Vendredi 15 mars 2019

«Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée que l’on est vulnérable.»
Delphine Vigan

Quand on y réfléchit, on dit bien souvent « merci » dans une journée.

Merci de me tenir la porte, merci de m’apporter quelque chose, merci de me rendre de la monnaie.
On le dit par savoir vivre et ce qui n’est pas rien. La vie sociale en a besoin.
Quelquefois c’est presque mécanique, comme un réflexe, sans y penser.

Mais la « gratitude », c’est autre chose.

On utilise bien plus le mot « ingratitude », ce qui signifie que la gratitude que nous voudrions attendre, que nous souhaiterions, n’est pas la réponse que nous recevons ou percevons.

On utilise plus souvent le mot « reconnaissant », je vous suis reconnaissant. D’ailleurs, pour définir « gratitude » les dictionnaires utilisent fréquemment le mot reconnaissance.

Ainsi le Larousse définit « gratitude » par « Reconnaissance pour un service, pour un bienfait reçu. ».

Il me semble que « gratitude » est plus intense que « reconnaissance », va plus loin dans l’intime : « rendre grâce », elle paraît d’essence spirituelle.

Michka est une vieille dame, qui vit désormais dans un Ehpad. Elle était dans sa jeunesse journaliste et correctrice. Mais maintenant elle perd le sens des paroles et des mots, le terme savant est «aphasie». Pourtant elle se souvient de son enfance où des personnes bienveillantes l’ont sauvé des gens qui voulaient lui faire du mal, parce qu’elle était juive. Elle n’a pas encore exprimé sa gratitude à leur égard et elle voudrait le faire.

Marie vient régulièrement rendre visite à Michka pour lui exprimer sa gratitude. Quand elle était enfant, la maman de Marie ne s’occupait pas beaucoup d’elle, alors la petite fille venait frapper à la porte de sa voisine en quête d’affection et d’échanges. Et quand jeune femme, Marie est tombée malade, c’est aussi Michka qui venait la voir.

Et puis, il y a encore un troisième personnage, Jérôme, l’orthophoniste de l’Ehpad qui s’occupe de Michka et s’est attachée à elle. Lui voudrait exprimer sa gratitude à tous ses patients qui lui ont beaucoup apporté.

Jérôme dit :

« Je suis orthophoniste. Je travaille avec les mots et avec le silence. Les non-dits. Je travaille avec la honte, le secret, les regrets. Je travaille avec l’absence, les souvenirs disparus, et ceux qui ressurgissent, au détour d’un prénom, d’une image, d’un mot. Je travaille avec les douleurs d’hier et celles d’aujourd’hui. Les confidences.

Et la peur de mourir. Cela fait partie de mon métier.

Mais ce qui continue de m’étonner, ce qui me sidère même, ce qui encore aujourd’hui, après plus de dix ans de pratique, me coupe parfois littéralement le souffle, c’est la pérennité des douleurs d’enfance. Une empreinte ardente, incandescente, malgré les années. Qui ne s’efface pas. »

C’est la trame du dernier roman de Delphine de Vigan : « Les gratitudes » dans lequel Michka dit simplement :

« C’est ça qui change tout, tu sais, Marie. C’est d’avoir peur pour quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre que soi. »

Delphine de Vigan était l’invitée de <La matinale de France Inter du 11 mars 2019>

Vous pouvez aussi retrouver des vidéos de cette émission sur <cette page>

Elle a dit des choses qui m’ont beaucoup touché.

« La gratitude, selon sa définition étymologique, c’est rendre grâce. Pour moi il y a effectivement cette notion de dette, mais aussi cette notion de partage. Dire à quelqu’un ‘voilà ce que tu m’as permis de faire’, c’est une façon de partager ce moment, cette joie, ce bonheur. »

« Un concept parfois très éloigné de nos sociétés, alors que paradoxalement, « merci est un des mots qu’on emploie le plus souvent » dans une journée, pour tout et n’importe quoi. « D’une manière générale on a plus de mal à nommer les choses, on est dans une méfiance, une suspicion sur les sentiments qui nous habitent. Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée qu’on a besoin de l’autre. Dans une société comme la nôtre, c’est compliqué de dire à l’autre ‘sans toi je ne serai rien’. »

« Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée que l’on est vulnérable »

Elle parle aussi de la vieillesse

« Ce qui m’intéresse, c’est d’approcher la vieillesse par le langage. Mon personnage a travaillé avec les mots, pour elle cette perte est encore plus douloureuse. À la maison de retraite, tout est petit [un petit goûter, une petite sortie, une petite toilette…], c’est un univers très codifié, très contraint. Ce qui m’intéressait, c’est la manière dont la perte d’autonomie rétrécit l’univers. Vieillir, c’est apprendre à perdre.»

Elle fait dire à Michka :

« Pourquoi dites-vous ‘les personnes âgées’ ? Vous devriez dire ‘les vieux’. C’est bien ‘les vieux’. Ça a le mérite d’être fier. Vous dites bien ‘les jeunes’, non ? Vous ne dites pas les ‘personnes jeunes’ ? »

Et en évoquant son propre destin, elle analyse le rapport aujourd’hui d’une société qui va de plus en plus vite avec les vieux :

« D’autant que là encore, notre société a du mal à savoir que faire face à la vieillesse. C’est sans doute ma propre peur de la vieillesse qui nourrit ce livre : il suffit de regarder ces derniers mois comment on prend en charge la grande vieillesse aujourd’hui dans nos sociétés. On vit très vieux et en même temps on vit dans un monde où ne pas être rentable pose un très gros problème. Si j’étais très vieille ce qui me hanterait le plus c’est d’être un poids pour la société. »

Après cette émission, une auditrice a écrit à la médiatrice de France Inter :

« Je viens d’écouter l’émission avec Delphine De Vigan. Merci pour ces échanges, merci de permettre l’expression de l’humanité à la radio, aux auditeurs de s’exprimer. Quels témoignages touchants dans cette actualité si dure. Merci à Delphine De Vigan d’écrire ce qu’elle sait si bien dire. Un moment de douceur en ce début de semaine. »

<Clara Dupont-Monod parle aussi avec bonheur de ce livre>

Si nous y réfléchissons bien, nous avons aussi certainement encore de nombreuses gratitudes à exprimer autour de nous.

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Jeudi 14 mars 2019

« On cherche un commissaire de police pour Cherbourg »
Une vacance de pouvoir rapportée par les médias

Dans mon butinage quotidien, il m’arrive de tomber sur des informations insolites ou au moins étonnantes.

Parmi les nouvelles racontées par la revue de presse de France Inter du samedi 2 mars, j’ai été interpellé par celle-ci :

« Cherbourg n’a pas de commissaire depuis huit mois
Cherbourg, 80 000 habitants, 4e ville de Normandie.
Mais personne pour prendre la tête du commissariat, relève Le Parisien-Aujourd’hui en France.
Une prime exceptionnelle, jusqu’à 1 000 euros par mois, a été ajoutée sur la fiche de recrutement pour appâter les candidats potentiels.
Mais visiblement, ça ne suffit pas. »
Pourquoi? »

La réponse est surprenante :

« Parce que le taux de délinquance de Cherbourg est trop bas ! Ça n’est pas attractif pour un commissaire, selon le maire socialiste Benoit Arrivé, qui a interpellé le ministre de l’Intérieur sur la question. »

En effet, l’article du Parisien va bien dans ce sens : « Invraisemblable » :

« Situation ubuesque dans cette ville de la Manche : le commissariat ne trouve pas de patron. Les autorités se renvoient la balle.
Après le désert médical… le désert policier !
Voilà près de huit mois que Cherbourg, quatrième ville de Normandie (avec 80 000 habitants), plus grosse circonscription de police du département de la Manche… n’a pas de commissaire ! »

Et le journal de donner la parole à un habitant de Cherbourg :

« C’est invraisemblable que dans une ville comme la nôtre, avec un port, des constructions de sous-marins, des chantiers navals importants, il n’y ait pas de patron au commissariat. Franchement, dans ces périodes agitées, c’est incompréhensible. Ça ne doit pas être si compliqué de dire à un jeune commissaire : On n’a personne à Cherbourg, tu y vas… »

Sonia Krimi est députée de la circonscription, élue de la République en marche (LREM), elle en appelle, au ministre de l’Intérieur de son gouvernement et affirme :

« Il semble que les jeunes commissaires soient plus enclins à aller vers les circonscriptions où la police est largement sollicitée. Mais quoi… Faut-il que notre taux de délinquance remonte pour que nous soyons entendus ? Un commissariat comme celui de Cherbourg est au cœur d’enjeux qui ont impérativement besoin d’un patron. Et si personne ne se propose spontanément, c’est à l’État de régler cette situation. C’est au ministre et je le lui ai dit. »

Ouest France avait interviewé le précédent occupant du poste, celui qui a quitté Cherbourg en juillet 2018 pour … Lyon : le commissaire Huignard. Et ce dernier avait, en effet décrit une ville plutôt sympathique dans mon échelle des valeurs :

« C’est une ville apaisée. Il n’y a pas d’attaques ciblées envers les forces de l’ordre, pas de logique de méfiance. La police peut aller dans tous les quartiers. Les gens disent bonjour, la discussion est facile. C’est vraiment une population accueillante, à l’écoute. […]

Nous avons progressé sur la sécurité routière. Il y a eu moins d’accidents mortels l’année dernière par rapport à l’année précédente. Il faut tout de même rester vigilant, la tendance peut vite s’inverser. Mais c’est un bilan satisfaisant dans l’ensemble. Cherbourg est une ville plutôt calme. La délinquance y est assez faible, il y a quelques affaires de stupéfiants, quelques homicides et des violences liées à l’alcool. Cela nous permet de traiter les affaires de façon complète. »

France 3 Normandie donne une autre explication géographique :

« Placée au Nord de la péninsule du Cotentin en bordure de la Manche, la ville de Cherbourg souffre de son éloignement géographique. Mais le problème de recrutement des commissaires existe à l’échelle nationale : près de 200 circonscriptions seraient concernées. »

En revanche, le même article rapporte l’incompréhension et le désaccord d’un responsable syndical de la Police qui considère la prime peu justifiée, car ce type de prime est prévu quand le poste est considéré comme difficile.

