Jeudi 30 avril 2015

«Une Américaine a récemment convoqué son mari à une audience relative à leur divorce par Facebook.
[…] il y a fort à parier qu’une telle modernisation mettra [en France] un certain temps.»
Stella Bisseuil
Pour finir la semaine, un mot du jour un peu plus léger que les précédents.
Le progrès fait rage et le futur ne manque pas d’avenir disait Philippe Meyer.
Parmi les peuples les plus modernes, les états-uniens inventeurs du chewing gum, du coca cola et du hamburger.
Voici les faits : Ne disposant pas de son adresse postale, l’épouse n’avait pas d’autres solutions de contacter son mari que d’utiliser la messagerie facebook. La justice américaine a reconnu la conformité de cette convocation.
En principe, les convocations en justice, même outre-Atlantique, doivent respecter un certain formalisme, car les conséquences peuvent être graves.
Mais ici, le mari n’avait aucune adresse officielle et n’était pas joignable sauf… via les réseaux sociaux. Un message Facebook portant à sa connaissance ladite convocation a été jugé valable, et la procédure en divorce a pu se dérouler normalement. Les juges américains ont ainsi fait preuve d’un certain pragmatisme.
S’il existe des lois relatives aux conditions de forme des convocations en justice, c’est pour s’assurer que le justiciable a bien été informé de la procédure engagée à son encontre. Mais si un compte Facebook le permet, le but est atteint ! Bien sûr, on peut supposer que, dans ce cas, le juge a pu vérifier que le mari en question avait bien lu le message, ce qui ne semble possible que s’il y a apporté une réponse, s’il l’a commenté ou si l’accusé de réception « Vu » a été apposé à la fin du message.
Serait-ce possible en France ? est la question que se pose Stella Bisseuil, avocate.
«Nous ne faisons pas preuve du même pragmatisme que les anglo-saxons. Nous sommes un pays de droit écrit, et les lois peuvent être modifiées par le Parlement ou le gouvernement. Nos textes actuels prévoient que les convocations en justice doivent être faites, selon les cas, par lettre recommandée ou citation d’huissier, ce qui suppose bien sûr que l’on connaisse l’adresse de son adversaire…
Dans les autres cas, il faudrait pouvoir utiliser les réseaux sociaux, qui, souvent, restent actifs même quand les personnes n’ont plus de domicile connu. Mais nos textes actuels ne le prévoient pas …
[…]
Mais, il suffit de voir le sort réservé aux préconisations pratiques que font chaque année les plus hauts magistrats (notamment dans les rapports annuels de la Cour de cassation et du Conseil d’État – comme la cour des Comptes dans d’autres domaines) sur des questions de ce type, des textes à moderniser, ou à rendre compatibles ou cohérents les uns avec les autres… pour vérifier, chaque fois, qu’aucune d’entre elles pratiquement n’est suivie d’effet. Alors si la haute magistrature n’est pas écoutée par le gouvernement, les justiciables ne le seront certainement pas plus.
Ainsi, il y a fort à parier qu’une telle modernisation mettra chez nous… un certain temps.»
Bref, la modernité reste un combat en France
<487>

Mardi 10 février 2015

« La nomophobie »
Phobie des temps modernes

La « nomophobie » contraction de l’expression anglaise « no mobile phobia » est constituée par la peur panique de se retrouver sans téléphone portable.

Après la réflexion sur l’informatique (mot du jour du 4 février), puis sur l’intelligence artificielle (mot du jour du 5 février), voici une réflexion sur un autre outil particulièrement prégnant dans notre quotidien.

Pendant un déjeuner avec une amie, Russell Clayton, doctorant à l’université du Missouri, a la surprise de voir sa convive le laisser précipitamment parce qu’elle a oublié son téléphone portable. Interloqué, il a l’idée de se pencher sur le sentiment de manque, voire de peur, qui habite certaines personnes lorsqu’elles sont séparées de ces petits objets devenus visiblement indispensables.

Dans une étude intitulée « The Impact of iPhone Separation on Cognition, Emotion and Physiology » (« L’impact de la séparation d’avec son mobile sur la cognition, l’émotion et la physiologie »), publiée le 8 janvier, Russell Clayton, doctorant à l’université du Missouri, s’étend sur cette «nomophobie » et arrive à deux conclusions :

  • Le téléphone portable est devenu « une extension de nous-même », à la manière du sonar de certains animaux, si bien qu’on peut parler d’ «iSelf », de « soi connecté ».
  • Privé de son mobile, la personne souffrant de « nomophobie » a l’impression d’avoir perdu une part d’elle-même, et cela « peut avoir un impact négatif sur ses performances mentales ».

