Jeudi 16 mai 2024

« Ce n’est pas un hasard si vous avez le gouvernement le plus radical du point de vue de l’orthodoxie juive d’un côté et le Hamas de l’autre côté qui perpétue le pire crime en matière de barbarie en criant «Allah Akbar» et non «Palestine libre» »
Eric Danon

La tragédie qui se passe à Gaza ne laisse que peu de personnes indifférentes. Certains, pour leur sérénité, tentent de se tenir à distance.

Pour tous ceux qui ne choisissent pas cette solution, le plus grand nombre se met dans un des deux camps.

Eric Danon, ambassadeur de France en Israël d’août 2019 à juillet 2023, en introduction de sa « Conférence publique à la Sorbonne, le 25 avril 2024 » enjoint cependant, ceux qui sont dans ce cas, de ne jamais omettre de garder, au fond d’eux, de la compassion et de l’empathie pour ce qu’il se passe de l’autre côté.

La conférence de ce diplomate de 67 ans qui a été ambassadeur en Israël pendant 4 ans, est d’une hauteur de vue et d’une intelligence rare.

Après avoir entendu cette conférence, il devient encore plus clair, que le Moyen orient est lieu de complexité. Il avoue d’ailleurs que c’est encore plus complexe qu’il ne peut l’expliquer dans une conférence d’une heure trente.

Je ne peux que vous encourager à l’écouter, surtout qu’à la fin de la conférence il esquisse une piste de sortie du conflit grâce à l’implication de l’Arabie Saoudite et de son prince héritier qui est, selon lui, le seul dirigeant arabe qui souhaite vraiment la paix et la stabilité de cette région. Et il a ce souhait parce qu’il en a besoin pour poursuivre la stratégie de développement de son pays. Il évoque brièvement une autre possibilité qui passerait par une confédération entre la Palestine et la Jordanie.

Je donne ci-après quelques éléments d’éclairage de cette conférence. Pour ce faire, je me suis largement servi de la synthèse réalisée par Marie-Caroline Reynier et que vous trouverez derrière « ce lien ».

Pour Éric Danon cette guerre va durer parce que ni Israël, ni le Hamas n’ont atteint leurs objectifs respectifs.

Nous connaissons les trois objectifs officiels d’Israël :

  • éradiquer le Hamas ou au moins lui infliger des pertes quasi irréparables ;
  • libérer les otages ;
  • et neutraliser toute menace émanant de Gaza.

Mais Eric Danon prétend qu’Israël poursuit aussi trois objectifs sinon secrets, au moins officieux :

  • Israël souhaite rebâtir une dissuasion afin qu’aucun groupe n’ambitionne de faire pareil que le Hamas. Car l’action du Hamas a fissuré les racines, la raison d’exister d’Israël : Protéger les juifs, interdire à jamais qu’il puisse encore exister des massacres de juifs comme ceux qui ont eu lieu en Europe au XIXème et au XXème siècle. Or le Hamas a non seulement réalisé un tel massacre et de plus sur le territoire d’Israël.
  • La guerre de Gaza constitue aussi une catharsis pour surmonter le traumatisme du 7 octobre 2023, certains parleront de vengeance.
  • Enfin, Netanyahou cherche à faire durer la guerre au moins jusqu’au 5 novembre 2024, date de l’élection présidentielle américaine, car il ne souhaite pas faire le cadeau de la paix au président actuel mais à Trump dont il attend un soutien plus indéfectible que celui offert par Biden.

Le Hamas poursuit aussi trois objectifs officiels :

  • rentrer en Israël et tuer le maximum de personnes ;
  • capturer le plus d’otages possibles pour les échanger avec des prisonniers ;
  • et préempter l’objet « résistance palestinienne » en montrant qu’il est le plus crédible pour porter ce combat.

Il poursuit également un objectif officieux : être présent à la table des négociations du jour d’après. Ce dernier objectif n’est pas atteint, mais le Hamas pense que plus il parviendra à faire durer la guerre et ne pas s’effondrer, plus il parviendra à se rendre incontournable pour la suite.

Nous constatons que pour Israël comme pour le Hamas, la vie et la souffrance des gazaouis n’a pas grande valeur. Il me semble que ce mépris de la vie palestinienne est beaucoup plus fort encore au Hamas, qui considère que chaque victime supplémentaire, « martyr » disent-ils, est une bonne chose car elle fait augmenter le ressentiment contre Israël.

Cette attitude cynique me fait penser à la réplique que Michel Audiard avait mis dans la bouche de Bernard Blier :

« J’ai déjà vu des faux-culs, mais vous êtes une synthèse ! »
(« Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais elle cause, 1969 »)

L’ancien ambassadeur parle de la souffrance des deux peuples. Il met en avant une souffrance particulière des Palestiniens qui prennent conscience que les pays arabes, notamment méditerranéens, ne sont pas intéressés par la fin du conflit.

La jeunesse palestinienne réalise ainsi qu’ils ont toujours été empêchés, depuis 1948, d’avoir un État par leurs dirigeants ou par ces pays arabes.

Et il explique pourquoi les pays arabes, et tout particulièrement ceux de la Méditerranée, n’ont rien fait pour favoriser l’émergence d’un État palestinien. Et il est vrai que dès la création de l’État d’Israël, les états arabes sont entrés en guerre non pour créer un État palestinien mais pour détruire l’État d’Israël et s’accaparer les territoires ainsi conquis entre Jordanie, Égypte, Syrie et Liban.

  • La première raison qu’il cite est que la cause palestinienne constitue un puissant levier de politique intérieure pour les pays arabes. En effet, elle permet d’entraîner la population en faveur des gouvernements au pouvoir. Dès qu’un gouvernement se trouve en difficulté, il évoque la question palestinienne et parvient à recréer une unité autour de lui pour défendre cette cause. Aucun gouvernement ne voudrait se priver d’un tel levier.
  • La seconde raison est que si les populations des pays arabes s’entendent bien, leurs gouvernements ne s’apprécient pas, comme le souligne la rivalité entre le Maroc et l’Algérie ou celle entre la Tunisie et l’Égypte. De fait, le rejet d’Israël contribue à rassembler ces pays lorsqu’ils se réunissent, par exemple lors des sommets de la Ligue arabe. Pour que cette entente dure, ils ont donc tout intérêt à ce que le conflit perdure.
  • Troisièmement, si le conflit israélo-palestinien prend fin, Israël pourrait devenir encore plus puissant. Israël est déjà une puissance déterminante du Proche-Orient dont le PIB (525 milliards de dollars) est supérieur à l’addition du PIB de tous les pays qui l’entourent. Ce conflit, les dépenses militaires d’Israël et les pertes économiques représentées par les appels au boycott, demeure un frein qui empêche Israël de devenir une superpuissance.
  • Enfin, le statut de Jérusalem demeure une des réticences essentielles à la création d’un État palestinien. Le fait que la Palestine récupère ce lieu saint (la mosquée Al-Aqsa) pourrait ne pas convenir à l’Arabie Saoudite ou à l’Iran. Dans leur esprit la Palestine ne mérite pas un tel honneur.

La religion prend d’ailleurs de plus en plus de place dans ce conflit.

Car ce conflit n’est plus simplement un conflit territorial, la religion occupe une place de plus en plus prégnante.

Inspirés par la religion, des individus sont profondément contre l’idée de la paix aussi bien du côté palestinien qu’israélien.

Ainsi, du côté palestinien, l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 a d’abord été revendiquée comme une non-acceptation d’Israël, au sens d’un refus du partage de l’ancienne Palestine mandataire (1923-1948). En ce sens, la difficulté originelle, renforcée par l’échec des nombreuses négociations, tient à la non-acceptation de ce partage.

Il rappelle aussi que si on accuse, à raison, le Hamas d’avoir sabordé les accords d’Oslo par des attentats terroristes faisant notamment exploser des bus israéliens, ce sont les messianistes sionistes qui ont commencé le cycle de violence. Ainsi, le massacre du caveau des Patriarches commis par un colon juif fanatique en 1994 a précédé les attentats du Hamas. Il explique que ces groupes religieux étaient motivés par le fait d’éviter à tout prix la création d’un Etat palestinien. C’est encore un fanatique issu de ces rangs qui a assassiné Yitzhak Rabin en 1995 en ayant pour but de tuer le processus d’Oslo.

Ce sionisme messianique, qui a pris une importance grandissante pour des raisons démographiques et politiques, refuse l’existence d’un État palestinien.

Eric Danon avant d’expliciter la piste qui lui semble la plus susceptible pour avancer vers une stabilisation puis une paix pose ces trois prémices : .

  • Premièrement, il récuse l’utilisation du terme « solution » (l’expression « solution à deux États » étant très présente dans le débat public) pour parler du conflit israélo-palestinien, et lui préfère l’expression de « tectonique des puissances ». Selon lui, il ne faut pas penser les dynamiques politiques en termes de « solution » mais plutôt d’évolution.
  • Deuxièmement, il soutient que la paix est aussi une question de personnes capables de la faire advenir. Or, sortir de ce conflit requiert des gens à la hauteur, ce qui n’est pas le cas au premier trimestre 2024.
  • Troisièmement, au vu du rapport de forces déséquilibré entre Israël et la Palestine, il n’est pas possible de les laisser négocier face-à-face. Il faut donc une médiation. Or, celle-ci ne peut pas s’articuler exclusivement autour des États-Unis, médiateur traditionnel, car sa proximité vis-à-vis des Israéliens tend à les disqualifier. M. Danon défend donc une double médiation menée par l’Arabie Saoudite et des États-Unis.

Pour le reste je vous renvoie vers la vidéo de la conférence qui est d’une richesse d’analyse exceptionnelle : « Conférence publique à la Sorbonne, le 25 avril 2024 »

Dans sa conclusion il revient sur ce constat que beaucoup sous-estime la dimension religieuse qu’a pris ce conflit :

Si le conflit israélo-palestinien est de nature géopolitique, il comporte une autre composante déterminante, la dimension religieuse. En effet, les Messianiques juifs refusent de lâcher les territoires pour des raisons religieuses. Une difficulté structurelle à gérer le Mont du Temple persiste. Enfin, les politiques et diplomates souhaitant le compromis se heurtent à la radicalité religieuse. L’attentat du 7 octobre 2023 en est le symbole. Par conséquent, cette montée du religieux déplace les frontières du conflit israélo-palestinien. En effet, le Palestinien est devenu un symbole du refus de l’histoire et des valeurs de l’Occident.

