Mardi 6 février 2018

« Réflexions sur l’Etat social »
Réflexions personnelles après des années de butinage.

Comme je l’avais annoncé hier, je vais examiner certains sujets par rapport à ces trois axes de la connaissance qu’il faut augmenter, des certitudes qu’il faut savoir abandonner et de la complexité qu’il faut savoir accepter.

Je préviens que je ne vais pas, au cours de cette semaine, tenter d’être consensuel mais écrire ce que je crois avoir compris, sans pour autant m’interdire d’évoluer et de douter.

Nous sommes nés, je suis né dans un État social, on parle aussi d’un État providence.

Je venais à peine d’entrer en classe préparatoire au Lycée Kléber en 1976 que mon père a été hospitalisé d’urgence, son pronostic vital était engagé. Il a passé une semaine en soins intensifs. Je le sais encore, un jour en soins intensifs coutait à l’époque 10 000 Francs, 1 500 euros. Mes parents étaient très modestes, il était absolument impossible pour nous de payer de telles sommes. Mais nous n’avons rien payé, tout était pris en charge par la Sécurité Sociale.

Non parce que nous étions pauvres, mais parce que la solidarité était en œuvre. Non pas la charité, la solidarité. Nous trouvions cela normal et cela ne pouvait que s’améliorer.

De grandes tensions se font jour et cette amélioration n’apparait plus comme évidente.

Je voudrais ajouter qu’à la suite de ces soins mon père a encore vécu et dans de très bonnes conditions 33 ans. C’est un exemple personnel et privé, mais il dit simplement ce que l’État social apporte.

C’est un des grands ennemis de la France, Otto von Bismarck qui semble avoir été un des premiers à avoir eu cette initiative d’une sécurité sociale.
Il l’a mis en œuvre dans l’Allemagne qu’il venait d’unifier autour de la Prusse et du Roi de Prusse qui est devenu L’Empereur Guillaume 1er. Il a d’abord maté l’Empire d’Autriche à Sadowa puis il a humilié la France de Napoléon III à Sedan puis à Paris. L’Allemagne était devenue une puissance militaire et économique considérable.

Le XVIIIème siècle avait consacré l’hégémonie française, le XIXème l’hégémonie Anglaise, le XXème était promis à l’Allemagne. L’Histoire s’est écrite un peu autrement.

Mais dans l’Allemagne puissante, unifiée, le chancelier Bismarck a créé un système de protection sociale contre les risques maladie (1883), d’accidents de travail (1884), de vieillesse et invalidité (1889) pour le peuple allemand, réunie autour de son empereur et son attachement à sa patrie, « Vaterland » en allemand.

C’est après deux terribles guerres, guerres civiles européennes dans lesquelles le peuple anglais a connu de terribles souffrances surtout lors de la seconde, où le peuple anglais s’est rassemblé pour se battre et gagner finalement contre les nazis qu’est apparu un système social très sophistiqué qu’on a appelé le système « beveridgien » du nom de William Beveridge, économiste à qui en 1942, le gouvernement britannique a demandé de rédiger un rapport sur le système d’assurance maladie qui va fonder le système social britannique.

Et en France, c’est à l’issue de cette même guerre, 39-45, où la France a d’abord été humiliée puis s’est redressée que le Conseil National de la résistance, où se trouvait ceux qui croyaient et ceux qui ne croyaient pas, des bourgeois riches et des prolétaires ou des représentants du prolétariat qu’a été élaboré le programme du Conseil National de la Résistance qui va conduire aux bases de l’Etat social.

Dans le mot du jour du mardi 29 novembre 2016, j’ai rappelé cette phrase d’Ambroise Croizat, ministre du travail de 1945 à 1947 :

« Mettre définitivement l’homme à l’abri du besoin, en finir avec la souffrance et les angoisses du lendemain ».

Concrètement la mise en place de la Sécurité Sociale au lendemain de la guerre a été réalisée juridiquement par les ordonnances du 4 octobre 1945.

Voilà comment cela s’est passé : des peuples unis au-delà des religions et des différences sociales qui ont mis en place un système de solidarité.

