Jeudi 14 février 2019

« La petite seconde d’éternité
Où tu m’as embrassée
Où je t’ai embrassée »
Jacques Prévert

Pour la Saint Valentin, ces vers de Jacques Prévert (1900-1977) extrait du poème « Le Jardin »

Le jardin

Des milliers et des milliers d’années
Ne sauraient suffire
Pour dire
La petite seconde d’éternité
Où tu m’as embrassée
Où je t’ai embrassée
Un matin dans la lumière de l’hiver
Au parc Montsouris à Paris
A Paris
Sur la terre
La terre qui est un astre.

Ce poème est extrait du recueil « Paroles » qui a été publié pour la première fois en 1946.

C’est Jean-Louis Trintignant qui m’a fait découvrir ce poème, alors qu’il était l’invité de de Léa Salamé sur France Inter le <jeudi 13 décembre 2018>

J’avais déjà cité cette émission, lors du mot du jour du 14 décembre 2018, parce que Jean-Louis Trintignant s’était exprimé sur la crise des « gilets jaunes » :

« Entre les gens qui nous gouvernent et les gens qui souffrent, il y a un fossé. […] Macron je pense que c’est un homme honnête mais il n’a jamais eu faim. Il n’est pas assez proche du peuple »

Il avait aussi ajouté cette profession de foi :

« Je reste de gauche bien sûr. Les progrès sont des progrès de gauche. Les progrès de droite sont stupides. »

Mais il était invité à cette émission pour parler du spectacle qu’il donnait du 11 au 22 décembre 2018 à la Porte Saint Martin, spectacle de poésie sur de la musique argentine.

Pendant l’émission il a déclamé ces vers de Prévert.

« La petite seconde d’éternité où tu m’as embrassée… »:

Il a ajouté :

« Mais Prévert, c’était sans doute un type merveilleux. Je l’ai connu un petit peu. »

Il a cité aussi d’autres poètes comme par exemple Pierre Reverdy qui a écrit :

« On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux »
(tiré de «plupart de temps» )

Il a aussi été invité par Claire Chazal sur la 5, <émission> dans laquelle on voit de courts extraits du spectacle.

Mais, finissons par un autre poème de Prévert tiré du recueil « Paroles »

Paris at Night

Trois allumettes, une à une allumées dans la nuit

La première pour voir ton visage tout entier

La seconde pour voir tes yeux

La dernière pour voir ta bouche

Et l’obscurité toute entière pour me rappeler tout cela

En te serrant dans mes bras.

<1191>

Mercredi 13 février 2019

« Le programme télé avait avancé en âge avec moi.  »
Sonia Devillers

Quand les journaux ont annoncé le décès de l’ami de Casimir :

« Patrick Bricard, le François de « L’Ile aux enfants » est mort »

J’étais très loin de penser que cette nouvelle allait me donner matière à un mot du jour.

« L’ile aux enfants » était une émission de télévision pour les enfants diffusée entre 1974 et 1982.

Mais la chronique de Sonia Devillers « L’édito M » du mardi 29 janvier 2019 « Casimir et les enfants de la télé » sur France Inter, m’a convaincu qu’il y avait là matière à faire un constat très pertinent sur la télévision :

«  François de « L’île aux enfants » s’en est allé trop discrètement.

Pour ceux qui auraient eu le mouvais goût de naître dans les années 80 ou pire, après, Casimir était un monstre gentil, sorte de gros patator orange quoique arrivé à l’écran en noir et blanc. Vous me direz l’affirmation de la différence pour ce diplodocus en mousse ne fut pas affaire de couleur. Casimir n’avait que quatre doigts : « c’est mon droit, c’est mon droit », répétait-il crânement aux humains Julie, le facteur, Monsieur snob et François.

François, la queue de comète des années 70. Chemises à carreaux, éternel étudiant, marchand de ballons, rêveur et pédagogue. Il est à la fois celui qui explique et celui qui trouve de nouveaux jeux pour les enfants.

La découverte et la science sont jeu. L’imagination est un savoir. Pourvu, surtout, que l’apprentissage et le rire soient des activités inutiles et désintéressées, donc fondamentales. Le plus incongru c’est que tout cela c’était de la télévision (TF1 avant la privatisation) et de la télévision pour marmots à 18 heures.

En apprenant la mort de l’acteur qui incarnait François, j’ai compris soudain non pas que la société avait changé, mais que le programme télé avait avancé en âge avec moi.

Petite, je rentrais de l’école, je goûtais et à 18 heures « L’Ile aux enfants », sur la Une, « Récré A2 », en face.

Ado, je rentrais du collège, je goûtais et à 18 heures, « Beverly Hills », « Hélène et les garçons », etc…

Aujourd’hui, mère de famille, je rentre du boulot et à 18 heures, il y a des programmes pour les ménagères avec enfants. Sentiment étrange.

Je devrais regarder la télé en disant « c’est plus de mon âge ». Mais non, ça l’est toujours et dans vingt ans, à 18 heures, il n’y aura que des émissions pour les vieux comme moi. Le média vieillit avec moi. Pour me garder captive. Nous nous éteindrons ensemble. Sûrement.

Parce que les enfants d’après moi ont pris leur goûter devant un ordinateur et que mes enfants à moi goûtent devant leur smartphone. François, la dernière génération d’enfants de la télé te saluent. »

<Toutes les enquêtes le disent> les spectateurs de la télévision sont de plus en plus vieux :

« Toutes chaînes confondues, le téléspectateur moyen est âgé de 50,7 ans. Soit une dizaine d’années de plus que la moyenne des Français. […]

Lorsque Julien Lepers est évincé de Questions pour un champion, les médias vont chercher des réactions dans les maisons de retraite. Caricatural ? Hélas non. Le public de France 3 est vieux: 61,4 ans en moyenne. La moitié de son audience a même plus de 65 ans…

La télé attire les vieux

[…] les plus de 50 ans la regardent la télévision trois fois plus que les 15-24 ans.

Depuis 1992, l’âge moyen du téléspectateur a vieilli de 4,4 ans, soit à peu près au même rythme que toute la population.

Mais toutes les chaînes ne sont pas égales face à ce vieillissement. Certaines chaînes vieillissent plus vite que la moyenne. Ainsi, les dirigeants de M6 ont de quoi se faire des cheveux blancs: leur audience a vieilli de 4,4 ans depuis 2010. De même que ceux de TF1, dont le spectateur a pris 4 ans sur la période, et est désormais plus âgé que la moyenne des chaînes. »

Il faut se souvenir qu’il existait une époque dans laquelle, quasi tous les français regardaient la télévision et avaient ainsi un sujet de conversation commun le lendemain.

Au-delà des critiques légitimes de la qualité des émissions de l’époque, cela créait indiscutablement du lien, une sorte d’unité. L’ordinateur et les réseaux sociaux créent plutôt de la division façon puzzle.

<1190>

Mardi 12 février 2019

« Vous savez, la modestie s’impose.»
Chloé Bertolus

Dans son livre « Le Lambeau », évoqué hier, Philippe Lançon, a beaucoup évoqué et exprimé sa reconnaissance à l’égard de la chirurgienne qui lui a permis de retrouver un visage autorisant à aller dans la rue et de passer simplement inaperçu. Son journal « Libération » a pris l’initiative d’aller rencontrer cette femme et vient de publier une interview de Chloé Bertolus. C’est un article à lire. Le journaliste tente de décrire cette chirurgienne dans son humanité, dans sa vie de réparatrice, dans ses doutes. Je reste réservé quant à la question du désir d’enfant qui me semble appartenir à la vie intime et qui à mon sens n’avait pas sa place dans cet article. Il reste que cet entretien révèle un médecin humble et profondément humain.

Mais le premier sujet abordé qui m’a interpellé, a été l’émergence dans la vie de Chloé Bertolus de la notoriété et de la visibilité que lui a donné le livre de Lançon et ainsi la réputation qui peut devenir gênante dans sa relation avec ses patients d’aujourd’hui, comme elle l’explique délicatement :

«C’est un truc un peu bizarre que de se retrouver dans un récit […] Comment dire ? Le livre lui-même devient une espèce de manifeste. L’autre jour, et cela m’a un peu choquée, j’ai fait la visite au 2e étage. Sur la dizaine de patients, trois avaient le Lambeau à leurs côtés. […] C’est une forme de revendication. Philippe Lançon a fictionné notre relation. Et les autres, maintenant, revendiquent une relation similaire. Ou la réclament, je n’en sais rien. En tout cas, c’est un peu étrange.»

Et elle explique simplement son travail, une prouesse technique mais qui n’a qu’un rapport très lointain avec la chirurgie esthétique, c’est beaucoup plus important, c’est plus essentiel, c’est permettre de continuer à vivre normalement et c’est énorme !

«Cela n’a rien à voir avec la chirurgie esthétique […], on parle de gens qui ne peuvent pas sortir dans la rue parce qu’il leur manque la moitié du visage. [L’objectif est :] Je voudrais juste que mes patients passent inaperçus. »» Ou encore : «Je suis incapable de savoir ce que veulent mes patients. Ce que je sais, c’est ce que l’on est capable de leur proposer.» La voilà pédagogique : «On peut redonner une fonction. A des gens à qui on a enlevé la moitié de la langue, on va la reconstruire, et ils vont reparler. A d’autres, on va leur rebâtir une mâchoire, ils vont pouvoir manger. Mais aussi redonner un visage. Pour être reconnu comme un être humain, il faut avoir quelque chose qui ressemble à une bouche, à un nez, à des yeux. Il faut ressembler à quelqu’un. Ou à tout le monde.»

