Mercredi 21 mars 2018

« S’il y a bien un producteur de fake news à contrôler c’est l’Etat. Et l’Etat de son propre pays »
Emmanuel Todd

Emmanuel Macron a annoncé le 3 janvier, lors de ses vœux à la Presse, qu’un « texte de loi » allait être déposé « prochainement » pour lutter contre les fausses infos sur internet en « période électorale ».

Il estime avoir été victime de campagnes de désinformation sur Internet lorsqu’il était candidat à l’Elysée. D’après le chef de L’État, cette Loi serait nécessaire pour protéger la vie démocratique

Il semble que, comme sur les autres sujets, il veut aller très vite. Plusieurs Media affirment que la Loi est prête.

Est-ce vraiment une bonne idée, et devant un problème réel penser que la meilleure réponse est une Loi ?

C’est justement la question que pose l’Express : « Une loi sur les « fake news » est-elle utile ? » qui rappelle qu’il existe déjà des lois :

La volonté de légiférer sur les fake news n’est pas tout à fait nouvelle. La loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse permet de poursuivre les auteurs d’injure ou diffamation [soit le fait d’imputer un fait qui nuise à l’honneur d’un individu]. Elle sanctionne également ceux qui tentent de « troubler la paix publique » en faisant de la désinformation.

Depuis les années 2000, le code pénal, lui, permet de condamner une personne qui diffuse des fausses informations dans le but de faire croire à un attentat (article 322-14), ou de compromettre la sécurité d’un vol ou d’un avion (article 224-8). Le code monétaire et financier punit les fake news dont l’objectif est d’influencer le cours en bourse d’une entreprise. Enfin, le code électoral, à l’article L97, indique que quiconque a « surpris ou détourné » des suffrages en relayant des fausses nouvelles dans le contexte d’une élection encourt une peine d’emprisonnement.

Emmanuel Todd a de nouveau commis une petite provocation lors d’un entretien accordé à l’Obs et publié le 11 mars 2018 : « Le principal producteur de fake news, c’est l’Etat »

A la question de savoir ce qu’il pense de ce projet de Loi, Emmanuel Todd Répond :

«Je suis très inquiet. Ce qui me frappe dans la période actuelle, alors que nous sommes censés vivre l’apothéose de la démocratie libérale après l’effondrement des totalitarismes, c’est le rétrécissement des espaces d’expression et de la liberté de pensée. La liberté, depuis le Moyen Age, s’est d’abord définie contre l’Église et puis contre L’État.

Dire que L’État va assurer la liberté d’expression, c’est un oxymore historique !

Et je suis plus particulièrement inquiet pour la France, en tant qu’historien, parce qu’elle est ambivalente dans son rapport à la liberté: elle est à la fois l’une des trois nations qui ont construit la démocratie libérale, avec l’Angleterre et les Etats-Unis, et le pays de l’absolutisme de Louis XIV, de Napoléon Ier et Napoléon III, de Pétain et de l’ORTF.

Or nous sommes en train de vivre une désintégration des partis et de la représentation politique. Les groupes culturels et idéologiques antagonistes qui assuraient un pluralisme structurel de l’information (le PC, l’Église, le socialisme modéré, le gaullisme…) ont implosé. Le pluralisme n’est donc plus assuré et les médias représentent de plus en plus une masse indistincte. Typiquement le genre de situation dans laquelle l’Etat peut émerger comme une machine autonome et se mettre au-dessus de la société, pour la contrôler.

La séparation des pouvoirs est de moins en moins assurée. La menace que je vois se dessiner ce n’est donc pas celle des fake news, mais celle de l’autoritarisme de l’État et son autonomisation en tant qu’agent de contrôle de l’opinion. Il sera d’autant plus autoritaire sur le plan de l’information qu’il s’avère impuissant sur le plan économique: la société est bloquée, avec son taux de chômage tournant autour de 10%, et de plus en plus fragmentée en groupes qui se renferment sur eux-mêmes (les Corses, les habitants de Neuilly, autant que les musulmans). »

Et lorsque le journaliste cherche à détourner Emmanuel Todd de l’Etat vers la responsabilité des GAFAM, il conteste et revient vers l’État :

« Que les Gafam ne paient pas les impôts qu’ils devraient, qu’ils aient des stratégies monopolistes, oui, bien sûr. Mais je ne crois pas que ces moyens d’échange entre individus, par ailleurs extraordinaires quant à leur capacité à faire circuler l’information, soient les puissances occultes qu’on nous décrit. Ce que je sais en revanche, c’est qu’il y a des pays où l’accès à internet est contrôlé, comme la Chine, un Etat semi ou post-totalitaire où la police est reine.

Attirer l’attention sur les Gafam, c’est détourner l’attention de l’acteur majeur et producteur principal de fake news dans l’histoire, qu’est l’Etat. Parce que nous sommes en économie de marché, les Français surestiment le libéralisme intrinsèque de leur société et ils sous-estiment la puissance de désinformation de l’Etat. La guerre d’Irak a pourtant commencé par des fake news qui venaient de l’Etat américain sur les armes de destruction massive en Irak, avec Colin Powell qui agitait son petit flacon devant le conseil de sécurité de l’ONU…

C’est l’État qui a la puissance financière, l’avantage de la continuité, le monopole de la violence légitime: s’il y a bien un producteur de fake news à contrôler c’est l’État. Et l’État de son propre pays, pas les États extérieurs. Le principe fondateur de la démocratie libérale, c’est, en effet, que si la collectivité doit assurer la sécurité du citoyen, le citoyen doit être protégé contre son propre Etat.

En outre, les fausses nouvelles, les délires et les rumeurs mensongères, c’est l’éternité de la vie démocratique. Et l’idée même de la démocratie libérale, c’est de faire le pari que les hommes ne sont pas pour toujours des enfants. Contrôler l’information, c’est infantiliser le citoyen.

Au fond, ce débat évoque des classes dirigeantes en grande détresse intellectuelle. Comme elles ne comprennent plus la réalité qu’elles ont elles-mêmes créée, le comportement des électorats, Trump, le Brexit…, elles veulent interdire. Non content d’avoir le monopole de la violence légitime, l’Etat voudrait s’assurer le monopole des fake news. »

<Edward Plenel est sur ce même registre : La liberté n’a pas besoin que l’Etat s’en mêle> et le patron de Mediapart de rappeler :

« Que Nicolas Sarkozy avait accusé Mediapart de « faux et usage de faux » après la publication de révélations sur le financement de sa campagne électorale de 2007. Ces révélations étaient sorties entre les deux tours de la présidentielles de 2012, mais Edwy Plenel se défend de toute « gestion partisane de nos informations ». Il souligne que, malgré ses accusations, Nicolas Sarkozy avait choisi de ne pas poursuivre Mediapart en justice, « à la loyale », ce qui aurait permis au pure player d’apporter des éléments de preuves pour étayer ce qu’ils avaient publié.

Un « contournement » que faciliterait la nouvelle loi, selon le fondateur de Mediapart.  Il s’inquiète du risque de pression politique et partisane du pouvoir exécutif sur d’éventuelles poursuites judiciaires, qui stopperait la diffusion de révélations pendant la période de campagne électorale. »

Probablement que cette loi sur les fake news est une fausse bonne idée qui risque d’avoir plus d’effet pervers que d’effet positif.

Il est certain comme le fait remarquer Emmanuel Todd qu’au cours de l’Histoire, dans tous les pays du monde, le plus grand producteur de fake news fut l’État à l’égard de ses nationaux.

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Mardi 13 mars 2018

« Les démocraties détruisent tous les leaderships. C’est un grand sujet, ce n’est pas un sujet anecdotique ! »
Nicolas Sarkozy lors d’une conférence à Abu Dhabi

Hier, j’opposais la démocratie allemande à ce que nous vivions en France.

Soyons juste, au regard de l’Histoire l’apport à la démocratie libérale de l’Allemagne n’est pas déterminante.

Le pays qui est à la source de la démocratie libérale moderne est indiscutablement la Grande Bretagne, puis les Etats-Unis ont aussi fait leur part.

La France a également joué son rôle mais beaucoup plus par la parole, les concepts, les déclarations, les idées que par la froide réalité des faits.

Si on remonte à 1780, jamais ni aux Etats-Unis, ni en Grande Bretagne, il n’y a eu le régime de terreur de la Convention, ni un Napoléon Ier, ni un Napoléon III, ni un Charles X, ni bien sûr un Pétain. Et aujourd’hui encore notre système démocratique est largement inachevé : manquant de contre-pouvoir, beaucoup trop centré sur le Président et sa cour de l’Elysée.

Mais si on parle de L’Allemagne : Avant 1945, la démocratie est inexistante et, lors de la petite période de la République de Weimar, vacillante et surtout conduisant au mal absolu.