Car c’est autre chose que d’être ému, par exemple, par la situation terrible d’une population qui a subi un tremblement de terre à Haïti et de verser des dons quelquefois conséquents pour aider par compassion ou par charité, de manière ponctuelle, des hommes dans la détresse. Nous parlons ici d’un système de solidarité où toute sa vie on va payer des cotisations pour aider ses proches mais aussi des inconnus à surmonter les aléas de la vie et les difficultés de la vieillesse. Mais ces inconnus font partie d’une société particulière, la même que la nôtre, celle dont nous avons conscience de faire partie.

C’est Emile Durkheim qui donne la clé de compréhension de ce phénomène et que j’ai cité lors du mot du jour du Vendredi 12 septembre 2014 :

« Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits,
ils faut qu’ils s’aiment et que pour une raison quelconque ils tiennent les uns aux autres
et à une même société dont ils fassent partie. »

Cela peut heurter certaines et certains d’entre vous. Tous les humains du monde sont frères, il faudrait créer une sécurité sociale mondiale. Certainement ! peut-être qu’un jour on y arrivera…

Mais pour l’instant ce n’est pas ainsi que cela se passe.

Dans Wikipedia, on lit non la version sociologique d’ Emile Durkheim mais la version des économistes :

« Dans les sociétés occidentales, la période des Trente Glorieuses a permis le développement des systèmes de protection sociale.

Le vieillissement démographique et la crise économique ont ensuite entraîné un accroissement des dépenses et une diminution des recettes. Les systèmes de protection sociale ont alors essuyé des critiques de plus en plus vives, notamment de la part des économistes de l’école néoclassique. Selon eux, la protection sociale est une des causes de la crise car les cotisations sociales entraînent des surcoûts salariaux qui freinent l’embauche et incitent au travail au noir. De plus, ils affirment que la protection sociale déresponsabilise les individus et les incite à l’oisiveté.

Selon l’approche keynésienne au contraire, la protection sociale, outre son rôle de réduction des inégalités et de maintien de la cohésion sociale permet de soutenir la demande, considérée par cette théorie comme un moteur de la croissance. »

La complexité signifie que nous devons accepter qu’une situation ou une évolution ne soit pas la conséquence d’une seule cause.

Dès lors, l’explication économique représente certainement une dimension explicative.

Le système social mis en place a tellement bien fonctionné que les populations sont devenues de plus en plus vieilles, que la médecine est devenue de plus en plus performante et donc que le système social est devenu plus onéreux. En plus la crise économique qui est plutôt une rupture de l’organisation du travail et de l’emploi dans le monde a conduit la gestion des allocations chômage au bord de l’implosion. Ce qui entraine une augmentation de la redistribution et une crispation de la part de celles et de ceux qui sont les plus ponctionnées.

Mais prétendre que ce n’est qu’un problème de sécession des riches est un aveuglement devant la réalité du comportement des sociétés humaines.

Dans une étude américaine, dont j’ai entendu parler lors d’une émission de radio mais dont je n’ai, hélas, pas gardé la source que je ne peux donc fournir, il est apparu qu’il y avait de grandes différences de politiques de solidarité entre les états fédérés des Etats-Unis. Et que cette étude a révélé que la solidarité était d’autant plus grande que la population de l’état était homogène du point de vue ethnique et religieux.

A cela s’ajoute cette réflexion de Jean-Paul Delevoye, le dernier Médiateur de la République qui apportait cette évidence : « L’économie est mondiale mais le social est local !».

Or l’économie qui s’est développée depuis les années 1980 dans le cadre de la globalisation insiste davantage sur la compétition que sur la coopération, préfère l’individualisme à la solidarité.

Les frontières ouvertes, les migrations économiques sont absolument compatibles avec cet individualisme qui pousse chacun à être responsable et donc à s’assurer soi-même.

Les gagnants de la mondialisation n’ont aucune peine à assurer leur protection sociale dans la sphère privée. Et en outre plus leurs assurances leur coûtent chers et leur assurent une protection de grande qualité, moins ils seront enclins à accepter de financer les mécanismes de solidarité qui ne leur servent plus ou de manière dégradée.

Parce que dans cette organisation décrite ci-avant, dans une société qui acceptent d’organiser la solidarité entre ses membres, même ceux qui contribuent le plus doivent bénéficier et surtout avoir conscience de bénéficier de cette solidarité.