Puis elle touche l’essence des choses par l’humilité, par l’humanité dans ce qu’elle a de fragile, d’éphémère, de tragique et pourtant de beau. C’est la vie, notre vie :

«Vous savez, la modestie s’impose. Quand on a commencé dans notre service à opérer des patients cancéreux, un des chirurgiens nous disait : « Vous avez le sentiment d’avoir sauvé une vie. Souvenez-vous qu’en fait vous ne l’avez que prolongée. » Finalement, on ne sauve rien du tout.» Chloé Bertolus est ainsi, dans le faire. «A un curé avec qui je discutais, j’expliquais que certains soirs, avec certains patients qui ne vont pas bien du tout, on est là, sur le pas de la porte de leur chambre, et on se dit : « Pourquoi ? » C’est le grand pourquoi, le pourquoi de la vanité de l’existence. Pourquoi en passer par là, alors que l’on va tous mourir un jour ?»

Et l’article finit avec un retour sur la terre des comptables et la difficile équation des hôpitaux d’aujourd’hui :

« De son bureau, vient de sortir le DRH de l’hôpital. On leur a supprimé un des trois blocs opératoires : «L’hôpital, c’est rude. Mais j’ai toujours entendu que les hôpitaux étaient au bord de l’implosion. On a créé chez nous un sentiment étrange à force de nous répéter que l’on coûtait cher. […] Maintenant, comme cheffe de service, je dois mener d’autres combats.»

Les médecins sont bien sûr comme les autres communauté des humains, très divers. Certains font leur travail consciencieusement et restent très fonctionnels, les remplacer par des robots ne sera pas une grande perte.

D’autres sont pleins d’assurances, du moins veulent apparaître comme tels. Il existe aussi des professeurs qui se parent de leur titres pour asséner des affirmations, les écrire dans des livres en faisant croire qu’il s’agit de connaissances scientifiques, alors que ce ne sont souvent que des croyances. Bien sûr la médecine a fait de grand progrès, mais l’étendue de ce que l’on ne sait pas est toujours beaucoup plus important que ce que l’on sait. Ici aussi le contraire de la connaissance n’est pas l’ignorance, mais les certitudes.  

Et puis il en est qui comme Chloé Bertolus, font un travail admirable tout en restant dans l’humilité, dans l’humanité et dans le service à l’égard de ceux qu’ils essayent de soigner, avec ce qu’ils savent. Pour ma part, je ne fais confiance qu’aux médecins humbles, c’est à dire qui n’expriment pas trop de certitudes.

<1189>

Lundi 11 février 2019

«Je n’avais pas du chagrin, j’étais le chagrin»
Philippe Lançon, « Le Lambeau », page 211

« Le Lambeau » est le livre dans lequel le journaliste Philippe Lançon, rescapé du massacre de Charlie Hebdo, raconte sa longue et douloureuse épreuve pour retrouver un visage regardable et une sérénité suffisante pour continuer à vivre, après tant de violences et tant d’amis perdus.

J’ai entendu Philippe Lançon parler de son livre dans deux émissions

Sur France Inter l’interview de Léa Salamé : « Les victimes de Charlie Hebdo sont avec moi plus qu’ils ne l’ont jamais été de leur vivant »

Et sur France Culture dans l’invité des matins : «Après « Charlie », vivre et écrire». Dans cette émission il a dit :

« Écrire ce livre est un acte de mémoire sous forme de récit. Le livre fait partie d’une expérience, l’accompagne, lui donne sens et d’une certaine façon la conclut en essayant de la sublimer […] J’avais un problème de sensation à la mémoire. Je ne le sentais plus. C’est comme si j’avais oublié l’homme que j’étais auparavant. De la même façon que les nerfs, la mémoire revient d’une manière particulière dont j’ai essayé de faire le récit. »

Philippe Lançon était, en janvier 2015, journaliste littéraire à Libération et chroniqueur à Charlie Hebdo.

Dans l’équipe de « Charlie », il est avec Bernard Maris l’un des défenseurs de Michel Houellebecq, qui publiait ce même 7 janvier son livre « Soumission » dans lequel l’écrivain imagine un Premier ministre musulman à la France.

La veille, Philippe Lançon a accompagné une amie au théâtre pour assister à la pièce « La Nuit des rois », de William Shakespeare.

Ce matin du 7 janvier, Philippe Lançon est indécis. Passera-t-il d’abord par « Charlie » ou « Libération », dont il est salarié ? A Libération, il devait écrire une critique de la pièce de théâtre à laquelle il a assisté. Il décide que finalement ce sera « Charlie ». La conférence de rédaction est commencée. Les finances sont au plus bas. Depuis l’affaire des caricatures de Mahomet, le journal est « isolé ». Mais l’équipe ne cède rien à sa liberté de débattre. Et lorsque la mort surgit, il est justement question de l’abandon des banlieues, devenues ou non le nid d’un islamisme radical à la violence aveugle.

Il décrit les instants avant l’attaque :

« Il y avait une sorte de brioche devant Cabu. Wolinski dessinait sur son carnet tout en regardant d’un air amusé tel ou tel intervenant. Fabrice Nicolino n’avait pas encore entamé l’une de ses tirades nerveuses et mélancoliques contre la destruction écologique du monde. La voix de crécelle tonitruante d’Elsa Cayat a retenti, suivie d’un immense rire sauvage, un rire de sorcière libertaire. J’aimais beaucoup Elsa. Tignous dessinait peut-être. Il dessinait parfois pendant la conférence, toujours quand elle était finie. J’aimais le regarder travailler : un vieil enfant trapu et concentré, appliqué, lent, les épaules lourdes, un artisan. (…) Bernard Maris était sans doute resté à Charlie, ces dernières années, pour la même raison que moi : parce qu’il s’y sentait libre et insouciant. Ici, on disait ou l’on criait beaucoup de choses vagues, fausses, banales, idiotes, spontanées, on les disait comme on se dérouille le corps, mais, quand la sauce prenait, l’imagination suivait. Ce matin-là comme les autres, lecteur, l’humour, l’apostrophe et une forme théâtrale d’indignation étaient les juges et les éclaireurs, les bons et les mauvais génies, dans une tradition bien française qui valait ce qu’elle valait, mais dont la suite allait montrer que l’essentiel du monde lui était étranger.» »

La scène de l’attentat, longue d’une soixantaine de pages, est presque insoutenable à lire. Les balles des frères Kouachi lui ont arraché la mâchoire, l’ont défiguré, en ont fait une gueule cassée. « Blessure de guerre » a dit le pompier qui le transportait.

« J’étais maintenant à terre, sur le ventre, les yeux pas encore fermés, quand j’ai entendu le bruit des balles sortir tout à fait de la farce, de l’enfance, du dessin, et se rapprocher du caisson ou du rêve dans lequel je me trouvais. Il n’y avait pas de rafales. Celui qui avançait vers le fond de la pièce et vers moi tirait une balle et disait « Allah Akbar ! » Il tirait une autre balle et répétait encore « Allah Akbar ! »

Il était assis à côté de Bernard Maris, avec lequel il blaguait peu avant le massacre. Il se décrit comme dédoublé pour prendre conscience de la réalité :

« « Bernard est mort », m’a dit celui que j’étais, et j’ai répondu, oui il est mort, et nous nous sommes unis sur lui, sur le point de sortie de cette cervelle que j’aurais voulu remettre à l’intérieur du crâne et dont je n’arrivais plus à me détacher, car c’est par elle, à ce moment-là, que j’ai enfin senti, compris, que quelque chose d’irréversible avait eu lieu. […] Combien de temps ai-je regardé la cervelle de Bernard ? Assez longtemps pour qu’elle devienne une partie de moi-même. […] Je ne sentais pas le sang, dans lequel je baignais pourtant, je n’avais même pas encore vu le mien, mais j’entendais le silence, je n’entendais même que ça.»

Et il ajoute :

« Les morts se tenaient presque par la main. Le pied de l’un touchait le ventre de l’autre, dont les doigts effleuraient le visage du troisième, qui penchait vers la hanche du quatrième, qui semblait regarder le plafond, et tous, comme jamais et pour toujours, devinrent dans cette disposition mes camarades »

Et il raconte sa sidération :

« Etais-je, à cet instant, un survivant ? Un revenant ? Où étaient la mort, la vie ? Que restait-il de moi ? Je ne pensais pas ces questions de l’extérieur, comme des sujets de dissertation. Je les vivais. Elles étaient là, par terre, autour de moi et en moi, concrètes comme un éclat de bois ou un trou dans le parquet, vagues comme un mal non identifié, elles me saturaient et je ne savais qu’en faire. Je ne le sais toujours pas… »

Il vivra un incertain et long parcours médical avec une hospitalisation à la Pitié-Salpêtrière, puis à l’hôpital des Invalides, avec dix-sept interventions chirurgicales qui vont permettre à la cicatrisation de ses blessures, et surtout à la patiente reconstruction du tiers inférieur de son visage, détruit par un projectile,

« Ma mâchoire inférieure ayant disparu, on avait greffé à la place mon péroné droit, accompagné d’une veine et d’un bout de peau de jambe qui, sous le nom de palette, me tenait lieu de menton ».

Ce chemin de souffrance et de doute, il en viendra à bout accompagné par la lecture de livres qui puisent au plus profond de l’humanité : Shakespeare, Proust, Thomas Mann et Kafka, de l’écoute de la musique de la paix, de l’équilibre et du divin : Bach, et aussi de la puissance et du réalisme de la peinture de Vélasquez.

Il conclut :

« Il m’avait fallu atterrir en cet endroit, dans cet état […] pour sentir ce que j’avais lu cent fois chez des auteurs sans tout à fait le comprendre : écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre ».