La démocratie allemande actuelle a été imposée par les alliés et notamment les Etats-Unis. Mais depuis, ayant appris de leur terrible Histoire, les allemands ont peu à peu construit un système démocratique assez exemplaire, en tout cas beaucoup plus que le système français où il y en a encore qui discute de l’intérêt du non cumul des mandats ou de la limitation du nombre de mandats successifs…

Mais pour toujours parler de la démocratie, j’ai lu des articles qui relataient des propos de l’ancien Président de la République, qui puisant dans son expérience accepte des emplois de conférencier dans le monde.

Il a donc été invité par les Émirats arabes unis il y a une semaine pour tenir une conférence dans laquelle il était question des différents leaders politiques mondiaux actuels et de la…fragilité ? des démocraties.

Vous trouverez derrière <ce lien un article du Point sur la conférence tenue par le président Nicolas Sarkozy à Abu Dhabi> :

L’ancien président de la République participait donc à la conférence « Abu Dhabi Ideas Week-End », samedi 3 mars 2018, et a tenu un discours de près d’une heure devant environ 150 personnes.

Des journalistes notamment du Monde se sont procurés l’enregistrement audio de son intervention, axée sur les grandes problématiques du monde.

La vision de Nicolas Sarkozy met en avant le rôle prépondérant de la Russie et de la Chine. Il développe aussi son point de vue sur les démocraties, menacées, selon lui par manque de grands leaders.

Pour Nicolas Sarkozy, les grands leaders du monde actuel ne sont pas les dirigeants des démocraties.

« Quels sont les grands leaders du monde aujourd’hui ?

Le président Xi, le président Poutine – on peut être d’accord ou pas, mais c’est un leader –, le grand prince Mohammed Ben Salman [d’Arabie saoudite].
Et que seraient aujourd’hui les Emirats sans le leadership de MBZ [Mohammed Ben Zayed] ? »

Il donne les raisons pour lesquelles, selon lui, les démocraties ne parviennent plus à dégager des grands leaders :

« Quel est le problème des démocraties ? demande l’ancien président. C’est que les démocraties ont pu devenir des démocraties avec de grands leaders : de Gaulle, Churchill…

Mais les démocraties détruisent tous les leaderships. C’est un grand sujet, ce n’est pas un sujet anecdotique ! […]
Les démocraties sont devenues un champ de bataille, où chaque heure est utilisée par tout le monde, réseaux sociaux et autres, pour détruire celui qui est en place. Comment voulez-vous avoir une vision de long terme pour un pays ?
C’est ce qui fait que, aujourd’hui, les grands leaders du monde sont issus de pays qui ne sont pas de grandes démocraties. »

Puis il oppose le grand leader et le leader populiste. Il m’étonne un peu quand il prétend que le dirigeant actuel de la Hongrie n’est pas populiste. Voilà ce qu’il dit :

« D’abord pour moi, M. Orban en Hongrie [le premier ministre], c’est pas un populiste. Mais là où il y a un grand leader, il n’y a pas de populisme !

Où est le populisme en Chine ? Où est le populisme ici ? Où est le populisme en Russie ? Où est le populisme en Arabie saoudite ?

Si le grand leader quitte la table, les leaders populistes prennent la place. Parce que la polémique ne détruit pas le leader populiste, la polémique détruit le leader démocratique. »

Et enfin, encore plus surprenant il défend l’idée du mandat prolongé du président chinois Xi Jinping, certains disent « mandat à vie ». C’est d’autant plus étonnant que c’est lui qui a œuvré, en France, pour que le Président de la République ne puisse être réélu qu’une seule fois pour une présidence donc limitée à 10 ans :

« Le président Xi considère que deux mandats de cinq ans, dix ans, c’est pas assez. Il a raison ! Le mandat du président américain, en vérité c’est pas quatre ans, c’est deux ans : un an pour apprendre le job, un an pour préparer la réélection. Donc vous comparez le président chinois qui a une vision pour son pays et qui dit : « Dix ans, c’est pas assez », au président américain qui a en vérité deux ans. Mais qui parierait beaucoup sur la réélection de Trump ?

Ce matin, j’ai rencontré le prince héritier MBZ. Est-ce que vous croyez qu’on construit un pays comme ça, en deux ans ? Ici, en cinquante ans, vous avez construit un des pays les plus modernes qui soient. La question du leadership est centrale. La réussite du modèle émirien est sans doute l’exemple le plus important pour nous, pour l’ensemble du monde.

J’ai été le chef de l’Etat qui a signé le contrat du Louvre à Abou Dhabi. J’y ai mis toute mon énergie. MBZ y a mis toute sa vision. On a mis dix ans ! En allant vite ! Sauf que MBZ est toujours là… Et moi ça fait six ans que je suis parti. »

Le concept du mandat à vie fait aussi rêver Donald Trump comme le raconte le journal « Les Echos ». « Il est président à vie, président à vie. Il est formidable », a lancé Donald Trump face à ses partisans lors d’une levée de fonds en Floride.

Le président américain faisait référence à l’annonce dimanche dernier, de la fin de la limitation du nombre de mandats présidentiels en Chine et il a ajouté :

« Vous voyez, il a été capable de le faire. Je pense que c’est super. Peut-être que nous devrions tenter le coup, un de ces jours ».

Quelle horrible perspective : Donald Trump, président à vie !

Mais pour revenir au propos de Nicolas Sarkozy …

On ne peut qu’être d’accord avec son constat que pour faire bouger un pays, il faut une vision à long terme.
Je pense que sur ce point il n’y a pas débat.

Evidemment que dans les pays non démocratiques, avec donc des dictateurs (je trouve, dans ce cas, le terme de leader inapproprié) une vision à long terme est plus facile à mettre en œuvre.

Mais est-ce que le sort des citoyens de ces pays non démocratiques est enviable ? Y a-t-il moins de corruption ? Moins d’inégalité ? Plus de bonheur et de joie ? Plus de vie ?

Alors le problème est-il celui du leadership qu’on « dézingue » sans cesse dans les pays démocratiques ?

Je vais reprendre l’exemple de l’Allemagne depuis 1945. Il y a eu des chanceliers sérieux et respectables, mais était-ce des leaders dans le sens évoqué par Nicolas Sarkozy ?

Je ne pense pas, je pense qu’il y avait une classe politique de qualité et même s’il y avait des alternances, un parti ne passait pas son temps à détruire ce qu’avait fait son prédécesseur, surtout pour des motifs idéologiques. Il y avait une certaine continuité sur les problèmes fondamentaux, rendant ainsi possible une vision à long terme.

Plus que jamais je ne crois pas un seul instant, surtout dans le monde aujourd’hui, au besoin d’un chef omnipotent qui sait tout ou presque et qui décide de tout.

Je crois dans le besoin d’un travail en équipe, dans l’écoute et l’enrichissement mutuel. Bien sûr il faut à un moment qu’une femme ou qu’un homme (à dessein je l’écris dans ce sens) qui porte le programme, le travail de l’équipe. Mais ce rôle doit être précaire, l’intelligence du projet et de l’organisation se trouve justement dans la capacité de pouvoir remplacer assez facilement le leader par un autre membre de l’équipe. Et c’est excessivement dangereux pour l’équilibre des pouvoirs et même la santé mentale du leader précaire de se croire indispensable et irremplaçable.

Le fait qu’on a du mal à remplacer le leader ou même qu’on ne voit pas qui pourrait remplacer le leader est révélateur, selon moi, d’un grave problème.

La continuité se trouve dans l’équipe pas dans le leader à qui il peut arriver tant de choses, la mort par exemple.

Par ailleurs, l’idée que le leader puisse être remplacé par sa fille, son fils ou son épouse est elle aussi totalement incongrue, vestige d’une époque monarchique ou féodale qui n’a plus aucune pertinence aujourd’hui. L’idée que dans une équipe, la personne la plus appropriée pour succéder au leader est un de ses enfants n’a jamais pu être prouvée par la génétique et constituent certainement une insulte aux probabilités sur la répartition des compétences entre les gens.

Voici donc ce que m’inspirent ces propos de l’ancien président dont je partage le diagnostic, mais dont je récuse absolument la thérapie.

Je m’inscris tout simplement dans l’héritage de Mendès-France. Je vous renvoie à l’un des mots du jour consacré à ce grand visionnaire : <Celui du 1er octobre 2015>

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Jeudi 1 mars 2018

« Tout se sait toujours »
Henry Alleg qui répond à son tortionnaire qui lui dit que jamais personne ne saura ce qui se passe dans les chambres de torture de l’armée française en Algérie.

Maurice Audin était un jeune mathématicien de l’université d’Alger. Il était aussi militant communiste et partisan de l’indépendance algérienne.

Il est arrêté le 11 juin 1957 par des militaires français, au cours de la bataille d’Alger et on n’a jamais retrouvé sa trace. Il avait 25 ans au moment de son arrestation.

La version officielle de l’armée était qu’il s’était évadé.