Et il a cette phrase :

« Ce n’est pas un hasard si vous avez le gouvernement le plus radical du point de vue de l’orthodoxie juive d’un côté et le Hamas de l’autre côté qui perpétue le pire crime en matière de barbarie en criant Allah Akbar et non Palestine libre »

Pour Eric Danon, c’est aussi parce que la politique est devenue faible que la religion s’est renforcée. La religion appelle à l’absolu et interdit le compromis que permet la politique. C’est à la politique qu’il faut revenir et dans ce domaine le prince héritier saoudien peut jouer un rôle utile, selon lui.

<1805>

Mardi 14 mai 2024

« Leys, l’homme qui a déshabillé Mao »
Documentaire consacré à Simon Leys, sinologue belge qui, le premier, a regardé la réalité du maoïsme en face

La mort de Bernard Pivot a conduit à mettre la lumière sur certaines de ses émissions qui ont été sinon un moment d’Histoire, au moins un moment essentiel de révélation.

Il en a été ainsi de l’émission « Apostrophes » du 27 mai 1983 dans laquelle il invite, enfin, Simon Leys, cet immense sinologue qui a dénoncé avant tous les autres, les crimes et l’incompétence de Mao Tsé Toung et de la politique menée par le Parti communiste chinois.

J’avais déjà consacré un mot du jour à cette émission : « Que les idiots disent des idioties, c’est comme les pommiers qui produisent des pommes, c’est dans la nature. Le problème, c’est qu’il y ait des lecteurs pour les prendre au sérieux. ».

Dans cet épisode, Bernard Pivot avait également invité Maria-Antonietta Macciocchi, qui avait écrit des livres très élogieux sur la Chine de Mao et qui était une référence pour les maoïstes français.

Simon Leys parviendra sur la chaîne nationale à démonter l’argumentaire de Mme Macciochi et hésitera pour qualifier son dernier ouvrage entre « stupidité totale » ou « escroquerie ». D’après une interview de Bernard Pivot, ce fut le seul cas où, à la suite d’un passage à Apostrophes, les prévisions de vente d’un livre furent révisées à la baisse.

Il faut absolument voir le documentaire de 50 minutes diffusé sur la Chaîne « Public Sénat » : <Leys, l’homme qui a déshabillé Mao> qui montre le combat de Simon Leys pour dévoiler la vérité sur la Chine de Mao.

Simon Leys s’appelait dans l’état civil Pierre Ryckmans. Il est né en 1935, en Belgique dans une famille de la grande bourgeoisie catholique belge.

En mai 1955, il a l’opportunité de participer au voyage d’une délégation de dix jeunes Belges invités durant un mois en Chine. La République populaire de Chine avait été proclamé par Mao, 6 ans auparavant. Ce séjour très encadré par le Parti communiste chinois lui permet de rencontrer et d’échanger avec Zhou Enlai, le numéro 2 derrière Mao. Il en sortira fasciné.

Il décide d’apprendre le chinois afin de pouvoir s’ouvrir à la langue et à la culture du pays et d’aller l’étudier dans le monde chinois.

Il commencera à étudier à la section des Beaux-Arts de l’Université nationale de Taïwan. Puis il voyagera beaucoup dans le monde et se fixera d’abord à Singapour, mais devra en partir car il sera soupçonné d’être pro-communiste et ensuite s’installera, à partir de 1963, à à Hong Kong.

Il épousera une journaliste chinoise en 1964 : Han-fang Chang qui sera sa compagne jusqu’à la fin de sa vie et avec qui il aura quatre enfants.

Il étudie beaucoup et a du mal à trouver des emplois suffisamment rémunérés., il complète son salaire en rédigeant tous les quinze jours, de 1967 à 1969, un rapport analysant le déroulement des événements en Chine, pour le compte de la délégation diplomatique belge de Hong-Kong.

Ce sont ces rapports qui se fondent sur les publications officielles du régime communiste, comme sur le témoignage des chinois qui ont pu fuir le pays du livre rouge qui lui permettront d’écrire son premier ouvrage « Les Habits neufs du président Mao » dans lequel il dénonce ce qu’il sait de ce régime horrible et assassin

Il prendra pour nom d’auteur Simon Leys pour des raisons qui sont expliquées dans le documentaire.

Je ne vais pas écrire tout ce que le documentaire décrit. Il me parait très important, en revanche, d’insister sur un point essentiel : Le monde des intellectuels et universitaires, le monde des journalistes et des hommes politiques de gauche feront plus que critiquer le travail de Simon Leys : ils le couvriront d’injures, l’ostraciseront et lui fermeront définitivement les portes de l’Université française, alors qu’il était un des sinologues les plus compétents et les plus lucides qui existait alors sur la place.

Je veux donner la liste de ceux qui se sont trompés et qui, au moment où Simon Leys révélait la vérité, se sont trouvés dans l’autre camp :

  • Philippe Sollers et la revue Tel Quel
  • Le journal Le Monde
  • Le journal Libération qui a été créé par des maoïstes dont Serge July
  • Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir
  • Roland Barthes
  • Michel Foucault
  • Louis Althusser et ses disciples Benny Lévy, les frères Miller (Jacques-Alain et Gérard),
  • André Glucksmann, père de Raphaël qui se distinguera des autres en pratiquant la plus sévère autocritique, quand il constatera qu’il s’était trompé.

Il sera cependant soutenu immédiatement par Jean-François Revel et René Étiemble.

Tous ses critiques reconnaîtront, plus ou moins, leurs erreurs et la justesse des écrits de Simon Leys sauf le philosophe Alain Badiou qui continue à affirmer que « Les Habits neufs du président Mao » est une « brillante improvisation idéologique de Simon Leys dépourvue de tout rapport au réel politique »

En attendant Simon Leys trouvera la sérénité et la reconnaissance en Australie, où l’Université ouvrira ses portes à cet homme lucide et habité par la recherche de la vérité. Il s’y installera en 1970, et y finira ses jours en 2014.

« Le Monde » tentera, par un hommage appuyé, un rattrapage de l’aveuglement, 40 ans auparavant :

« Il possédait un goût pour le savoir qui soutenait son immense érudition ainsi que son énergie pour lire, traduire et comprendre. Néanmoins, conscient de la fragilité de nos connaissances, il mêlait volontiers l’humour du sceptique et la modestie du sage. C’est sans doute cette lucidité qui lui permit de voir la Chine maoïste sous son véritable visage et de publier, en 1971, le livre le plus percutant sur la Révolution culturelle, « Les Habits neufs du président Mao » »

Je crois que nous pouvons beaucoup apprendre de ce moment d’affrontement entre un homme lucide, sage et modéré et une cohorte de gens, pour la plupart classés à gauche, convaincus de détenir la vérité et d’être du côté du bien, aveuglés par leur dogme et leurs certitudes.

Le maoïsme et le stalinisme ne sont plus d’actualités, le trotskysme presque plus, mais il reste encore bien des dogmes et des nouveaux combats dits « progressistes » qui aujourd’hui continuent à aveugler des femmes et des hommes qui sont certains d’être du bon côté du combat. Qu’en sera-t-il dans quarante ans ?

Je redonne le lien vers le documentaire : <Leys, l’homme qui a déshabillé Mao>.

<1804>

Mardi le 7 mai 2024

« Je vis avec les mots […] Mourir c’est abandonner les mots et cela c’est terrible ! »
Bernard Pivot dans l’émission « L’Invité » de Patrick Simonin en mars 2021

Même Bernard Pivot est mortel, sa vie s’est arrêtée le 6 mai 2024, le lendemain de son 89ème anniversaire.

Le créateur et animateur des émissions de télévision qui ont rendu les français plus cultivés et instruits : « Apostrophes » (de 1975 à 1990) et « Bouillon de culture » (de 1991 à 2001) a fait l’objet de nombreux hommages dès l’annonce de sa disparition.

Je privilégie une émission plus ancienne, en mars 2021, lorsqu’il a été invité par Patrick Simonin pour parler de son avant dernier livre : « … Mais la vie continue ». Il parle de son grand âge et de ce travail difficile et en perpétuel évolution : vieillir.

« Quand on écrit un livre sur la vieillesse on connait chaque matin le sujet mieux que la veille, et moins bien que le lendemain »

Pour lui, le problème principal devient la santé :

« Les obsèques, on s’en fout. L’important est de vivre le plus longtemps possible et en bonne santé ! L’objet principal du livre est la santé.
A 80 ans passés, la question « Comment vas-tu ?», ce n’est plus une question de politesse, c’est une question médicale ! »

On sent dans cette émission sa passion intacte pour la vie, vivre au présent est pour lui une quête de tous les instants. Et il insiste sur le privilège acquis de la liberté, liberté de la maitrise du temps et liberté de parole :

« Le grand privilège de l’âge, par rapport au moment où on est dans la vie active […] c’est qu’on a la maîtrise de son temps et de son jugement. » […] Si vous avez envie de dire quelque chose vous le dites carrément. A 30 ou 40 vous n’osiez pas. »

Il insiste beaucoup sur cette liberté d’organiser son temps à sa guise.

« Ce qui est extraordinaire c’est la maîtrise du temps. Quand vous êtes jeune, vous avez toute la vie devant vous, vous avez des décennies devant vous et vous n’avez jamais le temps et quand vous êtes vieux vous n’avez plus beaucoup de temps devant vous, les années sont comptées et vous avez tout votre temps. !
Autrement dit à long terme on n’a jamais le temps et à court terme on a tout son temps. »

Et puis il parle des mots. Des mots qu’ils a tant aimé, qui ont été la sève de sa vie, les mots qui finissent avec la mort :

« C’est par amour des mots que nous sommes devenus écrivains ou journalistes. Les mots c’est notre matière première, ce sont nos amis, nos esclaves, ce sont nos fiancés, ce sont nos amants. Nous adorons les mots. […] Les mots cela peut-être du poil à gratter, comme cela peut être de la barbe à papa, cela peut être de la crème caramel comme du poivre de cayenne. […] Les mots sont à notre service, écrire c’est les réunir, les assembler, les biffer c’est un plaisir extraordinaire. Moi je vis avec les mots, trop souvent les gens ne se rendent pas compte que les mots font partie de notre vie, de notre atmosphère, de notre univers. Mourir c’est abandonner les mots et cela c’est terrible ! »

Les mots c’est aussi ceux que l’on oublie quand l’âge avance. Le mot qu’il aime le plus est « Aujourd’hui » en ajoutant qu’il lui plait beaucoup que ce mot comporte une « apostrophe » mais surtout parce qu’il désigne le présent qui était si important pour cet amoureux de la vie.