Pour lui «le signal lancé est très mauvais ».

Tout est bien qui finit bien : la Presse de la Manche a publié la bonne nouvelle : « Enfin un nouveau commissaire à Cherbourg ! ». Ce nouveau commissaire prendra ses fonctions le 8 avril 2019.

Cette histoire montre toute une série de problématique d’aujourd’hui :

  • Les cadres privilégient souvent l’environnement dans lequel on leur propose des postes. Les métropoles sont privilégiées. Il faut un environnement attractif si on veut attirer les nomades d’aujourd’hui !
  • Dans l’esprit de beaucoup, c’est plus simple d’essayer de se faire valoir en améliorant une situation dégradée vers un peu de mieux que d’essayer de conserver une situation bonne, même si dans le second cas il est possible de mieux travailler et d’aller plus loin dans la qualité.
  • Enfin, un cas comme Cherbourg n’est-il pas en partie une conséquence de la quantophrénie ambiante, de la gouvernance par les chiffres ? Dans une situation avec une grande délinquance je suppose que les divers indicateurs statistiques peuvent atteindre des niveaux qui semblent très significatifs pour les autistes qui se réfugient dans le rassurant et stupide confort de la vision binaire et chiffrée du monde.

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Mercredi 13 mars 2019

« La baisse des effectifs dans les services publics est une des raisons importantes de la coupure entre les Français et les services publics. Le phénomène de non réponse, ça s’explique car les services n’en ont plus les moyens »
Jacques Toubon, sur France Inter le 12/03/2019

Jacques Toubon est le défenseur des droits.

Le Défenseur des droits est une institution indépendante de l’État. Créée en 2011 et inscrite dans la Constitution, elle s’est vu confier deux missions :

  • Défendre les personnes dont les droits ne sont pas respectés ;
  • Permettre l’égalité de tous et toutes dans l’accès aux droits.

Cette institution dispose d<un site> qui donne toutes les explications sur les motifs qui permettent de la solliciter et les moyens pour le faire.

Le Défenseur des droits a été précédé par 4 institutions. Dans sa volonté de rationnaliser, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le gouvernement a regroupé ces quatre institutions :

  • Le Médiateur de la République, créé en 1973 par le gouvernement Messmer, le premier titulaire fut Antoine Pinay.
  • Le Défenseur des enfants, créé en 2000 par le gouvernement de Jospin
  • La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE) créé en 2004 par le gouvernement Raffarin
  • La Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS) créé en 2000 par le gouvernement de Jospin

En 2011, mis à part le médiateur de la république, les autres institutions étaient d’extraction récente. Le premier titulaire en fut Dominique Baudis qui décéda lors de son mandat en 2014.

Et François Hollande, à la surprise générale et notamment de ses nombreux amis nomma Jacques Toubon, ancien maire RPR du 13ème arrondissement de Paris, ministre de la culture et de la Justice de gouvernements de droite, proche de Jacques Chirac qu’il a accompagné pendant toute sa carrière politique, le défendant contre vents et marées. Il avait une réputation d’homme de droite, plutôt partisan de politiques de sécurité et d’ordre, avec une conscience sociale limitée. Les amis de François Hollande étaient donc doublement surpris : d’une part ce n’était pas l’un d’eux qui était nommé, d’autre part le nommé qui n’était pas l’ami de François Hollande n’avait pas vraiment le profil du rôle.

Mais depuis qu’il est défenseur des droits, il surprend (en bien) et il agace le gouvernement.

Non seulement il agit lorsqu’il est sollicité par des français, environ 96 000 fois en 2018, mais en outre il produit avec ses services chaque année un rapport dans lequel il fait le bilan des affaires qui lui ont été soumis et il fait une synthèse des causes et dysfonctionnements qui conduisent les citoyens à se plaindre.

Vous trouverez le rapport 2018 publié le 11 mars 2019 derrière <ce lien>

Et comme souvent quand une institution produit un rapport, les radios invitent le responsable à s’exprimer. C’est ce qu’a fait France Inter ce 12 mars 2019 et vous pouvez donc écouter <Jacques Toubon lors de l’émission 7-9>

France Inter qui fait une synthèse <sur cette page> nous indique que le Défenseur des droits est de plus en plus sollicité et de plus en plus indigné. Et on apprend que 80 % des règlements amiables sont favorables au demandeur.

Le rapport indique par exemple :

« Sur nombre de sujets essentiels pour la cohésion nationale et l’appartenance à la République, sécurité et libertés, politique migratoire et droits humains, universalité et performance, égalité et modernisation, le débat public n’arrive pas à s’instituer »

L’essentiel des demandes concerne l’accès aux services publics et aux droits ainsi que des incidents liés au maintien de l’ordre. Ainsi le rapport fait le constat :

« Parallèlement au recul des services publics, s’est implantée une politique de renforcement de la sécurité et de la répression face à la menace terroriste, aux troubles sociaux et à la crainte d’une crise migratoire alimentée par le repli sur soi. [Une situation qui s’est] accentuée depuis l’instauration de l’état d’urgence en 2015, [un état d’urgence qui] telle une pilule empoisonnée, est venu contaminer progressivement le droit commun, fragilisant l’État de droit et libertés sur lesquels il repose »

Mais le plus intéressant est ce que Jacques Toubon a expliqué lors de l’émission de France Inter :

Il est revenu sur la problématique du maintien de l’ordre :

« Il y a des années que nous disons qu’il y a des problèmes quant au respect des droits fondamentaux dans la manière dont se fait le maintien de l’ordre. Ça fait plus d’un an que j’ai remis un rapport qui disait ce que l’on constate aujourd’hui. […] Interdiction du flash ball super pro, alerte sur les LBD 40×46, sur les grenades offensives, nous avons mis en lumière leur dangerosité ».

Ce qui n’a pas plu au ministre de l’intérieur qui a immédiatement critiqué ces prises de position et même rappelé le passé de Jacques Toubon, en tant que ministre de la Justice pendant lequel son discours aurait été très différent selon Christophe Castaner.

Et puis…

Je le cite simplement :

« C’est un rapport qui signale un vrai problème de relation entre ceux qui vivent dans notre pays et la sphère publique. Les gens ont le sentiment que la présence humaine disparaît.

[…]  Le service public, la République française, ne peut pas admettre de fabriquer des laissés pour compte.

[…]  La numérisation peut constituer un progrès. Il y a des associations qui ont mis en place des coffres forts numériques qui rend service aux SDF, « ça c’est un progrès ».

[…] il reste 3 ans et demi pour arriver à la numérisation des formalités administratives. On ne pourra le faire qu’en maintenant des alternatives papier, et en accompagnant les gens.

[…] La baisse des effectifs dans les services publics est une des raisons importantes de la coupure entre les Français et les services publics. Le phénomène de non réponse, ça s’explique car les services n’en ont plus les moyens. Nous avons en face de nous une situation où la macro économie et les impératifs de finances publiques ont pris le pas sur toute autre considération.»

Les services n’ont plus les moyens de réaliser un service de qualité et la présence humaine est importante quand on parle de service public.

Peut-être que Christophe Castaner dira la même chose dans 20 ans s’il est nommé défenseur des droits ?

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Mardi 12 mars 2019

« Citoyens d’Europe »
Emmanuel Macron

Emmanuel Macron a écrit une lettre à tous les membres de l’Union européenne qu’il a commencée par cette invite : « Citoyens d’Europe », ce qui peut surprendre car il n’existe pas de citoyens d’Europe parce qu’il n’existe pas de nation européenne. On est citoyen d’un État national.

J’ai écouté plusieurs émissions sur ce sujet

D’abord « Du grain à moudre » du 8 mars 2019 : <L’Europe a-t-elle besoin d’Emmanuel Macron ?>

Puis le nouvel esprit public de France Culture de ce dimanche du 10 mars, animé par Emilie Aubry mais qui a gardé pour nom « L’Esprit Public » : <Macron, Superman de l’Europe ?>

Et enfin, l’ancien esprit public animé par Philippe Meyer qui se trouve désormais sur internet et qui s’appelle « Le nouvel esprit public » : <Macron, l’Europe au pied de la lettre ?>

Philippe Meyer a introduit le sujet de la manière suivante :

« Lundi 4 mars, Emmanuel Macron a fait paraitre dans les médias des 28 États membres de l’UE une tribune intitulée « Pour une Renaissance européenne ». Il y met en avant des propositions ordonnées en trois thèmes : « la liberté, la protection et le progrès ». Le chef de l’État veut « remettre à plat » l’espace Schengen avec la création d’une authentique police des frontières communes et un office européen de l’asile. En matière économique, il souhaite une redéfinition de la politique de concurrence avec en corollaire l’affirmation d’une « préférence européenne ».

