Kaushik Basu est un économiste indien, né en 1952 à Calcutta et il est présenté comme un disciple d’Amartya Sen .
A cette occasion je constate que je n’ai jamais consacré de mot du jour à ce grand économiste indien, Amartya Sen, né en 1933,prix Nobel d’économie en 1998 qui travaille sur des sujets aussi féconds et utiles que la théorie du développement humain, l’économie du bien-être ainsi que les mécanismes fondamentaux de la pauvreté, ainsi que des réflexions sur la famine dans le monde. Il est aussi à l’avant-garde des études sur les inégalités entre les hommes et les femmes.
Mais revenons au disciple : Kauskik Basu a été conseiller du gouvernement fédéral indien, puis économiste en chef de la Banque mondiale de 2012 à 2016. Depuis cette date, il est professeur d’économie aux Etats-Unis dans l’État de New York. Sa réflexion est très influencée par la théorie des jeux. Ainsi, il insiste sur les bienfaits de la coopération et sur l’impact des normes sociales sur l’économie. Il explique en quoi la coopération peut être une solution pour l’économie mondiale
Son ouvrage de référence : « Au-delà du marché : vers une nouvelle pensée économique » écrit en 2010 vient d’être publié en français en 2017.
Gaël Giraud, jésuite et directeur de recherche au CNRS a écrit la préface de la version française.
Contrairement à Amartya Sen, Gael Giraud a fait l’objet de deux mots du jour : en mars 2014, «La collusion entre la haute finance publique et la haute finance privée qui, aujourd’hui, paralyse notre société.» et juillet de la même année, « une réflexion sur la manière dont les autorités européennes, auraient dû sanctionner Goldman Sachs pour avoir truqué les comptes publics grecs de la même manière que les Etats-Unis ont sanctionné BNP-Paribas. »
J’ai compris l’intérêt de cet ouvrage et de Kauskik Basu par un article entretien publié sur Mediapart.
Mais je commencerai par un article de la Tribune dont le titre est : « L’économiste humaniste » et qui explique en introduction :
« […] Kaushik Basu engage un combat de fond contre les fondements de l’orthodoxie économique et de ce courant qui prétend faire de l’économie une « science dure ». Ce combat est radical, au sens où il s’engage à la racine même de cette pensée : le mythe de la « main invisible », celui qui prétend que la somme des égoïsmes individuels procure le bonheur collectif. Mais, disons-le d’emblée, cette critique radicale ne s’accompagne pas de solutions « faciles ». Kaushik Basu est méfiant vis-à-vis d’un Etat qui sert souvent les intérêts des plus puissants et est souvent largement impuissant dans le cadre de la mondialisation. »
Cet article continue en précisant que les solutions proposées par cet économiste sont loin d’être simples :
Aucune vraie révolution, de celles qui changent le monde, ne se définit à l’avance selon des plans précis. Mais toutes se construisent sur une critique radicale de l’existant et sur une prise de conscience des insuffisances du présent. Et c’est en cela que Kaushik Basu est un vrai révolutionnaire.
On comprend donc que la critique radicale de Kauskik Basu concerne à la fois la main invisible du marché qui aurait vocation à faire évoluer la situation économique vers une solution optimale pour le plus grand nombre et le fantasme des modèles mathématiques qui devraient expliquer le monde économique alors que ces théories négligent un point central : la complexité humaine.
« Ramener l’activité humaine à un simple réflexe égoïste, à un simple calcul d’intérêt, est l’erreur fondamentale de la pensée classique. C’est une erreur que l’auteur met en relief en rappelant que la pseudo-rationalité de la méthode classique fait l’économie des éléments normatifs, moraux ou sociaux. Une même situation ne saurait donner partout le même comportement : les lois elles-mêmes ne sont que des acceptations normatives issues d’un processus complexe.»
N’existe-t-il qu’une vision possible du développement économique ? Est-ce que ce que nous vivons est naturel, inéluctable comme le prétendent certains ? Celles et ceux qui affirment « There is no alternative », la fameuse « TINA ». L’économiste indien regarde les choses autrement :
« il est aisé de saisir pourquoi l’actuelle logique économique est viciée : elle repose sur des fondements qui profitent à certains, et les effets théoriques bénéfiques de la libre concurrence ne sont que des contes, des « normes » que l’on accepte. Logiquement, ceci débouche inévitablement sur la victoire des intérêts les plus puissants, et donc sur l’accroissement des inégalités. On prétend que les « perdants » de cette libre concurrence le sont « naturellement », mais en réalité, rien n’est moins naturel. […] Mais si nous pouvions prendre un peu de recul et l’analyser, nous nous rendrions facilement compte que notre société se rapproche beaucoup, et de façon inquiétante, des sociétés reposant sur les castes et l’exclusion, qui ont pu exister à travers l’histoire.»