<TELERAMA> : décrit ce livre avec ces mots :

«  Le Lambeau n’est pas un document sur la violence, encore moins sur le terrorisme, islamiste ou autre (« Je n’ai aucune colère contre les frères K, je sais qu’ils sont les produits de ce monde, mais je ne peux simplement pas les expliquer. Tout homme qui tue est résumé par son acte et par les morts qui restent étendus autour de moi. Mon expérience, sur ce point, déborde ma pensée… »). Il s’agit, au contraire, d’un livre empreint d’une grande, d’une admirable douceur, s’employant à sonder, sans culpabilité, « la solitude d’être vivant ». Un livre calme, déterminé, à l’image de son auteur et en dépit de l’omniprésence de la douleur physique et morale, de l’angoisse, à « ne pas faire à l’horreur vécue l’hommage d’une colère ou d’une mélancolie que j’avais si volontiers exprimées en des jours moins difficiles, désormais révolus ».

<La page culturelle de France Info>  commente et encense cette œuvre :

« En écrivant « Le lambeau » Philippe Lançon, […] ne fait pas seulement le choix de l’écriture ET de la vie. Il dépose à nos pieds une offrande. En partageant avec nous par la littérature son expérience, il nous autorise à faire corps avec les victimes de l’indicible événement, et ainsi, nous donne la possibilité d’en faire le deuil. […]

Le livre de Philippe Lançon est une offrande, déposée au pied de tous ceux qui ont été touchés par les attentats et l’indicible violence, par la perte de ces figures qui les ont accompagnés comme des tontons, des frères, des amis, depuis l’enfance : l’indémodable bouille et les dessins grinçants de Cabu, les dessins de Wolinski que l’on regardait en cachette quand on était enfant, les unes de Charb, la voix de Bernard Maris sur France Inter le vendredi matin[…]

C’est le récit d’une reconstruction, dans lequel l’auteur rend un hommage bouleversant à l’univers de l’hôpital, et plus largement à un monde dans lequel on ne tire pas sur les gens parce qu’ils ont fait des dessins, mais dans lequel au contraire on met tout en œuvre pour réparer les vivants, avec une place, toujours et quoi qu’il arrive, pour l’humour, pour les blagues, et pour la dérision. Le livre de Philippe Lançon est écrit dans une langue magnifique, tendue comme une peau de percussion au début du livre, puis se relâchant au fil du récit, à mesure que l’étau se desserre, que se banalisent les événements, que la vie revient, au rythme d’une marche paisible au bras de la femme qu’il aime, même si la violence, tapie, peut surgir à nouveau.

En partageant son expérience Philippe Lançon fait don au lecteur de la possibilité d’intérioriser un événement d’une violence tellement sidérante qu’il n’était pas possible de s’en emparer, de le faire sien ou de le digérer (d’autres diraient d’en faire le deuil). Avec ce livre, en faisant du « Je » un « Nous », il autorise chacun à faire entrer en soi les disparus. Comment réussit-il cette prouesse ? En produisant de la littérature, tout simplement. Merci Monsieur Lançon. »

J’ai aussi puisé la matière de ce mot du jour, hormis les articles et émissions déjà cités :

Dans le « Parisien » : <Dans l’enfer de l’attentat de Charlie>

Dans « Libération » : «J’allais partir quand les tueurs sont entrés…»

Dans « La Croix » : «Philippe Lançon, le Lazare de Charlie Hebdo »

Dans l’émission du « Masque et la Plume » de France Inter : <Philippe Lançon bouleverse les critiques du Masque et la Plume>

Dans l’émission du « Ca peut pas faire de mal » de France Inter : <Emission du 10 novembre 2018>

Il y a aussi cette interview dans « Elle » : <Je n’ai pas éprouvé de colère, jamais>

J’en tire ces extraits :

D’abord le commentaire du magazine :

« C’est un livre extraordinaire que « Le Lambeau », un récit splendide sur une expérience atroce, une épopée dans une chambre d’hôpital, la traversée d’un revenant, du monde des morts vers celui des vivants. […] Avec une fluidité remarquable, une intelligence éblouissante, Philippe Lançon raconte comment la nature de l’événement a changé la sienne, au cours de mois d’hospitalisation à la Salpêtrière puis aux Invalides. On dévore ce livre comme « Guerre et Paix », on en est sorti renversé, comme de cette rencontre avec cet homme revenu des enfers.

Puis des réponses de Philippe Lançon

«  Je n’ai pas éprouvé de colère, jamais. Pendant quelques mois après l’accident, cela peut sembler paradoxal, mais j’ai été au meilleur de ce que je pouvais être, dans l’ordre de la patience, de l’endurance et de la bienveillance. Je pense que les caractères sont comme des palettes de peintre, certaines couleurs ne sont jamais utilisées. Des traits de mon caractère ont connu une excroissance soudaine. Je ne m’en vante pas, c’était un réflexe vital. Aujourd’hui, je sens avec une certaine mélancolie que ces trois vertus s’amenuisent à mesure que je vais vers une vie normale. Mais j’en ai toujours plus qu’avant ! […]

Ma vie, mon métier, c’est lire et écrire. Comment pouvais-je restituer le bien que m’ont donné Chloé – la chirurgienne qui m’a opéré -, les soignants, mes amis, ma famille, sinon en en faisant des personnages ? Si j’avais été charpentier, je leur aurais fait des tables et des chaises. Mon frère a été infiniment proche, cette histoire nous a rendus jumeaux alors que cinq ans nous séparent. Il était mon interface avec l’extérieur, nous étions arrivés, sans paroles, à un point de compréhension extraordinaire, presque à la vitesse de la lumière, en tout cas à la vitesse de l’amour fraternel. On va croire que je raconte « Le Manège enchanté », mais c’est vrai. […]

Écrire des chroniques pour « Libération » m’a aidé à sortir de ma condition de malade, chacune était un ballon d’oxygène, c’était un acte vital. Le livre, c’était différent. […]

Cette expérience m’a également enlevé le goût de juger. »

Et je finirai par ce qu’il disait dans l’interview de Léa Salamé citée en début d’article :

« Dans Le Lambeau, Philippe Lançon rend aussi hommage à « sa » chirurgienne, Chloé, la femme qui lui a permis de se reconstruire. « Ce processus m’a appris que le patient est quelqu’un qui doit y mettre du sien, absolument, ce n’est pas un enfant ou un oiseau qui attend la béquée ».

Son nouveau visage, trois ans après l’attaque, « n’est pas si différent de ce qu’il était avant ». « Si je me regarde dans une glace ou sur une photo, c’est plus moi. C’est une vision psychologique, moi je sais que mon visage a changé mais c’est surtout à l’intérieur que j’ai changé ». »

<1188>

Vendredi 8 février 2019

« Où atterrir ? »
Bruno Latour

Lundi j’évoquais un ouvrage sur la démocratie, aujourd’hui c’est l’écologie qui est au cœur de la réflexion et du livre de Bruno Latour : « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » aux éditions La Découverte.

C’est encore un livre que j’aurais voulu lire avant d’en parler. Je n’y ai pas renoncé, mais ce n’est pas pour tout de suite. Or cet ouvrage date déjà d’octobre 2017.

J’en ai entendu parler lors de la Grande Table du 09/10/2017 : « La nature politique de Bruno Latour »

Bruno Latour est Agrégé de philosophie et s’est intéressé par la suite à l’anthropologie. Mais depuis quelques années son sujet central de réflexion principal est celui de l’écologie.

Si vous vous intéressez un peu à ce philosophe, vous lirez un peu partout : « Bruno Latour est l’auteur français le plus cité et le plus traduit dans le monde. »

Le point central de sa réflexion est ce constat que la modernité, la globalisation économique telle qu’elle est lancée ne dispose pas d’une Terre, c’est-à-dire d’une planète qui permette de s’épanouir.

Il a utilisé dans son ouvrage précédent le terme de « GAIA » qui dans la mythologie grecque est une déesse primordiale identifiée à la « Déesse mère » pour essayer d’illustrer sa démarche.

Cet ouvrage précédent « Face à Gaïa » avait pour sous-titre : « Huit conférences sur le nouveau régime climatique »

La Présentation de ce livre explique :

« Gaïa n’est pas le Globe, n’est pas la Terre-Mère, n’est pas une déesse païenne, mais elle n’est pas non plus la Nature, telle qu’on l’imagine depuis le XVIIe siècle, cette Nature qui sert de pendant à la subjectivité humaine. La Nature constituait l’arrière-plan de nos actions.

Or, à cause des effets imprévus de l’histoire humaine, ce que nous regroupions sous le nom de Nature quitte l’arrière-plan et monte sur scène. L’air, les océans, les glaciers, le climat, les sols, tout ce que nous avons rendu instable, interagit avec nous. Nous sommes entrés dans la géohistoire. C’est l’époque de l’Anthropocène. Avec le risque d’une guerre de tous contre tous.

L’ancienne Nature disparaît et laisse la place à un être dont il est difficile de prévoir les manifestations. Cet être, loin d’être stable et rassurant, semble constitué d’un ensemble de boucles de rétroactions en perpétuel bouleversement. Gaïa est le nom qui lui convient le mieux. »

« Où atterrir » est la suite de cette réflexion.

Et en effet, s’il n’existe pas de planète, de terre, de sol, de territoire pour y loger le Globe de la globalisation vers lequel tous les pays prétendent se diriger, pour vivre tous comme des américains, il s’agit d’atterrir. C’est-à-dire prendre en compte les contraintes et les ressources dont on dispose.

Pour présenter ce livre Philosophie Magazine écrit :

« L’élection de Donald Trump a fait sortir Bruno Latour de ses gonds. […] posons les pièces du Meccano – c’est le côté empirique, presque bricoleur, de Latour : la globalisation dérégulée, le creusement vertigineux des inégalités, le climatoscepticisme, le Brexit, l’accès de Trump à la présidence américaine, l’amplification des migrations en Europe, la crispation des identités locales et des frontières, la signature des accords de Paris après la COP21. Pour le pire ou le meilleur, certains éléments soufflent vers le global, d’autres ramènent au lopin.