Emmanuel Macron propose par ailleurs la création d’une banque européenne du climat pour financer la transition écologique ainsi qu’une Agence européenne de protection des démocraties contre les ingérences étrangères notamment en ce qui concerne les élections. En France, ces propositions ont suscité une fracture à droite de l’échiquier politique.

[…] En Europe, le volontarisme du président français est applaudi mais des réserves s’expriment quant à l’hypothèse de réformer l’espace Schengen. Les Premiers ministres belge, slovaque ou finlandais, qui ont salué le texte de M. Macron, se sont gardés de s’exprimer sur ce point. En Allemagne, des responsables de la CDU, du SPD et des Verts ont appelé le gouvernement à répondre aux propositions d’Emmanuel Macron. Le gouvernement hongrois a, quant à lui, fait part de son scepticisme tandis qu’en Italie c’est par le silence qu’ont régi les actuels dirigeants du pays. Une stratégie qu’ils avaient déjà employé la veille de la publication de la tribune, lorsqu’Emmanuel Macron avait accordé une interview à la chaine de télévision italienne « Rai Uno ».

Plus intéressant est la réponse à ce texte de la nouvelle patronne de la CDU allemande, Annegre Kramp-Karrenbauer rebaptisée AKK. Vous en trouverez la traduction <ICI>.

C’est globalement plutôt une fin de non-recevoir.

Aujourd’hui je n’écrirai pas grand-chose et je vous renvoie vers les émissions indiquées ci-dessus, mais je vais laisser parler les cartes, et notamment la carte politique mondiale dont nous avions l’habitude dans les salles de classe que nous avons fréquenté jadis.

Cette carte « classique » pose d’ailleurs des problèmes de taille relative à cause de la projection MERCATOR que je n’expliquerais pas aujourd’hui, mais vous pourrez lire quelques critiques sur cette carte que nous utilisons habituellement.

Juste pour vous donner un exemple de distorsion : le Groenland a en réalité une superficie de 2,166 millions de km2, elle est ainsi plus petite que la République démocratique du Congo 2,335 millions de km2 qui a la caractéristique de se trouver au centre du planisphère. Il apparaît clairement que sur cette carte « classique » les proportions ne sont absolument pas respectées pour ces deux états.

Mais que voit-on à la seule lecture de cette carte ?

Une Europe morcelée façon puzzle, en face de géants comme les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil, le Canada.

Et si on s’intéresse à la démographie la situation est pire, l’ensemble des pays européens pèse de moins en moins dans le monde. L’Europe pesait en 1900, 20%, elle pèse aujourd’hui moins de 10% de la population mondiale.

Et la vraie carte du monde est celle qui montre la Chine, l’Empire du milieu, au centre. Le monde s’organise autour de l’Océan Pacifique, L’Europe se trouve morcelée et à la marge.


Notre Président, s’y prend peut être mal, mais il a raison de s’adresser aux « citoyens de l’Europe », soit nous arrivons à nous unir et alors nous pourrons peser dans le monde, engager, par rapport au défi climatique, des politiques significatives et ne pas subir la puissance économique des autres géants de la planète, soit nous n’y arrivons pas et nous serons une petite chose qui ne comptera guère et qui sera renvoyé aux marges de l’Histoire en train de se faire.

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Lundi 11 mars 2019

«Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit.»
Proverbe igbo cité en conclusion de la lettre de Dominique Eddé à Alain Finkielkraut.

Sauf à refuser tout contact avec les médias, personne ne saurait ignorer qu’Alain Finkielkraut a fait l’objet, à Paris d’une agression verbale, lors d’un samedi de manifestation des gilets jaunes par un salafiste qui après l’avoir traité de « sale merde de sioniste » a eu cette imprécation : « Nous sommes le peuple, la France elle est à nous, retourne à Tel Aviv ».

Il faut une certaine audace, pour qu’un Salafiste puisse s’écrier, dans le pays de Voltaire, le pays de la séparation de l’Église et de l’État, que la France est à des personnes qui professent ses idées.

C’est aussi d’une grande stupidité, parce qu’étant donné l’idéologie d’où cet individu parle, il ne pourra qu’attiser la haine et la division dans notre pays et alimenter la rhétorique d’extrême droite contre les musulmans et la théorie du grand remplacement.

Quasi tous les intellectuels, tous les journalistes, même ceux qui sont très opposés à certaines idées d’Alain Finkielkraut ont pris fait et cause pour lui et ont dénoncé l’acte haineux et stupide du salafiste.

J’ai avoué ma faiblesse pour l’émission de Finkielkraut sur France Culture : « Répliques » qui est selon moi un exemple d’émission tolérante où des idées peuvent s’exprimer et se discuter dans le respect.

Les opinons d’Alain Finkielkraut sont quelquefois plus contestables.

J’ai lu un point de vue que j’ai trouvé intéressant et qui a d’autant plus attiré mon attention en raison d’une censure du journal « Le Monde ».

L’article a été écrit par Dominique Eddé qui est libanaise. Elle est romancière, essayiste, critique littéraire, traductrice et éditrice. Elle écrit aussi des articles politiques publiés dans Le Monde et Le Nouvel Observateur.

Son dernier ouvrage traite d’Edward Said, universitaire palestino-américain décédé en 2003 que j’ai déjà évoqué parce qu’il a créé avec Daniel Barenboim, l’orchestre comprenant des musiciens arabes et israéliens, le <West-Eastern Divan Orchestra>

Cet ouvrage a pour titre : « Edward Saïd, Le roman de sa pensée ».

Après l’agression elle a souhaité écrire une lettre à Alain Finkielkraut.

Elle raconte :

« Rédigée le 23 février dernier, cette lettre à Alain Finkielkraut a été acceptée par le journal Le Monde qui demandait qu’elle lui soit « réservée », puis elle a été recalée, sans préavis, 9 jours plus tard alors qu’elle était en route pour l’impression.

L’article qui, en revanche, sera publié sans contrepoids ce même jour, le 5 mars, était signé par le sociologue Pierre-André Taguieff. Survol historique de la question du sionisme, de l’antisionisme et de « la diabolisation de l’État juif », il accomplit le tour de force de vider le passé et le présent de toute référence à la Palestine et aux Palestiniens. N’existe à ses yeux qu’un État juif innocent mis en péril par le Hamas. Quelques mois plus tôt, un article du sociologue Dany Trom (publié dans la revue en ligne AOC) dressait, lui aussi, un long bilan des 70 ans d’Israël, sans qu’y soient cités une seule fois, pas même par erreur, les Palestiniens.

Cette nouvelle vague de négationnisme par omission ressemble étrangement à celle qui en 1948 installait le sionisme sur le principe d’une terre inhabitée. Derrière ce manque d’altérité ou cette manière de disposer, à sens unique, du passé et de la mémoire, se joue une partie très dangereuse. Elle est à l’origine de ma décision d’écrire cette lettre. Si j’ai choisi, après le curieux revirement du Monde, de solliciter L’Orient-Le Jour plutôt qu’un autre média français, c’est que le moment est sans doute venu pour moi de prendre la parole sur ces questions à partir du lieu qui est le mien et qui me permet de rappeler au passage que s’y trouvent par centaines de milliers les réfugiés palestiniens, victimes de 1948 et de 1967.

Alors que j’écris ces lignes, j’apprends qu’a eu lieu, cette semaine, un défilé antisémite en Belgique, dans le cadre d’un carnaval à Alost. On peine à croire que la haine et la bêtise puissent franchir de telles bornes. On peine aussi à trouver les mots qui tiennent tous les bouts. Je ne cesserai, pour ma part, d’essayer de me battre avec le peu de moyens dont je dispose contre la haine des Juifs et le négationnisme, contre le fanatisme islamiste et les dictatures, contre la politique coloniale israélienne. De tels efforts s’avèrent de plus en plus dérisoires tant la brutalité ou la surdité ont partout des longueurs d’avance. »

L’Orient-Le Jour est un quotidien francophone libanais. C’est un des principaux journaux libanais du Moyen-Orient. Et vous trouverez l’article derrière ce lien : < Cher Alain Finkielkraut>

Elle commence à condamner sans ambigüité l’agression :

« Cher Alain Finkielkraut,

Permettez-moi de commencer par vous dire « salamtak », le mot qui s’emploie en arabe pour souhaiter le meilleur à qui échappe à un accident ou, dans votre cas, une agression. La violence et la haine qui vous ont été infligées ne m’ont pas seulement indignée, elles m’ont fait mal. Parviendrais-je, dans cette situation, à trouver les mots qui vous diront simultanément ma solidarité et le fond de ma pensée ? Je vais essayer. Car, en m’adressant à vous, je m’adresse aussi, à travers vous, à ceux qui ont envie de paix. »

Le plus simple est de lire l’article dans lequel, elle critique Alain Finkielkraut sur son refus de l’altérité et je dirai son manque d’empathie à l’égard du plus grand nombre des musulmans qui ne sont pas salafistes.