A chaque fois que les participants aux tests ont été déconnectés, les chercheurs ont constaté une augmentation significative de l’anxiété, du rythme cardiaque, des niveaux de pression artérielle et une diminution significative de la performance aux tests : les cobayes se sentaient psychologiquement diminués.

<Ici le blog du Monde qui parle de cette étude>

Un <article> et une photo ci-après montrent tous les ravages de la portable-dépendance : on regarde son portable alors que le spectacle de la nature, juste à côté est si beau :

Pour finir, cette histoire racontée par Michel Serres qui avait offert à une petite fille de sa famille le livre « Robinson Crusoé ». Peu de temps après il lui a demandé :

« qu’as-tu pensé de ce livre ? »

Elle a alors répondu :

« Bof ! C’est ce qui arrive quand on oublie son téléphone portable ».

Michel Serres, pour ne pas remettre en cause la représentation de l’univers de sa nièce qui ne pouvait concevoir un monde sans portable, lui a expliqué « Non, non, il ne l’avait pas oublié, mais il n’y avait pas de réseau sur cette île ! »

L’ordinateur est abruti, c’est entendu, mais le portable n’aurait-il pas pour effet de rendre son utilisateur débile ?

 

<437>

Jeudi 4 septembre 2014

Jeudi 4 septembre 2014
« Nous vivons dans une société du temps libre »
Jean Viard
Nous sortons, la plupart d’entre nous, de la période de congé. Pour nous,  avoir du temps libre constitue une évidence. Grâce à Jean Viard nous pouvons mettre ce temps libre en perspective.
Jean Viard est un sociologue spécialiste des « temps sociaux » (les vacances, les 35 heures), la mobilité et le politique. Il était l’invité de France Inter le 15 août 2014 où il a abordé ces sujets : http://www.franceinter.fr/emission-le-79-jean-viard-on-travaille-10-de-la-vie
Nous apprenons ainsi qu’en 1914, il y a 100 ans, un homme vivait en moyenne 500.000 heures, il dormait 200 000 heures, il travaillait 200 000 heures et il lui restait 100 000 heures pour faire autre chose.  En 1914 il disposait donc de 20% de temps libre à occuper.
A cette époque, les activités religieuses occupaient encore une grande place dans ce temps disponible.
D’abord on a travaillé 12h par jour, le Décret du 9 septembre 1848 avait fixé la durée journalière maximum à douze heures.
La Loi du 30 septembre 1900, dite « loi Millerand », a limité la journée de travail à onze heures.
Puis une loi de 1919 a fixé la journée de travail à 8 heures et la semaine à 48h.
Il y a eu une même évolution pour le nombre de jours de travail dans la semaine. Le dimanche n’était pas férié jusqu’en 1906. Et c’est le Front Populaire qui a institué la semaine de 40 heures, donc 5 jours de 8 heures.
Et puis il y a eu les congés payés…
Aujourd’hui, nous vivons en moyenne 700 000 heures (80 ans) et nous travaillons (si nous avons un emploi) 63 000 heures.
On travaille donc à peu près 10% de notre vie. Les européens travaillent de 10 à 12%, les américains travaillent plutôt 16%.
Comme nous dormons, en outre, beaucoup moins, nous avons donc un énorme temps libre hors sommeil. Avec une moyenne de 8 heures de sommeil par jour, cela représente 240 000 heures.
Bref, en 100 ans nous sommes passés de 100 000 heures de temps libre hors sommeil à 400 000 heures, quatre fois plus. Et c’est donc l’essentiel du temps que nous passons sur terre, plus de 55% !
Toute la question qui va nous occuper alors, c’est comment occuper ce temps libre ?
Il y a la télé, internet, les jeux, les voyages, la lecture, la culture, le sport et peut être un peu de mobilisation de notre temps de cerveau disponible pour réfléchir à d’autres sujets que ceux du travail…
Jean Viard avait publié en 2002 un ouvrage : « La France des temps libres et des vacances » aux éditions de l’Aube.
Que le ciel vous tienne en joie et imaginez qu’en 1914, je n’aurai pas eu le temps d’écrire un mot du jour sauf si j’avais été rentier…
<342>

