Jeudi 14 juin 2018

«Un vide stupéfiant : l’Histoire officielle ignore le football.»
Eduardo Galeano dans « Football, ombre et lumière »

Quand je décide d’écrire une série de mots comme celle en cours, je ne pars jamais de rien : je dispose d’informations, de connaissances, de lectures, de vidéos me permettant de savoir que je peux écrire des articles ayant quelque consistance.

Mais très souvent, au cours de mes recherches, je découvre des auteurs, des inspirateurs qui m’apportent des compréhensions nouvelles.

Il en est ainsi d’Eduardo Hughes Galeano que je ne connaissais pas. Il est né en 1940 à Montevideo et mort en 2015 dans la même ville. C’est un écrivain, journaliste et dramaturge uruguayen, célèbre pour avoir écrit « Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. » qui est un acte d’accusation contre l’exploitation de l’Amérique latine par les puissances étrangères depuis le XVe siècle.

Il était un militant de gauche qui a été emprisonné par la dictature militaire de 1973 en Uruguay, par la suite il a dû s’exiler. Il a aussi fait partie des dix-neuf personnalités qui ont proposé et signé le manifeste de Porto Alegre.

Dès qu’on creuse un peu le sujet du football d’une manière analytique, de son rôle dans la société, de sa géopolitique on tombe immanquablement sur la citation de l’ouvrage qu’il a écrit « Football, ombre et lumière », paru en espagnol en 1995 avant d’être traduit trois ans plus tard en français.

Et lorsque France Inter dans son émission de ce dimanche 10 juin « Le grand face à face » invite Vincent Duluc de l’Equipe pour parler de la Coupe du Monde en Russie, c’est encore l’ouvrage de Galeano qui est cité comme exemple de compréhension de ce que représente le football et son évolution.

Galeano a écrit sur la 4ème page de couverture de son ouvrage :

« Pendant des années, je me suis senti défié par le sujet, la mémoire et la réalité du football, et j’ai eu l’intention d’écrire quelque chose qui fût digne de cette grande messe païenne, qui est capable de parler tant de langages différents et qui peut déchaîner tant de passions universelles »

J’ai emprunté le livre de Jean-Claude Michéa : « Les intellectuels le peuple et le ballon rond »  qui est un hommage au livre de Galeano.

Michéa écrit :

« Au train où vont les choses, on peut donc se demander si la FIFA ne finira pas, un jour, par autoriser les clubs les plus riches (le fameux « G14 ») à recruter à la mi-temps d’un match clé, les meilleurs joueurs de l’équipe adverse, dans le but louable de sécuriser par un résultat encore plus prévisible, leurs investissements financiers et leur cotation en bourse. D’un autre côté, peut-être parce qu’«avec le danger croît aussi ce qui sauve », il est réconfortant de constater que, depuis l’époque où Galeano écrivait son livre, un certain nombre de travaux universitaires sont parus, qui témoignent enfin d’une compréhension intelligente de l’univers du football et de la culture populaire qui est associée. »

Car c’est bien ce que décrit Galeano un jeu populaire pour le peuple mais qui est devenu de plus en plus dévoyé en raison des puissances de l’argent.

Lui-même aimait jouer au football même s’il reconnait qu’il n’était bon joueur que dans ses rêves :

« Comme tous les Uruguayens, j’ai voulu être footballeur. Je jouais très bien, j’étais une vraie merveille, mais seulement la nuit, quand je dormais : pendant la journée, j’étais la pire jambe de bois qu’on ait vue sur les terrains de mon pays. »

Il faut rappeler que l’Uruguay fut le premier pays qui gagna la coupe du monde en 1930 et la gagna une seconde fois au Brésil en 1950 déclenchant le désespoir du peuple brésilien.

Le journaliste Antoine de Gaudemar avait, dans un article du 12 février 1998, offert cette description du livre dans libération :

« Eduardo Galeano est depuis toujours un fou de foot. Mais il a mis longtemps à le reconnaître, à assumer son identité de supporter: un supporter un peu particulier, sans port d’attache, sans tribune, seulement en quête d’un «miracle» sur gazon, où qu’il se produise et d’où qu’il vienne. Toute sa vie, au hasard de ses voyages, il est allé de par les stades, tel «un mendiant de bon football», implorant, «chapeau dans les mains»: «Une belle action, pour l’amour de Dieu !».