Elle écrit ainsi :

«  Ainsi, l’islam salafiste, notre ennemi commun et, pour des raisons d’expérience, le mien avant d’être le vôtre, vous a-t-il fait plus d’une fois confondre deux milliards de musulmans et une culture millénaire avec un livre, un verset, un slogan. Pour vous, le temps s’est arrêté au moment où le nazisme a décapité l’humanité. Il n’y avait plus d’avenir et de chemin possible que dans l’antériorité. Dans le retour à une civilisation telle qu’un Européen pouvait la rêver avant la catastrophe. Cela, j’ai d’autant moins de mal à le comprendre que j’ai la même nostalgie que vous des chantiers intellectuels du début du siècle dernier. Mais vous vous êtes autorisé cette fusion de la nostalgie et de la pensée qui, au prix de la lucidité, met la seconde au service de la première. Plus inquiétant, vous avez renoncé dans ce « monde d’hier » à ce qu’il avait de plus réjouissant : son cosmopolitisme, son mélange. Les couleurs, les langues, les visages, les mémoires qui, venues d’ailleurs, polluent le monde que vous regrettez, sont assignées par vous à disparaître ou à se faire oublier. Vous dites que deux menaces pèsent sur la France : la judéophobie et la francophobie. Pourquoi refusez-vous obstinément d’inscrire l’islamophobie dans la liste de vos inquiétudes ? Ce n’est pas faire de la place à l’islamisme que d’en faire aux musulmans. C’est même le contraire. À ne vouloir, à ne pouvoir partager votre malaise avec celui d’un nombre considérable de musulmans français, vous faites ce que le sionisme a fait à ses débuts, lorsqu’il a prétendu que la terre d’Israël était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Vous niez une partie de la réalité pour en faire exister une autre. Sans prendre la peine de vous représenter, au passage, la frustration, la rage muette de ceux qui, dans vos propos, passent à la trappe. »

Elle revient sur cette idée sotte de vouloir légiférer sur le mot « antisioniste » :

« Peut-être aurez-vous l’oreille du pouvoir en leur faisant savoir qu’ils ne cloueront pas le bec des opposants au régime israélien en clouant le bec des enragés. On a trop l’habitude en France de prendre les mots et les esprits en otage, de privilégier l’affect au mépris de la raison chaque fois qu’est évoquée la question d’Israël et de la Palestine. On nous demande à présent de reconnaître, sans broncher, que l’antisémitisme et l’antisionisme sont des synonymes.

Que l’on commence par nous dire ce que l’on entend par sionisme et donc par antisionisme. Si antisioniste signifie être contre l’existence d’Israël, je ne suis pas antisioniste. Si cela signifie, en revanche, être contre un État d’Israël, strictement juif, tel que le veulent Netanyahu et bien d’autres, alors oui, je le suis. Tout comme je suis contre toute purification ethnique.

Mandela était-il antisémite au prétexte qu’il défendait des droits égaux pour les Palestiniens et les Israéliens ?

L’antisémitisme et le négationnisme sont des plaies contre lesquelles je n’ai cessé de me battre comme bien d’autres intellectuels arabes. Que l’on ne nous demande pas à présent d’entériner un autre négationnisme – celui qui liquide notre mémoire – du seul fait que nous sommes défaits. Oui, le monde arabe est mort. Oui, tous les pays de la région, où je vis, sont morcelés, en miettes. Oui, la résistance palestinienne a échoué. Oui, la plupart desdites révolutions arabes ont été confisquées. Mais le souvenir n’appartient pas que je sache au seul camp du pouvoir, du vainqueur. Il n’est pas encore interdit de penser quand on est à genoux. »

L’article est beaucoup plus riche que ce que j’en cite. Elle finit par un proverbe igbo :

« Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit. »

L’igbo aussi appelé ibo est une langue parlée au Nigéria, dans la région qui avait abritée la révolte du Biafra.

Ce proverbe igbo ressemble un peu à l’expression que j’ai parfois utilisé de tourner autour du pot, afin de voir le pot sous tous ses aspects.

J’ai avoué mon incapacité actuellement de rédiger un mot du jour équilibré sur Israël, mais je crois qu’il faut lire cette intellectuelle arabe modérée et qui dit une autre partie de la réalité de ce qui se joue dans cet orient complexe.

Je ne comprends pas la censure du Monde.

Je redonne le lien vers son article : « Cher Alain Finkielkraut »

<1209>

Vendredi 8 mars 2019

«Hector Berlioz nous paraît former, avec Hugo et Eugène Delacroix, la trinité de l’art romantique. »
Théophile Gautier

Le 8 mars 1869, Hector Berlioz mourrait au 4 rue de Calais, dans le 9e arrondissement de Paris. C’était il y a 150 ans.

Il est né dans la petite ville de l’Isère de la Côte Saint André, sous le règne de Napoléon 1er , le 11 décembre 1803.

A la mort de Beethoven en 1827, il avait déjà 24 ans.

Parmi les grands compositeurs romantiques, il ne fut précédé que par Franz Schubert (1797-1828). Les autres compositeurs de cette période lui sont postérieurs : Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), Chopin (1810-1849), Schumann (1810-1856) et Liszt (1811-1886). Brahms (1833-1897) refermera cette période romantique.

La <symphonie fantastique> créée le 5 décembre 1830, six ans après la neuvième symphonie de Beethoven, fut un coup de tonnerre, une œuvre révolutionnaire, ouvrant de nouvelles perspectives à la musique symphonique et annonçant Bruckner et surtout Mahler.

C’était un compositeur extravagant, précurseur, génial, formidable orchestrateur.

Le nombre de ses œuvres reste cependant limité. Si on se lance dans une approche quantophrénique de ce domaine et qu’on prend comme unité de compte le CD, on pourra constater que si Warner vient de publier un coffret de l’œuvre intégrale de Berlioz en 27 CD, il est loin de Mozart (170 CD), Bach (155 CD), Beethoven (100 CD), Schubert (69 CD) et même Brahms (60 CD).

Peu avant de 18 ans, j’avais acheté, en livre de poche, les « Mémoires de Berlioz » et entrepris d’en commencer la lecture. Je n’ai pas fini, mais je me souviens encore d’un épisode qu’il a raconté. Cet épisode m’a amusé et me semble assez révélateur de sa personnalité.

Pour situer le contexte, il faut préciser que Luigi Cherubini venait d’être nommé directeur du Conservatoire de Paris. Cherubini était né à Florence en 1760 soit 10 ans avant Beethoven, mais il vécut beaucoup plus longtemps, jusqu’à 81 ans. Il a composé un très bel opéra « Médée » magnifiée dans une version chantée par Maria Callas et dirigée par Bernstein. Il écrivit aussi plusieurs messes et requiem de toute beauté. Ce fut un grand compositeur, ce ne fut pas un génie. Berlioz l’était.

Et voici ce que Berlioz raconte dans ses Mémoires au chapitre 9 :

« A peine parvenu à la direction du Conservatoire, en remplacement de Perne qui venait de mourir, Cherubini voulut signaler son avènement par des rigueurs inconnues dans l’organisation intérieure de l’école, où le puritanisme n’était pas précisément à l’ordre du jour. Il ordonna, pour rendre la rencontre des élèves des deux sexes impossible hors de la surveillance des professeurs, que les hommes entrassent par la porte du Faubourg-Poissonnière, et les femmes par celle de la rue Bergère ; ces différentes entrées étant placées aux deux extrémités opposées du bâtiment.

En me rendant un matin à la bibliothèque, ignorant le décret moral qui venait d’être promulgué, j’entrai, suivant ma coutume, par la porte de la rue Bergère, la porte féminine, et j’allais arriver à la bibliothèque quand un domestique, m’arrêtant au milieu de la cour, voulut me faire sortir pour revenir ensuite au même point en rentrant par la porte masculine. Je trouvai si ridicule cette prétention que j’envoyai paître l’argus en livrée, et je poursuivis mon chemin.

Le drôle voulait faire sa cour au nouveau maître en se montrant aussi rigide que lui. Il ne se tint donc pas pour battu, et courut rapporter le fait au directeur. J’étais depuis un quart d’heure absorbé par la lecture d’Alceste, ne songeant plus à cet incident, quand Cherubini, suivi de mon dénonciateur, entra dans la salle de lecture, la figure plus cadavéreuse, les cheveux plus hérissés, les yeux plus méchants et d’un pas plus saccadé que de coutume.

Ils firent le tour de la table où étaient accoudés plusieurs lecteurs ; après les avoir tous examinés successivement, le domestique, s’arrêtant devant moi, s’écria : « Le voilà ! »
Cherubini était dans une telle colère qu’il demeura un instant sans pouvoir articuler une parole :

« Ah ! ah ! ah ! ah ! c’est vous, dit-il enfin, avec son accent italien que sa fureur rendait plus comique, c’est vous qui entrez par la porte, qué, qué, qué zé ne veux pas qu’on passe ! —

— Monsieur, je ne connaissais pas votre défense, une autre fois je m’y conformerai.