Au moment de son arrestation, la thèse de Maurice Audin était presque terminée et la soutenance était prévue pour le début de 1958. À la fin de 1956, Maurice Audin était venu quelques jours à Paris pour prendre contact avec les mathématiciens Gaston Julia, Henri Cartan et Laurent Schwartz.

Le 2 décembre 1957, à la demande de René de Possel, directeur de recherche, a lieu une soutenance in absentia, à la faculté des sciences de Paris et devant un public nombreux Maurice Audin est reçu docteur ès sciences, avec mention « très honorable ».

Très rapidement il y a une mobilisation pour soutenir Maurice Audin.

En mai 1958, l’historien Pierre Vidal-Naquet publie une enquête dans laquelle il affirme que l’évasion était impossible et que Maurice Audin est mort au cours d’une séance de torture, le 21 juin 1957, assassiné par des soldats du général Massu.

Jusqu’en 2012, l’Armée, la Justice et l’Etat français sont dans le déni ou l’évitement continuant à nier l’évidence.

En 2012, le président Hollande se rend devant la stèle élevée à la mémoire de Maurice Audin à Alger et fait lancer des recherches au Ministère de la Défense sur les circonstances de sa mort

Le 8 janvier 2014, un document est diffusé en exclusivité dans le Grand Soir 3 dans lequel le tristement célèbre général Aussaresses (mort le 3 décembre 2013) déclare au journaliste Jean-Charles Deniau qu’il a donné l’ordre de tuer Maurice Audin

Et enfin en juin 2014, le président Hollande, dans un message adressé à l’occasion du prix de mathématiques Maurice Audin, reconnaît officiellement pour la première fois au nom de l’État français que Maurice Audin ne s’est pas évadé, qu’il est mort en détention, comme, explique-t-il, les témoignages et documents disponibles l’établissent.

Mais il y a aujourd’hui un fait nouveau le 14 février 2018 le journal « L’Humanité » publie le témoignage d’un vieil homme. <Vous trouverez cet article derrière ce lien>

La communauté des mathématiciens s’était mobilisée pour que la vérité éclate. Cédric Villani, le célèbre député macroniste et médaille Fields 2010 est en première ligne. La fille de Maurice Audin, Michèle Audin est aussi une grande mathématicienne. Elle avait refusé, en 2009, la Légion d’honneur, en raison du refus du président de la République, Nicolas Sarkozy, de répondre à une lettre de sa mère à propos de la disparition de son père.

Le 12 janvier 2018, Cédric Villani a dit qu’après avoir parlé de l’affaire Audin avec le président de la République, Emmanuel Macron, il pouvait déclarer que : « Maurice Audin a été exécuté par l’Armée française », tout en affirmant qu’il n’y avait aucune trace de cette exécution dans les archives.

L’humanité révèle que c’est l’entretien publié dans ses colonnes, le 28 janvier, avec le mathématicien Cédric Villani qui a convaincu, cet homme de 82 ans qui habite Lyon de venir à Paris porter témoignage.

« Il a fait le voyage depuis Lyon pour soulager sa conscience et « se rendre utile pour la famille Audin », assure-t-il. Son histoire est d’abord celle du destin de toute une génération de jeunes appelés dont la vie a basculé du jour au lendemain. En 1955, après le vote « des pouvoirs spéciaux », le contingent est envoyé massivement en Algérie. Il n’a que 21 ans. Fils d’un ouvrier communiste, résistant sous l’occupation nazie en Isère, il est tourneur-aléseur dans un atelier d’entretien avant d’être incorporé, le 15 décembre 1955. Un mois plus tard, le jeune caporal prendra le bateau pour l’Algérie, afin d’assurer des « opérations de pacification », lui assure l’armée française. Sur l’autre rive de la Méditerranée, il découvre la guerre. Les patrouilles, les embuscades, les accrochages avec les « fels », la solitude, et surtout, la peur, permanente. Cette « guerre sans nom », il y participe en intégrant une section dans un camp perché sur les collines, sur les hauteurs de Fondouk, devenue aujourd’hui Khemis El Khechna, une petite ville située à 30 kilomètres à l’est d’Alger. […] »

Témoignage terrible, car au-delà de ce qu’il relate à propos de Maurice Audin, il décrit d’autres scènes du sale combat qu’a mené l’armée française en Algérie. Pour les mêmes raisons, risque d’attentat ou vengeance, une partie de l’armée française s’est comportée en Algérie, pays que la France occupait, de la même manière que la Gestapo en France que l’armée allemande occupait.

A priori, Maurice Audin n’a pas commis d’attentat.

Le vieil homme a gardé l’anonymat dans l’article de l’Humanité et il a dit :

« Je crois que c’est moi qui ai enterré le corps de Maurice Audin. »

Dans la ville de Fondouk […] un après-midi du mois d’août, un adjudant de la compagnie lui demande de bâcher un camion : « Un lieutenant va venir et tu te mettras à son service. Et tu feras TOUT ce qu’il te dira. » Le lendemain matin, le temps est brumeux et le ciel bas quand un homme « au physique athlétique » s’avance vers lui, habillé d’un pantalon de civil mais arborant un blouson militaire et un béret vissé sur la tête. C’était un parachutiste. « On va accomplir une mission secret-défense, me dit le gars. Il me demande si je suis habile pour faire des marches arrière. Puis, si j’ai déjà vu des morts. Puis, si j’en ai touché, etc. » « Malheureusement oui », relate l’ancien appelé. « C’est bien », lui répond le para, qui le guide pour sortir de Fondouk et lui demande de s’arrêter devant une ferme. « Est-ce que tu as des gants ? Tu en auras besoin… » Jacques s’arrête à sa demande devant l’immense portail d’une ferme assez cossue qui semble abandonnée. Il plisse les yeux pour en décrire le moindre détail qui permettrait aujourd’hui de l’identifier. « Descends et viens m’aider ! » lui lance le para, dont il apprendra l’identité bien plus tard : il s’agirait de Gérard Garcet (lire l’Humanité du 14 janvier 2014), choisi par le sinistre général Aussaresses pour recruter les parachutistes chargés des basses besognes. Le même qui fut, plus tard, désigné par ses supérieurs comme l’assassin de Maurice Audin…

Le tortionnaire ouvre une cabane fermée à clé, dans laquelle deux cadavres enroulés dans des draps sont cachés sous la paille. « J’ai d’abord l’impression de loin que ce sont des Africains. Ils sont tout noirs, comme du charbon », se souvient Jacques, à qui Gérard Garcet raconte, fièrement, les détails sordides : « On les a passés à la lampe à souder. On a insisté sur les pieds et les mains pour éviter qu’on puisse les identifier. Ces gars qu’on tient au chaud depuis un bout de temps, il faut maintenant qu’on s’en débarrasse. C’est une grosse prise. Il ne faut jamais que leurs corps soient retrouvés. » « C’est des gens importants ? » lui demande le jeune appelé. « Oui, c’est le frère de Ben Bella et l’autre, une saloperie de communiste. Il faut les faire disparaître. » Un sinistre dialogue que Jacques relate des sanglots dans la voix. C’est qu’il est aujourd’hui certain qu’il s’agissait bien de Maurice Audin. Quant à l’autre corps, il est impossible qu’il s’agisse d’un membre de la famille d’Ahmed Ben Bella, l’un des chefs historiques et initiateurs du Front de libération nationale (FLN). Sans doute un dirigeant du FLN, proche de Ben Bella[…]

Après vingt minutes de trajet environ, on s’est arrêtés devant un portail. Il n’était pas cadenassé, celui-là. Ça m’a étonné. Au milieu de la ferme, il y avait une sorte de cabane sans toit avec des paravents, comme un enclos entouré de bâches. Il m’a demandé d’attendre. Quand il a ouvert la bâche : quatre civils algériens avaient les yeux bandés et les mains attachées dans le dos. Ils leur avaient fait creuser un énorme trou, qui faisait au moins 4 mètres de profondeur. Dans le fond, j’ai aperçu des seaux, des pioches et une échelle. Il m’a demandé de recouvrir les deux cadavres. Ce que j’ai fait. D’abord il m’a félicité. Puis, me dit de n’en parler à personne, que j’aurais de gros ennuis si je parle. Et ma famille aussi. Il me menace. On est rentrés à Fondouk et il me demande de le déposer devant les halles du marché. »

Et puis, [celui que l’Humanité a appelé Jacques] a oublié, pour continuer à vivre. Comme toute une génération marquée à vie, murée dans le silence et la honte, il n’a pas parlé. Ni de cette nuit-là, ni du reste.

Dans la Question, Henri Alleg relate un dialogue avec ses bourreaux à qui il dit, épuisé par la torture : « On saura comment je suis mort. » Le tortionnaire lui réplique : « Non, personne n’en saura rien. »

« Si, répondit Henri Alleg, tout se sait toujours… »

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Mercredi 17 janvier 2018

« Toujours pas de mot du jour aujourd’hui, mais vous pouvez en lire 1000 déjà écrits Exemple : Ne renoncez à rien ! surtout pas aux amis, surtout pas à la vie.»
L’après mille 3

Les mille mots du jour écrits depuis octobre 2012 sont répertoriés (exergue et auteur) sur cette page : <Liste des mots>

Parmi ces mille, je voudrai revenir sur celui du 23 novembre 2015, il portait le numéro 601.