En 1995, âgé de 55 ans, après s’être senti toute sa vie «défié par le sujet», mais sans doute comblé par sa moisson, il décide de «faire avec les mains» ce qu’il n’a «jamais été capable de faire avec les pieds»: écrire sur le football «quelque chose qui fût digne de cette grande messe païenne», «demander aux mots ce que la balle, si désirée, (lui) avait refusé».

Traduit à la veille du prochain championnat du monde, le Football ombre et lumière est ainsi composé d’une centaine de courts textes, n’excédant pas deux pages. Chacun d’eux est consacré à l’un des multiples aspects du jeu: origines, règles, histoires de clubs, souvenirs de matches et de gestes parfaits, portraits de joueurs de génie, buts d’anthologie, mais aussi l’envers du décor, la corruption, le racisme, l’idolâtrie, les fins de carrière misérables, l’oubli.

Ecrits comme des nouvelles, […] ces textes révèlent toute l’étendue de la planète foot, mi-ombre mi-soleil, car l’histoire du football «est un voyage triste, du plaisir au devoir». Sous la domination de l’argent et de la technocratie, ce sport s’est transformé en industrie, le jeu en spectacle: heureusement, on voit encore sur les terrains «un chenapan effronté qui s’écarte du livret» et qui, pour le simple plaisir du corps, «se jette dans l’aventure interdite de la liberté». […]

A la fois anecdotique et érudit, l’ouvrage d’Eduardo Galeano forme un kaléidoscope. Il est comme une mémoire fragmentée et reconstituée, à la mesure du «vide stupéfiant» qui règne autour de ce sport, tant «l’histoire officielle ignore le football», ce nouvel opium des peuples. C’est vrai, accorde Eduardo Galeano, que le football ressemble à Dieu «par la dévotion qu’ont pour lui de nombreux croyants et par la méfiance de nombreux intellectuels à son égard» »

Antoine de Gaudemar évoque le voyage triste dont l’extrait plus complet est le suivant :

« L’histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. À mesure que le sport s’est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n’est pas rentable. Il ne permet à personne cette folie qui pousse l’homme à redevenir enfant un instant, en jouant comme un enfant joue avec un ballon de baudruche et comme un chat avec une pelote de laine : danseur qui évolue avec une balle aussi légère que la baudruche qui s’envole et que la pelote qui roule, jouant sans savoir qu’il joue, sans raison, sans chronomètre et sans arbitre.

Le jeu est devenu spectacle, avec peu de protagonistes et beaucoup de spectateurs, football à voir, et le spectacle est devenu l’une des affaires les plus lucratives du monde, qu’on ne monte pas pour jouer mais pour empêcher qu’on ne joue. La technocratie du sport professionnel a peu à peu imposé un football de pure vitesse et de grande force, qui renonce à la joie, atrophie la fantaisie et proscrit l’audace. »

La conclusion du livre a pour titre : « La fin du match » :

« Roule la balle, le monde roule. On soupçonne le soleil d’être un ballon de feu, qui travaille le jour et fait des rebonds la nuit dans le ciel, pendant que la lune travaille, bien que la science ait des doutes à ce sujet. En revanche, il est prouvé, et de façon tout à fait certaine, que le monde tourne autour de la balle qui tourne : la finale du Mondial 94 fut regardée par plus de deux milliards de personnes, le public le plus nombreux de tous ceux qui se sont réunis tout au long de l’histoire de la planète. La passion la mieux partagée : nombre des adorateurs du ballon rond jouent avec lui dans les stades ou les terrains vagues, et un bien plus grand nombre encore prennent place à l’orchestre, devant le téléviseur, pour assister, en se rongeant les ongles, au spectacle offert par vingt-deux messieurs en short qui poursuivent la balle et lui prouvent leur amour en lui donnant des coups de pied.

À la fin du Mondial 94, tous les garçons qui naquirent au Brésil s’appelèrent Romario, et la pelouse du stade de Los Angeles fut vendue par petits morceaux, comme une pizza, à vingt dollars la portion. Folie digne d’une meilleure cause ? Négoce vulgaire et inculte? Usine à trucs manipulée par ses propriétaires ? Je suis de ceux qui pensent que le football peut-être cela, mais qu’il est également bien plus que ça, comme fête pour les yeux qui le regardent et comme allégresse du corps qui le pratique. Un journaliste demanda à la théologienne allemande Dorothée Solle :

Comment expliqueriez-vous à un enfant ce qu’est le bonheur ?