— Une autre fois ! une autre fois ! Qué-qué-qué vénez-vous faire ici ?

— Vous le voyez, monsieur, j’y viens étudier les partitions de Gluck.

— Et qu’est-ce qué, qu’est-ce qué-qué-qué vous regardent les partitions dé Gluck ? et qui vous a permis dé venir à-à-à la bibliothèque ?

— Monsieur ! (je commençais à perdre mon sang-froid), les partitions de Gluck sont ce que je connais de plus beau en musique dramatique et je n’ai besoin de la permission de personne pour venir les étudier ici. Depuis dix heures jusqu’à trois la bibliothèque du Conservatoire est ouverte au public, j’ai le droit d’en profiter.

— Lé-lé-lé-lé droit ?
— Oui, monsieur.
— Zé vous défends d’y revenir, moi !
— J’y reviendrai, néanmoins.
— Co-comme-comment-comment vous appelez-vous ? » crie-t-il, tremblant de fureur.

Et moi pâlissant à mon tour : « Monsieur ! mon nom vous sera peut-être connu quelque jour, mais pour aujourd’hui… vous ne le saurez pas !

— Arrête, a-a-arrête-le, Hottin (le domestique s’appelait ainsi), qué-qué-qué zé lé fasse zeter en prison ! »

Ils se mettent alors tous les deux, le maître et le valet, à la grande stupéfaction des assistants, à me poursuivre autour de la table, renversant tabourets et pupitres, sans pouvoir m’atteindre, et je finis par m’enfuir à la course en jetant, avec un éclat de rire, ces mots à mon persécuteur :

« Vous n’aurez ni moi ni mon nom, et je reviendrai bientôt ici étudier encore les partitions de Gluck ! »

Voilà comment se passa ma première entrevue avec Cherubini. Je ne sais s’il s’en souvenait quand je lui fus ensuite présenté d’une façon plus officielle. Il est assez plaisant en tout cas, que douze ans après, et malgré lui, je sois devenu conservateur et enfin bibliothécaire de cette même bibliothèque d’où il avait voulu me chasser. Quant à Hottin, c’est aujourd’hui mon garçon d’orchestre le plus dévoué, le plus furibond partisan de ma musique ; il prétendait même, pendant les dernières années de la vie de Cherubini, qu’il n’y avait que moi pour remplacer l’illustre maître à la direction du Conservatoire. Ce en quoi M. Auber ne fut pas de son avis.

J’aurai d’autres anecdotes semblables à raconter sur Cherubini, où l’on verra que s’il m’a fait avaler bien des couleuvres, je lui ai lancé en retour quelques serpents à sonnettes dont les morsures lui ont cuit. »

Berlioz, comme en lui-même. Il savait ce qu’il voulait, ne se sous estimait pas, rebelle à l’autorité qui ne lui paraissait pas légitime ou professant des normes qui lui semblaient stupide.

Dans le langage d’aujourd’hui on dirait : « Il aimait casser les codes ». Je vous invite à écouter <La revue de Presse de Bernard Pommier> du 24 février qui n’a rien à voir avec Berlioz mais qui explique la vogue actuelle de tous ceux qui veulent « casser les codes ».

Avec une telle mentalité, il a eu du mal à s’imposer en France. Cet homme qui fut le seul grand compositeur à avoir comme instrument d’origine, la guitare, aurait dû devenir médecin comme son père Louis Berlioz qui a la réputation d’avoir introduit l’acupuncture en France. Son père ne trouvait pas le métier de musicien très sérieux. Et la première ambition de Berlioz fut de convaincre ses parents du contraire.

Il eut du mal parce qu’il ne parvint jamais à vivre de ce métier de musicien. S’il eut un revenu convenable, c’est grâce à un travail de journaliste et de critique musical.

Et en général, il eut du mal à s’imposer en France. Il écrivit :

« Il faut avoir un drapeau tricolore sur les yeux pour ne pas voir que la musique est morte en France maintenant, et que c’est le dernier des arts dont nous gouvernants voudrons s’occuper. On me dit que je boude la France, non je ne boude pas, le terme est trop léger : je la fuis comme on fuit les pays barbares quand on cherche la civilisation, et ce n’est pas depuis la révolution seulement. Il y a longtemps que j’avais étouffé en moi l’amour de la France. […] Sans l’Allemagne, la Bohême, la Hongrie et surtout la Russie, je serais mort de faim en France mille fois. […] Il y a un seul théâtre lyrique à Paris, l’Opéra et il est dirigé par un crétin et il m’est fermé. »
1848, Correspondance générale, III

Et cette réserve, il la conservera longtemps en France. Ainsi pour Debussy, il était le « musicien préféré de ceux qui ne connaissaient pas très bien la musique », mais Debussy a dit beaucoup de bêtises dans sa vie.

Beaucoup plus récemment, lors de l’essor du microsillon, celui qui entreprit d’enregistrer une intégrale des œuvres de Berlioz, ne fut pas un français, mais un anglais Colin Davis
avec pour l’essentiel l’Orchestre Symphonique de Londres. Ce cycle Berlioz de Colin Davis continue à faire référence dans sa globalité.

Il y a quand même des français qui ont su reconnaître ce musicien à sa juste dimension.

Ainsi, pour l’inauguration du monument élevé à Monte-Carlo, le samedi 7 mars 1903, en l’honneur du centenaire de la naissance d’H. Berlioz, Jules Massenet commença ainsi son discours :

« C’est le propre du génie d’être de tous les pays. A ce titre Berlioz est partout chez lui. Il est le citoyen de l’entière humanité. Et pourtant il passa sa vie sans joie et sans enchantement. On peut dire que sa gloire présente est faite de douleurs passées. Incompris, il ne connut guère que des amertumes. On ne vit pas la flamme de cette énergique figure d’artiste ; on ne fut pas ébloui par l’auréole qui le couronnait déjà ».

Il est vrai que Massenet est né à Saint Etienne qui se trouve dans la même région que l’isérois Berlioz

George Sand a écrit :

« Je parle sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un véritable artiste. Il est très pauvre, très brave et très fier »
G. Sand, « Lettre à Everard », Lettres d’un voyageur, VI, 26….

Théophile Gautier qui est le poète des « Nuits d’été », chef d’œuvre de Berlioz rapproche Berlioz de Victor Hugo :

« Comme le poète a doublé la richesse des rimes pour que le vers regagnât en couleur ce qu’il perdait en cadence, le novateur musicien a nourri et serré son orchestration; il a fait chanter les instruments beaucoup plus qu’on ne l’avait fait avant lui »

T. Gautier, La Presse, 17 septembre 1838. On sait que les Nuits…

Et c’est dans l’ouvrage d’Emmanuel Reibel, « Comment la musique est devenue romantique : De Rousseau à Berlioz » paru chez Fayard, que j’ai lu la phrase de Théophile Gautier, datant de 1846, mis en exergue de ce mot du jour :

« Hector Berlioz nous paraît former, avec Hugo et Eugène Delacroix, la trinité de l’art romantique ».

Berlioz repose au cimetière de Montmartre.

L’Association Nationale Hector Berlioz qui a son adresse dans la commune de naissance du musicien, La Côte Saint André, possède <un site> qui présente l’œuvre de Berlioz

Vous trouverez aussi <ICI> un site consacré entièrement à Hector Berlioz. Sur ce site sont publiés, l’intégral des Mémoires de Berlioz.

Le Ministère de la culture consacre aussi plusieurs pages au <150ème anniversaire de sa mort>

Il faut bien sûr finir avec quelques liens musicaux :

<Les nuits d’été par l’admirable et rayonnante Véronique Gens>

Une autre perle <La captive> toujours par Véronique Gens, il n’y a pas mieux.

Le duo d’amour des troyens : < Didon et Enée : Nuit d’ivresse>

Mais là il y a beaucoup mieux, sans la vidéo <Jon Vickers et Joséphine Veasey>

Pour la symphonie fantastique, je propose ce concert étonnant à Paris où Gustave Dudamel dirigeait à la fois l’orchestre Philharmonique de Radio France et ce qui était à l’époque son orchestre Simon Bolivar du Venezuela : <Symphonie fantastique par Gustavo Dudamel>

Et pour finir, parce qu’Annie et moi avions assisté en 2012 à ce concert mémorable à l’Auditorium de Lyon <Le Requiem avec l’Orchestre National de Lyon sous la direction de Leonard Slatkin>

<1208>

Jeudi 7 mars 2019

« Nomadland »
Jessica Bruder

Nomadland est un livre de Jessica Bruder que présente un article de MEDIAPART : «Nomadland» ou l’Amérique des seniors en quête d’emploi »

Lors du mot du jour du 15 mars 2018, j’avais retranscrit les paroles de Sylviane Agacinski qui est aussi l’épouse de Lionel Jospin: « Cela va de toute façon craquer. Je pense qu’on va aller un jour vers une catastrophe sociale ! »

Et parmi les exemples qu’elle donnait, elle évoquait les « Work campers » aux Etats-Unis qui sont des travailleurs endettés qui vendent leurs maisons et achètent un camping-car. Ces gens vont sillonner l’Amérique avec leur camping-car pour ce que certains vont appeler la mobilité, la fluidité et ils vont d’une ville à l’autre chercher du travail.