Comme je l’ai écrit au début de cet article Kaushik Basu a accordé un entretien à Mediapart, réalisé le 18 mai dernier et qui a été < publié sur Mediapart.fr le 26 mai 2017>.
Il revient d’abord sur la critique du « théorème de la main invisible » qui établirait que la poursuite de l’intérêt égoïste garantit la réalisation de l’intérêt général. Théorie qui a été attribuée à Adam Schmith :
« Je pense que beaucoup d’injustice a été faite à Adam Smith. À mon avis, lui-même n’a pas pris conscience du message que ce théorème de la main invisible pouvait délivrer in fine. Il était beaucoup plus intéressé par les questions d’économies d’échelle sur le marché du travail. J’en veux pour preuve que ce théorème n’était même pas présent dans l’index de l’édition originale de La Richesse des nations, cette entrée ayant été ajoutée par l’éditeur après la mort d’Adam Smith. Mais progressivement, parce que cela s’est révélé commode idéologiquement pour les puissants, on a mué ce théorème en un ordre naturel, donc en un « ordre bon ». Cela me fait penser au système des castes en Inde qui se concevait également comme un ordre naturel et bon. […] Cela ne signifie pas que cette théorie soit fausse en soi, mais que son utilisation concrète est dévoyée. »
Il peut alors préciser sa critique que je résumerai ainsi : l’illusion d’un homo economicus universel qui aurait toujours les mêmes raisonnements et intuitions. Cette universalité ou unicité est fausse d’abord en raison des cultures des différentes civilisations qui peuplent la planète et ensuite en raison de ce que j’appellerai la complexité de l’âme humaine. Lui parle plutôt de liens entre normes sociales et culturelles et l’économie.
« Je rappelle souvent un cas qui me paraît éclairant. En 1755, en Caroline du Sud, des Indiens Cherokees rencontrèrent des colons. On sympathisa et les Cherokees déclarèrent vouloir « donner toutes leurs terres au roi de Grande- Bretagne ». Ce don était pour eux symbolique et une façon d’honorer leurs hôtes et leur chef. Mais les colons les prirent au mot, leur remirent une somme d’argent et leur firent signer un document de vente. Et ils devinrent légalement propriétaires des terres cherokees, sans que les Indiens, qui avaient une autre conception de la propriété, ne l’aient compris. Cette divergence de paradigmes mentaux est fondamentale, parce qu’elle ne permet pas d’établir qu’un contrat « volontaire » est effectivement réellement volontaire. C’est un élément à prendre en compte dans la science économique.
De même, on constate que, dans la vie quotidienne, les gens ne sont pas tentés de voler le portefeuille de leur voisin. Ce serait pourtant, dans une logique de poursuite de l’intérêt personnel, une méthode facile d’enrichissement. Or ce n’est pas une démarche commune. Les économistes classiques nous expliquent que c’est la peur de la punition qui est le premier levier de ce comportement. Mais dans la plupart des cas, ce n’est pas vrai et, en réalité, les gens ne songent même pas à voler le portefeuille. La norme est intériorisée sans calcul. Et si tout le monde calculait, la société ne pourrait pas fonctionner. Que retenir de cela ? Que l’économie doit être insérée dans les sciences humaines et doit prendre en compte les éléments culturels et sociologiques. Et que la raison pour laquelle les politiques économiques échouent, c’est qu’elles ne prennent pas en compte ces éléments de normes sociales dans le fonctionnement de l’économie. »
Et c’est ainsi qu’il peut développer ses théories sur la coopération Coopération qui implique bienveillance et esprit d’équipe. Alors qu’on voudrait nous faire croire que l’alpha et l’oméga de la performance est la compétition et l’égoïsme.