Latour les articule ensemble autour d’un axe : le Nouveau Régime Climatique (notion qu’il élaborait dans Face à Gaïa, 2015) qui nous requiert.

Car nous le savons, nous commençons à l’éprouver, la planète ne survivra pas aux rêves exponentiels de modernisation, l’épreuve commune à tous sera, est déjà pour des millions de migrants, « de se retrouver privé de terre ». Cette évidence, insiste Latour en serrant ses boulons, la poignée « d’élites » qui dérégulent à tour de bras l’a comprise dès la fin des années 1980. C’est pourquoi elles nient énergiquement le réchauffement climatique pour, tant qu’il est encore temps et avant la panique générale, faire main basse sur les richesses et se mettre à l’abri hors du monde, « hors sol » (la thèse est « abrupte », Latour nous avait prévenus !).

La Grande-Bretagne, patrie du capitalisme, et les États-Unis, principaux responsables des inégalités mondiales et du dérèglement climatique, choisissent de faire sécession du monde commun en s’isolant en forteresses. Trump dénonce les accords de Paris sur le climat, promet le profit maximal réservé à la seule Amérique et ferme les frontières. […]

Le plus intéressant vient ensuite, […] Il s’agit en gros de réorienter la tension de l’axe du progrès entre le « Global » (la Terre vue de haut à la manière des idéaux des Modernes) et le « Local » (l’attachement au territoire), sur lequel se déterminait la partition gauche/droite, en le triangulant avec un troisième pôle attracteur : le « Terrestre », qui permettrait au local de s’ouvrir et au global de reformater ses horizons infinis. Attachement et détachement, sortir à la fois de l’illusion des frontières et de celle d’un « Grand Dehors », tel est le programme pour rendre le monde, le seul que nous ayons, habitable et partageable par tous.»

En exergue de livre, Bruno Latour a ironiquement fait figurer une phrase de Jared Kushner, le gendre de Donald Trump : « Nous avons assez lu de livres. »

Il émet surtout une hypothèse qu’il avoue ne pas pouvoir démontrer et qui est cité plus précisément par <MEDIAPART> :

« Tout cela participe du même phénomène : les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité – c’est la dérégulation : qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour cent qui allaient pouvoir s’en tirer – c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue – c’est la dénégation de la mutation climatique. »

Pour Bruno Latour, nous serions face à une situation où, pour « reprendre la métaphore éculée du Titanic : les gens éclairés voient l’iceberg arriver droit sur la proue, savent que le naufrage est assuré, s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses pour qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes ! ».

Qu’une partie importante des classes dirigeantes soit arrivée à la conclusion que, si elles « voulaient survivre à leur aise, il ne fallait plus faire semblant, même en rêve, de partager la terre avec le reste du monde »

Et MEDIAPART pour renforcer cette accusation cite :

«  l’article traduit dans le numéro 7 de la Revue du Crieur. Celui-ci montre que les ultrariches de la Silicon Valley ou des startups new-yorkaises, pourtant censés afficher leur confiance en l’avenir technologique de l’homme, commencent en réalité à stocker vivres et munitions, à acheter des terrains reculés, à se faire construire des bunkers de luxe et à se faire opérer des yeux pour survivre dans un monde où l’on ne pourra pas acheter ses lentilles de contact en bas de chez soi… »

Pour lui il semble donc que le déni climatique, la dérégulation économique et financière soient 3 faces de la même réalité.

<Le journal Les inrocks> lui pose la question qui vient naturellement concernant le complotisme de cette hypothèse :

« Vous estimez que les élites ont abandonné l’idée de monde commun. Elles auraient saisi la réalité des alertes sur le réchauffement et en seraient arrivées à la conclusion qu’il n’y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants. Elles auraient alors mis en place une stratégie de dénégation du changement climatique pour déréguler et s’accaparer plus de richesses. Assumez-vous l’accent complotiste d’une telle théorie ?

Oui, cela peut sentir la théorie du complot, mais vous savez, le problème, c’est que les complots sont parfois exacts. Et en plus, celui là est au grand jour. Hier encore le ministre de l’environnement de Donald Trump a suspendu la seule mesure un peu ferme qu’avait pris Barack Obama pour diminuer les émissions étatsuniennes de CO2. Il ne s’agit pas ici d’un complot souterrain que j’aurais inventé mais d’une décision publique qui confirme exactement ce que je dis : la seule politique cohérente du gouvernement Trump – tout le reste est complètement chaotique – c’est l’organisation du déni climatique. C’est quand même très impressionnant. L’argument de l’abandon de la solidarité par les élites, là, j’avoue, je n’ai pas de preuves directes que cela a un lien avec la réalisation de la crise écologique. »

Bruno Latour affirme ainsi dans plusieurs interventions :

« Les super-riches ont renoncé à l’idée d’un monde commun »

Vous pourrez aussi lire cet entretien publié par « L’Obs » : Réchauffement climatique : le « J’accuse » de Bruno Latour

J’en tire les extraits suivants :

« C’est un réquisitoire cinglant. Le dernier essai de Bruno Latour s’appelle «Où atterrir?». Et dès les premières pages, le philosophe s’interroge sur l’étrange passivité de l’humanité devant le réchauffement climatique. […]

Plus grave encore au regard des normes actuelles du débat public: Latour prend la défense du peuple, y compris quand celui-ci se détourne de la mondialisation, se met à avoir peur, réclame un sol, une tradition, une identité… Latour, universitaire globe-trotter et citoyen du monde, virerait-il populiste? Non. Simplement, écrit-il, il faut avant de juger se rappeler que «ce peuple a été froidement trahi», qu’il a été «abandonné en rase campagne» par ceux qui avaient la charge de maintenir le monde commun. A l’oral, recevant «l’Obs», il est encore plus cash.

« Ma proposition est la suivante: au lieu d’accuser les gens d’être des réactionnaires ou des populistes, d’être des connards, on devrait leur dire que, oui, c’est vrai, on s’est mal orienté.» »

Il a une façon très drôle de prononcer «connard», imitant le mépris de classe qui suinte de tant de discours actuels sur les classes populaires. Dans son livre, il lui arrive d’avoir la dent très dure avec ces «super-riches» qui vivent «hors-sol», accumulant les miles à forcer de sillonner la planète…

[…]

Le Moderne s’est placé en surplomb de la nature et aujourd’hui, celle-ci se venge. Son essai, qui sort cette semaine, prend le temps d’expliquer ce retournement:

« Voilà que sous le sol de la propriété privée, de l’accaparement des terres, de l’exploitation des territoires, un autre sol, une autre terre, un autre territoire s’est mis à remuer, à trembler, à s’émouvoir», écrit-il avec son style imagé.» »

[…]

A l’étranger, son œuvre jouit depuis longtemps d’une influence immense. Un classement en a fait le dixième penseur le plus cité au monde. L’Allemand Peter Sloterdijk, la Belge Isabelle Stengers (qui a popularisé le thème de Gaïa), l’Américaine Donna Haraway (auteur du «Manifeste cyborg») ou l’ethnopsychiatre français Tobie Nathan se sont nourris de ses travaux. »

Il y a aussi l’entretien de Bruno Latour dans Libération : «Avec le réchauffement, le sol se dérobe sous nos pieds à tous» publié en mars 2018

Dans cet article l’attitude de Trump de sortir de l’accord de Paris est analysé comme une clarification des positions :

«Le détonateur du livre est la sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris, le 1er juin 2017. Pour la première fois, un gouvernement assume le fait que l’humanité se sépare désormais en deux, que «nous, les nantis, n’appartenons pas à la même Terre que vous, et que vous mourrez avec elle». En quoi cette décision nous aide-t-elle à définir un cap politique ?

Les hommes politiques ont longtemps maintenu une hypocrisie de façade, personne n’avait osé rompre ainsi. On reconnaissait qu’il y avait des problèmes écologiques, mais on disait que le développement allait continuer et qu’il serait partagé, à terme, avec tout le monde. Or c’est la première fois que le pays le plus responsable de cette situation, avec l’Europe et la Chine, dit «non, nous ne partagerons pas, ce qui vous arrive ne nous arrive pas». Cela a permis, au moins, de mettre la question écologique au centre de la politique. »

Vous pourrez trouver encore de nombreux éclaircissements sur cette réflexion :

Quoi de mieux que d’aller à la source : une conférence de Bruno Latour de 1h43 à l’AGORA DES SAVOIRS : <Bruno Latour – Où atterrir ? : Comment s’orienter en politique>

<Et puis ce remarquable entretien dans la Revue Esprit>

Il y a aussi ces deux émissions de France Culture : <Objectif Terre !> et <Bruno Latour, le nouveau régime climatique> dans laquelle est également évoqué le livre « L’entraide. L’autre loi de la jungle – Pablo Servigne et Gauthier Chapelle » qui a déjà fait l’objet d’un mot du jour : le 18 décembre 2017

Il peut aussi être intéressant de lire ce billet de blog qui critique le livre de Bruno Latour : «  Faut-il monter dans l’avion de Bruno Latour ? »

<1187>

Jeudi 7 février 2019

« Un homme qui lit en vaut deux »
Edmond Charlot

Mardi, j’ai parlé du livre de Frédéric Gros « Désobéir ».

Hier, j’ai rappelé un mot du jour d’il y a 4 ans qui parlait des bibliothèques.

Et aujourd’hui, je vais évoquer un homme exceptionnel, qui était un insoumis et qui était un libraire, un bibliothécaire et un éditeur.

Edmond Charlot est cet homme qui disait non.

Il est connu comme le premier éditeur d’Albert Camus.

