Mardi, le 03/11/2015

Mardi, le 03/11/2015
« Je ne m’étais jamais posé de questions : je me sens français, c’est tout. Ou plutôt je me sentais français. »
Farid, habitant d’origine musulmane de Hénin Beaumont
Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 25 à 30, 15 juin 2012
[…] On est dimanche 10 juin à Hénin-Beaumont, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, au premier tour des législatives où se présente – entre autres – Marine Le Pen, la patronne du Front national.
Et Rachida trouve l’ambiance étrange, elle ne peut pas s’en empêcher, sans trop savoir pourquoi. [Quand elle rentre chez elle] La table est dressée avec attention, il y a son mari, ses enfants, quelques amis aussi. Tous ont des boulots solides, les hommes comme les femmes, Mohamed à la tête d’un cabinet d’assurances, Nacéra, qui est professeure ou Said, ingénieur. Les enfants font du théâtre, fréquentent les clubs de sport.
[…]
Farid, un autre voisin, près du lac, a mis un certain temps à réaliser que l’« Arabe » d’Hénin- Beaumont, montré du doigt pendant toute la campagne, désigné dans les tracts du FN et dont chacun commente la “dangerosité”, c’est lui aussi.
Il s’est regardé dans la salle de bains, lunettes d’écaille, raie sur le côté, les rides précoces du type qui travaille tard.
Il a dit à sa femme en pointant sa propre image dans le miroir : « Tu crois que je vais finir par avoir peur de ce bougnoule en face de moi ? » Ils ont ri et pensé à leur vie dont il n’y a pas grand-chose à dire et tant mieux, une vie rangée et invisible comme celle des gens à l’aise.
Brusquement, ils ont eu l’impression que toute cette quiétude venait d’être balancée sur la place publique, exposée.
« Je ne m’étais jamais posé de questions : je me sens français, c’est tout, dit Farid. Ou plutôt je me sentais français. » Leurs parents venaient de la mine, comme tout le monde ici.
[…]
Déjà, à l’époque, “les houillères vivaient de l’immigration, mais pas tellement venue du Maghreb”, explique Jean-François Larosière, professeur à la retraite et militant syndical.
“On en comptait peut-être trois ou quatre élèves par classe contre une douzaine d’enfants ‘polonais’.” Les mines fournissaient tout, même travail, même toit, même identité.
Et à la question “d’où viens-tu ?”, il n’y avait qu’une seule réponse qui vaille : annoncer le numéro de la fosse où chacun s’enfonçait au petit jour, avec sa lampe et son casque.
Au milieu des villages miniers, Hénin-Beaumont, 25 000 habitants aujourd’hui, était la belle ville du canton, trois cinémas, autant de lycées, des cafés et des dancings réputés, le plus grand Auchan d’Europe qui vient de fêter ses quarante ans. […]
La nostalgie a sans doute embelli le passé, fait oublier, par exemple, que les mineurs algériens étaient désignés par des numéros, pas par leur nom. Il n’empêche.
[…] A quel moment le temps s’est-il mis à marcher à l’envers ? Quand a-t-on commencé à entendre claquer le mot “Arabe” comme un reproche, à relever qui l’était et qui ne l’était pas, autrement que pour blaguer ou pour les matchs de foot ? Il y a quelques années, Mustapha a eu le cœur brisé quand son fils lui a appris qu’une boîte de nuit, près de Béthune, lui avait refusé l’entrée.
Le gamin a lancé à son père : “Votre jeunesse était plus belle que la nôtre.”
[…] La famille de Mériem, qui voulait faire construire, s’est vu conseiller par une commerçante compatissante : “Dépêchez-vous, si Marine Le Pen passe, les gens comme vous n’auront plus rien du tout.”[…]
Vers Arleux, une large bande rurale derrière Douai, des parents ont confié aux professeurs que leurs gamins placardaient des Hitler en poster sur les murs de leur chambre.
Certains élèves, dans des établissements d’Hénin-Beaumont, revendiquent la “mode Marine Le Pen”, qui consiste essentiellement à rouler des yeux fâchés, écouter de la musique électro et graver “Bougnoules” sur les tables de classe en clamant : “Ici, on est connu mondialement pour voter FN.” Peu à peu, la campagne a fini par tout envahir, les maisons, les esprits.
[…] Chez Rachida, dans la villa blanche du Bord des eaux, le résultat du vote vient de tomber. Marine Le Pen arrive en tête sur la circonscription, avec plus de 40 %, frôlant les 50 sur la ville même d’Hénin- Beaumont.
Une invitée murmure juste : “On ne mérite pas ça”, et puis plus rien.

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