Mardi 6 février 2018

« Réflexions sur l’Etat social »
Réflexions personnelles après des années de butinage.

Comme je l’avais annoncé hier, je vais examiner certains sujets par rapport à ces trois axes de la connaissance qu’il faut augmenter, des certitudes qu’il faut savoir abandonner et de la complexité qu’il faut savoir accepter.

Je préviens que je ne vais pas, au cours de cette semaine, tenter d’être consensuel mais écrire ce que je crois avoir compris, sans pour autant m’interdire d’évoluer et de douter.

Nous sommes nés, je suis né dans un État social, on parle aussi d’un État providence.

Je venais à peine d’entrer en classe préparatoire au Lycée Kléber en 1976 que mon père a été hospitalisé d’urgence, son pronostic vital était engagé. Il a passé une semaine en soins intensifs. Je le sais encore, un jour en soins intensifs coutait à l’époque 10 000 Francs, 1 500 euros. Mes parents étaient très modestes, il était absolument impossible pour nous de payer de telles sommes. Mais nous n’avons rien payé, tout était pris en charge par la Sécurité Sociale.

Non parce que nous étions pauvres, mais parce que la solidarité était en œuvre. Non pas la charité, la solidarité. Nous trouvions cela normal et cela ne pouvait que s’améliorer.

De grandes tensions se font jour et cette amélioration n’apparait plus comme évidente.

Je voudrais ajouter qu’à la suite de ces soins mon père a encore vécu et dans de très bonnes conditions 33 ans. C’est un exemple personnel et privé, mais il dit simplement ce que l’État social apporte.

C’est un des grands ennemis de la France, Otto von Bismarck qui semble avoir été un des premiers à avoir eu cette initiative d’une sécurité sociale.
Il l’a mis en œuvre dans l’Allemagne qu’il venait d’unifier autour de la Prusse et du Roi de Prusse qui est devenu L’Empereur Guillaume 1er. Il a d’abord maté l’Empire d’Autriche à Sadowa puis il a humilié la France de Napoléon III à Sedan puis à Paris. L’Allemagne était devenue une puissance militaire et économique considérable.

Le XVIIIème siècle avait consacré l’hégémonie française, le XIXème l’hégémonie Anglaise, le XXème était promis à l’Allemagne. L’Histoire s’est écrite un peu autrement.

Mais dans l’Allemagne puissante, unifiée, le chancelier Bismarck a créé un système de protection sociale contre les risques maladie (1883), d’accidents de travail (1884), de vieillesse et invalidité (1889) pour le peuple allemand, réunie autour de son empereur et son attachement à sa patrie, « Vaterland » en allemand.

C’est après deux terribles guerres, guerres civiles européennes dans lesquelles le peuple anglais a connu de terribles souffrances surtout lors de la seconde, où le peuple anglais s’est rassemblé pour se battre et gagner finalement contre les nazis qu’est apparu un système social très sophistiqué qu’on a appelé le système « beveridgien » du nom de William Beveridge, économiste à qui en 1942, le gouvernement britannique a demandé de rédiger un rapport sur le système d’assurance maladie qui va fonder le système social britannique.

Et en France, c’est à l’issue de cette même guerre, 39-45, où la France a d’abord été humiliée puis s’est redressée que le Conseil National de la résistance, où se trouvait ceux qui croyaient et ceux qui ne croyaient pas, des bourgeois riches et des prolétaires ou des représentants du prolétariat qu’a été élaboré le programme du Conseil National de la Résistance qui va conduire aux bases de l’Etat social.

Dans le mot du jour du mardi 29 novembre 2016, j’ai rappelé cette phrase d’Ambroise Croizat, ministre du travail de 1945 à 1947 :

« Mettre définitivement l’homme à l’abri du besoin, en finir avec la souffrance et les angoisses du lendemain ».

Concrètement la mise en place de la Sécurité Sociale au lendemain de la guerre a été réalisée juridiquement par les ordonnances du 4 octobre 1945.

Voilà comment cela s’est passé : des peuples unis au-delà des religions et des différences sociales qui ont mis en place un système de solidarité.

Car c’est autre chose que d’être ému, par exemple, par la situation terrible d’une population qui a subi un tremblement de terre à Haïti et de verser des dons quelquefois conséquents pour aider par compassion ou par charité, de manière ponctuelle, des hommes dans la détresse. Nous parlons ici d’un système de solidarité où toute sa vie on va payer des cotisations pour aider ses proches mais aussi des inconnus à surmonter les aléas de la vie et les difficultés de la vieillesse. Mais ces inconnus font partie d’une société particulière, la même que la nôtre, celle dont nous avons conscience de faire partie.

C’est Emile Durkheim qui donne la clé de compréhension de ce phénomène et que j’ai cité lors du mot du jour du Vendredi 12 septembre 2014 :

« Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits,
ils faut qu’ils s’aiment et que pour une raison quelconque ils tiennent les uns aux autres
et à une même société dont ils fassent partie. »

Cela peut heurter certaines et certains d’entre vous. Tous les humains du monde sont frères, il faudrait créer une sécurité sociale mondiale. Certainement ! peut-être qu’un jour on y arrivera…

Mais pour l’instant ce n’est pas ainsi que cela se passe.

Dans Wikipedia, on lit non la version sociologique d’ Emile Durkheim mais la version des économistes :

« Dans les sociétés occidentales, la période des Trente Glorieuses a permis le développement des systèmes de protection sociale.

Le vieillissement démographique et la crise économique ont ensuite entraîné un accroissement des dépenses et une diminution des recettes. Les systèmes de protection sociale ont alors essuyé des critiques de plus en plus vives, notamment de la part des économistes de l’école néoclassique. Selon eux, la protection sociale est une des causes de la crise car les cotisations sociales entraînent des surcoûts salariaux qui freinent l’embauche et incitent au travail au noir. De plus, ils affirment que la protection sociale déresponsabilise les individus et les incite à l’oisiveté.

Selon l’approche keynésienne au contraire, la protection sociale, outre son rôle de réduction des inégalités et de maintien de la cohésion sociale permet de soutenir la demande, considérée par cette théorie comme un moteur de la croissance. »

La complexité signifie que nous devons accepter qu’une situation ou une évolution ne soit pas la conséquence d’une seule cause.

Dès lors, l’explication économique représente certainement une dimension explicative.

Le système social mis en place a tellement bien fonctionné que les populations sont devenues de plus en plus vieilles, que la médecine est devenue de plus en plus performante et donc que le système social est devenu plus onéreux. En plus la crise économique qui est plutôt une rupture de l’organisation du travail et de l’emploi dans le monde a conduit la gestion des allocations chômage au bord de l’implosion. Ce qui entraine une augmentation de la redistribution et une crispation de la part de celles et de ceux qui sont les plus ponctionnées.

Mais prétendre que ce n’est qu’un problème de sécession des riches est un aveuglement devant la réalité du comportement des sociétés humaines.

Dans une étude américaine, dont j’ai entendu parler lors d’une émission de radio mais dont je n’ai, hélas, pas gardé la source que je ne peux donc fournir, il est apparu qu’il y avait de grandes différences de politiques de solidarité entre les états fédérés des Etats-Unis. Et que cette étude a révélé que la solidarité était d’autant plus grande que la population de l’état était homogène du point de vue ethnique et religieux.

A cela s’ajoute cette réflexion de Jean-Paul Delevoye, le dernier Médiateur de la République qui apportait cette évidence : « L’économie est mondiale mais le social est local !».

Or l’économie qui s’est développée depuis les années 1980 dans le cadre de la globalisation insiste davantage sur la compétition que sur la coopération, préfère l’individualisme à la solidarité.

Les frontières ouvertes, les migrations économiques sont absolument compatibles avec cet individualisme qui pousse chacun à être responsable et donc à s’assurer soi-même.

Les gagnants de la mondialisation n’ont aucune peine à assurer leur protection sociale dans la sphère privée. Et en outre plus leurs assurances leur coûtent chers et leur assurent une protection de grande qualité, moins ils seront enclins à accepter de financer les mécanismes de solidarité qui ne leur servent plus ou de manière dégradée.

Parce que dans cette organisation décrite ci-avant, dans une société qui acceptent d’organiser la solidarité entre ses membres, même ceux qui contribuent le plus doivent bénéficier et surtout avoir conscience de bénéficier de cette solidarité.

C’est pourquoi certaines réformes, qui a première vue peuvent être analysées comme raisonnables, apparaissent délétères pour l’Etat social. Il en est ainsi de cette idée de vouloir réserver les allocations familiales au plus modestes. Il faut comprendre ce que cela signifie : ce n’est plus une solidarité dans une société de l’empathie mais exactement les mêmes ressorts que lorsque les habitants des pays riches font un don pour aider les habitants de Haïti dans des circonstances compliquées. Nous ne sommes plus dans des mécanismes de solidarité, mais de charité qui obéissent à d’autres ressorts des sentiments de l’humain.

L’Etat social c’est vraiment ce que Durkheim décrit :

« Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits,
ils faut qu’ils s’aiment et que pour une raison quelconque ils tiennent les uns aux autres
et à une même société dont ils fassent partie. »

Dit autrement, il faut un « Nous ».

Ce qui ne signifie pas qu’il n’est pas possible de créer une solidarité avec des humains venant d’autres continents, d’autres cultures, d’autres religions, mais ce n’est pas possible dans une société qui se divise en communautés et en groupes qui créent dans la société la dichotomie entre « Nous » et « Eux ». L’Etat social n’est possible qu’à l’intérieur d’une société dans laquelle il existe un « Nous » prédominant, même si à l’intérieur de ce « Nous » il peut exister des « nuances ».

Le problème est donc loin de n’être qu’économique !

Mais il y a bien un problème économique de fond, dans un monde de la globalisation, de l’ouverture des frontières et notamment de la libre circulation des capitaux. Et ce problème, Angela Merkel l’a décrit en quelques chiffres qui sont ce que nous appelons des chiffres durs :

C’était l’exergue du mot du jour du Mercredi 19 novembre 2014 :

« L’Europe, c’est 7% de la population mondiale
25% de la production mondiale,
et 50% des transferts sociaux mondiaux.»

Enoncé ainsi, on comprend l’ampleur du problème !

Voici ce que j’ai compris sur les conditions de l’Etat social et les défis qu’il affronte aujourd’hui.

Certes, comme le disent mes amis de gauche, il faut que les riches contribuent davantage.

Mais cela n’arrivera pas si on ne sait pas créer les conditions d’une société telle que la décrit Durkheim.

Ni d’ailleurs si le reste du monde ne se rapproche de nos standards de redistribution ou que nous soyons prêts à nous retirer de la mondialisation avec toutes les conséquences que cela entraineraient.

Et dans ce cas les perdants de la mondialisation deviendront de plus en plus les obligés des associations caritatives ou de la philanthropie des gagnants. Cette évolution est à l’œuvre aux États-Unis. Un mot du jour de février 2016 avait évoqué ce sujet en se fondant sur un livre de Nicolas Duvoux, «Les oubliés du rêve américain. Philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis». Ce sociologue avait réalisé une enquête dans la ville de Boston sur l’action d’une fondation américaine philanthropique en faveur des habitants d’un quartier défavorisé et en avait tiré ce livre. J’avais donné ce commentaire sur les philanthropes  :

«Ce sont des gens immensément riches parce qu’ils ont eu une idée géniale qui correspondait à l’air du temps, ils ont beaucoup travaillé et entrepris et aussi … pour un petit peu… profiter d’une diminution considérable des impôts aux États-Unis et peut être aussi profiter des opportunités que leur offraient le système financier et quelques paradis fiscaux.

Bref, les impôts ou cotisations qu’ils n’ont pas payés et qui aurait permis d’alimenter un système redistributeur public, ont conduit leur fortune d’importante à devenir gigantesque. Et ils sont devenus philanthropes. Bref un système de redistribution privé.»

 

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Lundi 25 décembre 2017

« L’œuf alsacien pèse 50 grammes ! »
Solution donnée par une vieille alsacienne à un lorrain qui loupait les gâteaux de noël alsaciens

Noël est une fête chrétienne, puisqu’elle célèbre la naissance de leur Messie.

Nous savons que la date qui a été choisie permettait de remplacer une fête païenne située autour du solstice d’hiver, moment particulier de l’année solaire où les jours recommencent à croitre. C’est le recul de la nuit !