« C’est un fait que l’on ignore trop souvent. Non seulement la coopération est un élément important en économie, mais c’est aussi un mode de fonctionnement possible. Un ménage, par exemple, est une structure coopérative. Le réfrigérateur y est ouvert et chacun y a accès sans recours à un système de prix et de marché. On retrouve ce type de comportement dans de nombreuses communautés et de nombreux groupes humains. Des formes de coopérations économiques ont lieu chaque jour un peu partout. Par exemple, ne pas fumer dans un lieu public est une forme de coopération. En Inde, personne ne pensait qu’une telle norme pouvait être appliquée. Le comportement des Indiens a pourtant changé. On est passé d’un comportement non-coopératif à un comportement coopératif qui est devenu désormais une norme sociale. Ce type d’évolutions doit être pris en compte en face de la vision orthodoxe qui considère que l’égoïsme généralisé est la seule vérité humaine. »
Sa vision de l’Etat est aussi d’une grande nuance. Vision méfiante parce que s’il prend trop de place il est probable que quelques groupes d’intérêt vont capter les leviers du pouvoir pour leur plus grand profit. Mais certitude de la nécessité d’un Etat régulateur et redistributeur :
« Des régulations imposées par l’État sont absolument nécessaires. Certes, il faut agir prudemment, car réguler est un travail sensible et difficile qui peut causer parfois de graves dysfonctionnements économiques. Les régulations agissent cependant souvent comme une incitation décisive. Une fois qu’elles sont entrées dans les mœurs, il n’y a plus besoin d’y penser, elles sont devenues des normes sociales. Au début du XIXe siècle, il a fallu légiférer contre le travail des enfants. Aujourd’hui, plus personne n’a besoin de consulter des livres juridiques pour savoir que le travail des enfants est interdit : c’est devenu une évidence. Il en va de même de l’interdiction de fumer dans les lieux publics que j’évoquais à l’instant. Il n’y a pas besoin d’un État autoritaire, les normes sociales agissent plus efficacement.
L’action de l’État est également nécessaire dans un autre cas, celui de la redistribution des revenus. Une telle redistribution n’est pas possible de façon autonome, elle a besoin de l’intervention de l’État. Et cette intervention doit être large. Les impôts sont un moyen de redistribuer les revenus, mais il faut aussi beaucoup investir dans le capital humain, dans l’éducation notamment. L’essentiel des inégalités sont en effet des inégalités de départ. Lorsque vous naissez dans un bidonville, sans richesse ni éducation, quelles que soient vos actions, il y a d’immenses chances que votre situation ne change pas. C’est ici que l’État doit agir pour rendre par l’impôt l’héritage des richesses plus difficile et pour favoriser l’accès à la santé et à l’éducation de ces populations. »
Et c’est au bout de ces constats qu’il arrive à sa proposition du partage des profits :
« Dans le fonctionnement actuel de la mondialisation, les gens les plus pauvres sont en compétition entre eux. Mais le résultat de cette compétition est que le profit augmente, et donc les inégalités. Le revenu médian des ménages aux États-Unis n’a pratiquement pas changé entre mon arrivée aux États-Unis en 1998 pour mon premier poste à la Banque mondiale et aujourd’hui. La croissance américaine a pourtant été très importante, ce qui signifie qu’elle a profité aux revenus les plus élevés avant tout. Le problème n’est donc pas celui d’un combat entre les forces de travail des pays développés et des pays émergents, mais bien celui d’un combat classique entre le travail et le capital. Prendre conscience de ce fait permet de changer de perspective concernant la mondialisation.
Il y a un besoin de redistribution immense dans la mondialisation et par conséquent je propose de passer d’une conception où l’on partage la pauvreté, comme aujourd’hui, à une forme de partage des profits. Cela peut prendre la forme d’une taxe de 10 % sur les profits qui seront redistribués aux travailleurs des pays où s’opèrent les délocalisations. Ce serait une forme de droit universel au profit qui permettrait d’intéresser les populations des pays riches au développement des pays émergents.
Cela passera naturellement par des confiscations au début, les gens fortunés perdront une partie de leur fortune, mais ce serait le début de la coopération et le début de la fin de l’identité entre mondialisation et égoïsme. »
Sa conclusion est à la fois déprimée et optimiste :
« La concurrence entre les nations conduit à une compétition dangereuse. Les pays les plus égalitaires sont obligés de creuser les inégalités pour survivre dans le contexte actuel de la mondialisation. […] Je suis néanmoins optimiste, parce que je crois que la nécessité va pousser à la mise en place de mesures de redistribution et de coopération. Face au défi du changement climatique et de systèmes sociaux impossibles à tenir, il faudra trouver des solutions, y compris celles qui paraissent aujourd’hui utopiques.
Il faut quand même rappeler que l’homme qui développe ces idées n’est pas un hurluberlu gauchiste mais celui qui fut économiste chef de la Banque Mondiale, cette institution du libéralisme économique.
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