Il avait aussi beaucoup d’humour, il a écrit dans son livre : 

« Rire, ça fait fuir la mort ! »

Il faut ajouter, un certain temps…

<1804>

Lundi 29 avril 2024

« L’évocation d’une ancienne tradition qui est en réalité très moderne. »
Max Fisher, journaliste qui rappela que le relais de la flamme olympique est une invention de l’Allemagne nazie

Ces derniers jours quand on allume la radio et je suppose la télévision (que je ne regarde pas) on nous parle beaucoup de la flamme Olympique.

Actuellement, elle se trouve sur le navire le BELEM pour faire le trajet d’Athènes à Marseille où elle arrivera le 8 mai. Puis elle sera portée par de nombreux athlètes dans un très long trajet à travers la France, toute la France, c’est à dire aussi les départements et territoire d’outre mer.

Un site <Relais de la flamme olympique : parcours> vous permet d’en connaître tous les détails. Un article plus simple de l’hebdomadaire <Le Point> donne la liste des villes et les dates.

Lyon et d’autres villes ont refusé d’accueillir la flamme pour ne pas s’acquitter des 180 000 euros exigés pour que le trajet daigne passer par la métropole lyonnaise.

Au préalable, il a fallu allumer cette flamme à Olympie grâce aux rayons du soleil et l’aide de femmes habillées de manière hollywoodienne, dans l’objectif de ressembler à des prêtresses grecques.

J’espère que les adeptes exacerbés des trois monothéismes se rendent compte que nous sommes en pleine célébration polythéiste. On ne dira jamais assez que le polythéisme constitue une invitation à la tolérance, contrairement au monothéisme qui confond croyance et vérité.

Le polythéisme est aussi pragmatique puisque la flamme n’a pas été allumée par le soleil le jour prévu, c’est à dire mardi 16 avril, parce que les nuages ne l’ont pas permis. Il y avait un plan B, une flamme, allumée selon le rite,  attendait sagement de pouvoir transmettre le feu.

Mais quelle est cette tradition qui consiste à faire parcourir à la flamme olympique un si long trajet ?

Il existe même une question préalable : Cette tradition de la flamme olympique existait-elle lors des jeux antiques ?

Sur le site officiel des jeux olympiques de Paris, les organisateurs prétendent que oui :

« Lors des Jeux Olympiques antiques, la Flamme était générée par les rayons du soleil et restait allumée pendant toute la durée des Jeux dans un sanctuaire d’Olympie, le Prytanée. ».

Ce n’est pas ce qu’affirme Wikipedia dans son article sur la flamme olympique :

« La flamme olympique n’existait pas dans les Jeux olympiques antiques. Elle est apparue pour la première fois le 28 juillet 1928 lors des Jeux olympiques d’été de 1928, à Amsterdam. »

La bible française en matière de sport : L’Équipe pose la question à Vinciane Pirenne-Delforge, professeur au Collège de France, qui confirme : « Pas de flamme olympique dans l’Antiquité ».

Une recherche Google donne comme élément de rapprochement qu’à l’époque, des torches étaient allumées pour des cérémonies religieuses, en hommage à certains Dieux ou durant des compétitions sportives, comme des courses de flambeau !

Voilà qui est dit !

Lors de la création des jeux olympiques de l’ère moderne, en 1896 à Athènes, il n’a pas été question non plus de flamme olympique. Elle est apparue, comme l’écrit Wikipedia en 1928 à Amsterdam.

Mais le parcours de la flamme à  travers des villes et des pays a été inventé par d’autres : les nazis. C’est ce que qu’on peu voir sur le Mémorial de l’Holocauste. Mais un article du journal « Le Monde » de 2012 nous donne plus de précision :

« Le journaliste Max Fisher, du magazine américain The Atlantic, rappelle les conditions dans lesquelles est née cette tradition moderne, en 1936, pour les Jeux de Berlin. Le régime nazi avait inventé cette année-là le relais de la flamme, l’utilisant comme instrument de propagande.
A l’origine, Adolf Hitler ne voulait pas des Jeux, qu’il qualifiait d’« invention des juifs et des francs-maçons » [mais] convaincu par le ministre de la propagande, Joseph Goebbels, en 1934, Hitler en fit une démonstration du pouvoir nazi, une évocation des racines aryennes du peuple allemand, unifié par « l’esprit combattant » de ses athlètes. Il saisit aussi l’occasion de lier symboliquement son régime aux empires de l’Antiquité qui lui étaient chers. La flamme fut utilisée pour exprimer la continuité historique naturelle, imaginée par le régime nazi, entre son propre essor et l’héritage grec, via Rome et le Saint-Empire romain germanique. Cette année-là, les porteurs de flambeau passèrent par la Tchécoslovaquie. La propagande allemande encouragea des heurts entre des membres de la communauté allemande et la majorité tchèque. Deux ans plus tard, l’Allemagne envahissait le pays. […] L’idée originale de la torche avait été soufflée à Hitler et Goebbels par un dénommé Carl Diem, patron du Comité olympique du Reich, qui avait mené une longue campagne pour obtenir l’organisation des jeux en Allemagne. ».

Le Monde cite Max Fisher, qui écrivait que l’on peut encore discerner « les échos lointains de cette première cérémonie […] : les costumes, l’orchestration minutieuse, le fer et la flamme, l’évocation d’une ancienne tradition qui est en réalité très moderne ».

A ce stade, on peut conclure soit que le régime nazi a peut être eu des innovations qu’on peut reprendre, soit sentir un certain malaise devant cette antiquité inventée de toutes pièces par des monstres du XXème siècle.

<1803>

Lundi 22 avril 2024

« Dans l’eau, les baleines sont devenues l’espèce dominante, sans tuer leurs semblables. »
Heathcote Williams

C’est une amie d’Annie, habitant la Guadeloupe, qui a conseillé de voir ce documentaire remarquable « Les gardiennes de la Planète ».

Il a été réalisé par Jean-Albert Lièvre et il est sorti en salle début février.
Il commence par ces mots écrits par Heathcote Williams dans son ouvrage : « The Whale Nation » traduit en français et ayant pour titre « Des Baleines. :

« Vue de l’espace, la planète est bleue
Vue de l’espace, la planète est le territoire
Non pas des hommes, mais de la baleine »

Le documentaire s’inspire librement de ce livre, écrit en 1988. Quand nous avions fini de regarder le documentaire, je me suis empressé d’aller emprunter à la bibliothèque le livre de Heathcote Williams traduit par Jacqueline Ollier.

Ce livre, plein de photos, est encore plus magnifique et instructif que le documentaire.

Je crois que le documentaire est une invitation à lire ce livre qui est un long poème en prose, un hymne à la beauté, à l’intelligence et à la majesté de ce grand mammifère : la baleine.

« D’anciens mammifères inconnus quittèrent la terre. En quête de nourriture ou de sanctuaire,Et entrèrent dans l’eau »
Page 10

Pendant longtemps les humains ont massacré les baleines. Tout était prétexte à les chasser, les dépecer. Les êtres humains ont utilisé chaque partie de la baleine une part pour la nourriture et une grande part pour l’industrie.
Heathcote Williams est non seulement écrivain et poète, il mobilise aussi de grandes connaissances scientifiques pour expliquer tout ce que les baleines apportent à la biodiversité, à l’équilibre de la vie sur terre.

Il montre comment elles se comportent et conseille aux humains d’apprendre de ces doux géants une nouvelle façon de vivre :

« Comme les bouddhistes,
Elles sont très sobres,
Elles peuvent rester huit mois sans nourriture
Et elles ne travaillent pas pour manger
Elles jouent pour manger.
La baleine à bosse attrape sa nourriture en faisant des bulles […]
Quand elles éclatent, elles font un cercle de brume aveuglante. »
Page 15

C’est ainsi que les baleines piègent le plancton : les crevettes arctiques, le krill, les papillons de mer.Leur énorme oreille est vingt fois plus sensible que celle de l’homme. Parce que : « La baleine se meut dans une mer de sons »

Elles sont naturellement écologistes :

« Elles se reproduisent en fonction exacte de la quantité de nourriture que contient la mer »
Page 31

Il décrit toujours avec poésie et précision comment les baleines qui sont mammifères comme nous se reproduisent. Il ajoute des détails qui touchent notre humanité :

« Si survient une mort prématurée
La mère portera son petit sur son dos
Jusqu’’à ce qu’il se désintègre. »
Page 47

Le livre après avoir montré la magie de ces immenses êtres vivants, ne va rien nous épargner de la brutalité, de la rapacité des gens de notre espèce qui voient en ces majestueux voyageurs des océans, uniquement des objets économiques :

« Quand la baleine arrive à portée de tir,
On met le moteur au ralenti.
Un tir précis la touche entre les omoplates […]
La pointe frappe,
Suivie par une charge-retard qui explose trois secondes après.
Déchiquetant et lacérant le flanc de la baleine au passage du harpon.[…]
La baleine serre les mâchoires
Halète, se convulse et crache du sang par son évent. […]
Vingt minutes s’écoulent […]
N’ayant pas d’ennemis dans la mer,
La baleine se refuse à croire qu’on l’attaque, […]
Elle suffoque et meurt […]
Une lance creuse
Fixée à un tube
Est lancée contre son ventre retourné,
Insufflant de l’air comprimé dans son cadavre
Pour le gonfler et le maintenir à flot […]
Le navire-usine, grand comme un porte-avions,
Capable de débiter une baleine toutes les demi-heures
S’approche d’elle… »
Pages 53 à 56

La description du carnage continue pendant plusieurs pages, avant que dans une dizaine de pages, l’auteur énumère la liste interminable de tous les usages que les humains ont réalisé à partir du géant des mers.

Les scientifiques se sont rendus compte de l’importance des baleines dans l’écosystème de la terre, la chasse en a été interdite en 1982. Pourtant 3 pays continuent à les tuer : Le Japon, la Norvège et l’Islande.

« France info » nous apprend qu’après la chasse le réchauffement climatique décime aussi la population des cétacés :

« De nouvelles recherches australiennes montrent qu’entre 2012 et 2021, en moins de 10 ans, le nombre de baleines a baissé de 20% dans le Pacifique Nord.
Car les vagues de chaleur marines bouleversent tout l’écosystème marin et réduisent la production de phytoplancton, ces plantes à la base de la chaîne alimentaire des baleines. […] Après avoir été décimées par les chasseurs, aujourd’hui, c’est donc la faim qui tue les baleines. […] Les scientifiques australiens, qui rappellent que les baleines sont des sentinelles de la santé des océans, appellent à agir d’urgence contre le changement climatique. »

Le documentaire se termine par ce texte de Heatchcote Williams :

« Dans l’eau, les baleines sont devenues l’espèce dominante,
Sans tuer leurs semblables.