Notre civilisation occidentale, avec son consumérisme exacerbé, en a fait une immense fête commerciale, jusqu’à la nausée.

C’est pourquoi certains, dont je fais partie sont très mal à l’aise avec cette fête.

Ce malaise est d’ailleurs plus général, dans la mesure où toutes forces politiques qui gouvernent et les forces économiques qui dominent n’ont qu’une solution à proposer : la croissance. La croissance, cela signifie l’extension sans fin de la marchandisation du monde et une consommation de plus en plus étendue.

J’entends bien, de ci delà quelques prophètes de la décroissance s’exprimer ou d’autres célébrer la sobriété heureuse. Mais ils ne décrivent pas un monde crédible sans une intervention d’une administration mondiale régulatrice et contraignante. Sans compter que pour l’instant, dans l’histoire de l’humanité, de telles bureaucraties ont toujours dérivé vers des régimes d’oppression et encore plus corrompus que nos régimes libéraux, la division du monde ne permet pas de croire à échelle humaine à une telle gouvernance mondiale.

Et puis, tout dans le comportement des masses mondiales et françaises ne va pas dans ce sens, je veux dire d’une moindre addiction à la consommation frénétique.

Noël est aussi une fête où, dans nos contrées, les familles se réunissent. Cet aspect de Noël est positif et bienveillant. Ce fondement de la fête est dur à vivre pour celles et ceux qui sont privés de famille ou dont la famille est désunie et non accueillante.

Pour le lorrain que je suis, il y a encore une autre joie de noël, c’est la période où on fait et on mange des gâteaux de Noël. Gâteaux de Noël dont beaucoup relèvent de la tradition de la région voisine et rivale : l’Alsace.

Munis de recettes j’essayais vainement de réussir les gâteaux à l’anis et les macarons comme les faisaient ma mère.

Le plus souvent j’échouais.

Jusqu’à avoir entendu, via notre amie Françoise, l’avis d’une vieille cuisinière alsacienne.

Les recettes traditionnelles alsaciennes nécessitent un savant équilibre entre la farine, le sucre, le beurre, les noisettes, les amandes etc… ET LES ŒUFS.

Quand on vous écrit qu’il faut 600 grammes de farine et 500 grammes de sucre et 6 œufs entiers. Les 6 œufs pèsent chacun 50 g, et donc les 6, 300g. Si vos œufs pèsent 400 g ou 220 g, l’équilibre de la recette est rompu. Dans ces cas vos gâteaux s’effondrent lamentablement ou sont trop secs, en tout cas présentent un aspect dégradé.

Les alsaciens sont des gens rigoureux et normés, c’est pour cela que nous autres lorrains avons parfois du mal avec eux.

En tout cas, dans les recettes alsaciennes : un œuf pèse 50g, le blanc 30g et le jaune 20.

C’est ainsi, cela ne se discute pas.

Pour être complet, dans certains gâteaux les œufs n’ont pas la même importance et dans ces cas-là l’approximation n’est pas dirimante.

Mais pour les macarons aux amandes ou les gâteaux à l’anis aucune dérive n’est acceptée !

Avec les gâteaux de Noël, la fête de Noël redevient un enchantement.

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Vendredi 15 décembre 2017

« Vers des communautés de travail inspirées »
Frédéric Laloux.

J’annonçais hier que j’allais parler de Frédéric Laloux et de sa « Conférence » qu’il a consacrée à son livre « Reinventing Organizations » avec pour sous-titre en français la phrase que j’ai mise en exergue.

Frédéric Laloux était partenaire associé chez McKinsey, le fameux cabinet de conseil auprès des directions générales. Il s’est beaucoup interrogé sur le management et a écrit un livre « Reinventing Organizations » paru en anglais en 2014.

Un article du New York Times l’a décrit de la manière suivante :

« Le livre de management le plus important et le plus inspirant qu’il m’ait été donné de lire »
Tony Schwartz

La version française est parue en 2015 chez les Editions Diateino.

Ce livre ne se trouve pas sur mon bureau, mais sur celui du bureau voisin car Annie le trouve très intéressant et c’est d’ailleurs elle qui m’a fait découvrir la conférence qui constitue le point d’entrée de cet article. Si j’ai regardé avec attention la conférence, je ne me suis pas plongé dans ce livre de 500 pages.

On trouve de nombreuses références sur Internet, par exemple cet essai d’en faire une synthèse en 9 pages : http://www.reinventingorganizations.com/uploads/2/1/9/8/21988088/chene_synthese_laloux2014.pdf

Frédéric Laloux introduit sa conférence notamment par sa question sur les cerveaux et sa réponse de l’existence, dans notre corps, de trois cerveaux dont le cœur.

Et il pose cette question :
« Ce n’est que dans les années 90 que les deux autres cerveaux ont été découverts et reconnus.Pourquoi ne pas les avoir trouvés avant, alors qu’un cadavre, un scalpel et un microscope basique le permettaient aisément ?  »

Il fait d’ailleurs un rappel historique sur la découverte du système neuronal des intestins dès le XIXème siècle.

Et il répond à cette question de la découverte tardive :

«Nous n’étions pas capables d’envisager l’existence de plusieurs cerveaux parce que notre vision du monde nous en empêchait.»

Pour Frédéric Laloux, l’explication est simple depuis la nuit des temps toute l’idéologie humaine tournait autour de cette croyance : pour qu’une organisation fonctionne il faut un « boss », un seul qui décide ! Donc un seul cerveau ! Trois cerveaux seraient probablement le début de l’anarchie.

On pourrait peut-être émettre l’hypothèse que l’invention d’un Dieu monothéiste relève de cette même croyance, il faut un organisateur, un chef unique et omnipotent.

Il a l’intuition que la découverte des deux autres cerveaux dans les années « nonantes », comme il dit en langue franco-belge, a été rendu possible par l’avènement d’internet et des réseaux qui ont rendu crédible l’existence de plusieurs réseaux et donc de plusieurs centres de décisions.

C’est ainsi, selon lui, qu’une possibilité d’intelligence collective dans les entreprises, sans boss, est entrée dans les consciences.

J’avais déjà évoqué ce type de réflexion en 2014, plus exactement <Le mot du jour du 18 décembre 2014> où il était question de « l’entreprise libérée » dans laquelle la hiérarchie était remise en cause. Annie m’explique que le terme « L’entreprise libérée » est un terme qui ne s’est pas imposé.

Ce terme n’est d’ailleurs pas repris par Frédéric Laloux qui va utiliser des codes couleurs. Il envisage donc d’autres façons de faire fonctionner les organisations que par un centre de décision hiérarchique. A ce stade (à partir de la minute 13 de la vidéo) il évoque, en étudiant l’histoire du monde, l’évolution des organisations et les différents changements de paradigmes concernant les modes d’organisation et de management dans le cadre d’enjeux de plus en plus complexes.

Il associe des couleurs à ces paradigmes Rouge, Ambre, Orange, Vert, Opale.

Et puis, il développe une réflexion qui m’a interpellé. L’économie a démontré que l’organisation pyramidale, au niveau étatique, est bien trop rigide pour faire face aux défis de l’innovation et de l’efficacité. Ce fut le grand échec des systèmes soviétiques. Tout le monde a compris que la multiplication des acteurs et la décentralisation des centres d’initiatives que sont les entreprises et particulièrement aujourd’hui les start-up sont bien davantage en capacité de résoudre la complexité et de trouver des solutions qui fonctionnent. Or, des patrons qui vous expliquent cette capacité d’un marché libre (je précise cependant régulé et je l’oppose à des solutions bureaucratiques) à trouver des solutions innovantes et efficaces, dès qu’ils retournent dans leurs entreprises reviennent au dogme du cerveau unique et de l’organisation hiérarchique.

Je ne suis pas en mesure de résumer l’ensemble de cette conférence qui dure 1h40, mon ambition est simplement de vous donner envie de la regarder.

Frédéric Laloux évoque cependant plusieurs entreprises qui ont fait le choix d’une organisation non hiérarchique, dans son développement il parle d’organisation « Opale ».

Concrètement ces structures sont des organisations non pyramidales. C’est à dire que la structure hiérarchique a disparu. En règle générale il reste un dirigeant mais il n’a pas du tout le même rôle que dans une organisation classique. Ces organisations opales ont en commun d’avoir supprimé en partie ou complètement les managers d’équipe, les managers intermédiaires et les top-managers, d’avoir réduit drastiquement les fonctions supports centralisées et d’avoir supprimé les réunions de comité exécutif.

Il donne plusieurs exemples mais évoque particulièrement une entreprise néerlandaise : Buurtzorg de soins à domicile.

Ainsi chez Buurtzorg, les équipes de 10-12 infirmières fonctionnent sans chef, les coachs régionaux accompagnent 40 à 50 équipes et n’ont aucun pouvoir de décision sur celles-ci, et ils ne se réunissent que quatre fois par an avec le directeur. Comment fonctionnent ces entreprises ? L’absence de structure hiérarchique n’empêche pas l’existence d’une structure d’un autre ordre, qui ne repose plus sur l’organisation de postes à occuper mais sur l’articulation de rôles à remplir

Ainsi, chaque salarié remplit des rôles techniques opérationnels, mais également des rôles de management, qui sont répartis entre les différents membres de l’équipe au lieu d’être concentrés dans les mains d’une personne

De même, les fonctions de soutien, habituellement centralisées, sont réparties entre les membres des équipes

Les équipes se chargent elles-mêmes des ressources humaines (recrutements et licenciements, formation, évaluations, plannings, etc.), des finances (achats, suivi financier, investissements, etc.), des aspects techniques (maintenance, sécurité, qualité)

Lorsqu’il y a des responsables régionaux, ils ont un rôle de coach mais ils n’ont pas de pouvoir de décision et n’ont aucune autorité sur les équipes

Ils sont là pour les conseiller et les accompagner mais ne peuvent en aucun cas les contraindre à quoi que ce soit

Les relations sont fondées sur la confiance ce qui nous rappelle le mot du jour de lundi.

Ce nouveau modèle d’entreprise a vocation à réconcilier le travail salarié avec les aspirations des individus. L’entreprise devient un organisme vivant et réactif à tous les signaux internes et externes du marché et de la société. Ce modèle s’appuie sur l’autonomie des équipes et la conviction que chaque employé doit être pleinement lui-même pour apporter une valeur ajoutée à l’entreprise et que de cette manière l’entreprise saura mieux affronter la complexité du monde et trouver les moyens les plus efficaces.

Ce livre a aussi fait l’objet d’une version simplifiée et illustrée:

Le dessinateur, Etienne Appert, présente son travail et son apport de la manière suivante :

« Considérant que beaucoup de lecteurs pouvaient être intéressés par ce sujet, mais pas nécessairement prêts à lire 500 pages d’étude théorique sur le management, Frédéric m’a proposé de réaliser une version « grand public » du même livre. Nous avons co-construit un objet hybride, qui n’est ni un simple livre illustré, ni une pure bande dessinée, mais où textes et dessins ne cessent d’interagir pour un maximum de clarté et d’efficacité. Cela a amené Frédéric a réécrire entièrement son contenu, c’est donc bien un livre complétement nouveau que nous vous proposons. »

De nombreux articles évoquent l’intérêt de cet ouvrage :

Article dans l’OBS : «Nous n’avons pas besoin de patron»

Dans le Monde on insiste sur l’invention d’une autre façon d’organiser le travail

Ce site destiné au cadres en parle aussi

En tout cas, cet homme mérite d’être entendu et approfondi. Je vous renvoie vers la conférence en français : Conférence

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Mercredi 6 décembre 2017

« Amazon Go »
Jeff Bezos, fondateur et PDG d’Amazon

Récemment, en allant acheter chez mon boucher (Oui j’avoue je ne suis toujours pas végétarien et encore moins végan) j’ai eu un échange avec la jeune caissière qui me vantait l’intérêt de l’utilisation de la fonction sans contact de la carte bancaire, en disant « quand il y a une amélioration technique, il faut l’utiliser et y aller ».

Ce qui pourrait se traduire en langue française soutenue « Quand il y a une invention technologique, il faut l’embrasser ! »

Avec mon esprit plein de doutes, j’ai répondu : « Peut-être avez-vous raison, mais vous rendez vous compte que le « sans contact » n’est plus que la dernière étape avant le « sans humain » ? »

Et cet échange m’a conduit à revenir vers cette expérience d’Amazon qui a pour nom « Amazon Go ».