Le 13 novembre 2015, de terribles actes terroristes commis par des fous de Dieu se réclamant de l’Islam ont tué 130 personnes et ont en blessé 413 (dont 99 grièvements). Des français et des étrangers présents à Paris, dans la salle de spectacle du Bataclan ou assis à des terrasses de café ou se trouvant au stade de France ont été la cible des obscurantistes qui veulent lutter contre la musique, la joie de vivre, la mixité, la liberté de penser, de croire ou non.

Le vendredi 20 novembre 2015, une semaine plus tard, à 8:58, sur France Inter, à la fin du 7-9, Patrick Cohen donne la parole à François Morel, sous les regards pleins d’émotions de Bernard Pivot, Pierre Arditi et Jérôme Garcin.

La musique de la romance sans parole opus 67 N° 4, appelée « la fileuse », de Mendelssohn démarre.

Et François Morel se lance dans une harangue, prononcée d’une seule traite, presque sans reprendre son souffle :

«Ne renoncez à rien !

Surtout pas au théâtre, aux terrasses de café, à la musique, à l’amitié, au vin rouge, aux feuilles de menthe et aux citrons verts dans les mojitos, aux promenades dans Paris, aux boutiques, aux illuminations de Noël, aux marronniers du boulevard Arago, aux librairies, aux cinémas, aux gâteaux d’anniversaire.

Ne renoncez à rien !

Surtout pas au Chablis, surtout pas au Reuilly, surtout pas à l’esprit. Ne renoncez à rien ! Ni aux ponts de Paris, ni à la Tour Eiffel, ni Place de la République à la statue de Marianne […].

Ne renoncez à rien !

Surtout pas à Paris, surtout pas aux titis, surtout pas à Bercy.

Ne renoncez à rien !

Ni à Gavroche, ni à Voltaire, ni à Rousseau, ni aux oiseaux, ni aux ruisseaux, ni à Nanterre, ni à Hugo.

Ne renoncez à rien !

Ni aux soleils couchants, ni aux collines désertes, ni aux forêts profondes, ni aux chansons de Barbara, ni à la foule des grands jours, ni à l’affluence des jours de fête, au Baiser de l’Hôtel de Ville, aux étreintes sous les portes cochères, ni aux enfants qui jouent sur les trottoirs, ni aux cyclistes, ni aux cavistes, ni aux pianistes.

Ne renoncez à rien !

Surtout pas aux envies, surtout pas aux lubies, surtout pas aux folies, ni aux masques, ni aux plumes, ni aux frasques, ni aux prunes, ni aux fiasques, ni aux brunes, ni aux écrivains, ni aux éclats de voix, ni aux éclats de rires, ni aux engueulades, ni aux files d’attente, ni aux salles clairsemées, ni aux filles dévêtues, ni aux garçons poilus, ni à la révolte, ni à la joie d’être ensemble, ni au bonheur de partager, au plaisir d’aimer, ni à la légèreté, ni à l’insouciance, ni à la jeunesse, ni à la liberté.

Ne renoncez à rien ! Ne renoncez à rien ! Ne renoncez à rien ! Ne renoncez à rien !
Surtout pas à Paris, surtout pas aux amis, surtout pas à la vie.»

Dans ce cas lire est bien mais écouter François Morel est encore mieux : http://www.franceinter.fr/emission-le-billet-de-francois-morel-ne-renoncer-a-rien

Si vous voulez retrouver le mot du jour initial : le mot du jour du 23 novembre 2015


<Article sans numéro>

Vendredi 10 novembre 2017

« [Macron] est quelqu’un qui a beaucoup de confiance en lui-même.Mais ce poste nécessite de l’humilité. »
David Axelrod, ancien conseiller principal de Barack Obama.

On dit que David Axelrod a joué un rôle essentiel dans l’élection de Barack Obama. Il l’a ensuite suivi et a été son principal conseiller à la Maison Blanche.

Les matins de France Culture s’étaient délocalisés à Chicago, le 6 novembre, pour interroger l’Amérique après un an de présidence Trump.

Un des invités fut David Axelrod.

A la fin de l’entretien, Guillaume Erner lui a demandé ce qu’il pensait de Macron.

David Axelrod :

« Je pense que c’est une des personnes les plus surprenantes sur la scène mondiale.
Le monde manque de leadership. Il essaie de le remplir.
Angela Merkel a ses propres difficultés en Allemagne.
Nous avons ce jeune leader dynamique qui veut jouer un rôle
La question qui se pose est : comment va-t-il faire arriver le changement ?
Comment est-ce que cela sera reçu.
C’est quelqu’un qui a beaucoup de confiance en lui-même.
Mais ce poste nécessite de l’humilité. »

Voilà ce que le conseiller d’Obama dit à propos de Macron : il faut de l’humilité.

En manquerait-il, selon lui ?

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Jeudi 21 septembre 2017

« Dulcie September »
Femme politique sud africaine assassinée à Paris

Dulcie September était une militante anti-apartheid sud-africaine qui a été assassinée le 29 mars 1988 à Paris, à l’âge de 54 ans..

L’ANC, le mouvement de Nelson Mandel, n’est plus considéré comme une organisation terroriste par la France après 1981 et peut ouvrir un bureau à Paris.

C’est Dulcie September qui en prend la direction au début de 1984.

Wikipedia nous rappelle :

« qu’après une agression dans le métro à l’automne 1987, Dulcie September demande une protection policière qui lui est refusée. Craignant pour sa sécurité, elle déménage pour Arcueil, rue de la Convention.

Le 29 mars 1988, peu avant 10 heures, elle est assassinée sur le palier des bureaux de l’ANC au 4e étage du 28 rue des Petites-Écuries, dans le 10e arrondissement de Paris, de cinq balles tirées à bout portant avec un calibre 22 équipé d’un silencieux. »

Et puis…

« Aucun coupable n’a jamais été identifié. En 1992, un non-lieu est prononcé, et l’affaire classée. »

Dans un article de 1997, <Libération> donnait la parole à Peter Hermes, le directeur de l’Institut néerlandais pour l’Afrique australe qui affirmait :

«Dulcie September a été tuée le 29 mars 1988 par les services secrets sud-africains avec la complicité passive des services secrets français»

Pourquoi parler de cette affaire aujourd’hui ?

Parce qu’un journal sud-africain a pu consulter des archives qui ont été rendues publiques.

J’ai pu accéder à cette information par la <Revue de Presse du 14 septembre 2017 de François Cluzel sur France Culture> :

« Le journal de Johannesburg DAILY MAVERICK, repéré par le Courrier International, nous apprend cette semaine comment la France a armé le régime de l’apartheid. Grâce à des archives inédites, un chercheur sud-africain raconte comment des agents du pouvoir raciste, installés dans les locaux de l’ambassade sud-africaine à Paris, ont pu acheter illégalement des armes et des bombes, avec l’aide des services français. Tout cela semble inouï et digne d’un roman d’espionnage. Et pourtant, telle est la banalité du mal.

Le gouvernement de l’apartheid, lui, avait besoin d’armes et l’industrie française de l’armement, elle, avait besoin d’argent. Bien évidemment, consciente de l’existence de l’embargo (que les Français étaient censés faire respecter en tant que membres du Conseil de sécurité de l’ONU), la DGSE a suggéré des solutions simples, comme le transfert clandestin des armes par le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo).

Et l’article de préciser encore que dans les années 80, déjà, une militante courageuse, Dulcie September, représentante de l’ANC, avait osé enquêter sur ce commerce d’armes illégal entre la France et le régime de l’apartheid, avant d’être assassinée en 1988 à Paris. »

Cet article reproduit par Courrier International est disponible sur internet : <ICI>

Vous y lirez que la compagnie Thomson-CSF (devenue Thales) a été l’un des principaux bénéficiaires de ce trafic illégal d’armes.

Et puis on apprend qu’en plus des services secrets le vin permettait de mettre du « liant » :

PW Botha, ministre sud-africain de la Défense, puis Premier ministre [1978-1984], a joué un rôle crucial dans cette relation.

Selon un itinéraire daté des 8-10 juin 1969 et intitulé « Voyage de M. Botha », nous savons qu’il s’est rendu dans le sud de la France à l’invitation de l’entreprise française d’armement Thomson-CSF pour tester des missiles et déguster du vin.

Cette visite a permis la rencontre du PDG Paul Richard avec PW Botha, des généraux et des ambassadeurs sud-africains et français à l’hôtel La Réserve, près de Bordeaux. Dans la journée, ils ont testé le nouveau missile Cactus que Thomson-CSF avait conçu avec l’aide de l’Afrique du Sud.

