« Nouvelles censures »
Emmanuel Pierrat
Dans le monde, il n’y a finalement pas beaucoup de pays où la liberté d’expression est respectée.
Le pays le plus peuplée, la Chine, est un exemple parfait de cette triste réalité, il semblerait que même elle exporte son ignoble savoir-faire.
Dans tous les États du monde où la religion est prédominante et impose sa vue à la société, comme en Iran, en Arabie Saoudite ou au Pakistan, il ne saurait exister de liberté d’expression. Les dictatures comme la Corée du Nord ne connaissent pas non plus ce concept déstabilisant.
A un degré légèrement atténué, les démocraties illibérales ou démocratures comme la Turquie, la Russie et la Hongrie ne tolèrent qu’une liberté d’expression très tempérée.
Alors dans nos pays occidentaux, de démocraties libérales, sommes-nous épargnés ? Nous pourrions l’espérer.
Mais ce n’est plus le cas.
Dans nos pays, ce n’est que très rarement l’État et le gouvernement qui exercent cette censure, la censure est aujourd’hui beaucoup plus le fait d’action privée, d’individus, mais surtout d’associations, de ligues et même d’entreprises.
<Facebook a ainsi censuré et fermé le compte d’un internaute>.
Parce qu’il faisait l’apologie du terrorisme ou développait des idées racistes ou sexistes ?
Non c’est parce qu’il avait osé publier « L’origine du monde » la célèbre toile de Gustave Courbet réalisé en 1866 et qui montre le sexe nu d’une femme, dont on sait aujourd’hui qu’il s’agit très probablement de Constance Quéniaux.
L’artiste Laina Hadengue, a voulu, quant à elle, présenter, sur Instragram, son œuvre « le fil des jours » dont vous voyez une copie.
Elle fut immédiatement censurée d’Instagram pour ce bout de sein et son compte fut fermé.
Pour ne se pas retrouver « dans un monde d’images sans pensées », elle vient de lancer un blog « Toute Licence pour l’art » ouvert aux témoignages de tous les artistes, écrivains et autres créateurs victimes de ces nouvelles formes de censures.
Blog que vous trouverez derrière le lien qui se trouve sur le nom de l’artiste.
L’avocat Emmanuel Pierrat explique :
« Les géants des réseaux sociaux ambitionnent de dominer tous les marchés mondiaux ; et donc d’être regardables dans la très catholique Pologne ou la pieuse Arabie Saoudite. (…) On peut regretter que cet excès de moralisme des réseaux sociaux soit contre-productif et participe au contraire à entretenir dans la société un rapport malsain à la nudité. »
Emmanuel Pierrat est très préoccupé par le sujet de la censure sous toutes ses formes, notamment modernes.
Il vient d’écrire un livre très intéressant publié le 11 octobre que j’ai acheté : « Nouvelles morales, nouvelles censures ».
J’ai découvert Emmanuel Pierrat, grâce à deux émissions radio que j’ai écouté :
D’abord la Grande Table d’Olivia Gesbert du 23 octobre 2018 « Y a-t-il une censure « morale » ? »
Puis le « Grand Face à Face d’Ali Baddou » du 27 octobre 2018 : « Faut-il des limites à la liberté d’expression ? »
Pour être complet sort en novembre un autre livre sous sa direction : « Le grand livre de la censure » qui est présenté ainsi :
« La censure est, hélas, aussi éternelle qu’universelle : elle a condamné le philosophe grec Socrate à boire la mortelle ciguë pour avoir prôné la parole libre, et les œuvres de l’artiste contemporain Ai Weiwei sont traquées par des dizaines de milliers de fonctionnaires chinois sur les blogs et les réseaux sociaux. Dans ce Grand Livre de la censure, celle-ci est visitée au gré de ses différentes obsessions : les bonnes mœurs, la religion, la politique et le pouvoir, la préservation de la santé, le maintien de dogmes scientifiques, tout comme la lutte contre le « pacifisme », la drogue, la sorcellerie ou encore le « socialement incorrect ».[…] À travers près de deux cents affaires anciennes ou contemporaines, franco-françaises ou au retentissement mondial, en mêlant les grands scandales qui ont marqué leur époque et d’autres interdictions moins connues méritant d’être sorties de l’oubli, Emmanuel Pierrat fait comprendre que la censure est, depuis toujours, le miroir de l’humanité et de nos peurs. »
Ce sujet me parait particulièrement important, surtout qu’il est devenu dans nos contrées extrêmement insidieux.