– Je ne le lui expliquerais pas, répondit-elle. Je lui lancerais un ballon pour qu’il joue avec.

Le football professionnel fait tout son possible pour castrer cette énergie de bonheur, mais elle survit en dépit de tout. Et c’est peut-être pour cela que le football sera toujours étonnant.

Comme dit mon ami Angel Ruocco, c’est ce qu’il a de meilleur : son opiniâtre capacité de créer la surprise. Les technocrates ont beau le programmer jusque dans ses moindres détails, les puissants ont beau le manipuler, le football veut toujours être l’art de l’imprévu. L’impossible saute là où on l’attend le moins, le nain donne une bonne leçon au géant et un Noir maigrelet et bancal rend fou l’athlète sculpté en Grèce.

Un vide stupéfiant : l’Histoire officielle ignore le football. Les textes de l’histoire contemporaine ne le mentionnent pas, même en passant, dans des pays où il a été et est toujours un signe primordial d’identité collective. Je joue, donc je suis : la façon de jouer est une façon d’être, qui révèle le profil particulier de chaque communauté et affirme son droit à la différence. Dis-moi comment tu joues et je te dirai qui tu es : il y a bien longtemps qu’on joue au football de différentes façons, qui sont les différentes expressions de la personnalité de chaque pays, et la sauvegarde de cette diversité me semble aujourd’hui plus nécessaire que jamais.

Nous vivons au temps de l’uniformisation obligatoire, dans le football et en toute chose. Jamais le monde n’a été aussi inégal dans les possibilités qu’il offre et aussi niveleur dans les coutumes qu’il impose : en ce monde fin de siècle, celui qui ne meurt pas de faim meurt d’ennui. »

<Alternatives Economiques> qui évoque aussi ce livre conclut de la manière suivante :

« Admirateur [des grands footballeurs], Eduardo Galeano souligne combien le football nourrit et se nourrit des enjeux sociaux et sociétaux les plus forts : inégalités, racisme, pauvreté, libéralisme exacerbé, revanche sociale, la victoire et la défaite, etc. La puissance symbolique d’un sport qui reste le « grand oublié de l’histoire officielle ». »

Voilà un exemple de complexité où le bonheur de jouer avec un ballon côtoie un voyage triste au milieu d’organisations corrompues et de financiers cupides. Car le football fait partie de nos sociétés et représente une part de notre Histoire.

Rappelons que les scènes de joie sur les Champs Élysées en 1998, après la victoire de la France en coupe du monde n’avaient qu’un évènement équivalent en terme de foule en liesse : La libération de Paris et la victoire de la seconde guerre mondiale. Si on ne perçoit pas cette dimension, on passe à côté d’un élément de compréhension de la société telle qu’elle est. Et cela même si on n’aimerait pas le football, ce qui n’est pas mon cas ou si on est désabusé par les dérives financières de ce sport, ce que je partage.

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Mercredi 13 juin 2018

« La France est l’équipe la plus chère de celles qui participent à la coupe du monde 2018 »
Constat économique primaire

Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois, disait Camus.

Pour apprendre la morale on peut passer par des expériences positives mais aussi négatives.

Tous ceux qui s’intéressent au football se souviennent du match de football de Séville, ½ finale de la coupe du monde, dans lequel le gardien allemand Harald Schumacher lors d’une sortie rageuse est venu heurter violemment le français Patrick Battiston alors qu’il n’était plus en possession du ballon. Le joueur français sera évacué du terrain, inanimé, sur une civière. Il aura perdu trois dents, une vertèbre sera endommagé et il devra porter une minerve plusieurs mois et même la porter pendant la cérémonie de son mariage. Les conséquences auraient pu être encore plus désastreuses s’agissant des cervicales. <Cette vidéo montre le choc et surtout la rencontre de Schumacher qui vint rendre visite à Battiston pour s’excuser>.