Dans l’eau, les baleines sont devenues l’espèce dominante,
Bien qu’elles permettent aux ressources qu’elles utilisent de se renouveler.

Dans l’eau, les baleines sont devenues l’espèce dominante,
Bien qu’elles communiquent par le langage plutôt que d’éliminer leurs rivaux.

Dans l’eau, les baleines sont devenues l’espèce dominante,
Bien qu’elles ne défendent pas jalousement leur domaine, armées jusqu’aux dents.

Dans l’eau, les baleines sont devenues l’espèce dominante,
Sans troquer leur innocence contre l’illusion de posséder.

Dans l’eau, les baleines sont devenues l’espèce dominante,
Bien qu’elles admettent l’existence d’autres esprits que les leurs.

Dans l’eau, les baleines sont devenues l’espèce dominante,
Sans permettre à leur population d’atteindre des densités catastrophiques.

Dans l’eau, les baleines est l’espèce dominante,
Extra-terrestre, qui a déjà atterri…
Pages 99 à 101

Livre d’une beauté magique, d’une science confondante qui nous permet d’approcher et d’un peu mieux comprendre ce mammifère qui a choisi de vivre dans l’eau, qui ne se comporte pas comme homo sapiens et qui fait tant de bien à la terre. 

« Wikipedia » nous apprend qu’en outre les baleines jouent un rôle majeur dans la capture du dioxyde de carbone. Car elles agissent comme une pompe biologique, elles se nourrissent de zooplancton, remontent à la surface pour respirer et libèrent dans l’eau de gigantesques vagues de nutriments riches en azote, en phosphore et en fer.

Autrement dit, elles remettent en circulation des nutriments grâce à leurs fèces (excréments), qui vont par la suite nourrir et stimuler la croissance du phytoplancton et des algues marines qui absorbent le carbone de l’atmosphère par photosynthèse. Ainsi, elles contribuent à la séquestration du carbone en ingérant ces organismes qui concentrent une grande partie du carbone atmosphérique. Ces mêmes informations se trouvent dans le documentaire et le livre.

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Lundi 15 avril 2024

« De temps en temps, il faut poser des gestes gratuits de bonté, c’est ce qui rend la vie supportable. »
Denys Arcand, dans son film « Testament », sorti en salles le 22 novembre 2023

Denys Arcand, cinéaste québécois, est à 82 ans, un des monuments du cinéma mondial.

Ma première rencontre avec son œuvre fut quand, avec Annie, nous avons vu « Jésus de Montréal » (1989) qui venait de recevoir le Prix du Jury de Cannes.
Mais ses films les plus connus et ayant eu le plus de succès furent certainement : « Le Déclin de l’empire américain » (1986) et « Les invasions barbares » (2003).

« Testament » est son dernier opus, peut être l’ultime si on veut donner un sens à ce titre.
Ce samedi, nous avons regardé ce film nostalgique et jubilatoire avec Annie.

Les deux héros de TestamentLe film montre un vieil homme, célibataire, probablement le double cinématographique de Denys Arcand, interprété par Rémy Girard. À 70 ans, Jean-Michel Bouchard (Rémy Girard) sent sa fin approcher. Dépassé par son époque et pensant souvent à la mort, il vit dans une résidence pour personnes âgées, gérée par Suzanne (Sophie Lorain), et travaille encore deux jours par semaine aux Archives nationales.

Jean-Michel et Suzanne vont assister à l’arrivée de jeunes manifestants qui vont camper devant la résidence et marteler leur slogan : « Respect pour les premières nations ». Ils dénoncent la présence dans la résidence d’une fresque murale, réalisée au XIXème siècle, montrant la rencontre entre Jacques Cartier et des autochtones du Canada.

Jacques Cartier (1491-1557) est décrit dans nos livres d’Histoire comme un navigateur et un explorateur français ayant découvert le Canada. Dans la compréhension d’aujourd’hui, c’est un colonialiste qui n’a rien découvert puisqu’il existait une population appelé « amérindienne » qui vivait déjà sur cette terre et que son rôle a consisté à soumettre cette population et préparer l’installation et l’exploitation de cette terre et de ses habitants par les européens.

Jean-Michel, grâce à un ami, va inviter une femme autochtone pour voir, avec son regard, la fresque. Elle va donner son sentiment et dialoguer avec le groupe de jeunes qui veulent la destruction de la fresque.
De cette rencontre, il apparaît que le groupe de jeunes ne compte aucun autochtone mais une vingtaine de vrais « wokes », ayant trouvé une nouvelle cause pour exercer leur censure.

Ce moment est très émouvant car si les jeunes stigmatisent la représentation des amérindiens parce qu’ils sont quasi nus, alors que selon les wokes ils auraient dû être représentés en « tenue d’apparat » accueillant des émissaires européens. La femme autochtone décrit une scène mettant en présence des hommes de l’âge de pierre devant des européens armés de fusils qui vont bientôt servir. Pour elle, ce tableau est l’annonce d’un génocide. Mais il ne semble pas qu’elle en demande la destruction, plutôt une explication. Ainsi, quand elle interpelle les deux occidentaux qui l’accompagnent par cette question : « Vous n’avez jamais vu cette fresque sous cet angle ? », ils acquiescent.

Il ne s’agit pas de rejeter l’intégralité des sources du woke, mais d’en saisir les excès, les anachronismes et parfois la bêtise.
C’est ce que fait Denys Arcand dans ce beau film, drôle, sarcastique, tendre parfois.
Comme cette réplique, dont j’ai fait l’exergue de ce mot du jour, que pose Jean-Michel Bouchard à la fille de Suzanne qui a quitté sa mère brutalement et ne veut plus la revoir.

Car l’affaire de la fresque, n’est pas le seul sujet du film. Il montre aussi le fonctionnement toxique de la télévision et de la radio, qui dramatisent vite et exagérément l’événement. Il s’attaque ensuite au monde politique, qui gouverne en fonction des apparences et qui carbure à l’indignation populaire.
Enfin, l’autre grand sujet de cette comédie satirique est la solitude, celle des vieux en particulier, mais avec des moments d’échange et d’humanité pleins de grâce.

Cependant le sujet de ce mot du jour, n’est pas que mon avis sur ce film.

J’ai voulu connaître les réactions des médias français sur ce film. Et j’ai été frappé par une scission entre deux camps.

« Le Figaro » sous la plume d’Eric Neuhoff est enthousiaste :

« à 82 ans, denys arcand n’a pas l’âge de ses artères. mais avec testament, il a la dent dure. l’époque le désole. il choisit de s’en moquer. le programme est infini. c’est le monde à l’envers. l’inculture le dispute à la bêtise, qu’accompagne souvent l’arrogance […] l’enfer se pare de slogans bien intentionnés. […] ce courant d’air salubre fait un bien fou. contre le politiquement correct, la méthode Arcand est la meilleure. cela se passe au Québec, c’est-à-dire partout. on attend l’équivalent chez nous. il n’est pas interdit de rêver. »

Le magazine de cinéma « Première » est aussi élogieux :

« Denys Arcand […] signe une savoureuse comédie sur la cancel culture qui insiste précisément sur le décalage entre générations. […] si la situation entraîne imbroglios politiques et désaccords existentiels, le film a la judicieuse idée de privilégier l’humour et même d’oser la comédie sentimentale. au final, Arcand se questionne avec une bonne dose d’ironie et de tendresse sur son propre statut de ringard présumé. »

Le journal régional de tours : « La Nouvelle République » nous donne des informations sur l’origine de ce film :

« C’est un événement qui s’est déroulé dans un grand musée de new-york qui m’a donné l’idée du film » raconte Denys Arcand. « sur une grande fresque murale, on voyait la rencontre d’indiens de l’île de Manhattan avec un explorateur hollandais. »
un jour, « un groupe a exigé sa destruction en prétextant que cette toile constituait une insulte aux premiers arrivants. les responsables du musée ont alors placé une vitre devant l’immense tableau et, par quelques notes écrites, ont indiqué : “ il est impossible que cette réunion ait eu lieu en pareilles circonstances ” ou “ les indiens que vous voyez ne sont pas exactement habillés comme ils le devraient ”. ça a satisfait tout le monde et cette vitrine – explicative, en quelque sorte – est encore là, aujourd’hui. cet événement a excité mon imagination. pourquoi ne pas concevoir, dans la chapelle sixtine, de petites notes qui préciseraient : « dieu le père est ici représenté comme un homme blanc, vieux et probablement hétérosexuel, mais libre à vous d’imaginer, à sa place, une femme noire, jeune et enceinte ».

La Nouvelle République se situe aussi dans le camp favorable au film :

« C’est une chronique drôle et grinçante sur la « bien-pensance ».
avec testament, le cinéaste québécois Denys Arcand s’amuse à régler des comptes avec les excès d’une époque où réactions épidermiques et parfois irréfléchies ont remplacé analyse et temps de réflexion.
[…] testament est avant tout un film où on sourit. […] peinture réaliste des excès de certains justes combats, testament choisit l’optimisme. »

Le quotidien catholique « La Croix » considère que le film « distille un charme qui doit beaucoup à l’interprétation fluide de Rémy Girard et à une photographie élégante ». le journal trouve le « dénouement lumineux » et juge qu’il « confirme rétrospectivement le soupçon que la satire visait aussi cette génération de seniors indifférente au devenir des plus jeunes. le testament du cinéaste de 82 ans se trouve-t-il dans cet ultime message d’espoir ? »

« Le Point » porte aussi un regard positif sur ce film

« Dans son quinzième film, le cinéaste québécois observe avec humour, et sans ménagement, un monde qui brûle des livres et réécrit des œuvres. »

Et il donne la parole au cinéaste :