Edmond Charlot est né en 1915 à Alger, alors que l’Algérie était colonie française.

Wikipedia nous apprend que sa famille était de longue date en Algérie puisque son arrière-grand-père paternel débarque en 1830 en Algérie et que ses ancêtres maternels, y sont arrivés en 1854.

Il croise Albert Camus au lycée d’Alger et leur professeur de philosophie commun, Jean Grenier encouragea Camus à écrire et conseilla à Edmond Charlot de se lancer dans l’édition

Et c’est ainsi que Charlot édita à Alger, en mai 1937, le premier livre d’Albert Camus : « L’envers et l’Endroit » qui est dédié à Jean Grenier.

Mais avant cette première, Edmond Charlot, sous ses initiales « E. C. », avait publié en mai 1936 (à 500 exemplaires) « Révolte dans les Asturies », pièce de théâtre collective écrite d’après un scénario de Camus et interdite par la municipalité d’Alger. Dès le début de sa vie d’adulte (21 ans) Edmond Charlot su dire Non et braver les interdits.

Mais sa première grande aventure fut d’ouvrir un lieu singulier et exceptionnel. Il demanda à Jean Giono l’autorisation d’utiliser le titre de son livre paru en 1936 : « Les Vraies Richesses ».

Je cite wikipedia :

«Edmond Charlot ouvre le 3 novembre 1936 à Alger, 2 bis rue Charras, à deux pas des facultés, une minuscule librairie « Les Vraies richesses », offrant Rondeur des jours de Giono, qu’il publie à 350 exemplaires sous la même enseigne, à ses premiers clients. Tout à la fois bibliothèque de prêt, maison d’édition et galerie d’art (des dessins et trois toiles de Bonnard y sont exposés dès l’ouverture pendant trois mois), elle devient l’un des principaux lieux de rencontre des intellectuels d’Alger, écrivains, journalistes et peintres »

Et à l’entrée de cette librairie, bibliothèque, maison d’édition, galerie d’Art, Edmond Charlot avait affiché cette phrase : « Un homme qui lit en vaut deux ».

C’est ce qu’a raconté Kaouther Adimi dans l’émission « La grande librairie » où elle était venu présenter son livre « Nos richesses » qui évoque le personnage d’Edmond Charlot et surtout sa librairie, bibliothèque « Les vraies richesses » qui existe encore, la rue a été rebaptisé Hamani.

J’ai découvert cette histoire, ce personnage et l’écrivaine algérienne Kaouther Adimi née en 1986, aussi à Alger, alors que je faisais des recherches sur désobéir de Frédéric Gros qui était invité de cette même émission..

La BNF avait commémoré le centième anniversaire d’Edmond Charlot et décrit ainsi son aventure :

« En 1936, Edmond Charlot (1915-2004), soutenu par son professeur de philosophie Jean Grenier, ouvre en plein cœur d’Alger une librairie, « Les Vraies Richesses », qui publie notamment les premières œuvres d’Albert Camus et prend immédiatement place dans la vie littéraire et culturelle algéroise. Le débarquement allié du 8 novembre 1942 favorise l’essor des éditions Charlot, qui étendent leur champ de publication aux auteurs de la France combattante puis à la littérature méditerranéenne. À la Libération, la maison d’édition tente l’aventure parisienne, tout en maintenant son siège social à Alger. Elle s’ouvre alors aux plus grands noms de la littérature internationale et aux jeunes auteurs français. Après une percée spectaculaire, elle disparaît à la fin des années 1940, affaiblie par des difficultés économiques et par la forte concurrence qui divise l’édition française au lendemain de la guerre. Edmond Charlot poursuit alors ses activités de libraire-éditeur sous d’autres horizons, et joue un rôle de médiateur culturel aussi bien dans le monde de la radio que dans celui de la coopération.

Ce colloque vise à montrer le contexte historique dans lequel est née cette maison d’édition, à mettre l’accent sur son développement et sur les hommes, auteurs et administrateurs, qui l’ont permis, à souligner enfin l’originalité et les innovations des éditions Charlot dont les ouvrages sont aujourd’hui recherchés par les bibliophiles. Il veut également illustrer la diversité des engagements d’Edmond Charlot, au service de la littérature, de l’information et de la culture. »

Charlot a côtoyé et édité les plus grands écrivains et intellectuels de son temps, de Camus à Giono, en passant par André Gide, Vercors, Bernanos, Moravia, Saint Exupery, Frison Roche, Joseph Kessel…

Il participa aussi aux activités de la France Libre et publia à Alger « Le silence de la mer » de Vercors qui était un ouvrage interdit par le Régime de Vichy. Il fit d’ailleurs de la prison mais pu être rapidement libéré grâce à l’intervention d’une de ses connaissances auprès du Ministre de l’Intérieur.

Le reste peut être lu sur la page wikipedia qui lui est consacré

En septembre 1961, pendant la guerre d’Algérie Edmond Charlot subit, comme « libéral » opposé à tous les attentats, deux plasticages attribués à l’OAS qui détruisent la quasi-totalité de ses archives, de sa correspondance et des notes de lecture de Camus. Le directeur de Radio-France à Alger lui confie alors la réalisation de pages culturelles quotidiennes. En décembre 1962, quand la radio est remise à l’Algérie, il revient à Paris.

Il aura ainsi diverses activités culturelles à Paris mais décèdera en avril 2004, presque aveugle et dans une situation financière assez dégradée à Béziers.

Vous pourrez visionner <interview d’Edmond Charlot réalisée au printemps 2003> par RFI.

Cette destinée donne vraiment envie de lire le roman Kaouther Adimi : « Nos Richesses »

Beaucoup d’articles sont consacrés à ce livre et en regard au destin d’Edmond Charlot.

Ainsi « L’Humanité » : « Entrée dans les Vraies Richesses d’Edmond Charlot »

Kaouther Adimi explique notamment :

«  C’était un homme hors du commun. J’ai pour lui une immense affection sans l’avoir jamais rencontré. Il ouvre sa librairie-maison d’édition à seulement 20 ans, avec ce slogan : « Des jeunes par des jeunes pour des jeunes. » C’est ambitieux. Il aime la littérature avec passion. C’est sa boussole. Durant la Seconde Guerre mondiale, il manque de papier. Il doit à cause de cela refuser l’Étranger de Camus. Charlot est le grand éditeur résistant de la France libre. Il est en lien avec de Gaulle. Pourtant, à la fin du conflit, il est quasiment oublié. À Paris, ses concurrents ne lui laissent aucune place. Il est mis à la porte de sa maison d’édition par ses amis, ceux qu’il avait accueillis à bras ouverts… Rentré à Alger complètement ruiné, il ­remonte une nouvelle librairie qu’il nomme Rivages. Il se fait plastiquer à deux reprises. Il ne renonce pas pour autant. À la retraite, il s’installe à Pézenas, où il ouvrira avec sa femme une ultime petite librairie.

J’ai emprunté des éléments d’information à partir d’interviews. J’ai effectué un travail considérable sur les archives existantes, sans me priver d’inventer. Je le fais ­notamment réagir sur les massacres de Sétif en 1945, alors qu’il était à Paris.

Il est très jeune quand il édite la pièce de Camus Révolte dans les Asturies, interdite par le maire d’Alger. Il publiera Vercors. Étiqueté comme résistant libéral, il aura maille à partir avec les communistes. Son grand projet : éditer tous les auteurs de la Méditerranée quels qu’ils soient. Je n’ai pas voulu faire l’impasse sur le contexte historique, en m’efforçant toutefois de ne rien figer. Dans le texte, j’utilise le « nous », qui me permet de raconter en même temps la petite et la grande histoire. Ce « nous » appartient à la mémoire collective, c’est le « nous » de ceux qui habitent le pays. J’ai imaginé la fermeture de la librairie comme simple ­prétexte narratif pour mieux raconter le lieu. J’avais en tête l’anecdote – je l’ai d’ailleurs utilisée – selon laquelle Edmond Charlot, pensant que sa librairie avait dû baisser le rideau, aurait dit en riant : « Peut-être qu’aujourd’hui on y vend des beignets. » J’ai voulu pointer du doigt le peu d’intérêt qu’on a le plus souvent pour ce type de lieux si essentiels. J’ai été récemment peinée par la disparition de certaines librairies à Alger, comme la librairie l’Espace Noun. La librairie des Beaux-arts, rue Didouche Mourad, a échappé in extremis au même sort.

[…] Par bonheur, le local des Vraies Richesses est toujours ouvert et l’on y trouve des livres d’Edmond Charlot. C’est une bibliothèque de prêt. »

Sur le site de France Info : « L’hommage de Kaouther Adimi à Edmond Charlot »

Il y aussi cette page : <Les richesses que dévoile Kaouther Adimi>

Et ces blogs :

<Les librairies d’Edmond Charlot>

Edmond Charlot, reviens la littérature algérienne a besoin de toi >

Une belle rencontre.

Je ne sais pas si homme qui lit en vaut exactement deux, mais il est certain qu’il grandit intérieurement.

<1186>

Mercredi 6 février 2019

« Repos »
Un jour sans mot du jour

Comme je l’avais annoncé lors du mot du jour du 28 janvier 2019 il peut arriver que je n’aie pas eu le temps de finaliser un mot du jour. C’est le cas aujourd’hui.

Mais si voulez quand même de la lecture, je vous propose le mot du jour écrit pour un 6 février….mais de l’année 2015

«L’exception française ce n’est pas la non ouverture des magasins le dimanche, L’exception française c’est la non ouverture des bibliothèques»
Patrick Weil

Historien et spécialiste des questions de citoyenneté et d’immigration, Patrick Weill était l’invité du 7-9 de France Inter de ce mercredi 4 février sur le thème de la laïcité.