Jeff Bezos et Amazon sont des innovateurs hors pairs qui trouvent à chaque étape de leur développement des solutions disruptives. Mais le Monde que nous prépare Amazon m’inquiète.

Prenons le Black Friday, encore une invention américaine qui nous réduit à notre seule dimension de consommateur.

Pour le black Friday, 24 novembre 2017, Amazon a capté 40% des ventes sur Internet, nous annonce ce <site>.

C’est au mois de décembre 2016 qu’Amazon présentait son concept de magasins sans caisses baptisé «Amazon Go ».

Attention, il ne s’agit pas d’un magasin avec des caisses automatiques, il s’agit d’un magasin sans caisse. Vous avez un compte chez Amazon, avec un moyen de paiement, cela va de soi.

Vous faites le tour du magasin, vous prenez tout ce dont vous avez besoin et vous sortez du magasin et…. Amazon sait tout ce que vous avez acheté, donc sait vous facturer et prélever votre compte, cela va de soi…

Ce prototype, Amazon l’a Installé à Seattle et l’a réservé dans un premier temps aux employés Amazon. C’est à l’aide de technologies de pointe, de l’intelligence artificielle, des caméras et autres capteurs que le client pouvait quitter les lieux sans avoir à passer par la case du paiement en caisse.

Les nouvelles étaient bonnes jusque-là !

Un article du Point d’avril 2017 annonçait <Les déboires d’Amazon go>

Grâce à cet article, on apprenait :

«  Mais ça ne fonctionne pas vraiment comme prévu. « Pas de file d’attente, pas de règlement, pas de caisse », promettait pourtant Amazon à propos de son magasin automatisé. Dans ce supermarché du futur, baptisé Amazon Go, le client est reconnu grâce à un smartphone, tracé par des caméras sans fil, avant de recevoir la facture à la maison.

Présenté en 2016 et expérimenté depuis à Seattle, Amazon Go devait être ouvert au grand public au début de l’année 2017. Pourtant, la firme américaine a confirmé les informations du Wall Street Journal et de Bloomberg annonçant un report sine die. En cause : l’impossibilité de faire fonctionner ce système en cas de fortes affluences.

Rapidement, les limites du concept avaient en effet été entrevues à Seattle. C’est là, dans le nord-ouest des États-Unis, qu’a été testé le « magasin » Amazon. Dans un local de taille modeste (177 mètres carrés), il était réservé, pour le besoin de l’expérimentation, aux salariés du groupe. Sauf que, dès qu’il y a plus de vingt clients dans le magasin, le système ne fonctionne plus. Et le dispositif est vite dépassé quand des enfants se servent dans les rayons !

L’objectif d’Amazon de figurer parmi les cinq plus gros distributeurs alimentaires aux États-Unis a donc du plomb dans l’aile. D’après Bloomberg, la supérette à la mode Amazon aurait un ratio de perte double en comparaison avec la moyenne des supermarchés ordinaires ! Dès la présentation de ce concept, la firme avait été fortement critiquée pour les conséquences négatives d’Amazon Go sur l’emploi. Mais, pour l’instant, Amazon ne semble pas prêt à supporter technologiquement la vie d’une supérette. »

J’en étais resté là, soulagé en me disant que ce monde cauchemardesque sans humain avec uniquement des consommateurs, des produits et des machines, (peut-être êtes-vous d’un autre avis et trouvez-vous ces perspectives réjouissantes) était retardé de quelques années.

Le soulagement fut de courte durée puisque plusieurs articles dont <celui-ci> du 15 novembre semblent indiquer, qu’hélas Amazon est sur le bon chemin.

Il reste des difficultés, mais il semble que l’ouverture de tels magasins aux Etats-Unis soit envisagée à court terme.

J’ai trouvé cet article sur le site spécialisé « News Informatique » particulièrement pertinent et visionnaire :

« Le succès d’Amazon réside dans sa capacité à faire appel à nos instincts primaires – ce qu’ont oublié des distributeurs comme Carrefour.

Nous aimons tous consommer, le plus facilement et le plus rapidement possible, sans prendre de risque. Amazon l’a compris est allé jusqu’au bout de la logique avec la commande « Zéro Clic », que ce soit dans ses magasins sans caisse Amazon GO, via son haut-parleur intelligent Echo/Alexa ou demain avec sa livraison d’office, dont les prémisses se trouvent dans Amazon WARDROBE.

Car l’objectif de Jeff Bezos est simple : nous libérer de la phase de choix pour les achats du quotidien en nous proposant le produit que nous souhaitons avant que nous y ayons pensé.

Avec l’Intelligence Artificielle, la plus grande offre au monde, une logistique sans faille et la marque de distribution à laquelle les consommateurs font le plus confiance, Amazon a su aller bien au-delà de ce que les autres distributeurs étaient prêts à faire pour leurs clients. […]

Cette capacité à faire appel à nos instincts primaires n’a été possible que par la capacité de storytelling hors pair de Jeff Bezos. Avec une vision gigantesque, Bezos a reconfiguré les relations entre les entreprises et leurs actionnaires. Amazon a levé 2,2 Mds $ avant d’être à peu près à l’équilibre. Amazon peut rater le lancement de n’importe quel produit (un smartphone par exemple), sans que son cours baisse. Dans une situation similaire Microsoft ou IBM verraient leur cours perdre 20% en une journée… Jeff Bezos a su remplacer la promesse de retour sur investissement par celle d’un storytelling porté par une vision et de la croissance. L’histoire : le magasin le plus grand au monde. Une stratégie : d’énormes investissements dans des bénéfices clients qui résistent au temps – coûts plus bas, plus grands choix, livraison plus rapide.

Ainsi, la valorisation d’Amazon est de 40 fois ses bénéfices alors que celle de ses concurrents est de 8 fois et la marque au sourire peut emprunter au même taux que la Chine.

[…]

D’ailleurs l’épicerie et les produits frais sont mûrs pour se faire Amazonner

Amazon teste depuis de nombreuses années la distribution physique car il sait que le client est canal-agnostique et il sait également qu’il doit faire baisser le coût du dernier kilomètre, aller et retour. Son avenir est bien sûr en multi-canal, tout comme les autres distributeurs. Mais arrimer des magasins physiques sur un site de e-commerce et bien plus aisé que l’inverse. Voyez les difficultés de Wall-Mart qui, à terme, ne pourra résister à Amazon.

Le « meilleur » de la distribution physique se trouve dans l’épicerie et les produits frais. Ce sont nos consommations de tous les jours, les plus massives et qui nous ennuient le plus, nous, consommateurs.

La technologie vocale d’Amazon, Echo/Alexa va faire trembler la terre sous les distributeurs et les marques. Bien des universitaires et des professionnels pensent que la construction d’une marque est toujours une stratégie gagnante. Ils ont tort. Directeurs Artistiques en Agence de Com’ et Brand Managers dans les entreprises vont pouvoir « décider de passer plus de temps avec leurs familles ». Le soleil se couche sur l’ère des marques. Car les attributs des marques, qui ont mis des générations et des milliards à se construire, disparaissent avec l’interface vocale. Amazon a décidé de privilégier ce canal pour y vendre ses marques en propre.

Avec le levier du Big Data et une connaissance sans pareille des schémas d’achat des consommateurs, Amazon va bientôt répondre à nos besoins de consommation sans la friction de la décision et de la commande. Vous n’aurez qu’à ajuster de temps à autre vos réceptions – moins de marchandise quand vous allez en vacances, plus de bière quand les copains viennent pour le barbecue et tout le reste se fera tout seul.

Des magasins sans caisses, des entrepôts peuplés de robots (c’est pour cela qu’il y a si peu de photos d’entrepôts Amazon, cela ferait peur), c’est le futur promis par Amazon et qu’il tente d’imposer à son secteur d’activité. Nous sommes les témoins du Jour du Jugement pour la Distribution.

Tout comme nous avons vu le pourcentage de la population agricole baisser de 50% à 4% au XXème siècle, nous verrons une chute similaire dans la distribution au cours des 30 prochaines années. En France cela concerne près d’1 million d’emplois. Bezos est arrivé à la conclusion qu’il n’y aura aucun moyen pour que l’économie soit capable de recréer suffisamment d’emploi pour remplacer ceux qui sont détruits. C’est pourquoi il milite activement pour le salaire minimum universel. Payé avec les impôts auxquels il fait tout pour se soustraire. »

Ce qui est techniquement possible, n’est pas toujours humainement souhaitable.

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Mardi 5 décembre 2017

« L’enjeu de l’économie, l’enjeu de la globalisation, c’est la justice sociale. Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie »
Emmanuel Faber Discours pour la remise des diplômes à HEC, juin 2016

Emmanuel Faber est devenu, le 1er décembre 2017, le PDG de Danone, remplaçant Franck Riboud, qui avait succédé à son père à la tête du géant français de l’agroalimentaire. Danone c’est aussi Evian, Danette et Blédina.

Emmanuel Faber est âgé de 53 ans, il était directeur général de Danone depuis trois ans.

Je voudrais revenir sur un discours qui avait fait beaucoup de bruit et que j’avais évoqué de manière un peu étonnante au moment où il avait été prononcé en juin 2016.

J’avais, avant de partir en congé d’été en 2016 et en m’inspirant de la tradition de Charlie Hebdo : «Les unes auxquelles vous avez échappé » fait la liste des mots du jour que je n’avais pas écrit, mais pour lesquels j’avais préparé un brouillon. Il y en avait 20 et j’ai ajouté un 21ème qui était ce discours.

Mais aujourd’hui je voudrais revenir plus longuement sur ce discours, au moment où cet homme prend la tête de l’entreprise Danone.

Rappelons le contexte. Ancien élève d’HEC, Emmanuel Faber est invité, comme parrain de la promotion et comme cela se fait dans toutes Grandes Ecoles, à prononcer, lors de la cérémonie de remise des diplômes, un discours pour partager son expérience avec les étudiants qui viennent de finir leur cursus.

<Ce discours vous le trouverez en vidéo derrière ce lien>

Le début du discours est en français et commence par cette introduction :

«Si vous attendez un discours de référence intellectuelle, vous allez être déçus»

Puis il parle de son parcours personnel, de son frère malade, schizophrène, décédé depuis 5 ans au moment du discours. Et il va dire ce que son frère lui a appris de la vie, de la différence, de la beauté de l’altérité et «que l’on peut vivre avec très peu de choses et être heureux». Il révèle :

«Qu’est-ce qui m’a le plus marqué pendant mes trois ans ici [à HEC] ? C’est ce coup de fil que je n’aurais jamais voulu recevoir, à 21 heures (…) et où j’ai appris que mon frère venait d’être interné pour la première fois en hôpital psychiatrique, diagnostiqué avec une schizophrénie lourde. Ma vie a basculé»

Et puis, il va parler d’Economie, du monde futur qu’attend les brillants étudiants diplômés d’HEC.

«Après toutes ces décennies de croissance, l’enjeu de l’économie, l’enjeu de la globalisation, c’est la justice sociale. Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie […]
Les riches, nous, les privilégiés, nous pourrons monter des murs de plus en plus haut (…) mais rien n’arrêtera ceux qui ont besoin de partager avec nous.
Il n’y aura pas non plus de justice climatique sans justice sociale»

Puis il y a la deuxième partie du discours prononcé en anglais dont voici la traduction :

« Pourquoi est-ce que je vous dis tout cela ?
Parce qu’aujourd’hui vous êtes diplômés, vous vous tournez vers l’avenir. Je voudrais féliciter chacun d’entre vous. Vous avez désormais un outil très puissant dans vos mains.

La question est : qu’allez-vous en faire ? Pourquoi voulez-vous vous spécialiser en finance, en marketing, devenir avocat, entrepreneur social ou chef d’entreprise  ?
Comment allez-vous prendre vos décisions dans ces domaines ?

J’en suis convaincu, après 25 ans d’expérience, que cette main invisible dont on vous a parlé n’existe pas.

Et s’il y en a une, elle est encore plus handicapée que mon frère. Elle est brisée.

En somme, nous avons seulement vos mains – mes mains –, toutes nos mains, pour changer les choses et les rendre meilleures.