« Je crois que ce sont des mouvements qui ressemblent en grande partie à une forme de renaissance religieuse chez un peuple dissident et fondamentalement croyant […]. ces mouvements ne sont pas politiques, n’abordent pas les questions sociales, la condition de vie des gens les plus démunis. Ils sont puritains, prônent la recherche de la rectitude morale, la primauté du genre, de l’origine ethnique et veulent accorder l’histoire à leurs principes. C’est un peu comme le temps de la prohibition où l’alcool fut interdit pour ne pas conduire à la débauche et améliorer l’être humain. pour moi, c’est un des multiples avatars du rêve américain.
[…] difficile de savoir si ces excès, devenus quotidiens, vont durer ou sont passagers […] qu’en pensera-t-on dans vingt ans ? On se dira peut-être : quelle folie cette culture de l’annulation, exactement comme nous paraît aujourd’hui absurde le fanatisme des maoïstes dans les années 1970. Quand je pense à la fascination du Petit Livre Rouge de Mao sur les intellectuels de l’époque : quinze ans après, la réalité prouvait qu’il était un tyran sanguinaire, responsable de millions de morts […] on ne peut jamais rien prévoir : c’est ma vieille formation d’historien qui me fait penser cela. on a déjà commencé à brûler des livres, à réécrire des œuvres. pour l’instant, on s’en prend à Ian Fleming et à Agatha Christie. pourquoi pas Shakespeare très bientôt ? à moins d’un sursaut, on assiste à la fin de l’universalisme. »

Le magazine de la gauche culturelle « Télérama » est plus en nuance. si le journal juge le film « inégal », il a été touché par la mise en scène de ce débat entre la « cancel culture » et la « mémoire nécessaire ». pour l’hebdomadaire, « c’est dans ce nœud gordien que s’infiltre l’intelligence de testament. un film sur l’automne de la vie d’un homme sardonique, qui cherche à ne pas mourir trop vieux ni de cœur ni d’esprit. »

Mais les « vrais médias de gauche » ont massacré le film. En premier lieu « Le Monde »

« Le cinéaste Denys Arcand sombre dans l’antiwokisme. sans finesse, le réalisateur québécois dissèque l’affaissement moral supposé de son pays en mettant les femmes et la jeunesse en première ligne.
[…] le cinéaste ne se montre jamais à la hauteur des débats qu’il soulève, la profondeur analytique de ses saillies pouvant se résumer à un désespéré « tout fout le camp ! » et « on ne peut plus rien dire », tandis que femmes et jeunesse sont filmées comme des monstres irrationnels. en faisant du wokisme l’explication de tous les maux de son pays, Arcand oublie, au passage, de faire le méticuleux décompte de ses privilèges, et notamment celui-ci : il a une heure cinquante-cinq pour raconter n’importe quoi sans être interrompu. en somme, le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les « boomers ».»

Ce texte peu aimable est de Murielle Joudet qui va jusqu’à oser cette comparaison disqualifiante, pour elle : « Denys Arcand rejoignant là Eric Zemmour en faisant des femmes – et d’une supposée « féminisation de la société » – les agents d’un affaissement intellectuel. ».


Jérôme Garcin
n’est pas plus aimable dans « Le Nouvel Obs ». Dans le titre il utilise les termes « vieillot et poussiéreux » et il ajoute :

« C’est un film de vieux, que notre époque insupporte et que le politiquement correct exaspère. [..] il n’est pas le seul à dénoncer les excès du nouvel ordre moral, mais il le fait ici avec une délicatesse d’éléphant blessé, échappé du cirque. le pamphlet n’est pas seulement un genre, c’est aussi un art. son film à sketches, où il beurre épais à chaque plan, n’en est pas. »

Avec ses acolytes de l’émission « Le masque et la plume » de France Inter, ils récidivent dans un jugement très défavorable.

Le journal « Libération » pratique la cancel culture : il ne parle pas de ce film !

Il faut aller sur « France 5 » pour entendre les éloges de Pierre Lescure et de Patrick Cohen avec en outre une interview du cinéaste.
Quand Patrick Cohen dit à la fin de la chronique que c’est le film le plus drôle qu’il ait vu depuis la rentrée, Anne Elisabeth Lemoine réplique :

« Cela fait peut être de vous un vieux con ? ».

Peut être faut-il savoir être un vieux con pour dénoncer les excès et les effets de mode et de troupeau qui mènent vers le néant.

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Vendredi 5 avril 2024

« Mais, au nom de Dieu, qu’on laisse tranquille la Palestine »
Yusuf Dia Khalidi (1842-1906), dans une lettre du 1er Mars 1899,destinée à Theodor Herzl

Est-il nécessaire de faire le point sur la situation à Gaza et au Proche-Orient ?

Nous sommes au milieu du chaos. Le Hamas, sans aucune considération et humanité à l’égard de la population de Gaza, a lancé une attaque terroriste d’une ampleur et d’une violence inouïe  contre Israël et sa population.

Depuis, dans un mouvement de réaction mais aussi de rage et de vengeance, Israël s’acharne sur les maisons de Gaza et surtout sa population.

Aujourd’hui, je voudrai partager une page d’Histoire. Du 29 au 31 août 1897, Theodor Herzl convoqua le Premier Congrès Sioniste mondial à Bâle, en Suisse. Ce congrès appelle à la création d’un foyer juif en Palestine. Dans son journal, à la date du 3 septembre 1897, il écrit :

«A Bâle, j’ai fondé l’État juif… Dans cinq ans peut-être, dans cinquante sûrement, chacun le verra.»

Un homme, un arabe de Palestine observe ce mouvement avec attention et angoisse. Il a pour nom Yusuf Dia Khalidi , certains écrivent son nom : Youssef Diya Al-Khalidi.

C’est un homme érudit, polyglotte, il a été maire de Jérusalem à plusieurs reprises. Il connaît le projet sioniste par les journaux. Et, il a observé les premières frictions entre les nouveaux arrivants et les fellahs (paysans) locaux, déplacés de force pour permettre la création des colonies.

Alors, le 1er mars 1899, Yusuf Dia Khalidi qui est alors député au Parlement impérial ottoman à Constantinople, prend la plume et envoie, en langue française, une lettre de sept pages au grand rabbin de France, Zadoc Kahn, lui demandant de la transmettre à Herzl.

Vous trouverez cette lettre, ainsi que la réponse de Theodor Herzl sur ce site <Correspondance 1899>. J’en cite quelques extraits. Voici d’abord l’introduction qui montre son empathie pour le peuple juif.

« Je me flatte de penser que je n’ai besoin de parler de mes sentiments vers Votre peuple. Tous ceux qui me connaissent savent bien, que je ne fais aucune distinction entre juifs, chrétiens et musulmans.

Je m’inspire toujours de la sublime parole de Votre Prophète Malachie, n’est-ce pas que nous avons un père commun à nous tous ? N’est-ce pas le même Dieu qui nous à créé tous ?

En ce qui concerne les israélites je prends cette parole au sens de la lettre, car, en dehors de ce que je les estime pour leurs hautes qualités morales et intellectuelles, je les considère vraiment comme parents à nous autres, arabes, pour nous ils sont des cousins, nous avons vraiment le même Père, Abraham, dont nous descendons également. […] Ce sont ces sentiments qui me mettent à l’aise pour Vous parler franchement de la grande question qui agite actuellement le peuple juif. Vous Vous doutez bien que je veux parler du Sionisme. »

Et, il écrit ensuite ce paragraphe que l’historien juif, Georges Bensoussan, relève dans son livre « Les origines du conflit israélo-arabe (1870-1950) » :

« L’idée en elle-même n’est que toute naturelle, belle et juste. Qui peut contester les droits des Juifs sur la Palestine ? Mon Dieu, historiquement c’est bien Votre pays ! Et quel spectacle merveilleux ça serait si les Juifs, si doués, étaient de nouveau reconstitués en une nation indépendante, respectée, heureuse, pouvant rendre à la pauvre humanité des services dans le domaine moral comme autrefois ! »

Yusuf Dia Khalidi exprime d’abord l’idée que le projet sioniste est voué à l’échec. L’Histoire lui a donné tort, l’État d’Israël a bel et bien vu le jour. Mais quand il écrivait cela, il ne pouvait imaginer une succession d’évènements au XXème siècle qui vont rendre possible ce qui semblait impossible : la Première guerre mondiale, la disparition de l’Empire ottoman, l’attitude ambigüe, perverse et colonisatrice britannique, la seconde guerre mondiale, la shoah. Cette succession d’horreurs et d’interventions délétères des États européens vont permettre, avec la volonté, l’action et l’organisation des juifs de Palestine, la réalisation de l’utopie sioniste :

« Malheureusement, les destinées des nations ne sont point gouvernées seulement par ces conceptions abstraites, si pures, si nobles qu’elles puissent être. Il faut compter avec la réalité, avec les faits acquis, avec la force, oui avec la force brutale des circonstances. […] J’ai été pendant dix ans maire de Jérusalem, et après député de cette ville au Parlement impérial et je le suis encore ; je travaille maintenant pour le bien de cette ville pour y amener de l’eau salubre. Je suis en état de Vous parler en connaissance de cause. Nous nous considérons nous Arabes et Turcs, comme gardiens des lieux également sacrés pour les trois religions, le judaïsme, la chrétienté et l’Islam. Eh bien, comment les meneurs du Sionisme peuvent-ils s’imaginer qu’ils parviendraient à arracher ces lieux sacrés aux deux autres religions qui sont l’immense majorité ? Quelles forces matérielles les juifs possèdent-ils pour imposer leur volonté eux qui sont 10 millions au plus, aux 350 millions des chrétiens et 300 millions des musulmans. Les Juifs possèdent certainement des capitaux et de l’intelligence. Mais si grande que soit la force de l’argent dans ce monde, on ne peut acheter tout à coups de millions. […] C’est donc une pure folie de la part de Dr. Herzl, que j’estime d’ailleurs comme homme et comme écrivain de talent, et comme vrai patriote juif, et de ses amis, de s’imaginer que, même s’il était possible d’obtenir le consentement de S.M. le Sultan, ils arriveraient un jour de s’emparer de la Palestine.»