Le soir, ils sont passés à la dégustation de vins et ont fêté leur collaboration. Le gouvernement de l’apartheid avait besoin d’armes et l’industrie française de l’armement avait besoin d’argent, d’où la création d’une alliance durable, dont les répercussions sont encore visibles aujourd’hui.

Et cet article se conclut ainsi :

« Une militante courageuse a toutefois osé enquêter sur le commerce d’armes illégal entre la France et le régime de l’apartheid, et elle l’a fait dans les années 1980, point culminant de ce trafic. Dulcie September, représentante de l’ANC à Paris, a entrepris cette tâche aussi difficile que dangereuse avec des moyens extrêmement limités. »

En mars 1988, le président était François Mitterrand, mais le premier ministre était Jacques Chirac. Nous étions en cohabitation. Et c’est ce gouvernement de cohabitation qui a refusé une protection à Dulcie September.

Et cet article du journal sud-africain, révèle que Jacques Foccart entretenait d’excellentes relations avec les services sud-africains. Faut-il le rappeler, Jacques Foccart était le personnage incontournable du concept et de la réalité de la « Françafrique » et il était un ami de longue date de Jacques Chirac.

Ainsi meurent courageusement des femmes et des hommes qui veulent dénoncer les sombres manœuvres des marchands d’armes et de leurs complices, les services secrets et les gouvernements qui les protègent.

Et dans ces cas, bien sûr, les assassins ne sont jamais inquiétés.

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Jeudi 7 septembre 2017

« L’évolution des mémoires après la 2ème guerre mondiale »
Suite du mot du jour d’hier

Les déportés n’ont pas pu exprimer leurs douleurs et leurs expériences à la sortie de leurs effroyables épreuves. C’est ce qu’a dit, avec force, Simone Veil. Ce n’est heureusement plus le cas, mais cette mémoire refoulée ne s’est vraiment révélée qu’après 1970.

La professeure d’Histoire, Sylvie Schweitzer, que j’ai évoquée dans le mot du jour d’hier, présentait la position dominante des historiens qui interprétaient cette évolution en quatre phases :

  • 1°Le mythe de l’Union Nationale (1945/1947)
  • 2°L’affrontement des mémoires (1947 – fin des années 1950)
  • 3°Le silence – (fin des années 1950 à 1970)
  • 4°Le retour du refoulé – Après 1970

J’insisterai surtout sur cette 4ème phase et particulièrement dans cette 4ème phase sur la compréhension et l’appréhension de la shoah.

1° Juste après la guerre (1945/1947) : le mythe de l’Union Nationale.

C’est le moment de la domination des résistants qui cultivent l’unanimité. Il s’agit d’un mythe qui a pour objectif de faire penser que les Français ont été dans leur très grande majorité des résistants qui se sont opposés aux nazis et à Vichy et de minorer, voire oublier la collaboration de Vichy avec les nazis. Vichy n’est qu’une parenthèse dans la glorieuse histoire de France.

Ce mythe est entretenu par :

  • Les gaullistes qui exaltent la résistance extérieure,
  • Les communistes qui mettent l’accent sur la résistance intérieure du peuple et le rôle du PC dans la résistance, « le parti des 75 000 fusillés »

Le but est de recréer l’unité nationale, de reconstruire une identité française honorable, digne de passer à la postérité, la faire reconnaître et respecter par nos alliés américains qui avaient d’abord envisagé de placer la France libérée sous l’administration militaire.

Il y a bien le châtiment des traîtres (épuration), mais finalement minoritaire, et qu’il fallait vite oublier.

2°Affrontement des mémoires 1947 – fin des années 1950

En 1947, le Parti communiste fait rupture avec le gouvernement. Il y a affrontement entre le PC et les gaullistes.Les collaborateurs relève la tête et dénonce l’épuration. On avance le chiffre de 10 000 fusillés. Les résistants ne sont plus vus de manière aussi positive.

3° Le silence – (fin des années 1950 à 1972).

On ne parle plus de la guerre, c’est une époque de refoulement. On dit peu de choses sur les camps et la résistance. C’est l’époque du début de la Vème République et de la présidence du Général de Gaulle.

4°Le retour du refoulé Après 1970,

il y a un quatrième temps : le retour du refoulé.

Après le départ puis la mort de De Gaulle (1970) il y a en mode mineur les retombées de la contestation de 1968 et la critique de la bienséance et en mode majeur les travaux d’historiens et de journalistes sur la période trouble de Vichy.

C’est un américain Robert Paxton qui déboulonne le mythe d’une France majoritairement résistante et d’un esprit de Vichy minoritaire. Il publie en 1973 « la France de Vichy » et finit de réveiller la mémoire des Français en montrant que Vichy n’était pas une simple parenthèse dans l’histoire de France mais qu’il révélait des tendances profondes de la société française. Il montre la réalité du régime de Vichy qui était collaborateur, xénophobe, antisémite, réactionnaire… La guerre a fortement divisé les Français : une minorité a collaboré, une autre minorité a résisté, l’immense majorité est restée attentiste et occupée à survivre.

Et en comparant la France des années d’occupation aux autres pays occupés d’Europe occidentale, il dresse un bilan globalement négatif. La France de Vichy a fait pire que les autres pays occupés.

A côté du travail d’Historiens, un film a aussi constitué une rupture du mythe de l’Union Nationale : « Le Chagrin et la Pitié » de Marcel Ophüls même s’il a fait l’objet d’une censure larvée en France. S’il a été diffusé, dès sa sortie en 1969 en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis, « Le Chagrin et la Pitié » n’a été projeté en France qu’en 1971, dans une petite salle du Quartier latin. Et ce n’est qu’en 1976 qu’il a été admis dans le circuit commercial restreint des salles  » Art et Essai. Et pour le voir à la télévision française il a fallu attendre 1981 pour que FR3 le mette au programme.

Mais pour revenir au point central de notre propos autour de la mort de Simone Veil et la mémoire refoulée des déportés dans les camps de concentration pour des motifs raciaux, il faut évoquer :

La pleine révélation de la Shoah.

Un point fondateur est certainement le procès Eichmann en Israël en 1961, il permet de prendre conscience de la spécificité du génocide juif. Ce procès libère enfin la parole des survivants juifs, rares témoins qui disparaissent peu à peu.

On constate alors la création d’associations juives militantes (Simon Wiesenthal, Serge Klarsfeld), publication de livres, de documentaires (« Shoah » de Claude Lanzmann en 1985), de films ou téléfilms sur le sujet : « Holocauste », « Le pianiste », « La vie est belle ».

Par ailleurs, les recherches sur le génocide des juifs sont d’autant plus poussées qu’au début des années 70, certains cherchent à minorer (les révisionnistes), voire à nier (les négationnistes) le génocide.

Ainsi en 1978, Darquier de Pellepoix (ancien commissaire aux questions juives sous Vichy) déclare: « A Auschwitz, on n’a gazé que des poux ». Parallèlement en 1978, Serge Klarsfeld publia la liste par convois des 75 721 Juifs déportés de France

C’est ainsi qu’on s’intéresse enfin à la responsabilité de Vichy dans la shoah : ce qui aboutit à des procès et des inculpations pour complicité de crimes contre l’humanité dans les années 80-90 : Papon (Ministre sous Giscard), Bousquet (ami de Mitterrand), Touvier ami de milieux catholiques.

En 1983, le chef de la Gestapo de Lyon, Klaus Barbie, repéré en Bolivie par Beate Klarsfeld dès 1971, fut extradé, ramené en France, et condamné à Lyon en 1987 à la détention perpétuelle. Il est mort en prison en 1991.

Et enfin, l’Etat français commence à évoquer ce sujet et fait lui-même repentance à partir des années 1990 :

  • 1990 : loi Gayssot qui condamne tout propos négationniste ;
  • 1993 : un décret fait du 16 juillet (jour anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv) la journée nationale de la commémoration des persécutions raciales et anti-sémites
  • 1995 : J Chirac reconnaît « la responsabilité de l’Etat français » dans le génocide qu’il qualifie de « faute collective »
  • 1996 : indemnisation par l’Etat des descendants des familles juives spoliées pendant la guerre.
  • 2000 : fondation pour la mémoire de la Shoah dont la présidente fut Simone Veil
  • 2005 : rénovation du mémorial de la Shoah qui rappelle que 79 000 juifs de France ont été déportés pendant la Seconde Guerre mondiale pour seulement 3000 survivants.

Conclusion

Le monde est complexité, tous les Français n’étaient pas vichystes et beaucoup de juifs ont été sauvés par des Français qui ont fait de remarquables efforts pour les cacher et les nourrir. 25 % des juifs vivant en France sont morts pendant la guerre contre 92% en Pologne, 80 en Grèce et 73 en Yougoslavie.