Ce sont ces travailleurs dont parle Nomadland.

Les Etats-Unis restent le pays le plus riche du monde, Trump se gargarise même de la croissance que l’économie américaine arrive à dégager, 2,9% en 2018. Mais le système crée de plus en plus de pauvres et de précaires.

L’auteure, Jessica Bruder a été l’invitée d’Olivier Gesbert dans <la Grande Table du 14 février 2019>.

Jessica Bruder est journaliste, professeure de journalisme à la Columbia University, collaboratrice du New York Times.

Nomadland est une enquête dans la tribu nomade des perdants de la crise des subprimes, riche en rencontres et en expériences itinérantes.

Olivier Gesbert a présenté Nomadland ainsi :

« A la manière d’un manuel de survie transcrivant aussi les histoires personnelles de ces marginaux, immersion dans le monde des quasi-nouvelles classes moyennes, des nomades qui se qualifient eux-mêmes de « sans adresse fixe », et qui, plus nombreux qu’on ne le croit, forment des réseaux de solidarité, trouvent dans la tribu une nouvelle famille, survivent aux difficultés du quotidien et parcourent l’Amérique. […]

Ils ont tout perdu suite à la crise de 2008 : leur maison, leur travail, leur place dans la société. Avec leurs dernières économies, ils ont acquis un Van, une voiture, un camping-car, une maison mobile, et ont pris la route. Véritables migrants dans leur propre pays, en quête de petits boulots intérimaires, des parcs d’attractions aux entrepôts d’Amazon, en passant par la récolte de betterave et l’entretien des campings.»

Jessica Bruder a exprimé la situation par ces mots :

« On peut parler de pauvreté et de minimalisme, de pauvreté et d’anti-consumérisme. […]. Les gens que j’ai rencontrés sur la route voient vraiment ça comme un situation permanente. »

Mais revenons à l’article de Mediapart :

« Ils ont cru qu’ils passeraient leurs vieux jours à siroter un jus de fruit en contemplant leur gazon bien taillé, ils se retrouvent à dormir dans leur van sur un parking de supermarché en attendant l’heure de l’embauche. Nomadland, de Jessica Bruder, est une enquête sur un pan encore méconnu de l’Amérique pauvre, les retraités itinérants à la recherche de jobs saisonniers.

lls préfèrent qu’on les appelle « sans adresse fixe » plutôt que « sans domicile fixe », beaucoup se présentent comme des « retraités » – même s’ils travaillent –, d’autres se définissent comme des « voyageurs », des « clochards de la route », des « gitans », on les appelle aussi les « réfugiés américains », les « tâcherons agricoles des temps modernes ». Ils sont des « travailleurs-campeurs » (« workampers »), des « travailleurs sur roues » (« workers on wheels »).

Nomadland se penche sur une Amérique blanche et déclassée, celle d’hommes et de femmes qui ont pu connaître des vies confortables mais se retrouvent, à l’âge de la retraite, à accumuler les heures dans des emplois physiquement harassants. Ils n’ont plus de maison, ils vivent dans leur van, qu’ils affublent d’un surnom en forme de mauvais calembour, ils forment un nouveau visage de l’Amérique contemporaine, et il faut le lire pour le croire : au début du XXIe siècle, aux États-Unis, une armée croissante de vieux précaires tente de survivre en vendant sa force de travail d’un bout à l’autre du pays. Presque un cinquième des plus de 65 ans, soit 9 millions de personnes, travaillaient en 2016 : même pendant la Grande Dépression, ils n’étaient pas si nombreux.

Un pays riche qui produit des pauvres !

Il faut être mobile, flexible, adaptable et voilà ce que cela donne :

« Ces travailleurs âgés composent une des pièces de la « gig economy », cette économie qu’ont imposée les nouvelles plateformes improprement nommées « collaboratives » : une économie qui nécessite une main-d’œuvre flexible, la moins chère possible, payée à la tâche, ou avec des salaires horaires minimaux. Or ces hommes et ces femmes nés pendant les Trente Glorieuses fournissent une main-d’œuvre qualifiée et consentante, disposée à vaquer au gré d’emplois saisonniers : gardien de parc naturel, ouvrier agricole, vendeur de sapins de Noël, manutentionnaire chez Amazon. »

Jessica Bruder s’est intéressé à une de ces nomades en particulier : Linda

« Ainsi en va-t-il de Linda, qui a connu une vie professionnelle bien remplie : elle a été inspectrice en bâtiment, camionneuse, cigarette girl dans un casino, gérante d’un magasin de moquette, entre autres. Mais à soixante ans, elle se retrouve sans travail ni indemnité chômage, « enchaînant une série de boulots mal payés », vivant dans un mobil-home sans électricité ni eau courante. Bien sûr, à l’âge de la retraite, elle touchera sa pension de la Sécurité sociale, mais il ne s’agira jamais que de 500 dollars, « soit même pas de quoi payer son loyer ».

Linda songe sérieusement au suicide ; elle va préférer une autre voie après avoir découvert un site créé par un ancien magasinier de supermarché, Bob Wells : CheapRVLiving.com (ou « Vivre pour pas cher en camping-car ») : « Imaginez une doctrine anticonsumériste prêchée avec le même zèle que la doctrine de la prospérité : tel était le credo de Bob. Il exhortait à vivre heureux dans la décroissance. Tous ses messages reposaient sur le même postulat : le meilleur moyen de trouver la liberté était de devenir ce que la société appelle communément un SDF. »

À 63 ans, Linda achète une vieille caravane, la retape, et se lance dans sa nouvelle vie nomade. L’auteure de Nomadland, Jessica Bruder, a entrepris de la suivre, elle et tant d’autres qui ont pris la route. Adepte d’un journalisme d’immersion, Jessica Bruder a durant ses deux années d’enquête tâté elle-même des petits boulots destinés à cette population itinérante et vécu épisodiquement dans un van, parcourant plus de quatre-vingt-dix mille kilomètres. »

On en revient aux « raisins de la colère » de Steinbeck ou encore aux photographies de Dorothea Lange, toutes les références de la Grande Dépression.

Mais la journaliste de Mediapart rappelle que nous ne sommes pas dans une période de grande dépression :.

«  Après tout, ces « travailleurs-campeurs » sont souvent surnommés les « Okies de la Grande Récession », « allusion aux « Okies de la Grande Dépression », terme péjoratif décrivant les populations rurales de l’Oklahoma chassées sur les routes durant les années 1930 ». L’analogie tombe sous le sens.

Pourtant, il y a quelque chose qui cloche, et même qui déraille furieusement : l’Amérique d’aujourd’hui n’est pas en crise, elle est en pleine croissance économique.

Alors ?

Alors, si les USA constituent la première puissance économique mondiale, ils « affichent le plus fort taux d’inégalités sociales de toutes les nations développées » . Les vieux nomades que rencontre Bruder sont juste la version exotique – parce qu’encore largement méconnue – d’une pauvreté de plus en plus répandue. Certains ont pris de plein fouet la crise de 2008 : surendettés, ils ont dû revendre leur maison à bas prix ou vu leurs économies s’évaporer. Mais cette nouvelle catégorie de vieux travailleurs pauvres n’est pas née d’un accident ; beaucoup subissent les conséquences structurelles de choix politiques, économiques et sociaux : l’augmentation du coût du logement (« les salaires et le coût du logement ont suivi des courbes radicalement opposées ») ; l’abandon d’un système de retraite reposant sur des pensions réglées par les employeurs au profit d’un système par capitalisation, financé par les cotisations des employés. »

Elle s’intéresse particulièrement à Amazon :

L’exploration des conditions de travail dans les entrepôts d’Amazon constitue l’un des aspects majeurs de Nomadland. Ce n’est pas le premier livre sur le sujet, qui rapporte comment les employés parcourent en moyenne 20 km et s’agenouillent mille fois par jour, qu’ils tiennent grâce aux antidouleurs (en distribution libre sur le site) et perdent plusieurs kilos à chaque embauche. Mais Bruder s’intéresse ici au programme d’Amazon spécifiquement dévolu aux travailleurs nomades : CamperForce propose des « contrats à durée très limitée sur des sites logistiques ». Lorsque Bruder se fait elle-même embaucher, elle constate : « La plupart des recrues ont plus de soixante ans. Je suis la seule de moins de cinquante ans, et l’une des trois personnes qui n’a pas les cheveux gris. »

On peut se demander pourquoi Amazon recourt à une population qui n’est pas au meilleur de sa forme physique pour accomplir un travail à forte pénibilité. Les seniors sont plus fiables, ils ont une « meilleure éthique professionnelle que la moyenne », clament de concert les employeurs, et les employés, qui en font une source de fierté. Il y a des explications moins honorables : Amazon bénéficie de crédits d’impôt fédéraux pour l’emploi de travailleurs fragilisés : « Ces crédits d’impôt sont l’unique raison pour laquelle Amazon accepte de s’encombrer d’une main-d’œuvre lente et inefficace, notait ainsi une travailleuse itinérante sur son blog. »

Il paraît qu’il existe des gens qui se plaignent de ce type d’évolution et continue à acheter sur Amazon. Je crois qu’il s’agit de cas accomplis de dissonance cognitive.

