pires que meilleures. Imagine un homme dont les plus grandes espérances sont réduites à rien, auquel le bonheur de l’amour et de l’amitié n’offre plus rien que la plus grande douleur, dont l’enthousiasme pour le Beau menace de disparaître, et demande-toi si ce n’est pas là le plus misérable et le plus malheureux. Meine Ruhe ist hin, mein Herz ist schwer, ich find sie nimmer und nimmer mehr [Mon repos s’en est allé, mon cœur est lourd, je ne les retrouve plus et ne les retrouverai jamais], c’est ce que je peux bien chanter maintenant chaque jour, parce que chaque soir quand je m’endors, j’espère bien ne plus me réveiller, et chaque matin m’apporte seulement l’affliction de la veille. »
« Meine Ruhe ist hin » fait référence à un poème de Goethe que Schubert a mis en musique. Il est le premier des 72 poèmes de Goethe mis en musique par Schubert. Il s’agit de « Gretchen am Spinnrade » (Marguerite au rouet).
Mais revenons à la dernière sonate de piano de Schubert.
Michel Rusquet écrit sur le site Musicologie.org
« C’est la sonate ultime, et elle a acquis valeur de mythe car, en plus, c’est le « chant du cygne » de Schubert dans le domaine instrumental. On a beau s’en défendre, on y entend dès le début, le cœur serré, le détachement de l’homme vivant ses derniers instants. Derrière cette mélodie d’une profondeur d’intériorité poignante, qui semble surgir d’un rêve, on pense avec Paul Badura-Skoda à la première strophe du Lied « Am Meer » écrit la même année (« La mer resplendissait au loin sous les dernières lueurs du couchant »), et cette image de la fin du jour éveille un sentiment infini de beauté, de nostalgie, de souvenir, de regret, toutes émotions qui semblent justement se mêler dans l’immense premier mouvement molto moderato. Dans son cheminement prodigieusement riche en modulations magiques et en éclairages sans cesse renouvelés, ce mouvement va passer par des moments d’émotion intense, chargés d’angoisse et de désespoir, mais le climat général restera celui instauré par la mélodie initiale, un « univers de sage résignation et de sérénité seconde qui sera celui de toute l’œuvre […]
Avec la longue plainte du deuxième mouvement, d’une beauté bouleversante, nous sommes probablement en présence du joyau le plus absolu de l’œuvre pour piano de Schubert. Écrit dans la tonalité d’ut dièse mineur, cet andante sostenuto constitue le cœur de la sonate. Il marque l’apothéose du lyrisme instrumental de toute l’œuvre de Schubert dans une simplicité sublimée. Son expression s’intensifie jusqu’à l’entrée d’un thème central en la majeur, hymne de transfiguration bientôt entouré de figures scintillantes, avant une reprise encore plus douloureuse amenant une conclusion épurée, en ut dièse majeur, qui illumine l’ensemble d’une beauté toute particulière. »
Voici cette sonate interprétée par Alfred Brendel : <Sonata No 21 D 960 B flat major Alfred Brendel>
Je voudrais conseiller Wilhem Kempff qui était un poète et qui après Artur Schnabel a beaucoup œuvré pour défendre et faire connaître les sonates de Schubert.
Daniel Barenboim, interviewé par Anne Sinclair, raconte cette histoire incroyable : Serge Rachmaninov, immense pianiste, musicien érudit et instruit rencontre, dans la première moitié du XXème siècle, Artur Schnabel dans un studio EMI. Ils enregistrent tous les deux et s’enquièrent chacun de ce que l’autre enregistre. Et lorsque Schnabel répond : « Les sonates de Schubert »
Rachmaninov s’exclame « Ah bon Schubert a écrit des sonates ? »
C’était plus de 100 ans après la mort de Schubert ! Rachmaninov ne connaissait pas les sonates de Schubert, il en ignorait même l’existence.
Dans l’émission « les matins des musiciens » vers laquelle je renvoyais dans le mot du jour précédent, celui consacré à la D 959, Philippe Cassard racontait la même chose : Au conservatoire de Vienne, la ville de Schubert, on n’enseignait pas, on ne parlait pas des sonates de Schubert au début du 20ème siècle.
Et le musicologue André Tubeuf écrit le 11 février 2020 :
« Est-ce à croire ? Il y a cinquante ans, personne ou presque à Paris n’écoutait Schubert, ne le connaissait. »
Heureusement que les temps ont changé.
Je peux aussi conseiller ce disque de Maurizio Pollini consacré aux trois dernières sonates de Schubert. Et bien sûr les intégrales de Kempff, Brendel, Barenboïm et Radu Lupu..
<1420>
C’est toi qui m’as fait découvrir Schubert il y a bien longtemps, lorsque nous étions sur les bancs de la fac de droit de Metz ! J’espère que tu parleras du quintette à cordes D956 qui est mon oeuvre préférée de Schubert avec justement la sonate D960. j’ai la version de Kempff (1967), celle de Brendel (1972) et celle de Christian Zacharias (1995) qui n’est pas à négliger Dans ma version de Brendel, il ne fait pas les reprises et le premier mouvement dure 14 mn au lieu de 21 ! C’est curieux alors qu’il me semblait que l’équilibre (ou le déséquilibre recherché peut être) de l’oeuvre venait du fait que le premier mouvement fait la moitié de la durée (44-45 mn en général) d’où ce que tu cites sur le lied infini . C’est peut être une entourloupe de l’éditeur Philipps ? Je me demande s’il existe d’autres oeuvres pour piano seul avec un mouvement d’une telle longueur. Les émissions de Philippe Cassard (et son petit livre sur Schubert) m’ont beaucoup appris.
Et donc , grâce à toi, dans mon panthéon musical, très au dessus de tout autre, l’étoile Schubert brille aussi fort que Bach et Beethoven.
Bien sûr que je parlerai du quintette en ut.
J’ai vérifié, dans la dernière version de Brendel, son dernier concert, le premier mouvement dure aussi 15 minutes, il ne joue pas la reprise. J’ai lu quelque part qu’il trouvait que sinon les sonates étaient trop longues. J’ai le sentiment que tout le monde aujourd’hui la joue, en tout cas c’est le cas de Pires, Barenboim, Lupu et bien sur Kempff que tu cites. Je n’ai pas Zacharias.
Ce mouvement est en effet très long.
L’adagio de la Hammerklavier (29ème) et l’arietta de la 32ème de Beethoven durent plus de 15 minutes mais n’approchent pas les 20 minutes du Molto Moderato de la D960.
En écoutant un podcast dans lequel intervenait le jeune et brillant Adam Laloum (https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-culture/invite-culture-des-matins-du-samedi-2-du-samedi-08-fevrier-2020), j’ai appris que le premier mouvement de la 18ème Sonate aussi un molto moderato mais auquel Schubert a ajouté e cantabile dure aussi très longtemps. Chez Barenboim il fait 16:31 mais dans le disque de Laloum qui fait toutes les reprises il dure 21:03. Je n’ai pas cette version mais Sviatoslav Richter qui réussit à tenir l’attention pendant 27 minutes.
Le temps infini est bien celui de Schubert.