Il y a d’autres exemples moins brutaux mais aussi immoraux, comme par exemple la main de Thierry Henry qui permit à la France d’éliminer l’Irlande pour se qualifier pour la coupe du monde 2010. La France se qualifia mais les joueurs eurent un comportement délétère en Afrique du Sud et furent éliminés piteusement. La morale était finalement sauve, la victoire injuste ne profita pas aux tricheurs.

Mais le football ce n’est pas que cela et Thierry Henry eut été inspiré de suivre l’exemple de son entraîneur emblématique du club d’Arsenal : Arsène Wenger.

Lors d’un 8ème de finales de la coupe d’Angleterre opposant Arsenal à Sheffield United, le 13 février 1999, le but de la victoire d’Arsenal fut marqué par son avant-centre sur une touche rapidement jouée alors que les joueurs de Sheffield avaient sorti volontairement le ballon du terrain à la suite de la blessure d’un des leurs. C’est une règle non écrite, une règle de fair play quand une équipe sort le ballon du terrain en raison de la blessure d’un joueur, l’équipe adverse rend le ballon à cette équipe lors de la touche qui suit. Mais ce n’est pas ce que fit le joueur d’Arsenal et son club se qualifia.

Mais, à l’issue du match, Arsène Wenger, l’entraîneur d’Arsenal proposa que la rencontre soit rejouée dans son intégralité dix jours plus tard. Les dirigeants de Sheffield United acceptèrent et le match fut rejoué.

Il existe aussi de ces exemples-là dans le football.

Et ce n’est pas le seul, cet article de l’express cite d’autres cas :

  • En mai 2005, alors qu’il évolue au Werder Brême, Miroslav Klose bénéficie d’un penalty contre Bielefeld. En disant lui-même qu’il n’y pas faute, il obtient de l’arbitre qu’il annule sa décision.
  • Enfin, on a coutume de dire que les Italiens sont truqueurs, et pourtant Thierry Henry aurait été bien inspiré de suivre l’exemple de Daniele De Rossi. En 2006, sous les couleurs de l’AS Rome, Daniele De Rossi marque de la main. Les joueurs de Messine protestent. L’arbitre les ignore et valide le but. De Rossi s’avance alors vers lui et lui signale sa faute. Le but est annulé.

Pour moi, le football c’est aussi d’autres souvenirs. Alors que j’habitais Montreuil , avec deux autres pères Dominique et Yves nous emmenions nos garçons jouer, le dimanche, au football dans le parc des Beaumont, à côté de notre résidence. Le plus souvent d’autres jeunes garçons issus des cités et de ce qu’on appelle la diversité aujourd’hui venait nous rejoindre et demander de jouer avec nous. Ce furent des moments d’échanges et de joies simples qui me nourrissent encore. Lorsque pendant la semaine, déguisé en fonctionnaire cravaté et après avoir travaillé pendant la journée dans les immeubles de Bercy, je rentrais à Montreuil, je rencontrais parfois ces jeunes garçons qui me saluaient alors, les yeux plein de lumière. Car le football a aussi cette faculté de faire tomber les barrières et de rapprocher les humains.

Le football professionnel d’aujourd’hui constitue certainement un exemple explicite des dérives de l’économie d’aujourd’hui :

  • la concentration des réussites,
  • la richesse en argent qui donne un avantage comparatif excessif

Il n’est ainsi que le reflet de notre époque.

Il est vrai que lorsqu’on analyse la compétition la plus lucrative du football : la ligue des champions on constate les choses suivantes :

  • Les 20 dernières ligues des champions ont été gagnées par seulement 8 clubs
  • Mais la moitié soit 10 ont été gagnées par les deux clubs espagnols du Real de Madrid (6) et de Barcelone (4)
  • 3 Clubs ont gagné chacun deux trophées (AC Milan, Manchester United, Bayern de Munich)
  • Il reste 4 clubs qui n’ont gagné qu’une fois l’Inter Milan, Liverpool, Chelsea et le FC Porto.

Il y a donc bien, concentration des réussites et surtout tous ces clubs font partie des plus riches.

Selon ce classement publié en janvier 2018 après une étude du cabinet Deloitte, les 4 clubs les plus riches ont gagné 14 des 20 titres.

Tous les autres, à l’exception de Porto font partie des 15 plus riches.

L’AC Milan, le club de Berlusconi, n’en fait plus partie mais était dans le top 10 lorsqu’il gagnait.