Mercredi 30/07/2014

Mercredi 30/07/2014
« Pendant les vacances, je ne fais rien !… Rien !
Je ne vais rien faire ».
Raymond Devos
Il me semble que c’est un mot du jour approprié en temps de vacances !
Ci-après un extrait du sketche
J’avais dit : – « Pendant les vacances, je ne fais rien !… Rien ! Je ne vais rien faire « .
Je ne savais pas où aller. Comme j’avais entendu dire : – « A quand les vacances ?… A quand les vacances ?… »
Je me dis : –  » Bon !… Je vais aller à Caen… ».
Et puis Caen !… ça tombait bien, je n’avais rien à y faire. Je boucle la valise… je vais pour prendre le car…
Je demande à l’employé :
– Pour Caen, quelle heure ?
– Pour où ?
– Pour Caen !
– Comment voulez-vous que je vous dise quand, si je ne sais pas où?
– Comment ? Vous ne savez pas où est Caen ?
– Si vous ne me le dites pas !
– Mais je vous ai dit Caen !
– Oui !… mais vous ne m’avez pas dit où !
– Monsieur… je vous demande une petite minute d’attention !
Je voudrais que vous me donniez l’heure des départs des cars qui partent pour Caen !
– !!!…
– Enfin !… Caen !… dans le Calvados !…
– C’est vague !
-…En Normandie !… Ma parole ! Vous débarquez !
– Ah !… là où a eu lieu le débarquement !… En Normandie !
– A Caen… Là !
– Prenez le car.
– Il part quand?
– Il part au quart.
– !!!… Mais (regardant sa montre)… le quart est passé !
– Ah ! Si le car est passé, vous l’avez raté.
– !!!… Alors… et le prochain?
– Il part à Sète.
– Mais il va à Caen?
– Non il va à Sète.
– Mais, moi, je ne veux pas aller à Sète… Je veux aller à Caen !
– D’abord, qu’est-ce que vous allez faire à Caen ?
– Rien !… rien !… Je n’ai rien à y faire !
– Alors, si vous n’avez rien à faire à Caen, allez à Sète.
– !!!… Qu’est-ce que vous voulez que j’aille faire à Sète ?
– Prendre le car !
– Pour où ?
– Pour Caen.
– Comment voulez-vous que je vous dise quand, si je ne sais pas où !…
– Comment !… Vous ne savez pas où est Caen ?
– Mais si, je sais où est Caen !… Ça fait une demi-heure que je vous dis que c’est dans le Calvados !…
Que c’est là où je veux passer mes vacances, parce que je n’ai rien à y faire !
– Ne criez pas !… Ne criez pas !… On va s’occuper de vous. Il a téléphoné au dépôt.
Mon vieux !… (Regardant sa montre) : A vingt-deux, le car était là.
Les flics m’ont embarqué à sept…
Et je suis arrivé au quart. Où j’ai passé la nuit !
Tant que nous aurons le rire nous resterons humains

Lundi 14/04/2014

Lundi 14/04/2014
«Je suis de plus en plus sûr
que la docilité des consommateurs
est sans limite.»
Annie Arnaux
Je vous avais parlé lors du mot du jour du 4 février 2014 de la collection dirigée par Pierre Rosanvallon « Raconter la vie » qu’il explique ainsi :
«  De nombreux Français se trouvent aujourd’hui oubliés, incompris, pas écoutés. Ils se sentent exclus du monde des gouvernants, des institutions et des médias.
Le pays, en un mot, ne se sent pas représenté, comme si ce qu’il vivait ne comptait pas. Raconter la vie veut rompre avec cette situation, qui mine la démocratie et décourage les individus.
Ce projet a l’ambition de répondre au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, la réalité quotidienne mieux prise en compte. Donner la parole, rendre visible, c’est aider les personnes à retrouver leur dignité, à résister. C’est leur permettre de rassembler leur vie dans un récit qui fait sens, de l’insérer dans une histoire collective. »
Dans cette collection Annie Arnaux a écrit un livre à teneur sociologique sur un Hypermarché, celui qu’elle fréquente souvent à Cergy Pontoise.
Elle parle avec pudeur et intelligence des gens qui fréquentent ce lieu, du regard des uns vers les autres et aussi du comportement du consommateur.
Après la phrase qui est le mot du jour d’aujourd’hui elle ajoute :
«Ces hypermarchés imposent leurs lois, ils imposent les désirs, ils imposent un mode de consommation. Il y a maintenant de plus en plus la disparition des caissières au profit de caisses automatiques.
Tout ceci est accepté. Nous sommes une communauté de consommateurs de désir, mais nous sommes une communauté impuissante.»
Le livre qu’elle a écrit s’appelle : « Regarde les lumières mon amour« , il s’agit des paroles d’une maman à son enfant en montrant des lumières de Noël qui illuminaient les escalators du temple de la consommation décrit par Annie Arnaux
Que le ciel vous tienne en joie et vous rappelle que l’essentiel n’est pas l’avoir mais l’être
<271>