Et cette Amérique que rencontre la journaliste est une Amérique blanche. La raison de ce constat nous entraîne encore plus loin dans le désastre moral des Etats-Unis :

« L’Amérique sur roues que rencontre Bruder au cours de son périple est avant tout une Amérique blanche. Elle finit (trop tardivement) par s’en étonner elle-même, pour apporter une explication éclairante – et effrayante : quand on mène une vie nomade, dormant dans son propre véhicule, qu’on peut régulièrement faire l’objet de contrôles policiers, il vaut mieux être blanc. Quand on est noir, c’est-à-dire susceptible de se faire plus facilement tirer dessus par la police ou, à tout le moins, de susciter des contrôles particulièrement méfiants, vivre dans un van est une mise en danger, pas une promesse de liberté et d’indépendance. »

L’article de Mediapart qui renvoie vers beaucoup d’autres articles est très intéressant.

Je pense que ce livre mérite d’être lu.

<Jessica Bruder dispose d’un site personnel>

<1207>

Mercredi 6 Mars 2019

« C’est quoi cette idée de mettre des herbicides dans nos culottes ? »
Sophia Aram

Pour mot du jour d’aujourd’hui, le coup de gueule salutaire de Sophia Aram lors de sa <chronique du lundi 26 février 2019>

Alors que les femmes utilisent en moyenne 11000 tampons dans leur vie, les fabricants industriels refusent de communiquer sur leur composition.

Et oui c’était la belle époque, à la question, « bonjour mesdames et messieurs les industriels, au fait c’est quoi la composition des tampons que je m’enfile tous les mois depuis des années ?« .

La réponse des industriels était toujours la même :

« on peut pas te le dire, c’est un secret… »

-M’enfin mesdames et  messieurs les industriels, ça m’intéresse quand même un peu de savoir ce que vous mettez à l’intérieur de nos tampons, rapport au fait que nous on se les met à l’intérieur du dedans de nous ?

-Non, non, non on ne vous le dit pas c’est une surprise. »

Et quelques années plus tard, nous y voilà enfin !

60 millions de consommateurs dévoile les résultats d’une série d’essais sur les protections féminines, des traces de résidus toxiques, polluants industriels ou pesticides, y ont été détectés

Ah ben la voilà la bonne surprise !!!

En fait on s’enfile du glyphosate dans la teucha !!!

C’est rien que pour nous les filles, c’est cadeau !

Elle n’est pas belle la vie ?!!!

Alors, avant que tous les parangons de la modernité agricole viennent m’expliquer qu’il est tout à fait normal qu’une serviette hygiénique, un kilo de poids chiche ou un baril de Roundup contiennent exactement la même substance à savoir du glyphosate, j’aimerais quand même poser une question…

C’est quoi cette idée de mettre des herbicides dans nos culottes ?

C’est pour tuer les mauvaises herbes ?  Ou pour nous éviter de nous retrouver avec une pelouse à la place du pubis ?!!!

Je veux bien que vous confondiez notre « jardin secret » avec un champ de maïs mais y a un moment où il faudra quand même redescendre un peu de la moissonneuse batteuse et discuter risques sanitaires ou tout simplement espérance de vie.

Parce que aussi surprenant que cela puisse paraître, le réceptacle qui entoure le tampon, et que vous avez tendance à considérer comme un hangar à herbicide… ça s’appelle une femme.

Alors, une femme qu’est-ce que c’est ?

C’est un organisme vivant et qui, comme tous les organismes vivants, aspire à le rester le plus longtemps possible, et de préférence en bonne santé… C’est dingue, non ?

Et non, ce n’est pas parce qu’une femme a en moyenne 13 menstruations par an, 480 cycles sur l’ensemble de sa vie et qu’elle utilisera 10560 protections hygiéniques dans sa vie, qu’il faut en profiter pour y écouler vos surplus d’herbicide.

Et ce, pour des milliers de raisons tout à fait compréhensibles par toute personne ne confondant pas une femme avec un hangar agricole.

Alors si on pouvait éviter de nous empoisonner le minou et considérer ensemble que l’on est en droit de savoir exactement qui on invite dans notre culotte et quels seront les effets à courts, moyens et long terme sur notre santé parce qu’à ce jour je ne suis pas certaine que beaucoup de femmes aient consciemment invité Monsanto ou d’autres industriels à venir nous rendre une visite aussi intime. »

Rien à ajouter, sauf à dire que Monsanto est une fiction, comme toutes les autres sociétés ou personnes morales. Derrière Chaque société, il y a des individus, des personnes physiques qui prennent des décisions ou laissent faire. Ce sont eux les responsables.

<1206>

Mardi 5 mars 2019

« Mardi gras »
C’est aujourd’hui

Nous sommes donc le jour de mardi gras, demain ce sera mercredi des cendres et commencera la période de carême.

Carême fut l’objet du mot du jour du <29 mars 2018>, il paraît juste de consacrer, une année après, un mot à mardi-gras.

Quand on fait des recherches sur mardi gras, la question qui semble la plus importante est de savoir ce qu’on mange le Mardi Gras ?

La réponse semble : des beignets et des crêpes pour utiliser les aliments « gras » (comme le beurre) qu’on ne pourra plus consommer pendant la période de Carême.

<Voici une recette de beignets de Franche-Comté> mise en ligne hier le 4 mars

A Lyon ce sont les bugnes et <Ce journal prétend disposer de la meilleure recette>

Le site l’Internaute précise que les régions ont chacun leur particularité :

« Chaque région de France a ses beignets. Ainsi à Lyon, on perpétue la tradition des bugnes depuis le XVIe siècle, en Aquitaine, on mange des Merveilles, dans les Vosges on mange des beugnots, et en Provence ce sont des oreillettes… »

Ce site nous permet d’ailleurs d’être plus savant :

« Mardi gras est le dernier jour du Carnaval. Le mot italien provient du latin « carnis levare » (« ôter la viande »). Il fait référence aux derniers repas « gras » pris avant le Carême (on parlait au XVIIIe siècle de « Dimanche gras » ou de « Lundi gras » avant Mardi gras). Autrefois, cette saison correspondait, dans une société encore majoritairement agricole, à l’une des périodes les plus critiques. En effet, en février et en mars, les paysans puisaient dans leurs dernières réserves de nourriture stockées avant ou pendant l’hiver : la facilité à stocker œufs et beurre a favorisé – au même titre que pour la Chandeleur – la tradition consistant à préparer crêpes et gaufres pendant cette période.

Des rituels païens existaient dans la période proche de mardi gras : ils annonçaient ou célébraient la renaissance de la nature (durée du jour en progression, début du dégel, puis premiers bourgeons…). C’est cette réalité qui était traduite dans le calendrier romain, où le jour de l’an était fixé au 1er mars… D’ailleurs, il a fallu attendre le XVIe siècle pour le que jour de l’an soit fixé au 1er janvier ! Avec l’avènement de la chrétienté et la mise en place de la tradition du jeûne du Carême (au IVe siècle), la fête se transforme en période d’exubérance précédant les rigueurs de l’avant-Pâques.

Au Moyen Age, le Carême correspondait à une période des plus contraignantes pour la population, privée de danse, de fête, de nourriture copieuse, de sexe et de plaisir, relevait l’historien des religions Odon Vallet sur France 2 en 2014. Avant que cette période ne commence, la fête du Mardi gras et son carnaval permettaient notamment d’élire un « pape des fous » et d’inverser l’ordre du monde rationnel en même temps que l’ordre social (les riches pouvaient se déguiser en pauvres, les hommes en femmes…).

La dualité de la période est illustrée par le tableau « Le combat de Carnaval et de Carême »de Bruegel (1559). Sur une place marchande se mesurent deux chars. Le premier est paré : un homme ventripotent enjambe un tonneau, entouré de personnages absurdes et de musiciens. Sur l’autre char, une vieille femme, tractée par des moines et des nonnes. Sur une planche en bois, on remarque des poissons, symboles du Carême (période où l’on s’abstient de viande, hors produits de la mer). Côté auberge (Carnaval), on joue au dé et on se gave de gaufres ; côté église (Carême), les personnages voilés se prosternent… »


Et à Périgueux, le journal Sud-Ouest nous apprend que la fête sera celle de « Pétassou » le roi carnaval,

Aujourd’hui il me semble qu’il y a plus de gens qui fêtent mardi gras que de personnes qui suivent la rigueur de carême.

C’est une erreur du point de vue de la santé, jeûner est bien meilleur que faire bombance.

Mardi gras tombe cette année le 5 mars 2019, et les années suivantes ce sera :

    • Le 25 février 2020
    • Le16 février 2021
    • Le 1 mars 2022

Ce qui signifie qu’en 2021, Pâques tombera très tôt dans l’année…

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Lundi 4 mars 2019

« La causalité diabolique »
Léon Poliakov

J’avais pensé clore cette série sur l’antisémitisme en parlant de l’État d’Israël, de sa création, de ses relations avec ses voisins, avec les palestiniens, l’Occident, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Grande Bretagne, la France et de sa politique actuelle. Mais je ne suis pas encore prêt à écrire sur ce sujet.

Je vais donc finir cette série par un livre, un livre de Léon Poliakov.