Je vous donne, à la fin du message, le lien vers la page de cette émission très intéressante.

Il dit des choses simples : « la laïcité c’est le droit de pratiquer sa Foi et le droit de blasphémer, l’un ne va pas sans l’autre »

Il tient aussi des propos plus iconoclastes « Qu’on laisse en paix les femmes voilées »

Mais ce qui m’a surtout interpellé ce sont les propos qu’il a tenu sur les bibliothèques. Il faut savoir qu’il est président de Bibliothèques Sans Frontières,  ONG française, à but non lucratif, également présente en Belgique, au Mexique, aux États-Unis et au Portugal qui vise à faciliter l’accès au savoir dans les pays en voie de développement par l’appui au développement des fonds des bibliothèques, des écoles et des universités, la formation de documentalistes, l’informatisation de centres documentaires et la structuration de réseaux de bibliothèques.

Il a dit notamment

« Vous savez combien de temps ouvre en moyenne une bibliothèque publique en France ? 15 heures par semaine
Il n’y a que 6% des bibliothèques françaises qui ouvrent 30 heures ou plus.
A Amsterdam ils ouvrent 70 heures.
C’est à dire que ce grand pays de la culture, de la laïcité a ses bibliothèques fermés.
Il y a un projet de Loi en discussion actuellement qui projette d’ouvrir les magasins, en France, le dimanche

L’exception française ce n’est pas la non ouverture des magasins le dimanche, en Allemagne ils sont fermés.
L’exception française c’est la non ouverture des bibliothèques
C’est là qu’on peut se cultiver […]

C’est là que les enfants qui n’ont pas l’internet, pas de livres chez eux peuvent aller travailler dans le calme
Vous savez Steve Jobs et Bill Gates n’ont pas préparé la création de leurs entreprises dans les magasins le dimanche, mais dans les bibliothèques.
Aux Etats Unis les bibliothèques sont ouverts jour et nuit.»

http://www.franceinter.fr/emission-le-79-patrick-weil-on-doit-pouvoir-croire-et-pouvoir-blasphemer

Il parle des bibliothèques dans la seconde vidéo de la page un peu après 5 mn.

<Ici un rapport de 2012 au Ministre de l’enseignement sur l’extension des horaires d’ouverture des bibliothèques avec pour sous-titre : progrès et obstacles>

Moi qui croyais de Steve Jobs et Bill Gates avaient commencé leur fabuleuse aventure dans des garages, mais à y bien réfléchir probablement que Patrick Weil a raison ils ont certainement commencé dans les bibliothèques.

<Mot sans numéro>

Mardi 5 février 2019

« Désobéir »
Frédéric Gros

Un matin je suis entré dans mon bureau professionnel et j’ai trouvé devant mon ordinateur un article du magazine « Elle » qui avait pour titre « Désobéir : comment l’insoumission peut nous rendre plus libre et heureux ».

Un esprit bienveillant avait semé une réflexion qui ne pouvait que féconder mon esprit.

Désobéir, dire « Non » c’est poser un acte qui souvent va avoir des conséquences.

En 1940, De Gaulle a dit « Non ». La France d’alors, c’est-à-dire le gouvernement nommé par le Maréchal Pétain qui lui-même avait été désigné par l’Assemblée démocratiquement élue par les Français et qui était donc légitime pour donner le pouvoir au vieux Maréchal, a condamné le général de Gaulle à mort. Mais le général a continué à dire «Non » et à organiser la France libre. Il a même tenté d’organiser la résistance et en tout cas il a contesté la légitimité du régime de Vichy. Aujourd’hui l’Histoire, la France et le Monde disent qu’il a eu raison de dire « Non ».

J’avais déjà consacré un mot du jour à ce sujet, c’était celui <du 28 mars 2013>, un des 100 premiers.

Je citais le philosophe Alain : « Penser, c’est dire non ». Il ajoutait :

«Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. »

Et je citais aussi sa conclusion :

« Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner.

Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence.
C’est par croire que les hommes sont esclaves.
Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit.
Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit.
Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. »

L’article posé sur mon bureau faisait référence à un livre du philosophe Frédéric Gros : « Désobéir » qui venait d’être publié en septembre 2017.

La couverture du livre est rouge, le rouge de la colère, le rouge de la révolte.

Le mot « obéir » est écrit en blanc mais il est précédé par un préfixe « Dés » écrit en jaune, probablement une prémonition des « gilets jaunes »

Peu de temps après, toujours en référence à la sortie de ce livre j’ai pu entendre Frédéric Gros s’exprimer sur France Culture, dans l’émission « Matières à penser d’ Antoine Garapon » du 28/09/2017 : « C’est confortable d’obéir »

Antoine Garapon a présenté cet entretien par cette réflexion :

« [Frédéric gros s’interroge […] sur l’acte d’obéir, ou mieux, de surobéir, c’est-à-dire d’anticiper le désir du maître. Il trace la voie fragile – mais la seule qui puisse convenir à un homme démocratique – d’une obéissance à soi qui ne se confond pas avec le désir. »

Dans l’article de « Elle » que vous trouverez derrière ce <lien> il disait notamment :

« Le creusement abyssal des inégalités sociales et la dégradation précipitée de la nature, pour ne citer que deux exemples, ne provoquent pas de levée en masse. Seulement des mouvements de protestation très diffus. Qu’est-ce qui fait que l’on accepte l’inacceptable ? À quoi obéit-on ? C’est le point de départ de ma réflexion…

[…] Ce qui fait que l’on obéit, c’est d’abord la soumission. On a peur du coût de notre désobéissance, parce qu’elle peut avoir un effet en retour très fort, comme se faire bannir, humilier, rembarrer… Mais cela ne suffit pas. Il y a aussi une part secrète en nous, un peu maudite, qui est le désir, et même le plaisir d’obéir. Désobéir est plus complexe qu’il n’y paraît. »

Et il évoque justement cette tendance à «Sur-obéir »

«  Mais souvent on va au-delà de la contrainte objective on « sur-obéit ». Pour se faire bien voir, pour faire plaisir au chef, pour la reconnaissance de ses pairs… Il y a quelque chose du syndrome de l’enfant sage en chacun d’entre nous. « Sur-obéir » pour avoir une reconnaissance, c’est un leurre immense que l’on traîne depuis l’enfance. Personne ne vous en saura gré du moment que vous faites bien votre boulot. L’illusion qui consiste à exprimer une demande d’amour par l’obéissance est une tromperie qui accentue notre propre aliénation. »

Il parle aussi du soulagement à obéir :

« Sans doute qu’obéir à tout, se réfugier dans une continuité docile, nous soulage du vertige existentiel. Peut-être cette obéissance fait-elle écran à la responsabilité si troublante d’avoir à répondre de sa vie, de savoir pourquoi on la vit. Dans « La Désobéissance », Alberto Moravia raconte que la première désobéissance, c’est d’arrêter de faire comme si tout était normal et évident. Mais cela peut ouvrir sur des questionnements douloureux. On répète comme une vérité que nous sommes nés pour la liberté, qu’elle serait l’objet de notre désir le plus profond, mais la veut-on vraiment ? Au fond, elle nous terrorise. L’obéissance a ceci de confortable qu’on laisse les autres décider et penser à notre place »

Et il oppose à l’obéissance du clan, de la tribu au partage de l’incertitude possible en amitié :

«  Il y a une manière de faire société dans l’obéissance. C’est ce que j’appelle la condition tyrannique : se retrouver ensemble, réunis et soudés par l’obéissance au même chef, aux mêmes idées, aux mêmes injonctions. Mais la véritable amitié, c’est être prêt à partager avec quelqu’un ses incertitudes et ses inquiétudes par la parole, dans l’échange de nos petits bouts de vérité. Cet échange fait tomber le pouvoir dans ce qu’il a de plus tyrannique, c’est-à-dire l’adoration béate d’une seule vérité. »

Et il cite : La Boétie

« À force d’obéir, vous devenez les traîtres de vous-mêmes. […] Pour être libre, il suffit de le vouloir. ».

Pour parler de son livre, Frédéric Gros avait été aussi invité par « La Grande Librairie »

Vous pouvez lire aussi ce long article « des Inrocks » : « Les vertus de la désobéissance »

J’en picore encore quelques fulgurances :

« [Pour] La Boétie, le Discours sur la servitude volontaire « être libre, c’est d’abord s’émanciper du désir d’obéir, assécher en soi la passion de la docilité, cesser de travailler, soi-même depuis soi-même, à sa propre aliénation, faire taire en soi le petit discours intérieur qui légitime d’avance la puissance qui m’écrase »

Et aussi :

«  la figure d’Antigone, icône culturelle de la révolte, nous invite à la désobéissance fière, publique, insolente. Ne cédant jamais à elle-même et à la loi de la communauté contre l’Etat, elle sombre dans la désobéissance tragique. « Antigone, dans sa désobéissance, n’affirme pas un ordre contre un autre ; elle inquiète la possibilité même de l’ordre ».

De l’ironie sceptique à la provocation cynique, incarné par Diogène, il existe d’autres façons de s’opposer au conformisme de masse, celui des traditions, des conventions et des rites. Diogène est celui qui se refuse à céder à la grande tromperie : « appeler naturel ce qui n’est jamais que du normal ; et normal ce qui au fond n’est que du socialement respectable ».

[…]

De Socrate à Montaigne, de la désobéissance civile de Thoreau (auteur largement redécouvert depuis dix ans) à la vigilance critique de Kant et des Lumières, des penseurs nous disent que, jusqu’à un certain point, désobéir est responsable. « Etre responsable, c’est d’abord cela : sentir peser un fardeau sur mes épaules », écrit Gros. Sans devoir se sentir responsable de tout, au risque de brûler au cœur d’une « incandescence éthique », l’auteur nous invite à puiser en soi la force de désobéir à l’autre, qui n’est que le miroir d’une obéissance à soi-même. »

Il a aussi été l’invité de « L’heure bleue » de Laure Adler

Mais on comprend bien que désobéir, c’est une invitation à réfléchir, à philosopher, à penser.