Vendredi 14 mars 2014

« »Errare humanum est, perseverare diabolicum »
« L’erreur est humaine, persévérer [dans son erreur] est diabolique »»
Citation parfois attribuée à Sénèque, mais probablement de manière impropre.

On retrouve des formes semblables chez des auteurs antérieurs tels :

  • Tite Live (Storie, VIII, 35) « Venia dignus est humanus error » (littéralement : « Chaque erreur humaine mérite le pardon ») ;
  • Cicéron « Cuiusvis est errare: nullius nisi insipientis, in errore perseverare » (littéralement : « L’erreur est une chose commune ; seul l’ignorant persévère dans l’erreur »).
  • Une autre forme assez proche fut publiée par Augustin d’Hipponedans Sermons (164, 14) : « Humanum fuit errare, diabolicum est per animositatem in errore manere » (littéralement : « Commettre des erreurs est le propre de l’humain, mais il est diabolique de persister dans l’erreur par orgueil »).

Je tire ce moment d’érudition de <wikipedia>

Le mot du jour aurait pu être « Passer par 7 proxy » parce que Xavier Porte cité dans le mot du jour d’hier s’est trompé ou a été abusé.

Il explique cela dans une nouvelle chronique publiée aussi sur <rue89> :  Passer par sept proxies » et autres expressions

Xavier de La Porte | France Culture :

« Mercredi, j’ai dit une bêtise.

[…] j’ai évoqué l’intervention d’Edward Snowden à la conférence South By South West à Austin (Texas).

L’ancien employé de la NSA à l’origine du dévoilement du système de surveillance mis en place par les Etats-Unis s’y exprimait en visioconférence depuis la Russie où il s’est réfugié.

Et, pour montrer les précautions prises par le jeune informaticien pour que l’origine de la communication ne soit pas identifiable, j’ai repris l’information donnée par son avocat qui a dit en introduction de la conférence qu’il serait « passé par sept proxies » (« through seven proxies »).

Et tout à fait doctement, je vous ai expliqué que les proxies étaient des intermédiaires entre des machines connectées, intermédiaires permettant l’anonymisation de la communication, et que Snowden était donc passé par sept de ces intermédiaires.

Et voici qu’un peu avant 17 heures Mercredi, le site Arrêt sur Image publie sous les doigts de Vincent Coquaz un petit papier instructif.

Où l’on apprend que « passer par sept proxies » (« trough seven proxies ») est une expression, qui ne signifie pas littéralement qu’on est passé par sept proxies, mais juste qu’on a été très prudent.

 Bon, déjà, en soi, c’est assez vexant. Mais ce qui est encore plus vexant, c’est que cette expression est une sorte de blague pour se moquer de ceux qui ne comprennent pas grand-chose aux technologies

et qui vont être très impressionnés par le fait qu’on puisse être passé par sept proxies. Et qu’en plus, c’est une vieille blague. Triplement vexant donc.

Même le Guardian s’est fait avoir…

Toute proportion gardée, c’est un peu comme si je vous avais expliqué en détail comment on fait passer un chameau par le chat d’une aiguille ou que je vous avais décrit précisément la route qu’il faut prendre pour se rendre à Pétaouchnok.

Je ne sais pas s’il faut en être rassuré, mais je n’ai pas été le seul à reprendre littéralement cette blague comme s’il s’agissait d’une information : Le Monde, CNN, Forbes et même le Guardian se sont fait avoir.

Une fois passée la blessure d’orgueil, que dire de cela ?

D’abord que même pour ceux que ça intéresse au quotidien, les cultures numériques conservent leur hermétisme.

 C’est encore le papier d’Arrêt sur images qui nous l’apprend, cette expression est née sur 4chan. 4chan, c’est un lieu passionnant.

Une sorte d’énorme forum, entièrement anglophone, entièrement anonyme, où des internautes discutent manga, jeux vidéo, musique, mais aussi sexe et politique

(4chan est un des points de ralliement des Anonymous, ces activistes numériques).