Il est heureux qu’il a enfin été possible de faire la lumière et de parler de la réalité de la shoah. On peut regretter que cette lumière qui révèle pleinement le crime contre les juifs n’ait pas encore pleinement éclairé les crimes des nazis contre les tsiganes, les homosexuels et d’autres déportés.

L’Historienne Annette Wierworka a publié en 1992 le fruit de ses recherches sur ce sujet, livre essentiel : « Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli »

J’ai écrit ce mot du jour et le précédent en m’inspirant du Cours d’Histoire que j’avais suivi à la faculté d’Histoire de Lyon 2, en me référant à ma connaissance et compréhension du sujet acquis par mes lectures. J’ai aussi cité des réflexions et des développements trouvés sur ces 2 sites très pédagogiques.

http://www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/enseigner/memoire_vichy/menu.htm

http://ww3.ac-poitiers.fr/hist_geo/ressources/memoire_philatelie/pages/coursmemoire.htm

Au bout de ce rappel des faits, on se rend compte qu’après la guerre il y eut beaucoup de mythes (parenthèse Vichy, France unie et résistante), un immense déni et un silence pesant sur les génocides et la réalité des camps d’extermination.

Ce n’est finalement que tardivement qu’il a été possible d’en parler et de dévoiler, ce crime immense qui a été perpétré par des hommes d’une nation occidentale, chrétienne, probablement la nation la plus civilisée, celle de Kant, de Goethe, de Beethoven, d’Einstein. Dans cette horreur, il a existé des hommes dans d’autres nations comme la nation française qui ont aidé, participé à cette horreur.

Aujourd’hui nous dénonçons les barbares à l’œuvre ailleurs qu’en occident et d’une autre religion que la chrétienne. Notre civilisation a fait pire, il n’y a pas très longtemps.

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Mercredi 6 septembre 2017

« Si nous n’avons pas parlé c’est parce que l’on n’a pas voulu nous entendre, pas voulu nous écouter. »
Simone Veil

Simone Veil a été transportée avec sa mère et sa sœur dans un wagon à bestiaux vers Auschwitz. Le 71ème convoi dont elle était une des victimes comptait 1500 déportés, elle fit partie des 130 personnes qui revinrent.

Des atrocités se sont passées dans ces camps. Mais ce qui est inimaginable, c’est qu’au retour personne ou si peu ont voulu entendre ou écouter ce que ces rescapés de l’horreur avaient à raconter.

Simone Veil s’est plusieurs fois exprimé sur ce sujet.

<France Culture> a publié une page avec des extraits radiophoniques de Simone Veil parlant de ce refoulement.

Il y a notamment ces propos de Simone Veil :

« Aujourd’hui, on refait beaucoup l’Histoire. On essaye de comprendre pourquoi on n’a pas plus parlé. Je crois que ça vaut la peine d’essayer de comprendre pourquoi mais qu’il ne faut pas refaire l’histoire autrement qu’elle n’a été en disant que c’est parce que les déportés n’ont pas voulu en parler, parce que les déportés ont cherché l’oubli eux-mêmes. Ce n’est pas vrai du tout. Il suffit de voir le nombre de rencontres qu’ils ont entre eux. Si nous n’avons pas parlé c’est parce que l’on n’a pas voulu nous entendre, pas voulu nous écouter. Parce que ce qui est insupportable, c’est de parler et de ne pas être entendu. C’est insupportable. Et c’est arrivé tellement souvent, à nous tous. Que, quand nous commençons à évoquer, que nous disons quelque chose, il y a immédiatement l’interruption. La phrase qui vient couper, qui vient parler d’autre chose. Parce que nous gênons. Profondément, nous gênons.  ».

Ce fait historique : on ne voulait pas entendre les rescapés des camps : juifs, tziganes et homosexuels, je l’ai vraiment compris lors de mes études d’Histoire en 2004 à l’université de Lyon 2 lorsque la professeure d’Histoire, Sylvie Schweitzer, nous a parlé du conflit des Mémoires et du refoulement de certaines d’entre elles après la 2ème guerre mondiale.

En préambule, il faut faire une distinction radicale entre deux termes : L’Histoire et la mémoire.

L’Histoire est une discipline rigoureuse qui a l’ambition d’analyser scientifiquement le passé. La mémoire n’est ni rigoureuse, ni scientifique mais affective et donc subjective.

Quand on examine de manière rationnelle les mémoires après la seconde guerre mondiale, on constate un entrecroisement des mémoires, des conflits de mémoires et des mémoires refoulées comme celles des déportés.

Voici une esquisse de typologie de ces mémoires :

1°La mémoire triomphante des résistants. Des héros positifs, fascinants d’abord rebelles puis vainqueurs.

Nous savons désormais que la situation était très complexe, pendant longtemps il y eut peu de résistants, puis près de la victoire un grand nombre de résistants.

2° Parmi ces résistants, il y eut les résistants gaullistes et les résistants communistes. Le Parti communiste parvint à faire croire au mythe du parti des 75 000 fusillés. Il occulta totalement l’histoire du début de la guerre, de la soumission au pacte germano soviétique, ainsi que les sombres règlements de compte qu’il y eut entre diverses tendances du parti à la fin de la guerre, assassinats qui furent maquillés en exécution pour trahison. Ce n’est pas qu’il n’y eut pas de traitres, ni qu’il y eut beaucoup de communistes résistants à partir de l’invasion des nazis en Russie et qu’il n’y eut pas de communistes fusillés. Mais cette mémoire a longtemps été sélective et exagérée.

3° La mémoire repliée des prisonniers de guerre (1,4 millions de personnes) 100 000 morts dans les premières semaines. Ils ont perdu la guerre, ce sont des anti-héros.

4° La mémoire défensive des STO (service de travail obligatoire). Ils ont tenté après la guerre de faire reconnaître un statut de déporté du travail, mais ce statut a été refusé en raison d’une hiérarchie de la souffrance et de leur refus d’aller dans le maquis.

5° Il y eut aussi la mémoire controversée des « malgré-nous » que les allemands ont obligé à combattre à leurs côtés, notamment en Russie où il y eut de nombreux morts. Beaucoup d’entre eux se sentaient victimes, mais la majorité triomphante les classait dans la catégorie des traitres et des collaborateurs. Cette confusion entre le rôle de victime et de bourreau s’est particulièrement révélé lors du procès de Bordeaux où ont été jugés des soldats ayant participé au massacre d’Oradour sur Glane auquel participèrent des alsaciens. Cet épisode vit s’affronter une mémoire Limousine et une mémoire alsacienne comme le montre ce documentaire : Le procès d’Oradour

6° Il y eut la mémoire cachée des vichystes et des collaborateurs, dont beaucoup subirent d’abord une épuration sauvage et violente puis une épuration juridique plus maîtrisée. Ils ne disparurent pas mais restèrent cachés et silencieux quelques années.

7° Et enfin il y eut la mémoire blessée des déportés dont parle Simone Veil. Les signes de sollicitude furent peu nombreux. Et pendant de trop longues années l’oubli tomba comme un caveau sur cette mémoire douloureuse et terrible de peuples que les nazis ont voulu anéantir après leur avoir dénié leur humanité.

 

Ces mémoires entreront en compétition et au cours des années évolueront.

Mais ce mot du jour est déjà très long, je raconterai la suite demain.

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Lundi 4 septembre 2017

« « Gracias a la vida           Merci à la vie
Que me ha dado tanto    Qui m’a tant donné
Me ha dado el sonido      Elle m’a donné le son
Y el abecedario                Et l’alphabet
Con él las palabras           Avec lui les mots» »
Violeta Parra

C’est la rentrée !

« Gracias à la vida » est une chanson d’amour souvent chanté par Mercedes Sosa la célèbre chanteuse argentine ou par Joan Baez la chanteuse américaine à la voix de velours. Et même une fois <par les deux>.

Mais cette chanson a été écrite et mise en musique par Violeta Parra, une immense chanteuse chilienne. Une de ses dernières chansons. Elle l’a enregistrée sur son dernier album en 1966. Le 5 février 1967, à quarante-neuf ans, et après plusieurs tentatives ratées, Violeta Parra met fin à ses jours. <Un billet sur un autre blog parle de cette magnifique chanson et de son auteure>

Quel lien entre l’école et cette chanson ?

Dans la 3ème strophe, l’auteur remercie la vie d’avoir donné le « son » pour parler, « l’alphabet » pour écrire et « les mots » pour s’exprimer. Et c’est la première mission de l’école apprendre à s’exprimer, à réfléchir, à s’interroger grâce aux mots.

Oui ; merci à la vie de nous avoir donné cela et de nous avoir donné l’école.

Quelquefois quand mes enfants trouvaient qu’aller à l’école était bien embêtant et contraignant, je leur répétais que le contraire de l’école n’était pas le jeu, mais le travail. Le travail des enfants qui existe encore dans trop de pays dans le monde. L’école permet d’émanciper les enfants, de les libérer, de leur permettre de se construire.

