Jeudi, le 05/11/2015

Jeudi, le 05/11/2015
« un pays de gosses qui font des gosses »
Florence Aubenas
Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 225 à 228, 17 février 2014
 Sa première visite dans les bourgades de la Thiérache l’a sidéré, « un choc visuel », dit-il. Pourtant, Franck Audin est né ici, ou pas très loin, à Saint-Quentin, 40 km vers le Nord. Il a voyagé aussi, des missions humanitaires dans des contrées déchirées. Pourtant, dans ces rues de brique et d’ardoise, il ne parvient pas à détourner les yeux de ces filles, si jeunes, si nombreuses, la sortie de l’école, croirait-on, si chacune ne poussait un landau avec un bébé : la traversée d’un pays de gosses qui font des gosses. Bien sûr, Audin a la sale impression de basculer dans la caricature, lui qui fédère les centres sociaux de l’Aisne.
Déjà, la région de la Thiérache, collée à la frontière belge, se remet à peine d’avoir été baptisée « Chômeurland », avec ses 17,9 % de sans-emploi. Et voilà les « grossesses précoces », comme disent les institutions, deux fois plus nombreuses qu’ailleurs. Au début, on parlait de « problème ».
On évite maintenant. « Problème pour qui ? La plupart de ces jeunes filles disent désirer avoir un enfant », explique Véronique Thuez, infirmière et conseillère au rectorat d’Amiens.
[…] En fait, elles étaient quatre au collège à accoucher cette année-là. Les autres ont abandonné l’école. « De toute façon, un diplôme, ça ne veut plus rien dire », proteste une autre, deux couettes nouées haut sur la tête, comme sa toute petite fille. Sa voisine hausse les épaules : « Même les patrons n’en veulent plus, d’un CAP : on serait trop cher payées. »[…]
A la protection maternelle et infantile, Mademoiselle Couettes, 17 ans, a pris de haut les questions au sujet du père : « On a droit à sa vie privée, comme les stars, pas vrai ? » Elle compte vivre « en famille ». Avec le papa ?
Ça rigole franchement par-dessus les frites. Non, Mademoiselle Couette veut dire « vivre avec [ses] parents à [elle] »
[…]
« A une époque, les filles comme nous devaient se cacher, la honte », reprend la brune au tatouage. Les autres écarquillent les yeux. « Aujourd’hui, c’est l’inverse : on compte pour quelque chose quand on a un enfant. » Elle a été étonnée de toucher de l’argent pour sa fille. « Je savais qu’on en recevait, mais pas autant. » Ce n’est pas la fortune, bien sûr, mais une « sécurité ». « L’avenir », s’enflamme sa voisine, remuant les draps de son fils comme on tisonne. « Un enfant, c’est déjà ça, toujours quelque chose qu’on a », dit-elle […]

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