Je vous avouerai que c’est un lieu troublant, pour moi assez exotique. Mais s’y élabore une culture numérique, à la fois en termes de pratiques (le forum, le pseudonymat), mais aussi de représentations (la grande place de la culture japonaise) et de vocabulaire.

Avec des mots, des abréviations, et des expressions donc, qui naissent sur 4chan, s’y développent, et parfois en sortent. C’est manifestement le cas de l’expression « through seven proxies ».

« Ingooglelable », « bugger »…

Mais cette expression n’a manifestement pas encore franchi le cap, elle n’est pas encore entrée dans la langue, comme nombre d’autres mots et d’autres expressions provenant d’Internet. Elle a encore moins franchi cette étape supplémentaire, et signe de notre acculturation au numérique, qui consiste à sortir de la culture numérique pour être utilisée dans d’autres contextes que celui de l’informatique et d’Internet.

Regardez comme on parle couramment de « logiciel » pour désigner un corpus idéologique en politique (la droite doit « changer son logiciel ») ; de plus en plus on reproche à quelqu’un de « troller » une réunion ou une conversation (c’est-à-dire de s’y être comporté comme un troll sur un forum internet, en pourrissant la discussion), on dit aussi de quelqu’un qui se met soudainement à raconter n’importe quoi qu’il « bug ». Et tout le monde voit très bien ce qu’on entend par là.

Il faut se rassurer, ce phénomène n’est pas limité au français. En suédois, quand une personne est discrète au point qu’on a du mal à savoir quelque chose d’elle, on dit qu’elle est « ingooglelable ». En turc, j’aime beaucoup, les jeunes disent qu’ils ont « paramétré quelqu’un » quand ils l’ont remis à sa place, qu’ils lui ont cloué le bec (« paramétrer » quelqu’un sur un réseau social, c’est en gros lui limiter l’accès à une partie de nos contenus). En turc toujours, quand quelqu’un reste sans voix ou tient des propos incompréhensibles, on dit « Error vermek », mélange de turc et d’anglais qui signifie à peu près « il affiche erreur », comme un écran d’ordinateur. »

Bref nous sommes ainsi plus savant et nous ne répéterons pas avec « assurance » une expression qui ne correspond pas à la réalité.

Nous devons ce rectificatif à Vincent, heureux destinataire de ce mot du jour, et qui veillait au grain.

Que le ciel vous tienne en joie et vous éloigne de la persévérance dans l’erreur

<258>

Vendredi 27 décembre 2013

«Le cadeau de Noël. Histoire d’une invention.»
Martyne Perrot

Le mot du jour du 27 décembre parle naturellement du cadeau de Noël, grâce à un ouvrage d’une sociologue consacré à ce sujet et dont le titre est le mot du jour.

Comme toute tradition, Noël fait partie des événements qui « vont de soi » : si l’on fête Noël cette année, c’est parce que nous l’avons fêté l’année dernière et parce qu’il sera fêté l’an prochain.

Theodore Caplow écrivait ainsi de la fête de Noël :

« Tout ethnographe qui découvrirait un rituel si important dans quelque culture exotique pourrait être tenté d’en faire la pièce maîtresse de sa description de la culture. ».

Dans cet ouvrage, on découvre l’émergence progressive de la version moderne de la fête de Noël à partir du XIXe siècle.

Martyne Perrot écrit :

« Le cadeau de Noël « s’invente » au milieu du xixe siècle. Il prend corps à cette période précise où l’industrie naissante laisse les enfants pauvres dans les rues et confine les plus riches dans des appartements cossus, truffés d’objets et boursouflés de tentures. Récente, en apparence, cette histoire s’enracine pourtant dans un récit très ancien. Celui de la période royale de la Rome antique. C’est là que s’origine le mot d’« étrennes », les strenae en latin, cette fête du Nouvel An, qui se déroulait aux calendes de janvier, en lien avec la déesse de la santé : Strenia. Au milieu du xixe siècle, ce vieux terme d’« étrennes » est omniprésent ; il cohabite avec celui de « cadeaux de Noël », avant que la suprématie de ces derniers ne s’impose dès la fin du siècle. Mais leur histoire recèle des étonnements bien plus grands. Car ils ont, en leur tréfonds, une particularité peu commune dans le monde des objets : ils tombent du ciel ! Et cette origine surnaturelle est d’importance. Elle renvoie à un monde légendaire, celui où, dans ce qui est aussi la dangereuse période du solstice LEVER DE RIDEAU 7 d’hiver, les enfants étaient menacés symboliquement, comme l’attestent le folklore et les croyances populaires. Tapi dans la grande nuit occidentale, le danger était parfois incarné par les donateurs eux-mêmes, dont la longue cohorte prend naissance dans la mythologie européenne et l’histoire de quelques saints chrétiens. Puis vint l’âge du Père Noël, le distributeur jovial, généreux et inconditionnel que l’on connaît aujourd’hui, et dont la physionomie est demeurée inchangée depuis les années 1950. Fait remarquable, la dimension magique et parfois inquiétante de ces cadeaux n’a pas découragé « les nouvelles cathédrales du commerce » que sont les grands magasins. Bien au contraire. Dès leur création au milieu du xixe siècle, en Angleterre, en Allemagne, en France et en Amérique du Nord, ils en ont fait un argument de vente, accordant subtilement sentimentalisme et consommation. »