Nous sommes des enfants ou des produits de la liberté d’opinion et d’expression, c’est notre oxygène, c’est du moins le mien.
Emmanuel Pierrat est avocat, il a notamment défendu Michel Houellebecq en 2002 pour ses propos sur l’Islam dans « Lire » en 2001. Il raconte comment une ligue musulmane a attaqué Houellebecq et n’a pas réclamé la censure de l’article mais des dommages intérêts de plusieurs centaines de milliers d’euros avec le motif de réparer le préjudice moral subi en raison des propos de l’écrivain.
Ce n’est donc plus l’État qui dans ce cas censure et interdit de publier un livre, le met « à l’index », mais une association privée qui par le biais de la justice et de l’argent entend faire taire les opinions qui lui déplaisent. Cette fois-là c’est Houellebecq et son avocat qui ont gagné le procès.
Ce point est fondamental ce n’est plus l’État qui agit, d’ailleurs Pierrat dit :
« L’État prend de moins en moins position, il est très perdu dans ses repères. »
Dans l’émission la Grande Table, Emmanuel Pierrat raconte que Pasqua avait tenté, lorsqu’il était ministre de l’intérieur, une telle expérience de censure de livres (il s’agissait notamment d’écrits de défense de la cause homo sexuelle) qui avait tourné au fiasco et depuis, affirme l’avocat, l’Etat n’agit plus sur ce terrain.
Ce sont donc des initiatives privées qui vont chez nous exercer ce vilain métier de censeur.
Quelquefois il s’agit banalement d’intérêts financiers. Emmanuel Pierrat a également défendu Olivier Malnuit, le rédacteur en chef de Technikart, qui avait lancé le site « jeboycottedanone » contre Danone. L’avocat de Danone avait simplement affirmé :
« que la liberté d’information ne devait pas faire oublier la liberté d’entreprendre, qui est tout aussi légitime. »
Dans ces deux cas la censure prend la forme de la menace d’une sanction financière devant dissuader le contrevenant de faire « mauvais » usage de sa liberté d’opinion et peut être même le ruiner.
Mais ce sujet est beaucoup plus vaste et Emmanuel Pierrat, dans son livre « Nouvelles morales, nouvelles censures » énumère de nombreux cas de censure « privée » d’aujourd’hui.
Il commence les 15 chapitres de son livre par : « cachez … » ces auteurs, ces mots, cette histoire qui n’est pas la miennes, ces livres pour enfants, ce passé etc…
Il cite notamment Carmen à l’opéra de Florence (page 39) qui pour l’amateur d’opéra que je suis est particulièrement stupide
En janvier dernier, au Teatro del Maggio à Florence, le Directeur suggère au metteur en scène Leo Muscato de réécrire la fin du célèbre opéra Carmen de Bizet. Vous savez que dans Carmen, qui est à l’origine une nouvelle de Prosper Mérimée, l’héroïne est poignardée à la fin de l’opéra Don José qui est fou de jalousie. Or pour les « pieds nickelés » du théâtre florentin, il ne peut être envisagé au XXième siècle d’applaudir le meurtre d’une femme. Cette remarque défie le sens, on applaudit la puissance dramatique de l’opéra par le meurtre d’une femme. Mais la mise en scène de Leo Muscato nous livre une Carmen qui tire sur son ancien amant pour se défendre et le tue.
Pour Emmanuel Pierrat et pour moi, amputer cet opéra de son dénouement tragique est une trahison et une censure du chef d’œuvre de Georges Bizet.
