Mercredi, le 04/11/2015

Mercredi, le 04/11/2015
« C’est vrai, on est le dernier crédit sans intérêts.»
Une employée de l’office d’HLM à une locataire qui se présente avec des loyers impayés
Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 42 à 45, 20 mai 2013
[…], pour les loyers impayés de son T3, Cassandra s’est résolue à aller à l’office HLM, “comme tout le monde”. Bouboulette l’accompagne. Depuis qu’il a pu s’offrir le permis de conduire, on le croirait promu nouveau chef de toute la famille. L’événement a été fêté, presque autant que son diplôme d’instituteur l’an dernier.
A l’office HLM, une brune enjouée avec un chignon les reçoit sous des photos de la région, la Normandie pittoresque […]
Cassandra en vient au but. Elle n’arrive plus à payer son loyer.
“On va regarder ensemble votre budget”, reprend l’employée en souriant.
Cassandra commence par le “poste numéro un”, les factures, “qu’on est obligé de payer, sinon ils vous coupent tout de suite” : le téléphone portable et Internet. “Sans ça, on est mort : surtout mon mari, en recherche d’emploi.” Il était commercial et “bricole dans l’informatique en attendant mieux”.
Autrement dit, il achète des sacs imitation Vuitton en Chine sur le Net et les revend en France sur le site Le Bon Coin. “Au black”, précise Cassandra. Elle n’y voit aucun mal, au contraire. “Vous préféreriez qu’il ne fasse rien ? On a un fils.”
Ensuite, vient le remboursement de trois crédits à la consommation pour un frigo, un scooter d’occasion et un home-cinéma (“On doit bien se faire plaisir parfois”, glisse Bouboulette, qui prend des notes). Là aussi, il faut payer, et très vite. Les boîtes de crédit ne lâchent jamais. Ils vous mettent des pénalités féroces. Ils scotchent des autocollants humiliants sur votre boîte aux lettres. Ils vous harcèlent devant l’école ou au boulot. Ils vous attaquent au tribunal. C’est l’obligation numéro deux.
[…] Après seulement, en troisième position, arrive la nourriture, surtout par la carte de crédit de l’hypermarché local. Cassandra l’a obtenue sans difficulté : elle y travaille le week-end et en nocturne. “Je fais des affaires, la baguette coûte 35 centimes, il n’y a plus personne chez le boulanger où elle est à 80.”
[…]  « Pour le reste, je vous mentirais en disant que je n’ai pas de dettes.” Le gaz et l’électricité, par exemple. “Mais là, ils comprennent. Ils patientent, pas comme les organismes de crédit.” Et pas comme les opérateurs de téléphonie, non plus. ” Le public, quand même, c’est politique, analyse Bouboulette. L’Etat ne peut pas se permettre de couper et de laisser des familles normales sans courant. »
Et pour les loyers de l’appartement ? Cassandra devient toute rouge. Elle risque : « C’est pareil, non ? On ne met pas dehors les gens comme nous ?”
L’employée la coupe, toujours souriante : « C’est vrai, on est le dernier crédit sans intérêts. »
Et soudain, Bouboulette et Cassandra pensent à leurs parents, pour qui le toit et la lumière étaient sacrés, les priorités à honorer par-dessus tout, pour les enfants et les voisins. Tout s’est inversé, cul par-dessus tête.

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