L’éditeur présente l’ouvrage ainsi :

« Dès la Rome antique, les hommes célébraient Strenia, déesse de la santé. Cette fête, accompagnée de dons alimentaires, symbolisait l’abondance au cœur de l’hiver.

Voilà d’où viennent nos étrennes et l’orange de nos grands-parents !

Au fil des siècles, les cadeaux de Noël, récompenses des enfants sages, se parent de magie : ne tombent-ils pas du ciel ? Vers le milieu du XIX e siècle, ils « s’inventent » dans leur forme actuelle. C’est l’avènement des grands magasins, la naissance du père Noël et d’une tradition devenue sacrée : la fête familiale. »

D’une part, la fête de Noël passe de l’espace public à l’espace privé à mesure que les pratiques bourgeoises gagnent en visibilité et deviennent une source d’inspiration des pratiques sociales.

Ce passage du public au privé fait de Noël une fête de famille centrée de plus en plus sur l’enfant compris comme un individu en soi, avec ses particularités de comportement (dont son imaginaire ludique).

À cette occasion, le cadeau de Noël prend au fil du temps la place des « étrennes » offertes anciennement aux subalternes pour le Nouvel An.

Quant aux produits offerts, ils évoluent à mesure que s’inventent les grands magasins, hérauts des pratiques bourgeoises.

Leur touche finale fut de proposer l’emballage cadeau qui constitue de nos jours la norme pour la cérémonie des cadeaux lors d’une fête de Noël occidentale.

Et Martyne Perrot cite les Misérables de Victor Hugo :

« Dès le début du mois de décembre, sur les boulevards parisiens comme dans les villages alentour, on voyait aussi fleurir des petits étals, des baraques en plein vent, celles-là mêmes que le Jean Valjean de Victor Hugo découvre, à son grand étonnement, derrière l’église de Montfermeil, situé à quinze kilomètres à l’est de la capitale :
« Ils atteignirent le village ; Cosette guida l’étranger dans les rues. Ils passèrent devant la boulangerie, mais Cosette ne songea pas au pain qu’elle devait rapporter. […]
Quand ils eurent laissé l’église derrière eux, l’homme, voyant toutes ces boutiques en plein vent, demanda à Cosette :
– C’est donc la foire ici ?
– Non, monsieur, c’est Noël ! »
En 1862, lorsque Hugo publie Les Misérables, les réclames pour les étrennes sont monnaie courante. La plupart des almanachs et des journaux affichent les leurs en décembre. Écrit vingt ans plus tôt (entre 1843 et 1847), le roman, à travers cette scène d’anthologie, évoque pourtant déjà Noël. C’est derrière la vitrine d’une de ces bimbeloteries, on s’en souvient, que Cosette découvre, sur le chemin du retour, « la merveilleuse poupée à laquelle elle ne put s’empêcher de jeter un regard ».

D’autre part, dans ce mouvement de transformation, au croisement des évolutions de la bourgeoisie et du commerce, se configurent dans le même temps les symboles du Noël occidental moderne.

La pratique du sapin de Noël s’étend à partir de la tradition allemande qui gagne en visibilité par les pratiques de cour, puis par leur usage croissant dans les vitrines inventées par les grands magasins.

Quant au Père Noël, sa généalogie est chaotique. En Europe, il apparaît épisodiquement au Moyen-Âge parmi d’autres personnages colporteurs de cadeaux (comme les « saints et les personnages bibliques, les fées et sorcières, et les vieillards »).