Pourtant l’argent ne suffit pas, Manchester City et le Paris Saint Germain sont riches mais ne gagnent pas. Parce qu’il ne suffit pas de mettre les joueurs les plus chers ensemble, encore faut-il faire équipe.

Et cela aussi est une leçon du football, il faut faire une équipe qui joue ensemble.

Alors si nous nous intéressons à la coupe du monde qui commence demain, nous constatons aussi une formidable concentration, pire que celle de la ligue des champions.

Depuis 1930, 20 coupes du monde ont eu lieu, l’actuel en Russie est la 21ème.

Et si 8 clubs ont gagné les 20 dernières ligue des champions, il y aussi 8 nations qui ont emporté tous les trophées.

  • 3 d’entre elles (Brésil, Allemagne et Italie) en ont gagné 13 soit 65 % des victoires.
  • 2 pays d’Amérique du Sud ont gagné chacun deux victoires, l’Uruguay et l’Argentine, soit 20 %.
  • Il ne reste que 3 victoires, soit 15%, pour l’Angleterre, la France et l’Espagne.

On constate qu’il s’agit d’une affaire entre l’Europe (11 victoires) et l’Amérique du Sud (9 victoires), les autres continents ne sont pas présents.

Si on s’intéresse aux finalistes, 12 des finalistes font aussi partie des 8 vainqueurs et pour les 8 places qui restent il n’y a que 4 nations (Pays Bas 3x, Hongrie et Tchécoslovaquie 2x, Suède 1 fois)

Il y a même des affiches qui sont identiques (Allemagne – Argentine 3x) (Brésil-Italie 2x)

Il existe un constat plus surprenant encore, entre 1950 et 2002, il y a eu 14 finales. A part, celle de 1978 qui opposa L’Argentine aux Pays Bas, dans toutes les autres finales il y avait soit le Brésil, soit l’Allemagne qui étaient présents mais sans jamais se rencontrer avant celle de 2002. Ils ne se rencontrèrent pas en Finale mais pas non plus dans aucun autre match du tournoi.

C’est assez extraordinaire quand on songe que ce sont les deux nations qui se sont plus souvent qualifiés et qui ont fait le plus de matchs de coupe du monde. Depuis 2002, ils se sont rencontrés une nouvelle fois en 2014, en demi-finale, lorsque l’Allemagne humilia les brésiliens au Brésil (7-1).

Alors pour conclure ce second mot du jour de la série football et trouver un exergue à cet article, je reviens vers l’économie et le football.

Et c’est justement le magazine économique les échos qui révèle ce constat qu’en faisant la somme de la valeur marchande de chaque joueur, car un joueur de football a une valeur marchande, c’est la France qui est l’équipe la plus chère de la coupe du monde.

Les économistes voudraient y voir un heureux présage pour ceux qui souhaitent la victoire de la Francei. Mais seule une équipe peut espérer gagner la victoire finale, non l’assemblage d’individualités.

Cette coupe du monde nous révélera si les joueurs français forment une équipe.

C’est une belle leçon morale au sens d’Albert Camus.

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Mardi 12 juin 2018

«Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… »
Citation attribuée à Albert Camus

La coupe du monde de football commence ce jeudi 14 juin 2018.

Je vais tenter de consacrer une série de mots du jour au football en étant conscient de la difficulté de la tâche.

Il est question de jeu (à rapprocher du <panem et circenses> des romains), il est question de passions, de violence, d’argent, de tricherie, de marchandisation d’êtres humains.

Il est question aussi d’équipes, d’entraînements, d’efforts, de discipline, de beauté du geste.

J’ai conscience que la quête d’intelligence, de critique, de mesure et d’équilibre risquent de mécontenter tout le monde.

  • Les passionnés du « beau jeu » qui ne souhaitent pas que l’on parle du côté obscur de ce sport qui depuis longtemps a attiré les cupides du monde.
  • Les indifférents et plus encore les « hostiles » à ce jeu qui est alors résumé par cette phrase cinglante : « un jeu financé par des gens modestes qui paient très chers pour aller regarder des millionnaires courir après un ballon » seront quant à eux exaspérés qu’on puisse consacrer du temps de cerveau et de réflexion à ce sport qui déclenchent tant de ferveur chez des millions de gens dans les stades et devant les écrans.