J’avais lu son remarquable « Bréviaire de la Haine » qui portait pour sous-titre « Le 3ème Reich et les juifs ».

C’est Jean-Louis Bourlanges qui, dans le « Nouvel Esprit Public» de Philippe Meyer qu’il est possible d’écouter en podcast, a parlé de cet autre ouvrage de Poliakov : « La causalité diabolique »

Léon Poliakov est né en 1910 dans une famille de la bourgeoisie juive russe, à Saint Pétersbourg. Son père, propriétaire d’une maison d’édition, a nommé son fils en hommage à Léon Tolstoï, mort quelques jours avant sa naissance. En 1920, la famille émigre en France pour fuir la révolution bolchévique ; le père y fonde une nouvelle maison d’édition qui prospère.

Pendant la seconde guerre mondiale, Léon Poliakov s’engagera dans l’armée française avant de s’engager dans la résistance.

En 1943, il participe à la fondation du « Centre de documentation juive contemporaine » qui se voue à recueillir les preuves documentaires de la Shoah. Il réussit à prendre possession des archives du Commissariat général aux questions juives, des archives de l’ambassade d’Allemagne à Paris, de l’état-major, et surtout du service anti-juif de la Gestapo, ce qui lui vaut, après la victoire alliée, d’assister en tant qu’expert Edgar Faure, le chef de la délégation française au Procès de Nuremberg.

Il est naturalisé français en 1947 et publie en 1951 « le Bréviaire de la haine », dans la collection de Raymond Aron, livre qui sera la première grande étude consacrée à la politique d’extermination des Juifs menée par les nazis.

Il devient par la suite un spécialiste de l’Histoire de l’antisémitisme à laquelle il consacrera la plus grande partie de ses études.

Il meurt en 1997.

Ces précisions biographiques sont issues de Wikipedia.

Le livre « La causalité diabolique » est paru en deux tomes aux éditions Calmann-Lévy, le premier en 1980, le second en 1985. Il est aujourd’hui réédité en seul volume.

Le premier plonge dans les racines du phénomène du bouc émissaire, il a pour sous-titre « Essai sur l’origine des persécutions ». Poliakov étudie bien sûr le destin des juifs dans leur rôle de bouc émissaire dans l’histoire de l’Europe, en tant que fauteurs d’épidémies, de guerres, de révolutions et autres désastres. Mais il étudie aussi d’autres groupes persécutés : Les jésuites et la papauté pendant la Révolution anglaise, la cour et les aristocrates, les francs-maçons et les philosophes lors de la Révolution française.

Le second est consacré à la patrie de ses origines : La Russie du joug mongol à la victoire de Lénine. Il remonte aux origines de l’histoire russe, marquée par une rupture entre le peuple et le pouvoir civil et religieux, et analyse la manière dont cette coupure a pu favoriser au cours des siècles l’idée que le « complot » expliquait tous les conflits. Cette idée connaît son apogée avec d’une part le « complot impérialiste » dénoncé par Lénine et, d’autre part, la « conspiration juive », responsable aux yeux des Blancs de la victoire bolchevique.

L’émission du Nouvel Esprit public évoquée précédemment était celle du 24 février. Elle traitait de deux sujets dont l’un était : <Face à la haine antisémite>

Et selon Jean-Louis Bourlanges, la mondialisation réactive la thèse de Poliakov sur la causalité diabolique : comme on ne comprend rien à ce qui nous arrive, qu’on ne voit pas de responsables, on prend un bouc émissaire. Et les Juifs, à cause du fantasme sur l’argent, du caractère transnational lié à la diaspora, font un bouc émissaire idéal. C’est là que se trouve un lien entre l’antisémitisme traditionnel, qu’on croyait éteint, et quelque chose de plus diffus dont l’extrémisme est l’antisémitisme de l’ultra-islamisme.

Léon Poliakov au début de son ouvrage explique :

« La croyance dans l’action des démons se trouve à la racine de notre concept de causalité. »

Tout récemment le Pape pour expliquer la pédophilie dans l’Eglise Catholique a d’ailleurs évoqué le rôle de Satan, preuve que l’action des démons est encore une réalité pour certains.

Vous pouvez lire la préface de Pierre-André Taguieff à la dernière édition <derrière ce lien> :

« Historien certes, mais aussi anthropologue, et psychologue, et politologue, cet esprit toujours en éveil cherchait dans tout l’espace des sciences sociales et chez les philosophes de quoi éclairer ses recherches et nourrir ses réflexions sur cette « animosité haineuse » à l’égard des Juifs.

[…] Léon Poliakov fut un savant modeste et un penseur exigeant. Un maître aussi, un initiateur, un incitateur, un éveilleur. Avec un intarissable humour, et une ironie légère, qu’il pratiquait d’abord envers lui-même. Cet érudit aux intuitions fortes se montrait soucieux de rester lisible alors même qu’il s’engageait dans des analyses subtiles. […]

Avec la publication, en 1980, du premier tome de La Causalité diabolique, Poliakov s’engage dans un champ de recherches dont l’objet principal est l’étude historique des mythes politiques modernes (parmi lesquels celui du « complot mondial » retient particulièrement son attention), tout en s’interrogeant en anthropologue et en psychologue, voire en philosophe, sur les fondements et les fonctions des croyances aux complots sataniques, croyances dont l’efficacité symbolique est attestée notamment par les dictatures totalitaires du XXe siècle. […]

Pour l’essentiel, ce que Poliakov appelle l’antisémitisme ou, d’une façon moins inappropriée, la judéophobie, renvoyant par là à « toutes les formes d’hostilité envers le groupe minoritaire des Juifs, à travers l’histoire », se réduit à une haine, la haine antijuive. Mais cette haine aux multiples figures ne se réduit pas elle-même aux affects irrationnels d’une passion, d’une quelconque passion négative, d’une « passion malsaine » à laquelle on opposerait paresseusement « la raison », elle se nourrit de représentations, elle est structurée par des mécanismes spécifiques, elle a des conditions historiques et culturelles d’existence (de virtualisation comme d’actualisation), elle paraît être nourrie par des abstractions et régie par des « raisons ».

Raymond Aron a excellemment soulevé la question : « Le phénomène décisif ce sont les haines abstraites, les haines de quelque chose que l’on ne connaît pas et sur quoi on projette toutes les réserves de haine que les hommes semblent porter au fond d’eux-mêmes.»

Les Juifs sont haïs non pas pour ce qu’ils font, ni même pour ce qu’ils sont réellement dans leur diversité, mais pour ce que les judéophobes croient qu’ils sont. Les Juifs sont essentialisés, réinventés comme les représentants d’une entité mythique, à travers un discours judéophobe qui se caractérise par sa longue durée et sa haute intensité. La logique de la haine antijuive est celle de la diabolisation du Juif qui, précise Poliakov, « n’apparaît qu’avec le christianisme », et qu’on « voit poindre dans l’Évangile selon Jean ». Mais les représentations diabolisantes ne sont pas restées confinées dans l’espace théologico-religieux, elles sont entrées en syncrétisme avec les évidences premières du racisme, invention de l’Europe moderne.

C’est pourquoi le discours antijuif porté par une haine idéologisée a semblé même dériver, dans le monde moderne où règne un rationalisme suspicieux, de « la Raison » traitée comme une idole. Les admirateurs inconditionnels de la « philosophie des Lumières », s’ils prennent la peine de lire le troisième tome (« De Voltaire à Wagner ») de l’Histoire de l’antisémitisme, paru en 1968, ne peuvent que nuancer leurs jugements sur des penseurs comme Voltaire ou le baron d’Holbach, qui ont reformulé l’antijudaïsme dans le code culturel « progressiste » de la lutte contre les préjugés et les superstitions […]

Poliakov insistait pédagogiquement sur la distinction analytique entre bestialisation et diabolisation. Si, dans l’Évangile de Jean et l’Apocalypse, les Juifs sont « explicitement « satanisés » », le racisme « ne se développe qu’au début des temps modernes dans la foulée des grandes découvertes et il correspond surtout à une bestialisation ». Les catégorisations négatives de l’altérité oscillent entre l’infériorisation de l’autre qui, animalisé ou bestialisé, devient objet de mépris ou de répulsion (sauvages, barbares, « non évolués », étrangers, « monstres », femmes, etc.), et la démonisation terrifiante de l’autre par son assimilation au diable ou à un démon, objet de crainte et de haine, avec lequel se construit la figure de l’ennemi absolu, contre lequel tout est permis, y compris l’extermination. […]

Poliakov soutient la thèse que, dans la modernité, le destin de la haine antijuive est lié, d’une part, au développement de la science, avec son inévitable rejeton, le « scientisme », puissant mode de légitimation de toute « mise à l’écart » des populations jugées « indésirables », et, d’autre part, à certaines « idées généreuses » qui ont mal tourné, liées au « progressisme » politique, comme en témoigne un certain « antiracisme » contemporain, par lequel se légitime l’antisionisme radical ou absolu, celui qui prône la destruction d’Israël comme « État raciste » tout en procès, de ranimer de sourdes animosités, si même le rappel des torts causés aux Juifs ne contribue pas à entretenir un climat qui un jour pourrait faire surgir, ce qu’à Dieu ne plaise, des menaces nouvelles ?»

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