Et vous avez beaucoup à faire pour cela. Vous allez devoir surmonter les trois principales épreuves qui arrivent facilement avec le statut que vous avez obtenu par votre diplôme, mes amis : la puissance, l’argent et la gloire.

Oubliez la gloire, c’est une course qui n’en finit jamais et qui ne mène nulle part. La liste de toutes les personnes renommées existe juste pour qu’elles regardent leur propre nom. Elles ne s’intéressent pas à ceux des autres.

L’argent : j’ai rencontré tant de personnes, quand j’étais banquier d’investissement dans la finance, quand j’ai voyagé dans le monde – j’en rencontre encore – qui sont prisonniers de l’argent qu’ils ont gagné. Ne devenez jamais esclaves de l’argent. Restez libres ! Peu importe la raison pour laquelle vous gagnez de l’argent, peu importe ce que vous en faites, restez libres !

Et la puissance : je pense que vous pouvez regarder autour de vous, il y a tant de personnes qui sont puissantes et qui ne font rien, juste pour garder cette puissance, pour qu’elle dure un jour encore. La puissance n’a de sens que dans le service rendu aux autres. Et c’est ce service qui vous fera devenir qui vous êtes en vérité. Le meilleur de vous-même, dont vous n’avez même pas conscience.

J’ai donc une question à vous poser, avec laquelle je vous laisserai, chacun d’entre vous : qui est votre frère ?

Qui est ce petit frère, cette petite sœur, qui habite en vous et qui vous connaît mieux que vous-même et qui vous aime plus que vous ne vous aimez vous-même ? C’est cette petite voix, qui parle de vous étant plus grand encore que vous ne pensez l’être.

Qui sont-elles ?
Elles vous apporteront cette voix, cette musique interne, cette mélodie qui est véritablement la vôtre.
Votre mélodie transformera la symphonie du monde qui vous entoure, qu’elle soit grande ou petite, elle le changera !
Le monde en a besoin et vous méritez cela.

Trouvez votre frère, trouvez votre petite sœur et quand vous les rencontrerez dites-leur bonjour de ma part, nous sommes amis !
Portez-vous bien. »

J’entends, pendant que j’écris, certains d’entre vous s’écrier mais enfin c’est un discours absolument démagogique. C’est le patron de Danone, s’il croit ce qu’il dit, il ne peut rester à la tête d’une multinationale qui doit contenter ses actionnaires cupides et avides.

Je ne crois pas. Je pense qu’il a compris quelque chose de fondamental : Le creusement des inégalités dans le monde est une voie sans issue qui se retournera tôt ou tard contre ceux qui accaparent les richesses. « Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie », cette phrase n’est pas une réflexion dogmatique ou une croyance gauchisante, mais l’aboutissement d’une réflexion rationnelle.

Je ne le crois pas non plus parce qu’Emmanuel Faber est un esprit particulier que vous pourrez découvrir dans cet article de «La Croix ».

La découverte de la pensée phénoménologique, notamment grâce à un essai de George Steiner sur Martin Heidegger, lui fait entrevoir la possibilité d’un « passage » vers « l’humanité du réel » en quittant « la prison rassurante de la rationalité toute puissante ». Il parviendra progressivement à « faire une place à cette échappée » dans sa vie professionnelle en rejoignant Danone. Ironie de l’histoire, c’est un peu pour sa « part d’ombre », c’est-à-dire sa dureté en affaires, en tout cas sa réputation de redoutable négociateur, que le groupe fait appel à lui en 1997 comme directeur financier. Mais, en même temps, il pressent que, dans cette maison un peu différente des autres, il va pouvoir « essayer des trucs », expérimenter d’autres « réglages » du fonctionnement des entreprises.

Dès 1972, dans un discours resté célèbre, le bâtisseur du groupe Danone, Antoine Riboud, affirmait qu’il n’y a pas de richesse économique sans développement humain. Fidèles à cet héritage, son fils Franck (qui lui a succédé comme PDG), Emmanuel Faber et les équipes de Danone vont mettre au point plusieurs outils, développer des formes différentes d’activité économique. La plus célèbre est la filiale commune créée au Bangladesh avec la Grameen Bank de Muhammad Yunus, l’inventeur du microcrédit. Cette usine prototype produit des yaourts hautement nutritifs à très bas prix. Le lait est fourni par des éleveurs locaux, les produits sont commercialisés par des colporteuses travaillant à leur compte.

Emmanuel Faber le dit clairement : la rencontre avec le prix Nobel de la paix 2006 a été décisive : « Yunus nous a donné confiance. Il a été le déclic qui nous a fait dire : on va dans cette direction. » D’autres projets de cette nature, relevant de l’entrepreneuriat social, ont été lancés depuis, en partie financés par une sicav solidaire dénommée « danone.communities », auquel le groupe a souscrit ainsi qu’un tiers de ses salariés français. En 2009, les actionnaires ont aussi accepté de prélever 100 millions d’euros sur les bénéfices afin de créer un fonds soutenant « l’écosystème » de Danone, c’est-à-dire les petites entreprises qui fournissent le groupe. Ce qui a permis, en deux ans, de consolider environ 15 000 emplois dans le monde. Ainsi, selon l’expression d’Emmanuel Faber, se développe une « zone démilitarisée » qui montre qu’« un autre monde est possible ». Le manager ne craint pas de reprendre ce célèbre slogan, lui qui a participé au Forum social de Belém en 2009, tandis que Franck Riboud intervenait au Forum de Davos.

Alors, il ne s’agit pas d’être naïf et de croire que nous sommes sur le bon chemin.

Mais de se rassurer qu’il y a, peut-être de manière maladroite ou étonnante, des prises de conscience que la cupidité et la seule compétition ne pourront que nous mener au désastre, qu’il faut le plus vite possible songer à la coopération et aux possibilités d’aller vers plus de justice sociale.

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Jeudi 16 novembre 2017

« Par rapport à l’intelligence artificielle : il y a les substituts qui seront remplacés et qui seront soit au chômage soit dans un emploi aidéet les complémentaires de l’intelligence artificielle qui seront très bien rémunérés »
Laurent Alexandre

Laurent Alexandre, est un chirurgien-urologue français. Il a créé le site de vulgarisation médicale très sérieux que toutes les personnes qui s’intéressent à leur santé connaissent : doctissimo

Il a aussi écrit un livre au titre très explicite : <La mort de la mort>

Il est très intéressé par l’intelligence artificielle et il a été invité par le Sénat le 19/01/2017 pour parler de l’impact de l’Intelligence Artificielle sur la société et l’économie française.

Vous pourrez écouter cette intervention qui me parait essentiel derrière ce lien : <Impact de l’Intelligence Artificielle sur l’économie>

Il a probablement une haute opinion de lui-même et s’exprime de manière un peu péremptoire. Son analyse me parait cependant très argumenté et notamment poser les bonnes questions.

Je vais essayer de résumer le propos à ma manière et avec mon intelligence humaine.

D’abord un sujet de définition : on distingue l’intelligence artificielle forte et l’intelligence artificielle (que je nommerai IA dans la suite de cette article) faible.

L’IA forte serait une intelligence qui comme homo sapiens aurait conscience de son intelligence, ou dit autrement de son existence. Elle saurait dire « JE » et saurait que ce « JE », c’est elle.

Cette forme d’IA entraîne tous les fantasmes, puisque si un tel sujet apparaissait, il y aurait concurrence entre deux intelligences conscientes qui pourraient entrer en compétition et entraîner à terme un assujettissement de l’une à l’autre, voire une destruction de l’autre. Dans cette hypothèse dans la mesure où l’intelligence artificielle serait arrivée à la hauteur de la conscience humaine, il est raisonnable de prévoir qu’elle nous dépassera. Cette hypothèse conduit donc à un assujettissement d’homo sapiens à cette entité créée par l’homme. En résumé dans un film de science-fiction, les robots prennent le pouvoir.

Ce fantasme n’est pas prêt à se produire selon lui. J’ai entendu d’autres gens très sérieux dire la même chose. Il faut savoir cependant que ce n’est pas l’avis d’Elon Musk, cofondateur de Paypal, directeur chez Tesla motors et cofondateur de OpenAI, une association de recherche à but non lucratif en intelligence artificielle, ni d’ailleurs de certains des grands esprits de Google.

Selon Laurent Alexandre, ce qui existe déjà et va se développer encore de manière exponentielle c’est l’intelligence artificielle faible qui n’a pas conscience de son intelligence, mais qui est un formidable calculateur adossé à d’immenses bases de données que l’on appelle dans le langage numérique les big datas.

Et cette annonce-là : que l’IA faible va se développer de manière exponentielle est aussi préoccupante, notamment pour nous européens.

Dans la géopolitique de l’IA et du big data, l’Europe est un pays du tiers monde, pour reprendre un concept économique connu. Nous exportons des ingénieurs, un des principaux directeurs de laboratoire d’IA s’appelle Yann Le Cun, auquel j’ai déjà consacré un mot du jour, il est français et il travaille pour Facebook.

Je vous demande déjà de nous arrêter à ce fait : Un des types les plus calés sur l’IA travaille pour Facebook.

Dans notre esprit cartésien de français, ce n’est pas sérieux.

Un type super intelligent qui travaille sur des sujets de pointe, il bosse pour l’armée, pour l’industrie aéronautique ou spatiale ou l’industrie financière pas pour ce café du commerce mondialisé qu’est facebook. Ce n’est pas sérieux !

Si vous réagissez comme ça, c’est qu’il y a quelque chose qui vous a échappé.

Facebook, n’a qu’un atout mais dans le contexte de l’IA faible décrit ci avant, c’est un atout gigantesque dans ce monde-là : c’est un collecteur de données, il est à la tête d’un big data immense.

Et Laurent Alexandre l’explique au cours de sa présentation, des tests ont été fait. On a mis en compétition des algorithmes très sophistiqués avec des petites bases de données et des algorithmes plus simples mais adossés à d’immense big data. Ce sont les seconds qui l’ont emporté très largement.

Dans ce monde-là, celui qui domine c’est celui qui possède le big data. L’Europe n’est pas dans ce cas, les Etats Unis et la Chine oui. C’est pourquoi nous serons un pays du tiers monde si nous ne parvenons pas à réagir rapidement.

Dans sa démonstration brillante, il ajoute un point essentiel : la zone Asie-Pacifique qui est au cœur de cette nouvelle révolution croit plus vite que nous et surtout est très transgressif par rapport à nos valeurs qu’il définit comme : « chrétiens-démocrate et sociaux démocrate de gauche que nous sommes tous par rapport à ces gens-là ».

Selon lui, l’IA faible a désormais un développement exponentiel, ce qui rend très difficile les prévisions. Les prévisions sont plus pertinentes quand on est en présence d’évolutions proche du linéaire.

L’évolution exponentielle ne touche pas les technologies robotiques qui nécessitent de la mécanique, ni la santé ou la biologie qui évoluent aussi mais à un rythme plus linéaire.

Pour être plus précis, ce qui évolue de manière exponentielle c’est l’IA faible adossée au big data des plateformes, c’est à dire Google, Apple, Facebook et Amazon. Apple et Facebook ont chacun 2 milliards d’utilisateurs. Nous n’avons pas la base industrielle pour rivaliser avec ces géants. En outre, nous sommes les idiots utiles de ces plateformes, puisque nous mettons chaque jour, gratuitement, des milliards de photos et de données sur ces plate-formes

Mais ce qui lui semble essentiel, c’est que l’intelligence artificielle sera quasi gratuite par rapport à l’intelligence biologique ;

Ce deuxième point va avoir un effet majeur notamment sur le marché de l’emploi et il donne une règle simple à comprendre mais pénible à entendre : Dans un marché où entre en compétition un bien gratuit et un bien onéreux, les substituts crèvent et les complémentaires voient leur prix augmenter

Nous devons donc très rapidement, en Europe, développer des plateformes de la dimension des américains et des chinois sinon nous serons le Zimbabwe du monde de demain.

L’école doit s’efforcer de prendre en compte cette dichotomie entre les substituts à l’IA, c’est-à-dire tous ceux qui pourraient faire le même travail que l’IA moins vite, plus chère et malgré tout probablement moins bien et les complémentaires qui travailleront en s’aidant de l’IA, en complémentarité de l’IA.

Il affirme d’ailleurs : qu’aucun emploi non complémentaire de l’IA n’existera plus en 2050.