Ce n’est pas dire « Non » à tout, c’est avoir le « Non » sélectif. C’est aussi savoir dire «Oui», mais un oui qui n’est pas de soumission, mais de réflexion.

Car l’addition des « Non » ne fait pas société, pour faire société il faut savoir se rassembler autour d’un certain nombre de « Oui ».

C’est le défi de notre société d’aujourd’hui.

<1185>

Lundi 4 février 2019

« Le peuple contre la démocratie»
Yascha Mounk

Cette semaine je vais présenter un certain nombre de livres sur lesquels j’ai lu des articles et surtout écouté des entretiens avec les auteurs de ces livres et que j’ai trouvé très intéressants.

J’aurai voulu les approfondir et même en lire certains avant d’en parler. Mais comme je vous l’ai expliqué lors du mot du jour du <Lundi 28 janvier 2018>, je dois poursuivre d’autres priorités.

Le premier livre concerne un sujet essentiel de l’actualité international et française : « la démocratie ». En effet la démocratie libérale, respectueuse du Droit, des règles constitutionnelles du respect de l’opposition et du respect tout court est de plus en plus bousculée, contestée et mise à mal. Malgré la stabilité, la prospérité et la sécurité qu’elle a pu engendrer depuis 70 ans, la démocratie libérale est en effet en train de céder partout dans le monde face aux assauts d’un contre-modèle populiste, autoritaire et réactionnaire. Incarné par Donald Trump, ce changement d’ère politique prend ailleurs le visage d’Erdogan, la voix d’Orban, la gestuelle de Maduro, les outrances de Salvini et les provocations de Farage. Critiquées par les experts, exposées par la presse et dénoncées par leurs opposants, ces nouvelles figures de la modernité politique enchaînent néanmoins, semble-t-il contre toute logique, les succès électoraux.

Ce livre a été publié le 29 août 2018

L’auteur en est Yascha Mounk, jeune politologue allemand, naturalisé américain. Il est à la fois universitaire, chercheur et chargé de cours à l’université Harvard à Boston, et journaliste indépendant écrivant pour le New York Times, The Wall Street Journal, Foreign Affairs, Slate et Die Zeit.

Si on creuse un peu davantage on comprend, selon Wikipedia, qu’il est né en 1982 à Munich et fils d’une émigrée polonaise ayant émigré avec ses parents en 1969 après avoir été autorisés à partir suite à la purge des Juifs de l’appareil communiste. En raison de ses origines, il se sentait toujours comme un étranger dans son pays de naissance, et bien que l’allemand soit sa langue maternelle, il ne s’est jamais senti accepté comme un « véritable Allemand » par ses pairs.

L’ouvrage qu’il a écrit « Le peuple contre la démocratie» a été très commenté sur les ondes de radio et dans les journaux.

Pour ma part je l’ai découvert lors des matins de France Culture du 4 septembre 2018 : « Pourquoi la démocratie ne fait plus rêver ? » dans laquelle il était invité.

Le débat a été présenté par Guillaume Erner de la manière suivante :

« Un monde en passe d’être englouti où il était possible de se contredire sans se haïr et de gagner sans écraser. Pourquoi la démocratie ne fait-elle plus rêver ? »

Lors de cette émission Yascha Mounk a dit notamment :

« On voit comment les populistes aiment à dire que si quelque chose ne va pas bien dans le monde, c’est toujours la faute des autres »…

« Si on regarde Viktor Orban en Hongrie, c’est peut-être le populiste le plus dangereux… Pour moi, le problème principal d’Orban, c’est qu’en Hongrie, il n’y a plus de média indépendant, l’opposition n’a pas une vraie chance de gagner les élections car le système électoral a été changé en faveur d’Orban. C’est ce qui met en danger la démocratie. Il change le système à un tel point que ce n’est plus possible de le chasser du pouvoir de manière démocratique. »

« A un certain moment, les peuples vont réaliser à quel point ils ont perdu de la liberté : en Hongrie, en Pologne, en Russie, en Turquie. »

Comment gérer la liberté religieuse dans une société laïque et multiethnique ? On peut clairement dire que la burqa est un problème dans une société libre mais il vaut mieux ne pas la criminaliser.

« ll y a 50 ans, les pays occidentaux avaient une idée mono ethnique d’eux-mêmes. Maintenant, avec 50-60 ans d’immigration dans leur histoire, cette idée commence à changer… C’est évidemment un progrès cette transition des sociétés mono ethniques en sociétés multiculturelles, mais je comprends que pour certains, cette transition est difficile, ils ont le sentiment d’avoir quelque chose à perdre. »

« Comment lutter contre ces populismes ? C’est très important de s’engager politiquement car une fois que ces systèmes politiques sont au pouvoir, c’est très difficile de les chasser. Même si on n’aime pas les partis établis, si on a certains problèmes avec les partis modérés, c’est très important de s’engager pour eux. Il y a aussi des causes plus structurelles sur la montée du populisme : il faut mener une politique économique pour le capitalisme le libre-échange mais qui s’assure que les avantages de ce système vont à des Français moyens. Il faut aussi se battre pour un patriotisme inclusif. »

Yascha Mounk était aussi l’invité du grand Face à Face de France Inter avec Ali Baddou, Natacha Polony : et Raphaël Glucksmann : <Emission du 10 novembre 2018>. Emission intéressante que j’ai également écoutée.

<Il a également répondu aux questions de Léa Salamé>

Pour les articles à lire, vous trouverez cette interview du <Magazine Littéraire> : « Nous vivons dans un système raisonnablement libéral mais insuffisamment démocratique »

Dans Telerama : « Les citoyens se détournent de la démocratie en nombre de plus en plus important »

Et sur le site de ce nouveau journal passionnant Usbek & Rica « Il n’y a jamais eu de système démocratique qui n’ait pas été capitaliste »

Dans Libération : « Yascha Mounk, lanceur d’alerte sur la démocratie en danger »

J’en tire l’extrait suivant :

« Rarement le livre d’un jeune chercheur étranger, inconnu ou presque en France, n’aura suscité un tel accueil. A commencer par celui du FigaroVox, la rubrique réac et souverainiste du Figaro, qui en a diffusé les premiers extraits en exclusivité sur son site, devançant un long entretien dans les colonnes du Point  : «Un livre ambitieux dont on cherche l’équivalent hexagonal», encense l’hebdomadaire de la droite libérale. La Croix,
l’Express, France Culture, France Inter ou encore l’émission C Politiques sur France 5 se sont positionnés en queue de peloton de la tournée médiatique. Presque un paradoxe pour ce maître de conférences à l’Université de Harvard, «libéral de gauche» revendiqué, dont le livre propulsé «essai politique de la rentrée», le Peuple contre la démocratie (éd. de l’Observatoire, traduction de son best-seller The People vs. Democracy : Why Our Freedom Is In Danger And How to Save It), analyse les grandes tendances politiques à l’échelle planétaire.

[…] Affable et s’exprimant dans un français impeccable, il déroule le cœur de sa réflexion : une théorie sur la «déconsolidation démocratique», habilement construite entre la montée des populismes xénophobes et la confiscation du pouvoir par les technocrates. Le populisme est, analyse-t-il, la réaction à un système libéral de moins en moins démocratique. L’un entraînant l’autre, et inversement, jusqu’à l’usure de notre système politique. Un constat lucide qui cartonne outre-Atlantique. »

Le titre « Le peuple contre la démocratie » a pour première signification que si les autocrates ou des gens dangereux arrivent au pouvoir c’est parce qu’une partie du peuple votent pour eux et qu’une autre partie s’abstient et se désintéresse de la politique.

Je n’approfondis pas davantage, mais tous les liens que je donnent permettent d’en comprendre davantage sur la pensée de ce jeune et brillant politologue.

<Ici vous trouverez la page de Slate> sur laquelle sont répertoriés tous ses articles sur ce site.

<1184>

Vendredi 1er février 2019

« il n’y a pas d’ordre global du temps »
Carlo Rovelli

Je vais donc terminer cette série de mots du jour sur le temps par une question abyssale : Le temps existe-t’il vraiment ?

La réponse des scientifiques est clairement négative. Cela est pour nous autres humains, absolument contre-intuitif. Je vais essayer dans ce mot du jour d’expliquer ce que j’ai compris à l’aide du physicien italien Carlo Rovelli.

Né le 3 mai 1956 à Vérone, Carlo Rovelli est un physicien italien spécialiste de la physique quantique.

Carlo Rovelli a écrit plusieurs ouvrages sur le temps et notamment « Et si le temps n’existait pas ? »

C’est vers lui que le journal « Quartz » de New York s’est tourné pour avoir des éclaircissements sur ce sujet. Et l’article publié le 17 mai 2018 a été repris par <Le numéro de Courrier International> que Jean-François m’a offert avec l’injonction d’en faire des mots du jour.

Certains lecteurs m’expliquent qu’ils ne comprennent pas toujours ce que j’écris.

Je dois concéder qu’aujourd’hui je suis à la limite de ma propre compréhension.

Je publie d’ailleurs à dessein ce mot vendredi pour vous laisser le week end pour le lire à tête reposée.

Mais pour essayer de partir sur de bonnes bases, il faut poser deux fondements à notre réflexion.

Le premier concerne « Le temps » en lui-même. Quand Carlo Rovelli ou d’autres remettent en cause du « temps », de quoi parle t’il ?