Son pendant le plus net est alors Saint-Nicolas, personnage ambigu pouvant aussi bien ressusciter les enfants qu’être le « Nicolas à la fourrure » (Pelzenickel), autre nom du Père Fouettard, qui utilise son sac pour capturer les enfants. La période de la Réforme luthérienne, en abolissant le culte des saints au XVIe constitue une date importante en déplaçant la fête des enfants du 6 décembre au 25 décembre, jour de la Noël où c’est le Christkindl (l’enfant Christ) qui devient le dispensateur des cadeaux.

Différentes traditions coexistent alors selon les traditions religieuses, catholiques ou protestantes, et selon les régions.

Aux Etats-Unis, où Noël correspondait au calendrier anglican, la figure du Saint Nicolas prend une valeur révolutionnaire.

C’est au début du XIXe siècle que les personnages du Bonhomme Noël et du Saint Nicolas commencent à converge, et parce que les Etats américains officialisent la célébration de la Saint Nicolas le jour de Noël à partir de 1836.

De ces influences éparses naît alors progressivement la figure du Père Noël sous sa forme contemporaine qui se diffuse en Europe occidentale tout au long du XIXe et du XXe siècle.

Enfin, la célébration du Noël occidental moderne s’accompagne de tout un ensemble de règles sociales émergeant progressivement.

Comme la fête est d’abord issue de la bourgeoisie et se fonde sur la privatisation de la célébration, une des valeurs l’accompagnant devient la charité faite aux pauvres (et aux inférieurs en général).

Les ouvrages destinés à la jeunesse bourgeoise utilisent la nuit de Noël comme un événement où l’enfant découvre les inégalités sociales, la compassion pour l’inférieur, mais aussi la nécessaire distance sociale (car jamais n’est offert à l’enfant pauvre des cadeaux hors de portée ou inutiles).

Dans le même temps, les cadeaux et la cérémonie de leur remise, autrefois mérités, deviennent progressivement un dû et même un droit de l’enfant.

Se développent tout au long des deux siècles les cadeaux typiques de la petite fille et du petit garçon aussi bien dans les catalogues publicitaires que dans les pratiques.

Quant aux adultes, ils ne sont pas en reste (avec notamment les cadeaux pour l’époux ou pour l’épouse), même si les règles de don et de contre-don fonctionnent sur un registre différent de celui des enfants (tandis que le cadeau aux enfants se fait sans contrepartie, la « règle de réciprocité » observée par Caplow laisse penser que tout cadeau entre adultes doit se faire dans les deux sens pour correspondre aux attentes des deux parties).

Et voici comment on peut intellectualiser autour du cadeau de noël qui fascine les uns et exaspère les autres.

Je fais partie de la seconde catégorie.

Ici l’article de Slate duquel j’ai extrait certains de ces commentaires : http://www.slate.fr/tribune/80741/jouets-noel

<210>

Mercredi 30 octobre 2013

Mercredi 30 octobre 2013
«La liberté du consommateur et de l’individu moderne,
c’est la liberté du cochon devant son auge. »
Peter Sloterdijke

Peter Sloterdijke est un philosophe allemand né en 1947.

Je ne le connaissais pas, mais il a été cité par Hervé Juvin pendant les matins de France Culture du 16/10/2013.

Hervé Juvin avait été invité pour la sortie de son livre : « La grande séparation. Pour une écologie des civilisations »

Intellectuellement très fin, difficile à classer sur l’échiquier politique, Hervé Juvin a une hantise : l’avènement d’un « homme nouveau » partout sur la planète, l’homo economicus, réduit à son seul pouvoir économique.

Il explique très simplement que nul n’a plus le droit de discriminer selon l’origine, la religion, l’orientation sexuelle, mais il reste un critère de discrimination unique et massif : la richesse.

Cette discrimination est réelle, elle sépare, elle fait vivre les individus dans des mondes différents, elle justifie des comportements et des traitements différents.

Et c’est alors qu’il dénonce l’illusion de la liberté individuelle poussée à son paroxysme qui n’est devenu rien d’autre qu’une liberté à consommer. Consommer des biens, des idées, des loisirs, des services, des droits (du type droit à l’enfant).

Toutes choses dont on tient à nous convaincre que sans ces biens de consommation nous ne sommes rien.