Ce n’est pas moi mais Véronique Decker, directrice de l’école Marie Curie de Bobigny qui a fait ce lien, à la fin de l’émission de France Culture de ce samedi dans laquelle elle était invitée pour parler de la rentrée scolaire.

Dans cette émission elle a notamment exprimé la chose suivante :

« J’ai un regard très critique sur tous ces zigzags.
Je suis directrice de cette école depuis 2000, cela fait 17 ans que je suis là.
En 17 ans j’ai tout vu, tout vécu, et chaque fois il a fallu s’adapter à des procédures qui n’ont jamais de durée :
On a eu des emplois jeunes, on a eu des auxiliaires de vie scolaire, on a eu des emplois de vie scolaire, on a eu des assistantes d’éducation.
Un 31 août on m’a dit d’annoncer aux assistantes d’éducation que leurs contrats n’étaient pas renouvelés, il y a quelques années. On avait 4 personnes qui nous aidaient dans l’école et du jour au lendemain plus personne.
A un moment j’ai eu une secrétaire, à un moment je n’ai plus eu de secrétaire, à un moment j’ai eu une secrétaire, à un autre moment je n’ai plus eu de secrétaire, et là j’en ai une. Tout va bien !
Ce qui est usant c’est qu’on a le sentiment que beaucoup d’argent parfois est dépensé pour faire des annonces qui ne sont pas celles de nos demandes. »

Elle insiste, par exemple, sur le fait qu’il n’y a presque plus de médecins scolaires en Seine Saint Denis qui est pourtant le département où probablement il serait le plus nécessaire d’en avoir.

Je vous conseille d’écouter <cette émission> où elle exprime très simplement et très pédagogiquement les problèmes auxquels l’école doit faire face et la manière « hors sol » avec laquelle les technocrates lancent des idées et des réformes qui ne répondent pas aux questions qui se posent.

Véronique Decker est une militante de l’école Freinet. Elle a écrit deux livres : « Trop classe ! Enseigner dans le 9-3 » en 2016 et « L’école du peuple » en 2017.

Vous trouverez derrière <Ce lien> un article sur le premier de ces livres et un entretien avec Véronique Decker qui dit notamment :

« Chaque école Freinet a sa particularité et son histoire. Ce qui nous caractérise c’est qu’on a monté cette école Freinet sans aucune aide. Par exemple, sans aide au mouvement particulière. On a fait une école ordinaire qui fonctionne selon les règles du mouvement ordinaire. Du coup il n’y a pas que des militants Freinet dans l’école. Les gens disent qu’on est une école Freinet . Mais nous on préfère parler d’une école avec des militants Freinet. Ce sont des enseignants militants qui ont choisi de venir enseigner là. Ce qu’on partage ce n’est pas tant des techniques Freinet que des valeurs morales. »

Plus loin dans cet article elle explique :

« Je vois le plancher social s’effondrer à la hauteur des enfants.  Nous voyons des choses qu’on n’imaginait pas possible il y quelques années. Par exemple, des enfants qui ont faim. Des familles en errance. On a des enfants qui démarrent un CP dans le Tarn et Garonne, puis partent chez une tante à Lille. Puis vont dans le 93 pour 3 mois. A la fin de l’année, l’enfant a fait des bouts de CP mais il ne sait rien. Il y a 10 ans des parents à la rue avec 5 enfants auraient obtenu un logement passerelle en raison des 5 enfants. Maintenant ces enfants déscolarisés de fait ne déclenchent plus des services sociaux qui d’ailleurs sont submergés.

Il ya 10 ans on rencontrait les assistantes sociales tous les trimestres et on leur adressait des enfants. Maintenant il faut des semaines pour avoir un rendez vous et elles n’ont plus rien dans les mains. Les gens sont en train de se replier physiquement et psychiquement. Et dans nos écoles on voit émerger des pathologies et des souffrances dont les enfants sont les premières victimes.

On a essayé de médiatiser cela en vain. Mais on se heurte à l’indifférence et au repli. Chacun pense qu’il peut s’en sortir seul. J’ai l’impression que la guerre arrive. Qu’on va vers le désastre. Rien n’est fait pour nous sauver. Ce n’est pas l’ascenseur social qui est en panne mais le plancher social qui est troué. »

Elle explique cependant qu’il reste encore de belles journées

« On les  appelle des « moments champagne ». Ce sont ces moments où les enfants progressent. Par exemple, le dernier moment que j’ai vécu c’était à un moment où je devais faire face à deux absences d’enseignants non remplacées. J’ai installé les enfants dans le préau devant mon bureau et je leur ai donné un test départemental à faire. Sans professeurs ils se sont entraidés. Je les regardais et je voyais une ruche bruissante, avec des enfants appliqués. L’ambiance était très sympathique Freinet c’est ça pour moi : que les enfants apprennent sans avoir besoin d’un policier pour les contraindre. Qu’ils soient conscients des enjeux. Ils ont fait la tache. C’était une vraie victoire. Champagne ! »

<Slate a consacré un article au second ouvrage « L’école du Peuple »>. Le titre de cet article : « Une enseignante extraordinaire raconte ce que les enfants et les familles vivent aujourd’hui »

<Médiapart a aussi consacré un article à cet ouvrage> (mais il faut être abonné)

Et Le Monde lui a consacré dans sa série « Ceux qui font » un article qu’il a intitulé « Véronique Decker, enseignante de combat »

Cet article débute ainsi :

« Mais où puise-t-elle toute cette énergie ? Véronique Decker, 63 ans, peut virevolter sur une paire de rollers pour la répétition de la fête de fin d’année en répondant au téléphone à une mère d’élève au sujet d’une absence puis, sans transition, raccrocher et reprendre sa leçon de géométrie improvisée afin d’expliquer au gamin de CM2 (cours moyen supérieur) qui l’écoute comment bien positionner ses pieds. Elle avance une réponse : « Directrice d’école, c’est être multitâches. » Et après un court instant : « Et avoir la capacité en permanence de passer d’une chose à l’autre. » Elle complétera plus tard : « C’est aussi monter des procédures sans cesse, qui s’effondrent sans arrêt. » Avant d’ajouter, avec un geste de la main : « C’est super varié comme métier. Elle rit, désigne un nuage, puis un autre. Chaque matin, tu ne sais jamais par quel côté les ennuis vont arriver ! » Le ton est donné. Véronique Decker est ainsi, elle donne le tournis. »

Cette femme, au terme de sa carrière qui voit et décrit la misère sociale de ses élèves, les problèmes de l’école reste une femme pleine d’énergie et de courage pour affronter la réalité, faire bouger les choses.

Et elle s’émeut devant cette chanson de gratitude : « Gracias à la vida »

<Derrière ce lien vous entendrez Violetta Parra chanter Gracias à la visa>

Il me semble que malgré Mercedes Sosa, malgré Joan Baez, c’est l’interprétation la plus bouleversante.

Voici le texte intégral de la chanson et sa traduction trouvée sur le site suivant ;

<http://www.paroles-musique.com>

Gracias a la vida
Que me ha dado tanto
Me dio dos luceros
Que cuando los abro
Perfecto distingo
Lo negro del blanco
Y en el alto cielo su fondo estrellado
Y en las multitudes
El hombre que yo amo.

Gracias a la vida
Que me ha dado tanto
Me ha dado el oído
Que en todo su ancho
Graba noche y día
Grillos y canarios
Martillos, turbinas, ladridos, chubascos
Y la voz tan tierna de mi bien amado.

Gracias a la vida
Que me ha dado tanto
Me ha dado el sonido
Y el abecedario
Con él las palabras
Que pienso y declaro
« madre, amigo, hermano »
Y luz alumbrando la ruta del alma del que estoy amando

Gracias a la vida
Que me ha dado tanto
Me ha dado la marcha
De mis pies cansados
Con ellos anduve
Ciudades y charcos
Playas y desiertos, montañas y llanos

Y la casa tuya, tu calle y tu patio.

Gracias a la vida
Que ma ha dado tanto
Me dio el corazón
Que agita su marco
Cuando miro el fruto
Del cerebro humano
Cuando miro el bueno tan lejos del malo
Cuando miro el fondo de tus ojos claros.