Dans le premier chapitre « Cachez ces auteurs et ces artistes que je saurais voir » Emmanuel Pierrat pose cette question (page 15) :
« Peut-on encore distinguer une œuvre et la vie de son auteur ? [car] une nouvelle morale semble prendre le pas sur la raison. Certains veulent désormais censurer des créations culturelles au motif que leurs auteurs, voire leur interprètes, auraient eu un comportement moralement blâmable »
Car ces auteurs n’ont, pour la plupart, pas été condamné par la justice et même dans ce cas une fois subi la sanction de la justice, toute personne condamnée à le droit de se réinsérer dans la société. Enfin, il faut distinguer l’œuvre et l’auteur.
Il cite les films de Polanski quel que soit leur propos, ne seraient plus programmables. C’est comme pour Woody Allen pour lequel les appels au boycott se multiplient.
De même deux expositions consacrées à Chuck Close et Thomas Roma, deux artistes américains de renom aux prises avec #MeToo ont été annulées par le National Gallery of Art de Washington.
Alors que dans tous ces cas les œuvres ne posent pas problème, mais on veut interdire l’auteur.
Le deuxième chapitre s’intitule « Cachez la couleur de l’auteur » et Emmanuel Pierrat de citer de multiples exemples où il n’est plus accepté que l’on puisse défendre une cause, réaliser une œuvre artistique au profit d’une cause si l’on n’a pas les caractéristiques ethniques de celles et ceux qui ont subi les violences que l’on dénonce.
Par exemple :
« Au printemps 2007, à l’occasion de la biennale du Whitney Museum de New York. La toile « Open Casket », signée Dana Schutz, s’inspirait d’un cliché très connu du visage déformé d’Emmet Till, un adolescent lynché en 1955. Le hic ? Dana Schutz est une artiste blanche, que plusieurs groupes d’activistes ont accusé de battre monnaie avec un « spectacle dont , en Caucasienne, elle n’a jamais eu à affronter la terrible expérience. La destruction du tableau était demandée et, faute de l’obtenir, les militants se sont relayés pour le masquer aux visiteurs. » (page 34)
Vous voyez une reproduction de cette toile et <Ici> un article qui parle de cet évènement.
« En 2017 ; c’est aussi le film Detroit de Kathryn Bigelow qui se voyait stigmatisé. Son tort ? avoir pour sujet les émeutes raciales de l’été 1967, mais surtout, avoir été réalisé par une cinéaste blanche. Le fait qu’elle soit une femme : sans importance ? oscarisée ? Presque un défaut. » (page 35)
Il n’y a pas que les noirs, dans une pièce de théâtre on a reproché à un metteur en scène d’avoir confié le rôle d’un bossu à l’acteur avec lequel il avait l’habitude de travailler et non à un bossu. (page 37)
Ne croyez pas que la France soit épargnée :
« En août 2016 déjà, un camp d’été « décolonial » était interdit aux personnes blanches car il était « réservé uniquement aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État en contexte français » (page 36)
Ce mot du jour est déjà particulièrement long et je vous renvoie vers les émissions données en lien et bien sûr à ce petit ouvrage de 158 pages. « Nouvelles morales, nouvelles censures »
Un dernier exemple cependant dans le chapitre « cachez ces livres pour enfants » (page 10) où il rappelle :
« Dans les années 1990, le Front national, lorsqu’il avait gagné quelques mairies du sud de la France s’était lancé dans une croisade contre certains livres proposés dans les bibliothèques municipales. Des années plus tard, en 2014, c’est au tour de Jean-François Copé de vouloir jeter « Tous à poil ! » dans un autodafé médiatique. »
Ces nouvelles censures sont bien plus insidieuses que les anciennes, par la peur des sanctions financières ou tout simplement la crainte des ennuis et des insultes ces manœuvres aboutissent de plus en plus à des réactions d’auto censure qui donnent finalement la victoire aux censeurs à l’esprit étroit qui s’agitent dans ce monde.
Je finirais par la conclusion du livre :
« La culture nous est vitale. Dans sa diversité, avec ses travers, ses hauts et ses bas, ses chefs-d’œuvre et ses classiques, ses avant-gardes et son passé.
C’est ce qui nous fait réfléchir, nous rend humains, nous fait vibrer. C’est une boussole qui nous guide vers la liberté et la créativité.
Ne perdons pas le cap. »
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