Pour illustrer cette liberté de consommer il cite Peter Sloterdijke

A cela il oppose la liberté collective, la liberté de la nation et tout ce qui nous réunit et nous dépasse et nous permet de connaître nos racines et de sentir la solidarité de ceux qui partagent la même culture.

<Faut–il redécouvrir le vrai sens de la politique afin de préserver nos diversités ?>

Hervé Juvin est très clivant. Les réactions des auditeurs de France Culture sur la page, dont je vous envoie le lien, sont aux deux extrêmes, les uns crient au génie les autres disent que France Culture se diabolise à inviter cet intellectuel proche de Raymond Barre et de Marcel Gauchet.

<186>

Mardi 16 juillet 2013

Mardi 16 juillet 2013
«Le tourisme est l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux.»
Jean Mistler  cité par Philippe Meyer dans son émission Esprit Public
C’est les vacances.
Un mot du jour polémique pour faire réfléchir sur le tourisme de masse.
Jean Mistler était un écrivain, critique et homme politique français qui fut membre de l’Académie Française (1897-1988).
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Jeudi 30 mai 2013

« En Amazonie, infiltré dans « le meilleur des mondes »
Jean-Baptiste Mallet

Non, il n’est pas question de cette immense forêt, poumon de la terre, et qui est l’objet de beaucoup d’atteintes écologiques et aussi d’atteintes à l’égard des populations autochtones et sur laquelle beaucoup de choses seraient à écrire.

Ce mot du jour fait référence au titre d’un livre d’un journaliste qui s’est fait embaucher dans l’entrepôt de Montélimar du site de vente en ligne AMAZON.

Le mot du jour du 14/05/2013 évoquait le destin des ouvriers du Bengladesh qui travaillaient dans les locaux bas de gamme qui s’écroulaient et dans des conditions misérables pour que nous puissions acheter des vêtements à bas prix.

Ici nous sommes en France, les locaux ne menacent pas de s’écrouler, mais les conditions exigées par l’employeur à l’égard des salariés précaires sont incroyables.

Le plus extravagant c’est quand on recherche cet ouvrage sur Google, Amazon est le premier à vous proposer de vous le vendre.

Si vous voulez acheter ce livre, s’il vous plaît aller chez un libraire.

Vous pouvez aussi lire cet article sur le site du Nouvel Obs. : <Quand Amazon transforme ses recrues en « robots »>

J’en cite quelques extraits :

« Il n’y a que quatre types de postes, attribués une fois pour toutes, en trois équipes (5h50-13h10, 13h40-21h, 21h30-4h50) : ceux qui reçoivent la marchandise (les eachers), ceux qui la rangent dans les rayonnages de cette forêt métallique qui couvre le hangar de 36.000 mètres carrés (les stowers). Ceux qui prennent les produits dans ces casiers pour préparer les commandes (les pickers), ceux qui les emballent (les packers).

Il y a tout ce vocabulaire anglais à maîtriser : inbound, outbound, damage, bins, slam, associates, leaders… Il y a cette devise, sortie du « Meilleur des Mondes » : « Work hard, have fun, make history » (« Travaille dur, amuse-toi, écris l’histoire »).

La vie de « l’associé » est codifiée selon des « process » qui gèrent le moindre détail : la vitesse maximum des voitures sur le parking (15 km/h), la manière de se garer (en marche arrière), le tutoiement obligatoire (censé susciter la confiance), la manipulation des chariots (interdiction de reculer), la façon d’y empiler les articles (par taille, code-barres au-dessus).

Le travail est ultrapénible : même si son parcours est optimisé par un logiciel, le picker marche entre 20 et 25 kilomètres par vacation. Douleurs dans le dos, le cou, le poignet, les cuisses… « […]

Selon Malet, Amazon transforme ses recrues en « robots » hébétés, soumis à des objectifs de productivité croissants. Leurs machines à scanner sont les « flics électroniques » qui transmettent des informations, contrôlées en temps réel par des leaders, eux-mêmes sous la pression de managers.

Comme dans un mauvais jeu de télé-réalité, de semaine en semaine, seuls les plus performants sont gardés. Et les rares élus qui atteignent, dixit Amazon, « les standards élevés qui peuvent paraître irréalisables aux yeux de certains », décrochent un CDI. Un vrai Graal pour ces bataillons de chômeurs en galère. »

Ou simplement écouter la chronique de 3mn de Philippe Meyer qui m’a fait découvrir l’existence de ce livre : <Dans les coulisses d’Amazon>

Ou <cet extrait> publié par L’Humanité

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