Lundi 2 novembre 2015

« Ce qui était une fatalité pour nous est devenu le rêve de nos enfants. »
Un ouvrier en CDI parlant de ses enfants.
Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 185 à 188, 6 mai 2013
C’est en écoutant Florence Aubenas dans l’émission <Répliques> que j’ai eu envie de lire son livre <En France>.
Comme beaucoup, j’ai appris l’existence de Florence Aubenas lorsqu’elle a été kidnappée et retenue en otage en Irak en 2005. Depuis j’ai appris à connaître la remarquable journaliste qu’elle est. Comme le préconisait le journaliste suisse, Serge Michel, créateur du Bondy Blog, elle va sur le terrain, en immersion, pour réaliser ses reportages.
Elle avait publié un premier travail de reportage en France <Le quai de Ouistreham>, livre qu’elle a écrit après avoir, pendant six mois, essayé de « vivre la vie » des plus démunis, ceux et surtout celles qui tentent de s’en sortir en enchaînant des travaux précaires (femme de ménage par exemple) et du temps partiel. Elle a mené cette enquête à Caen. C’est un des emplois qu’elle a occupé : nettoyer un quai qui a donné le titre du livre.
Son livre <En France> est constitué d’une série de reportages pour «Le Monde». Elle a parcouru la France, les villages et les gens de France et a simplement rapporté ce qui se passait en France ailleurs que dans les riches métropoles , là où il devient de plus en plus difficile ou compliqué de vivre.
Je vous avais proposé une semaine de mots du jour, sur une émission et un livre de Daniel Cohen. C’était alors une réflexion érudite, argumentée, conceptuelle du monde économique dans lequel nous vivons et ensuite des questions sur l’avenir qui se prépare.
Je vous propose cette fois, 5 mots du jour, non d’érudition conceptuelle mais de reportages, de la vie vue à hauteur d’homme, comment les choses se passent et se disent dans le quotidien de cette économie en crise, parmi celles et ceux qui en sont les victimes
Je vous en proposerai quelques extraits qui expliquent la phrase que j’ai choisie comme mot du jour :
« Le rendez-vous est fixé sur le parking d’un fast-food juste à l’entrée de Montbéliard (Doubs), à quelques mètres de la grille de l’usine Peugeot. Une vingtaine de personnes attendent la camionnette qui les conduira jusqu’aux ateliers de la première équipe. Dans le froid du ciel s’étirent des nuages noirs et roses. Il doit être 4 h 30 du matin. […]
 David […] a déjà bossé dans la restauration, les espaces verts, une usine de contreplaqué, le triage des cerises. Contrats précaires, à chaque fois. Ce coup-ci, il a décroché Peugeot, ou plus exactement une mission de quatre mois en atelier par le biais d’une boîte d’intérim, qui recrute pour un sous-traitant qui travaille pour Peugeot. Peugeot ! Il répète le nom, soufflé lui-même par sa chance.
Le père de David bosse là depuis toujours. Lui se retrouve dans le même atelier, père et fils côte à côte, mais séparés par un gouffre : le contrat de travail. “Mon père, c’est un embauché”, résume David. “Tous nos vieux sont des embauchés”, tranche un blond d’une voix assez forte pour couvrir la musique qui sort de son portable. Il s’étonne qu’on ne connaisse pas le mot : “Ça veut dire qu’ils ont un contrat de travail à durée indéterminée.” Eux sont intérimaires, tous. Eux sont jeunes, tous sauf un grand maigre qui doit avoir la cinquantaine. Dans le groupe, ils se mettent à sourire, pas revanchards pour un sou, attendris au contraire par ces pères dont ils parlent comme si c’étaient eux les enfants, des créatures innocentes à protéger d’un monde mutant.
Quelqu’un lance : “Vous imaginez nos vieux à la case chômage, comme nous ?” Rires. Et le blond, à nouveau, un peu bravache : “Ils n’y arriveraient pas.”
 Le contrat est devenu l’unité de valeur, et le CDI, la valeur suprême. Les deux tiers des salariés qui entrent à Pôle emploi ne demandent plus un métier mais “un CDI”. Pour les employeurs, c’est l’inverse : 49 % des offres proposent de l’intérim, 30 % des CDD. L’explosion date du début des années 2000, où les entreprises ont commencé à gérer les variations de production avec un “matelas d’intérim”   […]
Tout le monde est intérimaire dans la famille […], sauf le père, ça va de soi. L’autre jour, ils en ont parlé à table. Le père a dit : “Il faut aborder ouvertement ce qui se passe : quelle boîte peut dire où en sera le carnet de commandes dans six mois ? C’est malheureux, mais s’il faut en passer par là pour sauver le reste…” Tout le monde a rigolé. “Qu’est-ce qui t’arrive, papa ? Tu parles comme à la télé.” […]
 
En général, on apprend le vendredi pour le lundi que le contrat ne sera pas renouvelé et, afin de maintenir la motivation jusqu’à la dernière heure, on délivre un certificat de bons services nécessaire pour un nouvel intérim.  […]
A la grille de l’usine, le bus des “embauchés” est déjà là. Un type à l’avant est en train de caler sa gamelle dans son sac. En 1975, quand lui a été recruté, “le terme ouvrier à la chaîne était synonyme d'”esclave moderne”. Aujourd’hui, on nous appelle “privilégiés””. Il a fini par y croire. “Ce qui était une fatalité pour nous est devenu le rêve de nos enfants.”
Son fils est juste derrière, sur le parking du fast-food. Il monte dans la camionnette des intérimaires en faisant le V de la victoire, suivi des autres qui font pareil, pendant que le blond filme la scène sur son portable. Il est 4 h 58 quand le véhicule démarre, soulevant en gerbes éclatantes les flaques laissées par l’orage. »
N’hésitez pas à acheter ce petit livre, il coûte 6,90 €.

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