Mais s’il s’est trompé dans sa première prédiction, il ne s’est pas trompé sur le fanatisme et le bain de sang que suivrait une telle réalisation. Il pensait que la plus grande haine viendrait des chrétiens, il a sous estimé la réaction des arabes musulmans de Palestine qui se sont sentis trahis, envahis, ignorés, dépossédés :

Mais je ne me croirais pas en droit d’intervenir si je ne prévoyais pas un grand danger de ce mouvement pour les israélites en Turquie et surtout en Palestine.
Certes, les Turcs et les Arabes sont généralement bien disposés envers Vos coreligionnaires. Cependant il y a parmi eux aussi des fanatiques, eux aussi, comme toutes les autres nations, même les plus civilisées, ne sont pas exemptes des sentiments de haine de race. En réalité, il y a en Palestine des Chrétiens fanatiques, surtout parmi les orthodoxes et les catholiques, qui considérant la Palestine comme devant appartenir à eux seulement, sont très jaloux des progrès des Juifs dans le pays de leurs ancêtres et ne laissent passer aucune occasion pour exciter la haine des musulmans contre les Juifs. Il y a lieu de craindre un mouvement populaire contre Vos coreligionnaires, malheureux depuis tant de siècles, qui leur serait fatal et que le gouvernement doué des meilleures dispositions du monde ne pourra étouffer facilement. C’est cette éventualité très possible qui me met la plume dans la main pour vous écrire. Il faut donc pour la tranquillité des Juifs en Turquie que le mouvement sioniste, dans le sens géographique du mot, cesse. Que l’on cherche un endroit quelque part pour la malheureuse nation juive, rien de plus juste et équitable. Mon Dieu, la terre est assez vaste, il y a encore des pays inhabités ou l’on pourrait placer les millions d’israélites pauvres, qui y deviendraient peut-être heureux et un jour constitueraient une nation. Ce serait peut-être la meilleure, la plus rationnelle solution de la question juive. Mais, au nom de Dieu, qu’on laisse tranquille la Palestine. »

18970101_PD0019Theodor Herzl lui répondra avec diplomatie, sens de l’économie et en minimisant l’ambition sioniste en ce lieu. A sa décharge, lui aussi ne pouvait imaginer ce que la première moitié du XXème siècle allait bouleverser dans l’histoire de l’humanité et particulièrement de l’Europe :

« […] les Juifs n’ont aucune puissance belligérante derrière eux, et ils ne sont pas eux-mêmes de nature guerrière. C’est un élément tout à fait paisible, et très satisfaisant s’ils sont laissés en paix. Il n’y a donc absolument rien à craindre de leur immigration. […]
Vous voyez une autre difficulté, Excellence, dans l’existence de la population non-juive en Palestine. Mais qui penserait à les renvoyer ? C’est leur bien-être, leur richesse individuelle que nous augmenterons en y apportant la nôtre. Pensez-vous qu’un Arabe qui possède un terrain ou une maison en Palestine d’une valeur de trois ou quatre mille francs sera très fâché de voir le prix de sa terre augmenter en peu de temps, de la voir augmenter de cinq à dix fois en valeur peut-être en quelques mois ? D’ailleurs, cela se produira nécessairement avec l’arrivée des Juifs. C’est ce que la population indigène doit réaliser, qu’elle gagnera d’excellents frères comme le Sultan gagnera des sujets fidèles et bons qui feront prospérer cette province, cette province qui est leur patrie historique. »

Je vous redonne le lien vers le site qui donne l’intégralité des lettres : <Correspondance 1899>. J’ai appris l’existence de cet échange par l’excellente série que Thomas Snégoroff a consacré à ce conflit « Six dates clés » et particulièrement la première émission avec l’historien Vincent Lemire : « 1897, l’utopie sioniste »

Bien sûr, ce ne seront pas les historiens qui trouveront les solutions de la Paix aujourd’hui. Mais ils permettent quand même de comprendre que ce territoire est celui de deux peuples et qu’il faut des hommes d’État qui soient capables de trouver les conditions de cohabitation des deux peuples dans l’honneur et la sécurité. Celles et ceux qui pensent qu’il est possible de vider ce territoire de l’autre peuple sont atteints de folie qui ne peut que faire perdurer le bain de sang.

<1800>

Jeudi 28 mars 2024

« Personne au monde ne veut de moi, nulle part. […] C’est l’unique raison pour laquelle je porte une arme, pour qu’ils ne me chassent pas d’ici aussi.»
Amos Oz, « Une histoire d’amour et de ténèbres », page 450

Comme je l’écrivais lundi, les humains aiment se raconter des histoires et développer des narratifs sur lesquels ils s’appuient pour réfléchir, décider et agir.

Cela se passe partout dans le monde, mais dans la partie du globe où sont nés les trois monothéismes c’est encore davantage le cas.

Alors, quand des illuminés des deux camps affirment que c’est leur Dieu qui leur a donné cette terre, la possibilité de la négociation et du compromis est très réduite.

Mais d’autres récits, un peu plus subtils, sont à l’œuvre.

Un des narratifs est celui de « l’anticolonialisme » qui consiste à prétendre que le sionisme serait un colonialisme.

Rappelons que le colonialisme est une idéologie qui consiste à étendre la souveraineté d’un État sur des territoires situés en dehors de ses frontières nationales afin d’y exercer une domination politique et une exploitation économique.

Le colonialisme européen qui s’est développé durant le XIXe siècle et la première moitié du XXème se présentait, en outre, sous l’idée d’une « mission civilisatrice » fondée sur la notion d’impérialisme.

Après les deux guerres mondiales, le principal moteur d’évolution de la politique internationale fut le mouvement de la décolonisation qui créa un très grand nombre d’États indépendants et la fin des empire coloniaux britanniques, français, néerlandais, belge et portugais.

Les mouvements anticoloniaux d’aujourd’hui luttent contre la survivance, dans les sociétés, d’une certaine pensée colonialiste et contre les conséquences du colonialisme.

Une parole attribuée à Einstein affirme :

« Celui qui a dans sa tête un marteau, donnera à chaque problème une forme de clou. »

Ce jeune homme très convaincu par cette cause explique « L’histoire coloniale derrière la guerre Israël-Palestine. »

Certaines de ses thèses apparaissent justifiées : Les peuples arabes du Moyen-Orient étaient bien dans un combat contre le colonialisme de l’Empire Ottoman. Les manœuvres britanniques et françaises pour obtenir un mandat de la SDN pour administrer ces territoires après la défaite ottomane, lors de la première guerre mondiale s’apparente à du colonialisme.

En revanche, pour que le sionisme soit un colonialisme, il faudrait que les juifs sionistes disposent d’une métropole, c’est-à-dire un « chez soi » permettant de se replier, si la colonisation se passe mal.

Pour les colons français en Algérie qui vivaient dans ce pays depuis plusieurs générations, la fin de la colonie signifiait pour eux le retour vers la France, non pas pays de leur enfance, mais de leurs aïeux. Même s’ils n’ont pas aimé cette solution, il existait cependant un État qui les accueillait. On pourrait même dire qui était obligé de les accueillir.

Rien de tel pour les juifs d’Israël.

Amos Oz, l’écrivain israélien l’a remarquablement décrit dans son livre « Une histoire d’amour et de ténèbres » :

« Personne au monde ne veut de moi, nulle part. La question est là. Il y a trop de gens comme moi. C’est l’unique raison pour laquelle je suis ici. C’est l’unique raison pour laquelle je porte une arme, pour qu’ils ne me chassent pas d’ici aussi. Mais je ne traiterai jamais d’«assassin» les Arabes qui ont perdu leur village. En tous cas, je ne le ferai pas à la légère. Les nazis, oui, Staline aussi. Et ceux qui s’approprient la terre d’autrui.
– Est-ce que ça s’applique à nous aussi ? Mais on vivait ici, il y a deux mille ans, n’est-ce pas ?
– C’est très simple : où se trouve la terre des juifs sinon ici ? Sous les mers ? Sur la lune ? A moins que les juifs soient les seuls au monde qui ne puissent avoir une petite patrie ?
– Et qu’est-ce qu’on leur a pris ?
– Et bien, tu as peut-être oublié qu’en 48 ils ont essayé de nous tuer tous ? En 48 il y a eu une guerre terrible, et ils se sont débrouillés pour que ça soit : eux ou nous. Et on a gagné et on le leur a pris. Il n’y a pas de quoi être fier ! Mais si c’était eux qui avaient gagné en 48, il y aurait encore moins de quoi être fier : ils n’auraient pas laissé un seul juif vivant. Et d’ailleurs, il n’y a pas un seul juif qui vive dans leur territoire aujourd’hui. La question est là : c’est parce que nous leur avons pris ce que nous leur avons pris en 1948, que nous avons ce que nous avons aujourd’hui. Et c’est parce que nous avons quelque chose maintenant que nous ne devons rien leur prendre de plus. C’est tout. Voilà la différence entre M. Begin et moi : si nous leur prenons plus un jour, maintenant que nous avons quelque chose, nous commettrons un très grave péché. »
Page 450 du livre

Le livre est autobiographique et dans cet épisode le jeune Amos se trouve de garde dans son Kibboutz, en compagnie d’un homme plus âgé, Ephraïm Avneri, qui fut des premiers combats pour l’indépendance d’Israël.

Amos Oz compte dans sa famille de nombreux membres qui appartiennent au «  sionisme révisionniste. » de Zeev Jabotinsky, un mouvement d’extrême droite qui entend faire parler la violence pour chasser les anglais et les arabes et imposer la suprématie juive sur le territoire de la Palestine mandataire.

C’est de cette mouvance que viennentt Menahem Begin et Bension Netanyahou, historien israélien et père de Benjamin Netanyahou, fut le secrétaire de Jabotinsky.

A la mort de Jabotinsky en 1940, Begin prend le relais et crée le parti politique Hérout qui deviendra plus tard le Likoud.