C’est pourquoi certaines réformes, qui a première vue peuvent être analysées comme raisonnables, apparaissent délétères pour l’Etat social. Il en est ainsi de cette idée de vouloir réserver les allocations familiales au plus modestes. Il faut comprendre ce que cela signifie : ce n’est plus une solidarité dans une société de l’empathie mais exactement les mêmes ressorts que lorsque les habitants des pays riches font un don pour aider les habitants de Haïti dans des circonstances compliquées. Nous ne sommes plus dans des mécanismes de solidarité, mais de charité qui obéissent à d’autres ressorts des sentiments de l’humain.

L’Etat social c’est vraiment ce que Durkheim décrit :

« Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits,
ils faut qu’ils s’aiment et que pour une raison quelconque ils tiennent les uns aux autres
et à une même société dont ils fassent partie. »

Dit autrement, il faut un « Nous ».

Ce qui ne signifie pas qu’il n’est pas possible de créer une solidarité avec des humains venant d’autres continents, d’autres cultures, d’autres religions, mais ce n’est pas possible dans une société qui se divise en communautés et en groupes qui créent dans la société la dichotomie entre « Nous » et « Eux ». L’Etat social n’est possible qu’à l’intérieur d’une société dans laquelle il existe un « Nous » prédominant, même si à l’intérieur de ce « Nous » il peut exister des « nuances ».

Le problème est donc loin de n’être qu’économique !

Mais il y a bien un problème économique de fond, dans un monde de la globalisation, de l’ouverture des frontières et notamment de la libre circulation des capitaux. Et ce problème, Angela Merkel l’a décrit en quelques chiffres qui sont ce que nous appelons des chiffres durs :

C’était l’exergue du mot du jour du Mercredi 19 novembre 2014 :

« L’Europe, c’est 7% de la population mondiale
25% de la production mondiale,
et 50% des transferts sociaux mondiaux.»

Enoncé ainsi, on comprend l’ampleur du problème !

Voici ce que j’ai compris sur les conditions de l’Etat social et les défis qu’il affronte aujourd’hui.

Certes, comme le disent mes amis de gauche, il faut que les riches contribuent davantage.

Mais cela n’arrivera pas si on ne sait pas créer les conditions d’une société telle que la décrit Durkheim.

Ni d’ailleurs si le reste du monde ne se rapproche de nos standards de redistribution ou que nous soyons prêts à nous retirer de la mondialisation avec toutes les conséquences que cela entraineraient.

Et dans ce cas les perdants de la mondialisation deviendront de plus en plus les obligés des associations caritatives ou de la philanthropie des gagnants. Cette évolution est à l’œuvre aux États-Unis. Un mot du jour de février 2016 avait évoqué ce sujet en se fondant sur un livre de Nicolas Duvoux, «Les oubliés du rêve américain. Philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis». Ce sociologue avait réalisé une enquête dans la ville de Boston sur l’action d’une fondation américaine philanthropique en faveur des habitants d’un quartier défavorisé et en avait tiré ce livre. J’avais donné ce commentaire sur les philanthropes  :

«Ce sont des gens immensément riches parce qu’ils ont eu une idée géniale qui correspondait à l’air du temps, ils ont beaucoup travaillé et entrepris et aussi … pour un petit peu… profiter d’une diminution considérable des impôts aux États-Unis et peut être aussi profiter des opportunités que leur offraient le système financier et quelques paradis fiscaux.

Bref, les impôts ou cotisations qu’ils n’ont pas payés et qui aurait permis d’alimenter un système redistributeur public, ont conduit leur fortune d’importante à devenir gigantesque. Et ils sont devenus philanthropes. Bref un système de redistribution privé.»

 

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2 réflexions au sujet de « Mardi 6 février 2018 »

  • 6 février 2018 à 8 h 20 min
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    Intéressant de constater que dans les 3 exemples (Allemagne, Royaume Uni, France) la mise en place d’une sécurité sociale fait suite à de grandes guerres. On peut penser que ces guerres ont créé un sentiment de communauté nationale – un “nous” – très puissant transcendant temporairement les clivages de groupe et ont ainsi permis la création d’un élan solidaire. Avec les temps de paix et de sérénité, les clivages reprennent le dessus, le nous disparaît et la solidarité n’est plus naturelle…

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  • 6 février 2018 à 9 h 02 min
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    Il semble que ce qui existe au niveau individuel est transposable au niveau collectif ainsi, il faut un “je” bien construit pour des rapports harmonieux avec un “tu”, un “il” ou une “elle “, il faudrait une société cohérente pour que se développe des sentiments de fraternité et de partage.

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