Gracias a la vida
Que me ha dado tanto
Me ha dado las risas
Y me ha dado el llanto
Así yo distingo
Dicha de quebranto
Los dos materiales que forman mi canto
El canto de todos que es el mismo canto
El canto de todos que es mi propio canto

Merci à la vie
Qui m’a tant donné
Elle m’a donné deux étoiles
Et quand je les ouvre
Je distingue parfaitement
Le noir du blanc
Et en haut du ciel son fond étoilé
Et parmi la multitude
L’homme que j’aime

Merci à la vie
Qui m’a tant donné

Elle m’a donné l’ouïe
Qui dans toute son amplitude
Enregistre nuit et jour
grillons et canaris
Marteaux, turbines, aboiements, averses
Et la voix si tendre de mon bien-aimé

Merci à la vie
Qui m’a tant donné
Elle m’a donné le son
Et l’alphabet
Avec lui les mots
Que je pense et déclare
 »mère, ami, frère »
et lumière qui éclaire le chemin de l’âme de celui que j’aime

Merci à la vie
Qui m’a tant donné
Elle m’a donné la marche
De mes pieds fatigués
Avec eux j’ai parcouru
des villes et des flaques d’eau
des plages et des déserts, des montagnes et des plaines
Et ta maison, ta rue et ta cour

Merci à la vie
Qui m’a tant donné
Elle m’a donné un cœur
Qui vibre
Quand je regarde le fruit
Du cerveau humain
Quand je regarde le bien si éloigné du mal
Quand je regarde le fond de tes yeux clairs

Merci à la vie
Qui m’a tant donné
Elle m’a donné le rire
Et elle m’a donné les pleurs
Ainsi je le distingue
bonheur et déchirement
les deux matériaux qui composent mon chant
et votre chant à vous qui est le même chant
et le chant de tous qui est mon propre chant.

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Jeudi 20 avril 2017

Jeudi 20 avril 2017
«Pourquoi mes rêves ne seraient-ils pas vos rêves ?»
J.M.G. Le Clézio, écrivain
Écrivain français d’origine mauricienne, J.M.G. Le Clézio a reçu le Prix Nobel de littérature en 2008

http://le1hebdo.fr/journal/numero/1/vos-reves-ne-seraient-pas-mes-reves-55502-79.html

J’ai plusieurs fois parlé de ce journal étonnant et intéressant : «Le Un».
Fin 2016, a paru un petit livre qui reprenait certains des articles parus dans ce journal : «Le malaise français»
Aujourd’hui, je voudrais partager avec vous le premier article repris dans ce livre.
Il s’agit d’un article écrit le 13 février 2014 par le prix Nobel de littérature Le Clézio :
«J’ai grandi dans un pays imaginaire. Je ne savais pas qu’il l’était à ce point.
Mes lectures, c’était Capitaine Corcoran, Barnavaux, soldat de France, et bien sûr l’Histoire de France de Lavisse.
D’un autre côté mon père, citoyen britannique (alors on ne parlait pas des Mauriciens comme d’une identité réelle), lisait des livres sur le vaudou, était assuré que Jeanne d’Arc n’était rien qu’une sorcière, cruellement mise à mort par l’Inquisition, et que de Gaulle avait menti aux Français.
Ma mère avait vécu la guerre, elle avait une sorte de vénération pour celui qu’elle avait écouté à la radio lancer son appel à la résistance, parce qu’elle avait haï absolument la voix du Führer.
Être adolescent en France, cela voulait dire découvrir Sartre, Huysmans, Lautréamont, Rimbaud (ah, Un cœur sous une soutane, merveilleux petit roman), et bien sûr lire Les Fleurs du mal comme tout le monde. On pouvait nous faire croire à l’école que Racine était un grand tragédien et que Hugo était un libertador. La vérité c’est que le grand tragédien était William Shakespeare, par quelque bout qu’on le prenne, et que les abolitionnistes étaient tous anglais, voire anglaises.
Je ne dis pas que la France aura été le plus accompli des pays colonialistes : l’Angleterre, la Belgique et la Hollande n’ont rien à lui envier. Mais il se trouve que c’est en France qu’on a eu le plus de mal à se guérir de cette maladie infantilisante.
Le monde a tourné : quand j’avais dix-huit ans, un jeune homme, qui aimait l’art et la fête, parce qu’il travaillait mal en classe, était envoyé en Algérie pour se battre contre un peuple qui voulait être libre. Il pouvait déserter, aller en Suède, feindre la folie, il a préféré partir puisque c’était son devoir. Il l’a payé de sa vie.
Dans ce même pays, l’Algérie, l’armée française pratiquait la torture et les exécutions sommaires, et balançait sur les villages rebelles ce qu’on appelait pudiquement les « bidons spéciaux » – le napalm. Les rebelles d’ailleurs ne s’appelaient pas des rebelles, ils s’appelaient officiellement des HLL – des hors-la-loi.
À cette même époque (1960), une jeune fille, parce qu’elle attendait un bébé dont elle ne voulait pas, confiait son corps à une matrone qui la transperçait d’une aiguille à tricoter, et on appelait ça une faiseuse d’anges.
La France d’aujourd’hui, Dieu merci, a changé. On n’y cultive plus le racisme ordinaire – juste un peu honteux, ce qui est un abîme de progrès. On ne croit plus guère à la mission civilisatrice des Blancs sur le reste du monde – si peu, ce qui est miraculeux. On y pratique une certaine tolérance, à condition de ne pas exagérer. On y invente la parité, dans la douleur bien sûr. Bref tout va sans doute pour le mieux. Pourtant, la faillite du système pour ce qui concerne le chômage des jeunes, l’exclusion des pauvres, l’expulsion des métèques, tout cela ne s’améliore pas. Tout d’un coup on se prend à imaginer : et si l’on changeait ?
La faute est à la crise. La crise, parlons-en : des économistes donnent chaque jour leur précieux avis. La relève serait pour demain. Le bonheur pourra bientôt reprendre. Mais quel bonheur ? Celui d’un retour en arrière, d’une France identifiée comme l’héritière d’une longue culture, bénéficiant d’un « art de vivre ». Le modèle du village français résistant aux barbares n’existe pas. Il n’a jamais existé. Au début du xxe siècle, quand Bécassine la Bretonne vient travailler comme domestique à Paris (en ce temps les Bretonnes sont les Mauriciennes et les Philippines de la France), elle perçoit comme salaire, logée et nourrie, environ un franc par an. Le chemin de fer entre Paris et Nice coûte deux fois cette somme. Il est vrai, l’on est alors « entre soi ». La police ne fait pas de contrôles « au faciès », et tout le monde, peu ou prou, se retrouve le dimanche à la messe.
J’aimerais une France dont la puissance ne reposerait pas sur les armes, sur le joujou atomique, sur la réserve d’or dont on dit qu’elle dépasse celle de Fort Knox. Une France dont la puissance serait celle des idées, des idéaux, des œuvres, des cerveaux. Elle en a les moyens : qu’on songe seulement à ce que représentent la poésie de Christine de Pisan, les nouvelles de Marguerite de Navarre, les romans de George Sand. Qu’on pense à Colette, à Nathalie Sarraute, à Sartre, à Camus. Ou si l’on préfère, qu’on se souvienne de Jacques Cazotte, de Lautréamont, d’Artaud, de Paul Éluard. Ou encore d’Impressions d’Afrique ou du Captain Cap. Est-ce que tout cela a été dit pour rien ? Est-ce que tout cela ne constitue pas un trésor, notre seul trésor ?
Je songe à un pays – mon pays, puisque j’y suis né et que j’ai sucé le lait de sa langue – qui cesserait de se bercer dans son sommeil hypnotique avec les airs mélancoliques du passé. Un pays qui déciderait de mettre fin une fois pour toutes à son pouvoir régalien, à son aristocratie et à ses privilèges exorbitants. L’histoire coloniale ne pourra pas être réécrite : elle est inhérente à la fortune de la France, comme la richesse de ses grandes cités portuaires est due au trafic d’esclaves.
En revanche, s’ouvrir au monde, s’ouvrir au partage et se reconnaître comme culture plurielle pourraient donner à notre nation la confiance qu’elle a perdue.
Aujourd’hui, la France connaît de grandes difficultés à abandonner l’ère de l’uniculturel. Le racisme a officiellement disparu, mais cela reste toujours aussi difficile pour un Français d’origine antillaise ou africaine de trouver un job et un logement. Le paysage culturel est en train de changer mais la France reste un club fermé.
Il faut admettre qu’elle n’est plus seulement le pays de Voltaire et de Condorcet, de Michelet et de Lamartine. C’est aussi le pays d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant, le pays de Boualem Sansal et de Laabi, par la langue le pays d’Yambo Ouologuem et d’Abdourahman Waberi. La langue française est un être vivant, qui change et se modifie sans cesse. Elle n’existe que par ses adaptations, ses rencontres, ses inventions. Sa force n’est pas dans on ne sait quel « rayonnement », elle est dans ce changement. La reconnaissance des torts causés aux minorités – en vérité majoritaires dans tous les lieux névralgiques de notre pays – n’est pas un fantasme caritatif, ni une expiation : ce serait la seule chance pour cette culture ancienne, largement métissée, de continuer son aventure dans la complexité du monde. Nous y sommes, c’est le point de non-retour : ou bien l’on ouvre les ghettos, et l’on partage le bon air de la mixité, ou l’on se dessèche sur les ruines archéologiques d’une histoire devenue imaginaire.
Je suis un binational franco-mauricien qui vit une partie de son temps comme un émigré. Pourquoi mes rêves ne seraient-ils pas vos rêves ?
Albuquerque, le 13 février 2014 »