Il présente cette affirmation sous une autre forme : si votre intelligence + l’IA est l’équivalent de l’IA, votre emploi disparaîtra.

On pense aux guichetier de banque, bibliothécaire, chauffeur de taxi, comptable, assistant juridique, contrôleurs aériens, agent de voyage, interprète et traducteurs, probablement énormément de travaux actuellement assurés par des fonctionnaires, mais aussi le médecin traitant qui ne saura rivaliser avec l’IA connecté sur les big data pour faire le diagnostic.

Pour le reste de son intervention je vous renvoie vers la vidéo : <Impact de l’Intelligence Artificielle sur l’économie>

Et pour celles et ceux qui ne l’auraient pas encore vu, je vous invite à regarder <cette vidéo> où on voit comment la manutention se réalise dans un entrepôt Amazon. On peut supposer que beaucoup des travaux humains qui subsistent aujourd’hui dans ces entrepôts seront aussi rapidement remplacés, substitués pour reprendre le langage de Laurent Alexandre.

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Jeudi 9 novembre 2017

« Comment une société fait-elle pour que ses membres acceptent l’inégalité ? »
Réflexions personnelles sur un sujet qui n’a rien perdu de son actualité.

Cette question constitue un problème fondamental pour une société inégalitaire, ce qui dans l’Histoire de l’humanité est quand même le cas le plus fréquent. L’idée d’esquisser ce sujet m’est venue après le mot du jour de lundi, où Luther a rejeté violemment les prétentions des paysans allemands d’obtenir une meilleure situation par rapport à leurs seigneurs. Dans le cadre modeste d’un mot du jour, cette question ne peut être qu’esquissée.

Parce qu’évidemment, l’être humain qui se constate en situation d’inégalité éprouve normalement un sentiment d’injustice. Sentiment d’injustice qui conduit assez naturellement à de la violence. Sauf s’il existe des mécanismes qui maîtrisent ou évitent la violence.

Le premier mécanisme inventé dans les sociétés est certainement la force.

Souvent ceux qui avaient les positions dominantes dans la société étaient les spécialistes du maniement des armes. Ils pouvaient ainsi agir par la contrainte en amont ou une répression sévère en aval pour déclencher un mécanisme de peur chez ceux qui subissent l’inégalité et les dissuader ainsi de toute rébellion.

Il est possible de citer l’exemple de Spartacus qui ne fut pas qu’un film mais une vraie histoire de révolte des esclaves à Rome vers -73 avant Jésus Christ. Quand les légions romaines furent enfin mobilisées, ils battirent les esclaves moins bien organisés. Les survivants, 6000 esclaves furent crucifiés et exposés tout au long de la Via Appia. Voir sur une des principales artères de Rome une croix environ tous les 10 mètres sur laquelle était supplicié un de ses congénères pouvait, en effet, avoir pour effet de décourager d’autres esclaves de suivre le même chemin.

Mais c’est une méthode barbare, couteuse et qui peut même se révéler hasardeuse, à partir du moment où les privilégiés sont peu nombreux et les pauvres très nombreux.

Les sociétés trouvèrent d’autres moyens beaucoup  plus efficaces, nécessitant un déploiement de force moindre et permettant une soumission volontaire. La religion permis ce prodige. Il n’y avait pas lieu de critiquer la répartition des richesses, c’était l’être suprême, Dieu qui l’avait voulu ainsi. Et puis la soumission volontaire et bienveillante permettrait d’être récompensé dans un autre monde ou une autre vie.

L’organisation la plus subtile qui fut mise en place est certainement celle des castes indiennes. Vous naissiez dans une famille qui appartenait à une caste, les castes étant hiérarchisées. Nul possibilité de sortir de cette caste. Mais des mythes permettaient d’expliquer d’abord qu’il existait la réincarnation et que vous passiez d’une vie à une autre vie. Et ainsi l’ordre du monde permettait de comprendre que si vous étiez dans une caste inférieure, c’est que dans votre vie antérieure vous n’aviez pas agi comme il faut selon les principes moraux édictés par ce même mythe. Aucune chance de se révolter, ce serait pire après votre mort vous vous réincarneriez certainement dans un animal et même dans les animaux il était possible de tomber plus bas. Notez que ce mythe permettait aussi de consoler un membre d’une caste inférieure victime d’un mauvais traitement d’un membre d’une caste supérieure. Il était consolé car il avait la certitude qu’en raison de son attitude cet homme vivrait bientôt dans un état inférieur.

Système absolument génial. La rébellion ne pouvait avoir que des conséquences désastreuses et la soumission ne pouvait que vous apporter du bonheur dans vos vies futures. Et nous savons combien il est difficile de penser différemment quand tout le monde croit un mythe. Raymond Aron avait eu cette belle formule qui m’a beaucoup guidé dans ma vie : « Les esprits capables d’affronter la désapprobation de leurs pairs demeurent toujours une élite, je veux dire un petit nombre.» Le monothéisme promet un autre monde, le système des castes d’autres vies. Dans un système monothéiste ou un système de caste, la démocratie libérale ne peut exister. Il faut un homme désigné par Dieu ou oint par Dieu ou encore une oligarchie qui organise et gouverne la société.

Mais nous n’en sommes plus là, dans nos sociétés modernes, sociétés démocratiques et libérales, les choses se passent autrement. Mais les inégalités existent toujours. Structurellement, on comprend bien que la démocratie décrète, dans ses fondements, l’égalité de chaque humain formant la société démocratique. Bien sûr les esprits subtils ont inventé de nouveaux concepts : l’égalité en droits et l’égalité sociale. L’égalité que promettait la démocratie libérale était la première pas la seconde. Les libéraux ont d’ailleurs un autre concept pour dénigrer ceux qui ont pour projet de réaliser l’égalité sociale : les égalitaristes qui prônent l’égalitarisme. La critique communiste avait pour analyser la même chose d’autres concepts celle de  l’égalité formelle et l’égalité réelle. L’égalité formelle était celle préconisée par les libéraux et correspondait à l’égalité en droits. L’égalité réelle qu’ils promettaient s’apparentait à l’égalitarisme fustigé par les libéraux. Cette histoire a mal fini, certes il y avait moins d’inégalité que dans les démocraties libérales, mais au prix d’une restriction insupportable des libertés sans pour autant apporter la vraie égalité en raison de la corruption et de la nouvelle élite appelée «nomenklatura» qui disposait d’avantages que le commun n’avait pas.

Mais dans nos démocraties libérales, comment a t’on fait pour faire accepter l’inégalité ?
Car expliquer que l’égalité en droits était respecté ne pouvaient suffire à calmer la soif d’égalité réelle du plus grand nombre. Et pourtant, grosso modo, cela a fonctionné jusqu’à présent sans dégénérer dans la violence, au moins de violence dans la durée.

Pour que les humains acceptent de vivre en commun et fassent société, il faut des mythes, des promesses, des lendemains qui chantent.

Je crois que la démocratie libérale mettait en avant une grande promesse et une règle qui a l’apparence de la justice.

La règle est celle de la méritocratie. J’ai réalisé une série de mots du jour, il y a un an, du 21 au 25 novembre 2016, qui interroge la réalité de l’application de cette règle qui selon la croyance libérale sélectionne les meilleurs pour diriger, gagner beaucoup d’argent, argent qui est aujourd’hui l’étalon de la réussite sociale.

Ce n’est pas que cette méritocratie soit un mythe, il y a eu dans nos sociétés un véritable ascenseur social pour des personnes issues de milieux modestes qui un peu par leur talent et beaucoup par leur travail ont su s’élever dans la hiérarchie sociale. Nous avons évoqué il y a peu de temps Albert Camus. Aujourd’hui encore le football autorise de tels phénomènes.

Mais les études sociales sérieuses notamment réalisées aux Etats-Unis montrent que ce qui prédomine, et ce phénomène s’accentue de nos jours, c’est que les enfants appartiennent grosso modo à la même classe sociale que leurs parents et même que leurs grands parents. Or il semble que l’intelligence ne soit pas génétique, c’est donc bien qu’il y a d’autres mécanismes en jeu.

Et c’est là qu’il y avait la grande promesse du progrès pour tous. Vous étiez peut être dans une catégorie sociale défavorisée, mais en étant sérieux et en faisant des efforts vous pouviez améliorer votre situation et surtout si vous éleviez sérieusement vos enfants et parveniez à leur inculquer le goût du travail et de la rigueur, ils seraient capable eux de faire un bond dans l’échelle sociale.

C’est cette grande promesse qui est en crise aujourd’hui. La globalisation, la concurrence des salariés, la cupidité du petit nombre qui accapare de plus en plus les richesses mondiales sont en train  de tuer ce pilier de la démocratie. La démocratie a pour échelle le local : l’Etat. Elle ne sait pas lutter contre l’économie et la financiarisation qui ont pour échelle le monde.

Si la croyance en cette grande promesse s’évanouit dans la réalité de l’explosion des inégalités et à l’assignation définitive de groupes humains de plus en plus important soit dans une situation défavorisée, soit stagnante je ne donne pas beaucoup d’avenir à la démocratie.

On reviendra peut être alors au règne de la force. Il est imaginable que grâce aux progrès des technologies, aux robots, aux drones espions et tueurs un très petit nombre aura assez de puissance pour mater le plus grand nombre, surtout s’ils ne vivent plus avec les gens du commun. Probablement qu’ils se croiront alors des sur-hommes qui selon les rêves des transhumanistes de la silicon valley pourront toujours améliorer leurs performances grâce à l’apport de l’intelligence artificielle directement implantée dans leur corps et aussi vivre l’amortalité.

On reviendra aussi peut être à la religion, celle qu’imagine Harari : le dataisme. Les algorithmes travaillant sur des big data nous conseilleront pour chaque décision. Aujourd’hui nous vivons déjà cette réalité pour le guidage de notre voiture à travers le GPS et demain, très rapidement je crois, nous n’aurons plus de médecin traitant mais des connecteurs et une intelligence artificielle qui avec les données collectées sur notre corps et en interrogeant d’immenses bases de données sauront beaucoup mieux faire un diagnostic et trouver la thérapie adéquate qu’un pauvre médecin avec un cerveau humain, bref notre semblable. Harari pense que c’est justement à cause de la promesse de la santé que nous nous laisserons faire et ne nous opposerons pas à cette évolution.

Mais vous vous rendez bien compte que dans un monde où l’intelligence artificielle sait mieux que n’importe quel humain ce qu’il convient de faire, la démocratie devient un anachronisme. Il n’y aura aucune intelligence à demander aux cerveaux humains comment organiser la cité, alors que l’intelligence artificielle y répondra plus vite et avec plus de pertinence.

Ce dataisme qui saura sans doute même convaincre qu’il est normal que les pauvres soient pauvres. Bref une vraie religion comme dans l’antique.

Et pendant ce temps, le progrès technologique et l’augmentation des humains sur terre se heurtent à une dure réalité, les ressources de la terre ne suffisent pas à notre système de développement économique actuel qui a besoin des ressources de plusieurs terres pour continuer. Ressources dont nous ne disposons pas.
Le pire n’est jamais sûr et Edgar Morin cite souvent le poète allemand Hölderlin «Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.».

Mais pour cette fin il faut de la régulation, de la redistribution et un autre partage des richesses.

Ce que seule la Politique peut faire, car l’autorégulation de la cupidité ne fonctionne visiblement pas.

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Jeudi 12 octobre 2017

«Le Syndrome du bien-être»,
Carl Cederström et André Spicer,

« Le syndrome du bien-être » est un livre de Carl Cederström et André Spicer qui a été publié, traduit de l’anglais, aux éditions de l’Echappée.

A priori ce livre et les questions qu’ils posent prennent plutôt à rebrousse-poil beaucoup de thèmes que j’ai évoqués lors de mes mots du jour.

En effet, je suis plutôt sensible à privilégier le bien-être, une alimentation saine et une hygiène de vie susceptibles d’avoir des conséquences bénéfiques sur notre santé, notre espérance de vie et une vieillesse aussi sereine que possible avant que notre corps se retrouve dans son destin de la finitude.

Mais il est fécond d’entendre et d’essayer de comprendre des points de vue divergents. Cette méthode que j’ai appelée prosaïquement « tourner autour du pot » pour examiner le pot sous tous ces aspects.