Je vais tenter pourtant de le faire, d’abord pour apprendre moi-même, ensuite pour essayer de mieux comprendre les aspects contradictoires : éclairer l’ombre par la lumière et percevoir l’ombre malgré la lumière.

Ce n’est pas la première fois que des mots du jour sont consacrés au football.

Et aussi lors du précédent mondial au Brésil :

Ces différents articles étaient « à charge » et mettait le projecteur sur les dérives actuelles..

Je ne suis pas ignare en matière de football. Dans ma famille il y avait deux passions : la musique classique et le football. Mon frère Gérard était violoniste et mon frère Roger était footballeur amateur.

Pendant de nombreuses années, je l’ai accompagné sur les terrains de Moselle et de Lorraine, dans des villes et villages dont j’ignorerais le nom si le football ne me les avait pas fait croiser. Je me souviens encore avec ravissement du club de l’US Froidcul, ainsi que tous les clubs en ange : Hayange, Hagondange, Talange etc. Ainsi que le club de Blénod qui était un quartier de Pont à Mousson et dont les habitants s’appelaient les Bélédoniens.

A partir de 1966, avec la coupe du monde en Angleterre je me suis aussi intéressé au football international. Ainsi sans effort et sans note je peux donner, depuis le début c’est-à-dire 1930, les années, les pays organisateurs, les vainqueurs et même les finalistes. Je ne me souviens pas toujours du score.

Comme point d’entrée dans cette série, c’est mon ami Jean-François de Dijon qui m’a donné la clé ou plutôt m’a posé une question lors de l’été 2017 :

« Est-ce que tu pourrais voir si Albert Camus a vraiment écrit « Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… » ? ».

Et bien sûr en faire un mot du jour…

La citation est intéressante sur le fond, mais est-elle authentique ?

Beaucoup de sites internet répètent cette phrase et l’attribue à Albert Camus.

Dans mes recherches pour cette série, j’ai découvert un auteur essentiel qui est l’uruguayen Eduardo Galeano sur lequel je reviendrai, il cite cette phrase dans son livre qui fait référence : « Football, ombre et lumière ».

Mais le problème, c’est que nul ne donne la référence de la source permettant de vérifier.

<Le site sofoot> qui est la bible de celles et ceux qui intellectualisent le football rapporte aussi ce propos mais cite une version de 1959, plus complète, mais en ne citant toujours pas la source.

En revanche, ce site parle abondamment du lien qui unissait Albert Camus et le football :

Ah qu’elle a fait le bonheur des journalistes sportifs et autres ministres en manque d’alibis littéraires, la célèbre formule –« Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois »! Et pourtant, elle dit bien peu de choses sur le rapport véritable qu’entretenait Camus avec le football.

[…]

Illustration parfaite le 23 octobre 1957, au Parc des Princes. Le Racing Club de Paris reçoit Monaco sous les caméras des « actualités françaises ». Sur une descente d’un ailier monégasque, qui largue une grosse frappe lourdingue à la trajectoire mollement bondissante, le gardien parisien se troue et la balle finit au fond des filets. Le reporter se tourne alors vers un « spectateur parmi les 35 000 spectateurs », debout en imper-cravate: Albert Camus, 44 ans, tout juste auréolé de son prix Nobel. Les malheurs du goal du Racing reçoivent chez l’écrivain « l’indulgence d’un confrère », qui le défend d’une phrase toute compassionnelle: « Il ne faut pas l’accabler. C’est quand on est au milieu des bois que l’on s’aperçoit que c’est difficile« . La nouvelle gloire nationale sait de quoi elle parle: « j’étais goal au Racing Universitaire Algérois », cloute l’écrivain, comme pour donner plus de poids encore à son propos.

<Sur ce site vous verrez une vidéo de l’INA> qui montre cet échange entre le journaliste et Albert Camus pendant la finale de la coupe de France (0:59).