Avant l’échange avec Ephraim Avneri,  Amos Oz aura , influencé par cette pensée révisionniste, dira :

« Personne ne parlait alors de « Palestiniens » : on les appelait « terroristes », « fedayin », « l’ennemi », ou « les réfugiés arabes avides de revanche ». »

Et puis il raconte cette garde qu’il va faire avec son ainé de 24 ans :

« Une nuit d’hiver au kibboutz, je m’étais retrouvé de garde en compagnie d’Ephraïm Avneri (moi 16 ans, lui 40). Je demandais à Ephraïm si, pendant la guerre d’Indépendance (48) ou les émeutes des années 30, il lui était arrivé de tirer ou de tuer un de ces assassins.
Je ne distinguais pas son visage dans le noir, mais je décelai une pointe d’ironie séditieuse, une curieuse tristesse sardonique dans sa voix quand il répondit, après un bref moment de réflexion :
– Des assassins ? Mais qu’aurais-tu voulu qu’ils fassent ? De leur point de vue, nous sommes des extra-terrestres qui avons envahi leur pays et le grignotons petit à petit, et tout en les assurant que nous sommes venus leur prodiguer des bienfaits, les guérir de la teigne ou du trachome, et les affranchir de l’arriération, l’ignorance et la féodalité, nous usurpons sournoisement leur terre. Ey bien, qu’est-ce que tu croyais ? Qu’ils allaient nous remercier ? Qu’ils nous accueilleraient en fanfare ? Qu’ils nous remettraient respectueusement les clés du pays sous prétexte que nos ancêtres y vivaient autrefois ? En quoi est-ce extraordinaire qu’ils aient pris les armes contre nous ? Et maintenant que nous les avons battus à plates coutures, et que des centaines de milliers d’entre eux vivent dans les camps, penses-tu vraiment qu’ils vont se réjouir avec nous et nous souhaiter bonne chance ?
J’étais sidéré. Bien qu’ayant pris mes distances avec l’idéologie du Hérout et de la famille, je n’en demeurais pas moins un pur produit de l’éducation sioniste. J’étais effaré et exaspéré par ce discours. A cette époque, cette manière de penser était considérée comme une trahison. De stupeur, je lui posais une question sarcastique :
– Dans ce cas, que fais-tu ici avec cette arme ? Pourquoi est-ce que tu ne quittes pas le pays ? Tu pourrais aussi prendre ton fusil et aller te battre avec eux ?
Je perçus son sourire triste dans l’obscurité :
– Avec eux ? Mais ils ne veulent pas de moi. Personne au monde ne veut de moi, nulle part… »

Dans une dernière tentative d’essayer de mettre en échec la vision d’Ephraïm Avneri, il pose cette question :

« – Et si les fédaiyns débarquaient maintenant ?
– Dans ce cas, soupira Ephraïm, et bien il faudra nous aplatir dans la boue et tirer. Et on aura intérêt à tirer mieux et plus vite. Pas parce que ce sont des assassins, mais pour la simple raison que nous avons également le droit de vivre et d’avoir un pays à nous. Il n’y a pas qu’eux. »

Amos Oz évoluera vers des positions de plus en plus à la gauche du spectre politique. Il sera un des fondateurs du mouvement « La Paix maintenant ».

Le sionisme n’est pas un colonialisme, mais un mouvement nationaliste visant à donner une terre aux juifs.

Mais la terre sur laquelle ils ont construit leur État est aussi celui d’un autre peuple qui vivait sur ce territoire : le peuple palestinien.

Lors du « mot du jour du 19 octobre 2015 » j’avais rapporté les propos de Dominique Moïsi qui analysait lucidement ce conflit :

« Parce qu’il y a un conflit de calendrier fondamental.
Quand Israël naît sur les fonts baptismaux de la communauté internationale en 1948, c’est au moment où commence le grand mouvement de décolonisation dans le monde. Pour le monde Arabe, c’est le dernier phénomène colonial de l’histoire européenne qui est anachronique.
Pour les Israéliens, c’est avec quelque retard, le dernier phénomène national de l’histoire européenne du 19ème siècle. Les Allemands ont un état, les Italiens ont un état.
Pourquoi pas les juifs ?
Et en fait ce conflit de calendrier n’a jamais été surmonté.
Dès le début, une immense majorité des arabes n’accepte pas que l’Europe paye ses péchés sur le dos des Palestiniens.
Et une grande partie des Israéliens a du mal à intégrer le fait qu’en réalité, il y a les Palestiniens sur ces territoires. (…) »

Comprendre l’autre, pour pouvoir progresser et éviter de continuer à s’entretuer.

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Lundi 25 mars 2024

« L’espèce fabulatrice »
Nancy Huston

Nous nous racontons des histoires.
Nous adorons nous raconter des histoires.

Un jour Moïse est passé à côté d’un buisson ardent, c’est-à-dire qui brulait sans se consumer et il a entendu une voix qui l’interpellait : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. ». Et sur la demande de cette voix, Moïse va rassembler le peuple des hébreux qui est esclave en Égypte et parvenir à convaincre le pharaon de laisser ce peuple partir d’Égypte. C’est ce qu’on lit dans le livre de l’Exode.

Plus tard, Moïse monte sur le mont Sinaï et reçoit les tables de la Loi de ce même Dieu. Et c’est ainsi que naît la religion qu’on appelle désormais la religion juive.

Est-ce qu’il existe un début de réalité dans ce récit ? Personne ne le sait, un grand nombre l’a cru et il en est encore qui le croit.

Pour ce récit, des hommes ont consacré quasi toutes les heures de leur vie à étudier, à essayer de comprendre, à écrire des livres, à s’obliger et obliger les autres à suivre avec rigueur des normes sociétales et aussi à faire la guerre.

Une autre histoire a été racontée plus tard : une femme du nom de Marie a enfanté un enfant mais sans avoir de relations sexuelles au préalable. Cet enfant de Galilée, Jésus, a par la suite, prêché, fait des miracles. Il est entré dans Jérusalem et a été accueilli par une foule qui agitait des rameaux en signe de bienvenue et quelques jours après, à la suite d’histoires de désordres et de trahisons, les romains l’ont arrêté et crucifié. Mais deux jours après sa tombe était vide. Certains de ses disciples disent qu’ils l’ont vu vivant, d’autres l’auraient vu mais ne l’ont pas reconnu immédiatement. Ses disciples racontent qu’il est ressuscité d’entre les morts et qu’au bout de quarante jours il a fait une ascension qui pourrait faire penser qu’un vaisseau spatial extra-terrestre l’a emmené. Le récit ne parle pas d’extra-terrestre mais d’une montée vers dieu sans passer par la mort. A partir de ce moment-là, les disciples vont attendre fébrilement son retour, ils appelleront cela l’attente du royaume. Mais au bout de l’attente, ne voyant pas venir le royaume, ils ont créé l’Église. Il y a eu par la suite une rencontre particulièrement féconde avec un empereur romain, Constantin qui dans le cadre d’une guerre civile a trouvé judicieux de raconter, à son tour, une histoire qui disait que c’est avec cette croyance qu’il a pu vaincre son adversaire pour régner sur l’Empire.

Ce récit correspond-il a des faits qui ont vraiment eu lieu ? Personne ne le sait, un grand nombre l’a cru et il en est encore qui le croit.

Michel Onfray prétend que Jésus n’a pas existé. Selon mes lectures, la plupart des historiens pensent plutôt qu’il a existé. Pour le reste nous sommes dans la croyance. Il y a un point qui est historiquement certain : Par l’action de Constantin et de ses successeurs, la religion chrétienne est devenue la religion de l’empire romain. Et c’est ainsi que les persécutés allait bientôt devenir les persécuteurs.

Là encore, des humains allaient consacrer toute leur vie pour suivre et illustrer ce récit. Pour ce récit, ils vont encore construire des cathédrales, des couvents, créer des œuvres musicales et graphiques, mettre en place des œuvres de charité, des hôpitaux, mais aussi faire la guerre, enfermer, torturer, brûler vif celles et ceux que les autorités de l’Église accusaient ne pas suivre les règles de cet autre récit ou narratif.

Il y a une troisième histoire qui s’est passée en Arabie, entre La Mecque et Médine, un homme a raconté avoir rencontré un être spirituel qui lui a expliqué qu’il existait un Dieu unique et qu’il fallait suivre un certain nombre de règles et de principes pour lui être agréable et pouvoir bénéficier de ses faveurs notamment après la mort. C’est une histoire plus récente, mieux documentée. Sa part de vérité n’est pas davantage certaine, un grand nombre le croit encore.

En outre, il y a des interprétations. Les membres du Hamas prétendent que la terre de Palestine leur a été donné par Allah. L’Histoire, qui n’est pas croyance mais la science des historiens, nous apprend plutôt que ce sont des armées musulmanes qui ont vaincu dans des combats meurtriers les troupes de l’empire byzantin, appelé aussi empire romain d’orient, notamment lors de la bataille de Yarmouk (2 août 636) en Syrie. Dans le narratif musulman, c’est bien sûr Allah qui a permis ces victoires militaires et humaines. Ce qui est étonnant, si l’on donne crédit à cette hypothèse, c’est ce que ce narratif n’admet pas que si l’armée israélienne a battu les armées arabes, lors des différentes guerres depuis 1948, c’était parce que Allah, qui peut tout, le voulait ainsi…

Nancy Huston explique que notre espèce homo sapiens est fabulatrice, donc raconte des fables, pour <les raisons suivantes>

« [Homo sapiens] invente des histoires et construit des mythes en raison de sa fragilité.À la différence de tous les primates supérieurs, l’être humain naît prématurément, plusieurs mois avant terme. S’il naissait à terme, vu le gigantisme de son crâne (dû à la taille exceptionnelle du cerveau chez Homo sapiens) et la minceur du bassin de la mère (due à la station debout adoptée par Homo sapiens), tous les accouchements seraient fatals : pour la mère, l’enfant ou les deux. Ce qui engendrerait, en quelques décennies, la fin de notre espèce. Quant au bébé humain, il doit être aidé, protégé et éduqué pendant de longues années avant de pouvoir se débrouiller seul. Enfin, notre vulnérabilité par rapport aux autres espèces qui nous entourent (presque pas de griffes, de crocs ou de poils […] nous oblige à nous lier entre nous pour la survie de notre espèce. »

C’est une thèse que Yuval Noah Harari, après d’autres, a largement développé dans son œuvre « Sapiens » : Le récit permet de fédérer un grand nombre d’humains qui ne se connaissent pas en dépassant largement le cercle du clan et de la famille, pour réaliser un groupe très fort. Homo sapiens est devenu ainsi l’espèce dominante alors que, seul, homo sapiens était moins fort que plusieurs autres espèces.

Une autre fragilité de notre espèce est qu’elle a conscience de sa finitude, que chaque individu va mourir. Raconter un récit rassurant qui donne une perspective après ce passage inéluctable, permet de calmer un peu les angoisses de la vie, surtout vers la fin.

Celui qui se trouve devant le corps sans vie d’un être aimé, ne peut se résoudre à ce que cela se termine ainsi. Attraper le récit religieux qui donne sens à ce moment, devient tentant et agit tel un baume réparateur en y ajoutant un espoir de se retrouver.

Johann Chapoutot, dans son livre « Le grand récit » parle de ces narratifs religieux et y ajoute des religions sans dieu qui promettait aussi des avenirs radieux, comme le « communisme », le « fascisme », le « nazisme ». C’était encore des narratifs qui voulaient expliquer et donner un sens à l’Histoire. Au bout de la croyance, de beaucoup de sacrifices un avenir radieux était promis, mais sur terre.

Johann Chapoutot ne dépasse pas l’horizon occidental. Or il y a aussi des narratifs dans d’autres civilisations confucéennes, bouddhistes, Hindouistes et encore bien d’autres.