Tournons donc autour du pot du « bien-être » avec Carl Cedestrom et André Spicer.

Les révélations commencent toujours par une expérience fondatrice. Nous savons que Paul Claudel a eu la révélation de la Foi chrétienne un soir de Noël alors qu’il assistait à une messe dans notre Notre Dame de Paris.

Carl Cederström raconte sa révélation de ce que j’appellerai « le côté obscur du bien-être » dans le récit suivant :

« Un beau matin, Carl Cederström allume tranquillement sa cigarette en attendant le bus. Assise sur un banc voisin, son petit chien tenu en laisse, une dame l’apostrophe en lui reprochant d’intoxiquer son animal de compagnie avec sa fumée. Pour le chercheur suédois, enseignant à la Stockholm Business School et spécialisé dans l’étude du contrôle social et de la souffrance au travail, c’en est trop. Ses voisins sont antitabac, ses amis désertent l’heure de l’apéro pour aller au fitness et ses collègues mangent sans gluten tout en méditant»

A partir de ce moment fondateur il va s’interroger avec son confrère André Spicer, professeur à la prestigieuse Cass Business School, à Londres sur ce qu’il estime être un «culte du bien-être».

Le journal suisse Le Temps développe l’analyse suivante :

« L’ouvrage part d’un constat quelque peu commun: notre société a érigé la santé au rang de valeur primordiale. Il vaudrait mieux arrêter de fumer, diminuer sa consommation d’alcool, manger cinq fruits et légumes par jour, éviter les graisses et cuisiner des aliments sains riches en vitamines. Il faut aussi faire du sport, car c’est bon pour la forme, pour l’équilibre et contre le stress. L’image d’une personne saine et mince qui fait son jogging tous les matins est érigée en modèle, et tous ceux qui n’atteindraient pas cet idéal, notamment les obèses, sont soupçonnés de manquer d’hygiène, d’être paresseux, voire incapables de se prendre en main.

Si, en soi, être en forme et bien dans son corps est un objectif louable, les deux auteurs montrent que la tendance a dégénéré en une forme d’injonction morale dont il devient très difficile de se libérer.

Aux Etats-Unis, une douzaine d’universités font désormais signer à leurs étudiants des «contrats de bien-être», dans lesquels ils s’engagent à avoir une hygiène de vie impeccable.

Rassurant pour leurs parents, sans aucun doute. Mais dommage pour ces jeunes gens muselés, car ce sont bien les erreurs qui forment la jeunesse, rappelle Carl Cederström.

Sur le site de Libération Virginie Ballet a publié un article « Le bien-être fait suer »

Elle précise que les auteurs ne sont pas des illuminés qui ne se préoccupent pas de leur santé :

« Evidemment, il n’y a aucun mal à être en bonne santé. Ce qui coince selon eux ? «S’occuper de son bien-être est devenu une obligation morale qui s’impose à chacun d’entre nous.» Il y aurait même une «logique à l’œuvre partout, dictant aussi bien notre façon de travailler et de vivre, que d’étudier et de faire l’amour.» Au secours, les gourous du bonheur prolifèrent, et ils pourraient bien faire des dégâts, avertissent les auteurs. »

Le site slate.fr publie un article sur le même sujet : Pour être heureux oubliez vous !  » .

Il va plus loin dans l’analyse de la problématique qui tend à démontrer que le culte de la poursuite du bien-être est un déclencheur d’angoisse :

Pour les auteurs du Syndrome du bien-être, le meilleur indice que celui-ci n’est plus une option personnelle mais s’est mué en morale se lit d’ailleurs dans la culpabilité attachée aux comportements «déviants». Ce n’est plus la sexualité qui fait l’objet de réprobations et fait naître la culpabilité, mais plutôt les atteintes au capital physique comme le fait de fumer, de boire, de manger gras ou sucré, de ne pas faire d’exercice ou d’être confronté à des idées négatives alors qu’on devrait se sentir bien, s’aimer soi-même et être à l’écoute de ses émotions…

Carl Cedeström et André Spicer s’inquiètent, à la suite d’une longue lignée d’auteurs critiques des dérives de l’individualisme radical, d’un paradoxe apparent de la recherche frénétique de l’état de bien-être: «loin de produire les effets bénéfiques vantés tous azimuts», cet investissement dans notre moi profond «provoque un sentiment de mal-être et participe du repli sur soi.

[…] Le syndrome du bien-être résulte pour une grande part de la croyance selon laquelle nous sommes des individus autonomes, forts et résolus, qui devons-nous efforcer de nous perfectionner sans relâche. Or c’est précisément le fait d’entretenir cette croyance qui entraîne l’émergence de sentiments de culpabilité et d’angoisse.»

Un étrange phénomène de rétroaction s’est mis en marche: l’anxiété augmente à mesure que les professionnels censés nous en débarrasser se multiplient. Rien de surprenant dans la mesure où la mécanique de la quête du bien-être et de ses médiateurs consiste à rendre le client, le lecteur, l’auditeur, le coaché ou le patient «responsable de son propre bonheur» et donc, comme mécaniquement, de son échec à y parvenir.

«Le revers de la médaille est que celui-ci doit dorénavant se sentir coupable chaque fois qu’un problème survient dans sa vie: rupture amoureuse, perte d’emploi ou maladie grave. Accéder au bonheur relèverait donc d’un choix: le nôtre, et, par extension, engagerait notre responsabilité. Par ce qu’elle comporte de déplaisant, une telle prise de conscience ne peut que faire naître un sentiment d’intense anxiété chez l’individu.»

A ce stade, je suis modérément convaincu. Pour ma part je trouve intelligent d’en appeler à la responsabilité des individus pour s’occuper de leur santé et de ce que j’appellerais leur « paix intérieure ». Je vois trop dans mon expérience de vie cette facilité utilisée par beaucoup de désigner des boucs émissaires pour expliquer toutes leurs difficultés et expériences négatives, sans jamais interroger leur propre responsabilité.

C’est pourquoi dans la vie personnelle, je suis assez rétif devant les développements de ces deux intellectuels.

En revanche, quand ils évoquent le monde de l’entreprise et concluent, sous l’apparence de la modernité, au triomphe sans partage du néo-libéralisme je deviens beaucoup plus réceptif à leurs arguments :

Libération explique :

« Et puis il y a surtout ces entreprises, de plus en plus nombreuses, qui s’immiscent dans la santé de leurs salariés, et où est récemment apparue la fonction de «directeur du bonheur» (le service public fédéral de la sécurité sociale belge dispose par exemple de l’une de ces créatures). Près de la moitié des boîtes américaines de plus de 50 salariés disposeraient ainsi d’un programme pour l’hygiène de vie des employés. Ainsi, chez Google, on pratique la méditation depuis la fin des années 90 lors d’ateliers baptisés «search inside yourself» («cherchez à l’intérieur de vous»). Certaines cantines font appel à des chefs spécialistes de la nourriture saine. »

Et le journal « Le Temps » évoque :

Tout en poussant les salariés à travailler le plus possible, dans des conditions de plus en plus précaires, les firmes leur proposent des séances de méditation en pleine conscience afin de se détendre, ou leur installent des tapis de course au bureau, pour pianoter sur l’écran tout en perdant des calories. Cette tendance gagne depuis plusieurs années les bords du Léman, où les multinationales encouragent leurs salariés à manger des légumes et pratiquer régulièrement du sport.

Une hypocrisie totale, expliquent Carl Cederström et André Spicer, qui n’hésitent pas à en référer à Orwell pour décrire ce monde où l’homme doit être le plus performant possible, tout en gardant le sourire. Pour une raison simple: «Un travailleur heureux est un travailleur plus productif»!

En Angleterre, l’entreprise suédoise de poids lourds Scania surveille les constantes vitales de ses employés 24h/24. Ceux-ci sont pénalisés s’ils ne font pas assez d’exercice et si leur système cardiovasculaire est un peu à la traîne. Il y a quelques jours, la société d’assurance américaine Aetna annonçait fièrement offrir des bracelets connectés Fitbit à ses salariés. «S’ils prouvent qu’ils enchaînent 20 nuits de 7 heures de sommeil ou plus, nous leur offrirons 25 dollars par nuit, plafonnés à 500 dollars par an», a déclaré son PDG Mark Bertolini.

[…] Le fonds d’investissement américain GLG Partners a mis en place un programme qui analyse les heures de sommeil ou l’alimentation de ses traders. Le syndicat des enseignants de Chicago soumet ses membres à un suivi personnalisé les contraignant à surveiller leur cholestérol et à pratiquer une activité sportive, sous peine de quoi ils doivent payer une amende de 600 dollars…»

Libération précise concernant le fond d’investissement :

Ce hedge fund (fonds d’investissement spéculatif) qui a mis au point un programme pour surveiller de près le sommeil et les assiettes de ses traders. En cas d’anomalie ou de performances moyennes, des séances de coaching leur sont proposées. «Actuellement, si nous nous maintenons en bonne santé, c’est parce que nous associons cela à tout un tas d’autres qualités, comme être un bon employé, dynamique, explique Cederström. On attend de nous que nous mettions à profit chaque moment pour être plus productifs, et que nous prétendions y éprouver du plaisir.»

L’article de Slate montre la supercherie de cette démarche à l’intérieur des entreprises dans un marché de l’emploi de plus en plus précarisé.

Si cet égoïsme pouvait au moins les rendre heureux, on pourrait en discuter. Selon les chasseurs de mythes du «syndrome du bien-être», il n’en est rien. Et pour cause. Ce n’est pas parce qu’on décide de devenir indifférent aux pressions du monde extérieur que celui-ci nous laisse tranquille en retour. C’est pourquoi vouloir gérer le mal-être au travail par la pratique de la méditation, comme cela est encouragé dans certaines entreprises, risque d’entraîner de grandes désillusions. Ces méthodes «ne traite[nt] jamais le stress, l’angoisse ou la dépression comme des troubles résultant de [notre] cadre de travail […] Si nous éprouvons du stress parce que nous croulons sous le travail, ou si nous ne sommes pas rassurés quant à l’issue du prochain plan de restructuration de notre entreprise, nous n’avons qu’à chasser toutes nos pensées négatives, respirer profondément et nous concentrer sur nous-mêmes. Et le tour est joué !», moquent-ils à propos des guides de conduite de développement personnel, qui placent l’individu souverain et sa volonté toute puissante au centre de la vie sociale.

Cette évolution est d’autant plus cynique que, plus le marché du travail se précarise, plus il semble que le «jargon positif» qui valorise l’authenticité, la créativité et l’individualité au travail se popularise dans les entreprises, les cabinets de recrutement, les livres de management sur le bonheur et même les agences de recherche d’emploi. Plus vulnérable que jamais sur un marché incertain ou le travail est en rareté, les salariés doivent «dissimuler leurs peurs et renvoyer en permanence une image positive d’eux-mêmes.»

Et puis, il y a une autre dérive dans cette quête « néo libérale » du bien-être, c’est que l’Etat abandonne de plus en plus la santé publique aux entreprises privées et cette dérive a pour conséquence de creuser de plus en plus la faille entre les riches qui peuvent se payer les outils du bien-être alors que les autres en sont privés toujours davantage :

« Une idéologie très dangereuse, insiste Carl Cederström au téléphone. «Car dire cela, c’est oublier que la santé est avant tout une affaire publique et politique, explique le chercheur. Toutes les études montrent que les classes défavorisées ont moins la possibilité de manger sainement. En stigmatisant les obèses, l’Etat ne joue pas son rôle. De même, faire croire aux chômeurs qu’ils peuvent trouver du travail en mincissant, en faisant un joli CV et en suivant des formations contre le stress est un mensonge. La vérité, c’est que l’industrie du bien-être est encore un domaine réservé aux riches.» Et de qualifier de «stupide» le projet du républicain Paul Ryan, aux Etats-Unis, qui proposait aux pauvres d’engager des coachs de vie en contrepartie des aides sociales. »

Slate en revient à une analyse marxiste des auteurs :

En bons marxistes, les auteurs voient dans cet investissement du corps et ce repli sur soi «des solutions séduisantes et auxquelles de plus en plus de gens ont recours pour ne plus avoir à se préoccuper du monde qui les entoure.» Le syndrome du bien-être serait l’autre nom de l’effondrement des espoirs collectifs de changement social, un tournant associé aux désillusions politiques et au refuge dans les pratiques new age de la génération des années 1970.