Le Racing Universitaire Algérois, voilà la grande affaire de Camus. « Je ne savais pas que vingt ans après, dans les rues de Paris ou de Buenos Aires (oui ça m’est arrivé) le mot RUA prononcé par un ami de rencontre me ferait battre le cœur le plus bêtement du monde », s’épanche-t-il un rien grandiloquent, contrairement à son habitude. S’il supporte le RC Paris, il n’y a d’ailleurs pas de hasard: « Je puis bien avouer que je vais voir les matchs du Racing Club de Paris, dont j’ai fait mon favori, uniquement parce qu’il porte le même maillot que le RUA, cerclé de bleu et de blanc. Il faut dire d’ailleurs que le Racing a un peu les mêmes manies que le RUA. Il joue ‘scientifique’, comme on dit, et scientifiquement, il perd les matchs qu’il devrait gagner », confie-t-il au journal du RUA, repris par France Football, à l’époque. Le mauvais sort de la ville lumière ne semble apparemment pas dater du PSG.

Albert Camus rejoint le RUA en 1929, après avoir débuté à l’AS Monpensier, bien qu’il loge alors au Belcourt où sa mère s’est installée en 1914 tandis que son père s’en allait défendre la patrie –voyage dont il ne reviendra pas. De ses années de gardien de but, Camus gardera d’abord une certaine frustration: ses rêves, pas complètement infondés, d’entamer une carrière sérieuse de goal sont fauchés nets par une tuberculose qui se manifeste dès ses 17 ans. Cette maladie sera sa malédiction, comme il le laisse entendre lorsque qu’il évoque ses tentatives ultérieures de renouer avec le jeu: « Lorsqu’en 1940, j’ai remis les crampons, je me suis aperçu que ce n’était pas hier. Avant la fin de la première mi-temps, je tirais aussi fort la langue que les chiens kabyles qu’on rencontre à deux heures de l’après-midi, au mois d’août, à Tizi-Ouzou. » Cela ne l’arrêtera pas complètement et il écrit encore en 1941 à Lucette Maeurer, qu’il est « avant-centre » dans une équipe de « grandes brutes ». Maigre consolation.

[…]

S’il ne deviendra jamais un grand gardien, Camus restera toute sa vie passionné de ce sport : quand avec l’argent du prix Nobel, il s’offre une propriété à Lourmarin dans le Lubéron, loin du tumulte dramatique algérois ou parisien, il occupe ses dimanches à traîner sur le bord du terrain en regardant les enfants du club local s’entraîner ou matcher contre le village voisin. Il ira même jusqu’à les sponsoriser et payer leur maillot. Le foot est, pour l’écrivain, un jardin secret au parfum d’enfance … celle passée dans le quartier de Belcourt, à Alger. Une madeleine de Proust pied-noir qu’il déclinera dans la bouche de Jean-Baptiste Clamence, le héros bovarien (moi c’est lui et vice et versa) de La Chute (récit qui signe en 1956 sa rupture avec les existentialistes et le milieu intellectuel parisien ): « Maintenant encore, les matchs du dimanche, dans un stade plein à craquer et le théâtre, que j’ai aimé avec une passion sans égale, sont les seuls endroits au monde où je me sente innocent

Voilà la passion simple et aussi l’indulgence de ce grand écrivain et intellectuel pour le football.

Mais pour savoir répondre à Jean-François, j’ai trouvé cet article, du 15 janvier 2010, du philosophe Jean Montenot sur le site de l’express

Jean Montenot évoque d’abord ce qu’il appelle cette sentence :

« Ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au sport que je le dois »

Et ajoute, sentence parfois modifiée en :

« C’est au football que je le dois ! »

Et de préciser :

« Pourtant, ces propos, tirés d’un entretien donné en 1953 au bulletin du Racing universitaire d’Alger (pour lequel Camus avait joué comme gardien de but en junior), témoignent de l’importance qu’il accordait à ce sport, véritable école de la vie : « J’appris tout de suite qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la métropole où l’on n’est pas franc du collier. » C’est par leur passion commune pour le ballon rond que Rambert devient l’ami de Gonzalès dans La peste. »

Mais Jean Montenot cite surtout une autre référence indiscutable :

« Preuve enfin que cette passion n’est pas une toquade passagère, Camus y revient dans « Pourquoi je fais du théâtre ? », écrit en 1959. « Vraiment le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. » ( Bibliothèque de la Pléiade IV, p. 607.) »

Après tout cela, je crois que nous sommes en mesure de dire que l’exergue de ce mot du jour correspond bien à ce que Camus voulait exprimer.

Et je pense qu’il est possible d’abonder dans ce sens et de reconnaître que le football est aussi une école de la morale pour le bien de l’humain mais aussi pour le mal.

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