Quand on y réfléchit, on dit bien souvent « merci » dans une journée.
Merci de me tenir la porte, merci de m’apporter quelque chose, merci de me rendre de la monnaie.
On le dit par savoir vivre et ce qui n’est pas rien. La vie sociale en a besoin.
Quelquefois c’est presque mécanique, comme un réflexe, sans y penser.
Mais la « gratitude », c’est autre chose.
On utilise bien plus le mot « ingratitude », ce qui signifie que la gratitude que nous voudrions attendre, que nous souhaiterions, n’est pas la réponse que nous recevons ou percevons.
On utilise plus souvent le mot « reconnaissant », je vous suis reconnaissant. D’ailleurs, pour définir « gratitude » les dictionnaires utilisent fréquemment le mot reconnaissance.
Ainsi le Larousse définit « gratitude » par « Reconnaissance pour un service, pour un bienfait reçu. ».
Il me semble que « gratitude » est plus intense que « reconnaissance », va plus loin dans l’intime : « rendre grâce », elle paraît d’essence spirituelle.
Michka est une vieille dame, qui vit désormais dans un Ehpad. Elle était dans sa jeunesse journaliste et correctrice. Mais maintenant elle perd le sens des paroles et des mots, le terme savant est «aphasie». Pourtant elle se souvient de son enfance où des personnes bienveillantes l’ont sauvé des gens qui voulaient lui faire du mal, parce qu’elle était juive. Elle n’a pas encore exprimé sa gratitude à leur égard et elle voudrait le faire.
Marie vient régulièrement rendre visite à Michka pour lui exprimer sa gratitude. Quand elle était enfant, la maman de Marie ne s’occupait pas beaucoup d’elle, alors la petite fille venait frapper à la porte de sa voisine en quête d’affection et d’échanges. Et quand jeune femme, Marie est tombée malade, c’est aussi Michka qui venait la voir.
Et puis, il y a encore un troisième personnage, Jérôme, l’orthophoniste de l’Ehpad qui s’occupe de Michka et s’est attachée à elle. Lui voudrait exprimer sa gratitude à tous ses patients qui lui ont beaucoup apporté.
Jérôme dit :
« Je suis orthophoniste. Je travaille avec les mots et avec le silence. Les non-dits. Je travaille avec la honte, le secret, les regrets. Je travaille avec l’absence, les souvenirs disparus, et ceux qui ressurgissent, au détour d’un prénom, d’une image, d’un mot. Je travaille avec les douleurs d’hier et celles d’aujourd’hui. Les confidences.
Et la peur de mourir. Cela fait partie de mon métier.
Mais ce qui continue de m’étonner, ce qui me sidère même, ce qui encore aujourd’hui, après plus de dix ans de pratique, me coupe parfois littéralement le souffle, c’est la pérennité des douleurs d’enfance. Une empreinte ardente, incandescente, malgré les années. Qui ne s’efface pas. »
C’est la trame du dernier roman de Delphine de Vigan : « Les gratitudes » dans lequel Michka dit simplement :
« C’est ça qui change tout, tu sais, Marie. C’est d’avoir peur pour quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre que soi. »
Delphine de Vigan était l’invitée de <La matinale de France Inter du 11 mars 2019>
Vous pouvez aussi retrouver des vidéos de cette émission sur <cette page>
Elle a dit des choses qui m’ont beaucoup touché.
« La gratitude, selon sa définition étymologique, c’est rendre grâce. Pour moi il y a effectivement cette notion de dette, mais aussi cette notion de partage. Dire à quelqu’un ‘voilà ce que tu m’as permis de faire’, c’est une façon de partager ce moment, cette joie, ce bonheur. »
« Un concept parfois très éloigné de nos sociétés, alors que paradoxalement, « merci est un des mots qu’on emploie le plus souvent » dans une journée, pour tout et n’importe quoi. « D’une manière générale on a plus de mal à nommer les choses, on est dans une méfiance, une suspicion sur les sentiments qui nous habitent. Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée qu’on a besoin de l’autre. Dans une société comme la nôtre, c’est compliqué de dire à l’autre ‘sans toi je ne serai rien’. »
« Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée que l’on est vulnérable »
Elle parle aussi de la vieillesse
« Ce qui m’intéresse, c’est d’approcher la vieillesse par le langage. Mon personnage a travaillé avec les mots, pour elle cette perte est encore plus douloureuse. À la maison de retraite, tout est petit [un petit goûter, une petite sortie, une petite toilette…], c’est un univers très codifié, très contraint. Ce qui m’intéressait, c’est la manière dont la perte d’autonomie rétrécit l’univers. Vieillir, c’est apprendre à perdre.»
Elle fait dire à Michka :
« Pourquoi dites-vous ‘les personnes âgées’ ? Vous devriez dire ‘les vieux’. C’est bien ‘les vieux’. Ça a le mérite d’être fier. Vous dites bien ‘les jeunes’, non ? Vous ne dites pas les ‘personnes jeunes’ ? »
Et en évoquant son propre destin, elle analyse le rapport aujourd’hui d’une société qui va de plus en plus vite avec les vieux :
« D’autant que là encore, notre société a du mal à savoir que faire face à la vieillesse. C’est sans doute ma propre peur de la vieillesse qui nourrit ce livre : il suffit de regarder ces derniers mois comment on prend en charge la grande vieillesse aujourd’hui dans nos sociétés. On vit très vieux et en même temps on vit dans un monde où ne pas être rentable pose un très gros problème. Si j’étais très vieille ce qui me hanterait le plus c’est d’être un poids pour la société. »
Après cette émission, une auditrice a écrit à la médiatrice de France Inter :
« Je viens d’écouter l’émission avec Delphine De Vigan. Merci pour ces échanges, merci de permettre l’expression de l’humanité à la radio, aux auditeurs de s’exprimer. Quels témoignages touchants dans cette actualité si dure. Merci à Delphine De Vigan d’écrire ce qu’elle sait si bien dire. Un moment de douceur en ce début de semaine. »
<Clara Dupont-Monod parle aussi avec bonheur de ce livre>
Si nous y réfléchissons bien, nous avons aussi certainement encore de nombreuses gratitudes à exprimer autour de nous.
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