«Pendant ce temps, qu’advient-il du reste de la population –sous-entendu celle qui ne peut pas se payer le luxe de boire des smoothies frais tous les matins, de faire appel aux services d’un coach minceur ou de prendre des cours particuliers de yoga?»

[…] «Le syndrome du bien-être ne fera que renforcer le fossé entre riches et pauvres, avertit Cederström. Tous ces nouveaux produits sains, ces retraites de yoga, sont destinés aux riches, qui sont plus prompts à être déjà en bonne santé.»

En conclusion, Carl Cederström estime :

«Le monde se porterait mieux sans ces gourous du bonheur [qui] font fortune sur le malheur des autres».

Et l’article du Temps poursuit :

Loin d’être un livre léger, Le Syndrome du bien-être dresse au fil des pages un constat glaçant. Mis sous pression, l’individu se sent coupable s’il ne parvient pas à dompter son corps. Pour les deux chercheurs, le culte de la santé tient de l’ultralibéralisme: l’homme est seul responsable de son état – sous-entendu de ses performances. S’il échoue à mincir, à courir, à se muscler et à faire du yoga, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même.

[…] S’ils n’étaient pas réels, ces exemples pourraient bien passer pour de la science-fiction. Les auteurs sont implacables: «Surveiller sa vie comme s’il s’agissait d’une véritable entreprise correspond en tout point de vue à la mentalité de l’agent idéal du néolibéralisme.»

[…]Carl Cederström voit-il une solution à la dérive du bien-être? «Il faut juste que ça s’arrête, conclut-il.

Si vous voyez un coach dans votre entreprise vanter les effets de la psychologie positive, dites-lui que c’est du n’importe quoi.» La «quête paranoïaque du bonheur» est une fausse piste.

Encore un long mot du jour mais qui me semble fécond car il illustre, comme je l’ai écrit au début de ce mot, « le côté obscur de la chose ». Le monde n’est pas écrit en blanc et noir, rien n’est simple et certainement pas l’injonction du bien être qu’on nous assène dans le monde professionnel et probablement aussi dans notre vie personnelle.

J’ai tiré le contenu de ce mot du jour de ces trois articles :

https://www.letemps.ch/societe/2016/10/26/sois-bien-taistoi?utm_source=facebook&utm_medium=share&utm_campaign=article

http://next.liberation.fr/culture-next/2016/05/18/le-bien-etre-fait-suer_1453485

http://www.slate.fr/story/118467/etre-heureux-oubliez-vous

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Jeudi 28 septembre 2017

«Pour sauver la mondialisation, il faut passer du partage de la pauvreté à celui des profits»
Kaushik Basu

Kaushik Basu est un économiste indien, né en 1952 à Calcutta et il est présenté comme un disciple d’Amartya Sen .

A cette occasion je constate que je n’ai jamais consacré de mot du jour à ce grand économiste indien, Amartya Sen, né en 1933,prix Nobel d’économie en 1998 qui travaille sur des sujets aussi féconds et utiles que la théorie du développement humain, l’économie du bien-être ainsi que les mécanismes fondamentaux de la pauvreté, ainsi que des réflexions sur la famine dans le monde. Il est aussi à l’avant-garde des études sur les inégalités entre les hommes et les femmes.

Mais revenons au disciple : Kauskik Basu a été conseiller du gouvernement fédéral indien, puis économiste en chef de la Banque mondiale de 2012 à 2016. Depuis cette date, il est professeur d’économie aux Etats-Unis dans l’État de New York. Sa réflexion est très influencée par la théorie des jeux. Ainsi, il insiste sur les bienfaits de la coopération et sur l’impact des normes sociales sur l’économie. Il explique en quoi la coopération peut être une solution pour l’économie mondiale

Son ouvrage de référence : «  Au-delà du marché : vers une nouvelle pensée économique » écrit en 2010 vient d’être publié en français en 2017.

Gaël Giraud, jésuite et directeur de recherche au CNRS a écrit la préface de la version française.

Contrairement à Amartya Sen, Gael Giraud a fait l’objet de deux mots du jour : en mars 2014, «La collusion entre la haute finance publique et la haute finance privée qui, aujourd’hui, paralyse notre société.» et juillet de la même année, « une réflexion sur la manière dont les autorités européennes, auraient dû sanctionner Goldman Sachs pour avoir truqué les comptes publics grecs de la même manière que les Etats-Unis ont sanctionné BNP-Paribas. »

J’ai compris l’intérêt de cet ouvrage et de Kauskik Basu par un article entretien publié sur Mediapart.

Mais je commencerai par un article de la Tribune dont le titre est : « L’économiste humaniste » et qui explique en introduction :

« […] Kaushik Basu engage un combat de fond contre les fondements de l’orthodoxie économique et de ce courant qui prétend faire de l’économie une « science dure ». Ce combat est radical, au sens où il s’engage à la racine même de cette pensée : le mythe de la « main invisible », celui qui prétend que la somme des égoïsmes individuels procure le bonheur collectif. Mais, disons-le d’emblée, cette critique radicale ne s’accompagne pas de solutions « faciles ». Kaushik Basu est méfiant vis-à-vis d’un Etat qui sert souvent les intérêts des plus puissants et est souvent largement impuissant dans le cadre de la mondialisation. »

Cet article continue en précisant que les solutions proposées par cet économiste sont loin d’être simples :

Aucune vraie révolution, de celles qui changent le monde, ne se définit à l’avance selon des plans précis. Mais toutes se construisent sur une critique radicale de l’existant et sur une prise de conscience des insuffisances du présent. Et c’est en cela que Kaushik Basu est un vrai révolutionnaire.

On comprend donc que la critique radicale de Kauskik Basu concerne à la fois la main invisible du marché qui aurait vocation à faire évoluer la situation économique vers une solution optimale pour le plus grand nombre et le fantasme des modèles mathématiques qui devraient expliquer le monde économique alors que ces théories négligent un point central : la complexité humaine.

« Ramener l’activité humaine à un simple réflexe égoïste, à un simple calcul d’intérêt, est l’erreur fondamentale de la pensée classique. C’est une erreur que l’auteur met en relief en rappelant que la pseudo-rationalité de la méthode classique fait l’économie des éléments normatifs, moraux ou sociaux. Une même situation ne saurait donner partout le même comportement : les lois elles-mêmes ne sont que des acceptations normatives issues d’un processus complexe.»

N’existe-t-il qu’une vision possible du développement économique ? Est-ce que ce que nous vivons est naturel, inéluctable comme le prétendent certains ? Celles et ceux qui affirment « There is no alternative », la fameuse « TINA ». L’économiste indien regarde les choses autrement :

«  il est aisé de saisir pourquoi l’actuelle logique économique est viciée : elle repose sur des fondements qui profitent à certains, et les effets théoriques bénéfiques de la libre concurrence ne sont que des contes, des « normes » que l’on accepte. Logiquement, ceci débouche inévitablement sur la victoire des intérêts les plus puissants, et donc sur l’accroissement des inégalités. On prétend que les « perdants » de cette libre concurrence le sont « naturellement », mais en réalité, rien n’est moins naturel.   […] Mais si nous pouvions prendre un peu de recul et l’analyser, nous nous rendrions facilement compte que notre société se rapproche beaucoup, et de façon inquiétante, des sociétés reposant sur les castes et l’exclusion, qui ont pu exister à travers l’histoire.»

Comme je l’ai écrit au début de cet article Kaushik Basu a accordé un entretien à Mediapart, réalisé le 18 mai dernier et qui a été < publié sur Mediapart.fr le 26 mai 2017>.

Il revient d’abord sur la critique du « théorème de la main invisible » qui établirait que la poursuite de l’intérêt égoïste garantit la réalisation de l’intérêt général. Théorie qui a été attribuée à Adam Schmith :

« Je pense que beaucoup d’injustice a été faite à Adam Smith. À mon avis, lui-même n’a pas pris conscience du message que ce théorème de la main invisible pouvait délivrer in fine. Il était beaucoup plus intéressé par les questions d’économies d’échelle sur le marché du travail. J’en veux pour preuve que ce théorème n’était même pas présent dans l’index de l’édition originale de La Richesse des nations, cette entrée ayant été ajoutée par l’éditeur après la mort d’Adam Smith. Mais progressivement, parce que cela s’est révélé commode idéologiquement pour les puissants, on a mué ce théorème en un ordre naturel, donc en un « ordre bon ». Cela me fait penser au système des castes en Inde qui se concevait également comme un ordre naturel et bon. […] Cela ne signifie pas que cette théorie soit fausse en soi, mais que son utilisation concrète est dévoyée. »

Il peut alors préciser sa critique que je résumerai ainsi : l’illusion d’un homo economicus universel qui aurait toujours les mêmes raisonnements et intuitions. Cette universalité ou unicité est fausse d’abord en raison des cultures des différentes civilisations qui peuplent la planète et ensuite en raison de ce que j’appellerai la complexité de l’âme humaine. Lui parle plutôt de liens entre normes sociales et culturelles et l’économie.

« Je rappelle souvent un cas qui me paraît éclairant. En 1755, en Caroline du Sud, des Indiens Cherokees rencontrèrent des colons. On sympathisa et les Cherokees déclarèrent vouloir « donner toutes leurs terres au roi de Grande- Bretagne ». Ce don était pour eux symbolique et une façon d’honorer leurs hôtes et leur chef. Mais les colons les prirent au mot, leur remirent une somme d’argent et leur firent signer un document de vente. Et ils devinrent légalement propriétaires des terres cherokees, sans que les Indiens, qui avaient une autre conception de la propriété, ne l’aient compris. Cette divergence de paradigmes mentaux est fondamentale, parce qu’elle ne permet pas d’établir qu’un contrat « volontaire » est effectivement réellement volontaire. C’est un élément à prendre en compte dans la science économique.

De même, on constate que, dans la vie quotidienne, les gens ne sont pas tentés de voler le portefeuille de leur voisin. Ce serait pourtant, dans une logique de poursuite de l’intérêt personnel, une méthode facile d’enrichissement. Or ce n’est pas une démarche commune. Les économistes classiques nous expliquent que c’est la peur de la punition qui est le premier levier de ce comportement. Mais dans la plupart des cas, ce n’est pas vrai et, en réalité, les gens ne songent même pas à voler le portefeuille. La norme est intériorisée sans calcul. Et si tout le monde calculait, la société ne pourrait pas fonctionner. Que retenir de cela ? Que l’économie doit être insérée dans les sciences humaines et doit prendre en compte les éléments culturels et sociologiques. Et que la raison pour laquelle les politiques économiques échouent, c’est qu’elles ne prennent pas en compte ces éléments de normes sociales dans le fonctionnement de l’économie. »

Et c’est ainsi qu’il peut développer ses théories sur la coopération Coopération qui implique bienveillance et esprit d’équipe. Alors qu’on voudrait nous faire croire que l’alpha et l’oméga de la performance est la compétition et l’égoïsme.

«  C’est un fait que l’on ignore trop souvent. Non seulement la coopération est un élément important en économie, mais c’est aussi un mode de fonctionnement possible. Un ménage, par exemple, est une structure coopérative. Le réfrigérateur y est ouvert et chacun y a accès sans recours à un système de prix et de marché. On retrouve ce type de comportement dans de nombreuses communautés et de nombreux groupes humains. Des formes de coopérations économiques ont lieu chaque jour un peu partout. Par exemple, ne pas fumer dans un lieu public est une forme de coopération. En Inde, personne ne pensait qu’une telle norme pouvait être appliquée. Le comportement des Indiens a pourtant changé. On est passé d’un comportement non-coopératif à un comportement coopératif qui est devenu désormais une norme sociale. Ce type d’évolutions doit être pris en compte en face de la vision orthodoxe qui considère que l’égoïsme généralisé est la seule vérité humaine. »

Sa vision de l’Etat est aussi d’une grande nuance. Vision méfiante parce que s’il prend trop de place il est probable que quelques groupes d’intérêt vont capter les leviers du pouvoir pour leur plus grand profit. Mais certitude de la nécessité d’un Etat régulateur et redistributeur :

«  Des régulations imposées par l’État sont absolument nécessaires. Certes, il faut agir prudemment, car réguler est un travail sensible et difficile qui peut causer parfois de graves dysfonctionnements économiques. Les régulations agissent cependant souvent comme une incitation décisive. Une fois qu’elles sont entrées dans les mœurs, il n’y a plus besoin d’y penser, elles sont devenues des normes sociales. Au début du XIXe siècle, il a fallu légiférer contre le travail des enfants. Aujourd’hui, plus personne n’a besoin de consulter des livres juridiques pour savoir que le travail des enfants est interdit : c’est devenu une évidence. Il en va de même de l’interdiction de fumer dans les lieux publics que j’évoquais à l’instant. Il n’y a pas besoin d’un État autoritaire, les normes sociales agissent plus efficacement.