Et Johann Chapoutot évoque le philosophe Jean-François Lyotard qui considère que la structuration de la société par les grands récits est désormais remplacée par une fragmentation des récits qui se centre davantage sur l’individu.

Et, selon Chapoutot, on voit l’émergence de nouveaux récits qui structurent notre vision du monde. Ils servent à se cartographier à se repérer et à lire le réel présent pour essayer de lui donner sens : on peut parler de la pensée anticoloniale, woke, des théories du genre.

Ce qui me semble essentiel de comprendre, c’est qu’en étant inspiré de ces récits globaux ou fragmentés, on va appliquer le filtre de ce narratif à la réalité et ainsi totalement modifier la perception des faits et des évènements analysés.

Quand vous observez la guerre à Gaza avec le filtre religieux, ou le filtre anticolonialiste vous changez totalement votre perception des faits, vous écoutez certaines sources et restez sourds à d’autres qui sont en dehors de votre narratif.

Ce que je pense avoir compris c’est que ce narratif est partout. Prenez l’exemple d’un couple qui se défait, rarement les deux protagonistes racontent la même chose. Certains parleront d’un ressenti différent en essayant d’expliquer ou de trouver des raisons au conflit. Mais à la fin, cela conduit inéluctablement à deux narratifs différents qui s’opposent.

Notre société, nos valeurs, notre manière d’agir se basent énormément sur le narratif de la méritocratie. J’ai déjà consacré une série sur ce sujet : <La méritocratie>. C’est un récit essentiel qui assure un ordre assez apaisé à la société : mon sort est la conséquence de mon mérite. Comme la plupart des histoires, ce n’est pas totalement faux : on réussit mieux si on fait beaucoup d’efforts. Mais les études sociologiques et économiques sont suffisamment nombreuses désormais pour constater que la réussite sociale est étroitement corrélée au statut social des parents. Vous êtes très riches parce que vos parents étaient très riches, vous êtes pauvres parce que vos parents étaient pauvres et puis… il y a quelques exceptions qui constituent des alibis du narratif.

Aujourd’hui, nous sommes mêmes rentrés dans un nouveau stade celui des faits alternatifs qu’il est possible d’exprimer ainsi : à chacun ses faits. Les électeurs de Trump et les électeurs de Biden ont chacun leur version des faits, je crains qu’en France les mêmes clivages soient présents.

Géraldine Muhlmann, agrégée de Philosophie et productrice de l’émission « Avec philosophie » sur France Culture, a écrit un livre inquiet sur ce sujet : « Pour les faits »

Elle a répondu à une interview dans Ouest-France « Qu’on s’engueule d’accord mais qu’on parle des même faits ! »
Elle cite Charles Péguy, à l’aube de la Première Guerre mondiale :

« Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »

Et Géraldine Muhlmann plaide qu’on en revienne aux récits des faits.

C’est ce qu’elle développe avec Johann Chapoutot et Tristan Mendès France dans une émission de France Inter de Novembre 2023 « La guerre des récits » largement consacré à la guerre de Gaza.

Peut-être certains seront-ils surpris de ce lien que j’établis entre les grands récits, les récits fragmentés et finalement les faits alternatifs ?

Chacun de ces narratifs, rassurants pour celles et ceux qui les croient, vont contribuer à raconter le monde, non à tenter de le comprendre.

Ils vont écarter certains faits, donner de l’importance à d’autres, en modifier certains pour rester cohérent avec leur narratif.

Ce sont ces dynamiques, dans leurs trois dimensions, grands récits, récits fractionnés, faits alternatifs qui sont à l’œuvre dans le conflit de Palestine, en Ukraine et sur bien d’autres terrains.

<1798>

Lundi 11 mars 2024

« C’est vous qui avez fait cela ? »
Otto Abetz et Pablo Picasso

C’est un échange connu ou, au moins, raconté entre l’ambassadeur allemand à Paris, Otto Abetz et Pablo Picasso devant une photo de la Toile « Guernica » de l’artiste.

L’ambassadeur demande à Picasso :

« C’est vous qui avez fait cela ? », l’artiste a répondu : « Non… vous »

Gaza est détruit.

Et, il y a plus de 2 000 000 d’habitants.

Ils vivent dans les gravats, la saleté.

Avoir de l’eau potable, avoir de la nourriture est un problème incommensurable chaque jour.

D’un côté comme de l’autre, on utilise des mots : « pogrom », « génocide ». Des mots venant de l’Histoire, qui rappellent d’autre moments, d’autres faits.

Pour faire réagir, pour essayer d’expliquer le désastre, le chaos.

Faire en sorte que le monde réagisse en faveur du camp défendu.

Je ne crois pas que cela soit la bonne méthode.

Peut-on simplement dire les faits ?

Les membres du Hamas ont attaqué Israël le 7 octobre, ils ont tué 1160 personnes, en majorité des civils et ont emmené 250 otages.

Ce furent des massacres, filmés par les assaillants eux-mêmes et diffusés sur les réseaux en forme de propagande.

La violence fut extrême, les viols assez systématiques.

En face, l’armée d’Israël a réagi tardivement. Elle n’a pas anticipé l’attaque

<Des observatrices de l’armée> avaient pourtant informé leurs supérieurs que des choses bizarres se passaient du côté de Gaza. Elles n’ont pas été entendues.

Les troupes qui devaient défendre Israël du côté de Gaza étaient réduites à la portion congrue.

D’abord, parce qu’une partie de ces troupes étaient mobilisée en Cisjordanie, Judée-Samarie disent beaucoup d’israéliens. Elles étaient mobilisées pour défendre les israéliens qui se sont installés sur ces territoires qu’ils considèrent aujourd’hui comme leur pays historique, mais qui avaient été attribués aux arabes dans le plan de partage de l’ONU de 1947.

Cette présence juive sur une terre qui devait former une partie essentielle de l’État arabe de Palestine est contraire au Droit International.

Mais les implantations juives sont de plus en plus importantes et sont évidemment rejetées par la partie Palestinienne d’où le besoin de présence de l’armée pour protéger les citoyens juifs et éviter les désordres.

Ensuite, une partie plus importante de soldats que d’habitude avaient eu le droit de retourner dans leur famille pour des fêtes religieuses après que le gouvernement ait cédé à des lobbys religieux qui demandaient cette évolution.

Ces deux faits : la non anticipation et la présence réduite de forces de défenses ont facilité l’attaque du Hamas et l’ampleur du désastre.

La gravité des massacres sur le territoire israélien et le sort des otages a créé un traumatisme du côté de la population d’Israël qui a exigé et soutenu une action massive contre le Hamas pour punir et empêcher que de tels évènements se reproduisent.

Et c’est ainsi que les bombardements et l’attaque de l’armée d’Israël sur Gaza ont commencé.

Nous sommes ce lundi au 157ème jour de guerre.

Israël a beaucoup détruit, rendant le territoire de Gaza invivable.

Mais aucun des principaux chefs du Hamas n’a pu être neutralisé. Le Hamas n’est pas détruit et continue à agir.

Les habitants de Gaza sont prisonniers sur leur territoire.

Leurs conditions de vie sont terrifiantes.

Je lis régulièrement « Times of Israël » qui donne le point de vue d’israéliens.

Il n’y a aucune information concernant la situation humanitaire, de famine, de chaos, d’urgence sanitaire et d’accès à l’eau de la population de Gaza.

Du côté arabe, notamment d’Al Jazeera, l’ampleur et la barbarie des massacres du 7 octobre sont parallèlement édulcorées.

L’État Hébreu limite aussi le renouvellement des visas des humanitaires pouvant apporter l’aide à Gaza.

On peut lire dans l’Obs : « A Gaza, la famine est devenue une arme de guerre »

« Presque aucune aide n’atteint le Nord, où des enfants commencent à mourir de faim. […]

A l’hôpital Kamal Adwan, le seul hôpital pédiatrique du nord de la bande de Gaza, près de Beit Lahia, une quinzaine d’enfants sont morts de faim depuis le début du mois de mars. Les médecins, débordés, voient chaque jour des mères affamées mendier du lait pour leurs bébés. Très peu nourries pendant leur grossesse, ces femmes ne parviennent plus à allaiter leurs nouveau-nés et sont contraintes de les nourrir d’une à deux dattes écrasées par jour. […]

C’est dans le Nord de Gaza, ravagé par les bombes, désormais sous contrôle militaire israélien et où vivent encore 300 à 500 000 Gazaouis, que la situation est la plus désespérée. « Les terres n’y sont pas cultivables, les puits sont pourris, on y boit de l’eau saumâtre. Les Gazaouis sont prisonniers et crèvent de faim », relate Jean-François Corty, médecin et vice-président de Médecins du Monde. ».

Il y a aussi ce billet de Guillaume Erner sur France Culture <La famine organisée dans la bande de Gaza>

Il parle de son oncle Dov qui vit en Israël et qui a presque 100 ans. Il avait émigré en Israël après la Shoah.

Guillaume Erner le décrit ainsi :

« Dov a été un militant inlassable de la paix, d’une solution à deux États. Il est devenu artiste, grand artiste. »

Et il finit son billet par ces mots :

« Et c’est pourquoi, en voyant ce visage d’enfant Gazaoui émacié, décrit comme étant en train de mourir de faim, je me suis dit que Dov n’avait jamais voulu cela, que ces images insupportables allaient doublement le hanter, comme homme, mais aussi comme rescapé. Si cette image d’un enfant à Gaza est vraie, et rien n’indique aujourd’hui qu’elle soit fausse, alors l’Israël que voulait Dov est un Israël à l’agonie, car rien ne justifie bien sûr cette famine. Famine organisée, une famine que même les États-Unis ne parviennent pas à rompre. Si cet enfant Gazaoui meurt, c’est avec lui une certaine conception d’Israël qui va disparaître. »

Devant ce désastre, on va poser la question : « C’est vous qui avez fait cela ? »

Le « Vous » c’est le Hamas, le Hamas qui garde les otages, qui a pris l’initiative de cette guerre en sachant que les gazaouis deviendraient les victimes de la réaction d’Israël meurtri. Mais pour eux les victimes ne sont pas des humains qui souffrent mais des martyrs qui aident leur cause.

Mais aujourd’hui le « Vous » c’est aussi le gouvernement d’Israël et son bras prolongé l’armée d’Israël qui s’obstine dans une stratégie.

Le peuple de la Shoah peut-il assumer ce qui se passe sur cette petite enclave, prison de 2000 000 d’habitants qui meurent de faim, de soif et de manque de soins ?

C’est vous qui avez fait cela ?

<1797>