L’action de l’État est également nécessaire dans un autre cas, celui de la redistribution des revenus. Une telle redistribution n’est pas possible de façon autonome, elle a besoin de l’intervention de l’État. Et cette intervention doit être large. Les impôts sont un moyen de redistribuer les revenus, mais il faut aussi beaucoup investir dans le capital humain, dans l’éducation notamment. L’essentiel des inégalités sont en effet des inégalités de départ. Lorsque vous naissez dans un bidonville, sans richesse ni éducation, quelles que soient vos actions, il y a d’immenses chances que votre situation ne change pas. C’est ici que l’État doit agir pour rendre par l’impôt l’héritage des richesses plus difficile et pour favoriser l’accès à la santé et à l’éducation de ces populations. »

Et c’est au bout de ces constats qu’il arrive à sa proposition du partage des profits :

« Dans le fonctionnement actuel de la mondialisation, les gens les plus pauvres sont en compétition entre eux. Mais le résultat de cette compétition est que le profit augmente, et donc les inégalités. Le revenu médian des ménages aux États-Unis n’a pratiquement pas changé entre mon arrivée aux États-Unis en 1998 pour mon premier poste à la Banque mondiale et aujourd’hui. La croissance américaine a pourtant été très importante, ce qui signifie qu’elle a profité aux revenus les plus élevés avant tout. Le problème n’est donc pas celui d’un combat entre les forces de travail des pays développés et des pays émergents, mais bien celui d’un combat classique entre le travail et le capital. Prendre conscience de ce fait permet de changer de perspective concernant la mondialisation.

Il y a un besoin de redistribution immense dans la mondialisation et par conséquent je propose de passer d’une conception où l’on partage la pauvreté, comme aujourd’hui, à une forme de partage des profits. Cela peut prendre la forme d’une taxe de 10 % sur les profits qui seront redistribués aux travailleurs des pays où s’opèrent les délocalisations. Ce serait une forme de droit universel au profit qui permettrait d’intéresser les populations des pays riches au développement des pays émergents.

Cela passera naturellement par des confiscations au début, les gens fortunés perdront une partie de leur fortune, mais ce serait le début de la coopération et le début de la fin de l’identité entre mondialisation et égoïsme. »

Sa conclusion est à la fois déprimée et optimiste :

«  La concurrence entre les nations conduit à une compétition dangereuse. Les pays les plus égalitaires sont obligés de creuser les inégalités pour survivre dans le contexte actuel de la mondialisation. […] Je suis néanmoins optimiste, parce que je crois que la nécessité va pousser à la mise en place de mesures de redistribution et de coopération. Face au défi du changement climatique et de systèmes sociaux impossibles à tenir, il faudra trouver des solutions, y compris celles qui paraissent aujourd’hui utopiques.

Il faut quand même rappeler que l’homme qui développe ces idées n’est pas un hurluberlu gauchiste mais celui qui fut économiste chef de la Banque Mondiale, cette institution du libéralisme économique.

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Mardi 26 septembre 2017

« En France, on pense le concept en haut lieu,
on s’en tient à une idée globale qui peut parfois tenir sur le seul verso d’un ticket de métro »
Philippe Oddo qui essaye d’analyser la différence entre les français et les allemands

L’Allemagne est un modèle pour certains et un repoussoir pour d’autres.

Mais connaissons-nous vraiment les allemands ?

Je me souviens, alors que je travaillais encore dans l’administration centrale de la Direction Générale des Impôts, je participais à un séminaire où intervenait un industriel français dont j’ai oublié le nom et qui nous parlait de son expérience en Allemagne :

Il venait de prendre la tête d’une filiale française en Allemagne et venait d’être invité à une réunion de patrons de la ville dans laquelle il était installé. Il nous a alors raconté un échange avec un patron allemand qui était venu vers lui et lui a posé la question : « Que faites-vous dans votre entreprise pour l’emploi des jeunes ? »

Notre patron français était un peu déconcerté par cette question et il a répondu comme un français raisonne :

« Je viens d’arriver, je ne connais pas toute la réglementation que vous mettez en œuvre ici, mais soyez assuré que nous respecterons strictement ce qui nous sera demandé ! »

Le patron allemand lui a répondu alors :

« Mais enfin il n’y a pas de réglementation spécifique sur ce sujet en Allemagne, c’est simplement pour chacun de nous une ardente obligation ».

Je ne peux pas assurer que le terme qu’il avait utilisé fût « une ardente obligation » que nous autres français avons liée au fameux « Plan » français. Mais ce qui est certain, c’était que la réponse contenait bien cette idée que le patron allemand poursuivait cet objectif de penser à l’emploi des jeunes parce qu’il considérait que c’était bon pour tout le monde d’agir ainsi et qu’il n’attendait pas une quelconque injonction de l’administration ou du gouvernement.

J’ai donc été intéressé par cet article du Point du 21/09/2017 qui donne la parole à Philippe Oddo, patron du groupe Oddo BHF qui a un pied en France et l’autre outre-Rhin.

L’article a pour objectif d’analyser les similitudes et les différences des deux pays.

J’en tire les extraits suivants :

Philippe Oddo : « […]  Ce qui frappe d’abord en Allemagne, c’est combien l’entrepreneur est important et respecté. Faisons un peu de linguistique : là-bas, employeur se dit « Arbeitgeber », littéralement « celui qui donne un travail » ; quant à l’employé, « Arbeitnehmer », à savoir « celui qui prend le travail. Voilà qui en dit long sur le rôle de l’entrepreneur dans la culture allemande : chacun comprend que sa réussite bénéficie à tous… »

Philippe Oddo raconte d’abord sa vie en Allemagne et en tire de premiers enseignements :

« Je passe trois jours par semaine en Allemagne : deux à Francfort en moyenne, au siège, et au moins une journée un peu partout dans le pays à la rencontre de nos clients. Très souvent, je vais dans de petits villages, des bourgs, des villes moyennes où se trouvent de grosses entreprises et même des leaders mondiaux. Car l’entrepreneur reste fidèle à son village et à sa région, quoi qu’il arrive, qu’il reste petit, devienne moyen ou numéro un mondial, et cela de génération en génération. Ses enfants vont dans la même école que ceux de ses salariés, il s’implique souvent fortement dans la vie locale, crée une fondation d’entreprise – elles sont quatre fois plus importantes là-bas qu’en France – pour financer des musées, des infrastructures sportives, des programmes sociaux ou d’intégration des immigrés… Bien sûr, ce maillage territorial s’explique par le fait que l’Allemagne n’est absolument pas un pays centralisé. Elle n’a pas eu de Louis XIV !  […]

En fait, il n’y a que très peu d’endroits en Allemagne où les gens n’ont pas de perspectives. Alors qu’en France la seule issue, c’est bien souvent de partir vivre dans une grande ville – Lyon, Marseille ou Paris… »

Et il explique d’où vient son analyse parce qu’il a été contraint de faire travailler ensemble des français et des allemands. Il a donc fait usage de méthode pour arriver à cet objectif :

«Pour réussir la fusion, nous avons fait appel à des consultants pour bien comprendre les écarts culturels. Car ils existent et il faut parvenir à les gérer.

Parfois, c’est anecdotique, comme la ponctualité : pour un Français, arriver cinq minutes en retard, c’est être à l’heure, quand un Allemand est toujours en avance.

Mais d’autres différences peuvent avoir de lourdes conséquences. En France, on pense le concept en haut lieu, on s’en tient à une idée globale qui peut parfois tenir sur le seul verso d’un ticket de métro, puis les équipes se débrouillent pour la mettre en œuvre ; en Allemagne, à l’inverse, on ne prend aucune décision si toutes les implications n’ont pas été étudiées en détail et avec précision. Un processus de décision certes plus lent et plus méticuleux, mais parfaitement adapté à l’industrie, car rien n’est laissé au hasard.

D’autant que jamais un Allemand ne mettra en œuvre une décision venue de plus haut si lui-même n’est pas convaincu de sa pertinence.

Les Français pensent souvent que l’Allemand est discipliné, c’est une grave erreur ! S’il n’est pas d’accord, il ne bouge pas… Mais, une fois convaincu, plus besoin d’être derrière lui, plus besoin de s’en préoccuper, il agit. Parfaitement et sans jamais dévier. Voilà pourquoi les Allemands sont les meilleurs industriels au monde. N’oublions pas qu’ils exportent trois fois plus que nous ! Ce n’est pas une question de dumping social : les Allemands ne sont pas moins payés que les Français, ils ne travaillent pas beaucoup plus, d’ailleurs peut-être même ne travaillent-ils pas davantage, ce sont avant tout des industriels hors pair. »

Un processus de décision plus lent, une implication du « terrain » pour le dire vite, moins de technocratie, moins de concept …

Et ce jugement : «jamais un Allemand ne mettra en œuvre une décision venue de plus haut si lui-même n’est pas convaincu de sa pertinence. ».

Alors qu’il reconnait qu’en France, les injonctions viennent d’en haut et sont en réalité des concepts dont la vacuité est décrite par l’étalon d’un ticket de métro. Cette image m’a beaucoup plu, c’est pourquoi j’en ai fait l’exergue de ce mot du jour.

Peut-être que Macron devait méditer sur ce point…

Du point de vue de la question controversée du coût du travail, il affirme :

« Certes, quand on regarde le coût du travail là-bas par rapport à la France, l’écart de charges sociales est quand même énorme. Je suis bien placé pour l’observer. Pour 40 000 euros net dans la poche du salarié avant impôt, cela nous coûte, à nous employeurs, 30 % plus cher en France qu’en Allemagne. Si on monte à 100 000 euros de revenu net, l’écart grimpe à 50 %. Et même à 70 % de plus pour 400 000 euros. Dans l’autre sens, il faut avoir en tête également que les rémunérations sont plus élevées en Allemagne qu’en France alors même que le coût de la vie y est très souvent inférieur – à Francfort, le logement, le transport, l’alimentation, tout est moins cher. Mais ces rémunérations plus élevées ne compensent pas, pour l’employeur, l’écart de charges sociales. »

Concernant le droit du travail qui est une autre cause de crispation en France, il explique qu’il n’y a pas forcément moins de rigidité en Allemagne, mais l’extraordinaire force des entreprises vient aussi d’une relation patronat-syndicat basée sur une confiance et une écoute réciproque qui semble aujourd’hui totalement hors de portée en France :

« Attention, l’Allemagne a aussi ses rigidités, par exemple la durée des préavis : quand les gens démissionnent, ils doivent rester encore dans l’entreprise au moins six mois, ce qui peut freiner le recrutement de compétences à l’extérieur. Contrairement à ce que beaucoup croient, il n’est pas plus facile d’y licencier qu’en France. Il faut absolument obtenir l’agrément du comité d’entreprise. Ah, le Betriebsrat ! [Comité d’entreprise] Dès qu’on est entré en négociations pour acheter BHF, j’ai vite rencontré la présidente du comité d’entreprise pour connaître son état d’esprit ; elle m’a alors expliqué que l’intérêt des salariés était que la banque retrouve son prestige. Aujourd’hui encore, je la vois très régulièrement, c’est presque un second département des ressources humaines : sa démarche est toujours constructive, elle n’est pas dans la négociation permanente, elle peut dire : « Là, il y a un problème à résoudre pour que l’entreprise marche bien » ; et donc je l’écoute attentivement. C’est la fameuse cogestion à l’allemande. Au conseil de surveillance de la filiale allemande, trois des sept membres sont des élus du personnel, avec absolument le même pouvoir que les autres. »

Toutes ces réflexions me poussent à dire que ce n’est probablement pas les qualités les plus fécondes de l’Allemagne que mettent en avant les politiques qui veulent réformer la France et donnent l’Allemagne en exemple.

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