Parce que parallèlement Courrier International a également traduit un article du journal « Motherboard » de New York : « Il lit l’heure dans les atomes » qui parle d’un scientifique américain d’origine chinoise Yun Ye qui par ses travaux a inventé l’horloge la plus précise du monde en utilisant le strontium 87. Cette horloge est d’une précision défiant aussi notre raison. Elle est définie dans l’article de la manière suivante :

« Si elle avait fonctionné depuis le big bang, il y a 13,8 milliards d’années elle n’aurait dérivé que d’une seule seconde »

Par comparaison une horloge au césium révolutionnaire inventé en 1955 par Louis Essen et Jack Parry se serait écartée d’une seconde en 300 ans.

Comment sortir de cette contradiction de mesurer de plus en plus finement un élément qui n’existe pas ?

Parce que nous verrons plus loin que le temps existe localement, par exemple sur la terre et encore à un endroit délimité de la terre. Et dans ce cadre on peut mesurer très précisément le temps qui s’écoule.

« Le temps » qui est remis en question est le temps universel permettant de dégager une chronologie universelle. Une autre manière d’aborder ce sujet serait de dire qu’on est capable de déterminer « un maintenant » c’est-à-dire un présent où on serait en mesure de dire : à ce moment précis il se passe telle chose sur terre, telle autre chose sur l’étoile SIRIUS et telle autre chose au niveau atomique dans un noyau d’hydrogène. Ce « maintenant» n’existe pas.

Dans son commentaire au mot du 24 janvier 2019, Etienne m’a lancé un défi : « « Oui mais la version linéaire est limitée et fausse à grande échelle.  » J’attends la démonstration ». Et bien cette démonstration va être faite dans l’infiniment grand et l’infiniment petit.

Le second fondement concerne la science. Vous savez qu’il existe la mécanique quantique qui décrit l’infiniment petit et la relativité générale qui décrit l’univers et l’infiniment grand. Des scientifiques essayent de réconcilier ces deux sciences sans pour l’instant n’avoir trouvé de consensus général.

Il faut bien comprendre que nous ne sommes pas dans un récit mythique mais dans la rigueur scientifique.

Mon professeur d’Histoire des Sciences, Girolamo Ramunni avait eu cette formule saisissante : « Si avant de monter dans un avion vous apprenez que le concepteur de cet engin met en doute la physique quantique, ne montez surtout pas, vous êtes en danger de mort ». En effet, énormément d’instruments qui assurent la sécurité de l’avion ne pourrait exister, si on n’avait pas mis en œuvre les découvertes de la mécanique quantique.

Et de la même manière au niveau de l’Univers et de l’infiniment grand, la théorie de la relativité d’Einstein n’a jamais pu être réfuté pour l’instant. Je vous renvoie vers <cette vidéo de Hubert Reeves> qui explique cela de manière remarquable.

Je l’avais déjà cité lors du mot du jour du <27 mars 2015> consacré à la définition que donnait Karl Popper de la science :

« Une théorie qui n’est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. »

Ce sont donc les scientifiques de la physique quantique et de la relativité générale, [c’est-à-dire ceux qui décrivent de la manière la plus rationnelle le monde dans lequel nous vivons] qui disent : Le temps, tel que nous l’avons défini, ci-avant, n’existe pas.

Citons d’abord l’article traduit par Courrier International et publié le 17 mai 2018 par le journal Quartz :

« Le temps est une réalité pour les êtres humains. Pourtant, du point de vue de la physique quantique, il n’existe pas. « Les équations fondamentales qui décrivent notre monde ne comportent pas de variable de temps », souligne Carlo Rovelli, spécialiste de physique théorique. […]

« Le temps est un sujet fascinant parce qu’il touche à nos émotions les plus profondes. Le temps est à la fois ce qui ouvre l’existence et ce qui engloutit tout. S’interroger sur la notion de temps, c’est questionner le sens même de notre vie. C’est pour ça que j’ai passé ma vie à étudier cette question », explique le chercheur.

Dans son dernier livre, L’Ordre du temps [éd. Flammarion, février 2018], le physicien nous parle non seulement du passage du temps et de la façon dont nous le ressentons en tant qu’êtres humains, mais aussi de son absence tant à l’échelle de l’infiniment vaste qu’à celle de l’infiniment petit. Et de nous démontrer que les notions de chronologie et de continuité ne sont que des produits de notre imagination que nous inventons pour donner du sens à notre existence.

Le temps, estime Carlo Rovelli, n’est qu’une question de perspective, et non une vérité universelle. C’est un point de vue que les humains ont en commun et qui est le produit de notre biologie, de notre évolution, de notre place sur terre et de la position de notre planète dans l’Univers.

« De notre point de vue – celui de créatures représentant une petite partie du monde –, le monde baigne dans le temps », écrit le physicien. Au niveau quantique pourtant, les durées sont trop courtes pour être fragmentées, et le temps n’existe pas.

En fait, poursuit Rovelli, il n’existe rien du tout. L’Univers entier se compose d’une infinité d’événements. Ce qui nous semble être un objet – une pierre, par exemple – est en réalité un événement se déroulant à une vitesse dont nous n’avons pas conscience. Car cette pierre est en réalité dans un état de transformation constant. Considérée sur une échelle de temps suffisamment longue, elle aussi n’est qu’une forme éphémère, appelée à se transformer.

« Dans la grammaire élémentaire du monde, il n’y a espace, ni temps : uniquement des processus qui transforment les quantités physiques [ce qui peut être mesuré] les unes dans les autres, dont nous pouvons calculer les probabilités et les relations » écrit Rovelli.

Si le temps nous semble s’écouler d’une façon ordonnée, c’est par ce que nous nous trouvons sur la terre, une planète caractérisée par une relation entropique unique avec le reste de l’univers. La façon dont notre planète se déplace créée pour nous une sensation d’ordre, qui n’est pas nécessairement perçu comme tel ailleurs dans l’univers.[…]

Si le monde nous semble ordonné, c’est parce que nous le considérons en partant du passé jusqu’au présent, relayant certaines causes à certains effets. Nous y superposons de l’ordre en fixant des événements dans un enchaînement particulier et linéaire. Nous voyons les événements à des résultats ce qui nous donne une idée du temps qui passe.

Reste que l’univers est infiniment plus complexe et chaotique que ce que nous pouvons imaginer, avance Rovelli. […]

Nos limites créent alors une impression d’ordre, erronée ou incomplète, et nous donne une image fragmentaire de la réalité. Pour le physicien, nous ne faisons en fait que « flouter » le monde pour nous concentrer dessus, nous nous aveuglons pour le contempler. Ce qui le pousse à affirmer que « le temps, c’est l’ignorance ».

Si cela paraît terriblement abstrait, c’est parce que ça l’est. Il existe toutefois un moyen assez simple d’illustrer le fait que le temps est une notion humaine mouvante, une expérience plutôt qu’un élément constitutif de l’univers.

Imaginez que vous observez une planète lointaine baptisée Proxima et depuis un télescope sur la terre. « Maintenant » n’est pas le même présent sur la terre et sur cette planète. La lumière que vous percevez depuis la terre lorsque vous contemplez Proxima, vous montre une réalité de ce qui s’y passait il y a quatre ans. « Il n’y a pas de moments particuliers sur Proxima qui correspondent à notre ici et maintenant » conclut le scientifique. […]

Rovelli : « Le temps est un concept complexe, comportant plusieurs niveaux et des propriétés distincts dérivées de différentes approximations. La structure temporelle du monde ne correspond pas à l’image naïve que nous en avons. » […]

Pour Rovelli, ce que nous ressentons comme le passage du temps est un processus mental qui se déroule dans les interstices entre mémoire et anticipation. « Le temps et la forme à travers laquelle nous, créatures dotées d’un cerveau contenant la somme de notre mémoire et de nos anticipations, interagissons avec le monde : c’est la source de notre identité. »

En résumé, le temps est une histoire que nous nous racontons toujours au présent, individuellement et collectivement. C’est un acte collectif d’introspection, de narration, d’enregistrement et d’anticipation, fondée sur nos relations à des événements antérieurs et la nécessaire survenu d’autres événements. […] Le temps est une expérience psychologique et émotionnelle. « Il est vaguement connecté à la réalité extérieure, concède Rovelli, mais c’est avant tout quelque chose qui se passe dans notre tête. »

TELERAMA avait également publié un entretien de Carlo Rovelli où il donne d’autres clés de sa réflexion : « Le présent est une notion locale, pas globale »

« A l’aide de la philosophie, de la recherche en mécanique quantique et de schémas scientifiques éclairants, Carlo Rovelli incite ses lecteurs à penser différemment leur rapport au temps pour mieux le comprendre. La connaissance du monde ouvre l’esprit et guide la vie au quotidien pour le physicien. Et puisque l’éternité est une illusion, le mot d’ordre est d’accepter le caractère éphémère des choses pour apprécier la beauté de la vie.[…]

Nous avons tendance à penser que le temps est quelque chose de très simple et familier, une unité imperturbable qui s’écoule de façon uniforme, du passé vers le futur. Le cerveau joue un rôle dans notre perception de la temporalité, en dehors de toute équation. Par exemple, nous pensons que le passé est derrière nous et le futur devant : ce n’est pas une réalité physique mais émotionnelle. Nos angoisses, strictement liées au temps qui passe, à la peur de mourir, illustrent chaque jour l’importance de notre ressenti dans la compréhension du temps. L’idée commune de l’écoulement du temps est relativement récente. Dans sa Physique, Aristote affirmait, lui, que le temps est la mesure du changement. Si rien ne change, alors le temps ne s’écoule pas. Dépendant des événements, il permet avant tout de nous situer dans le compte des jours. Au XVIIe siècle, Newton s’oppose à cette vision aristotélicienne. Le physicien britannique conçoit le temps indépendamment de toute matière et de tout événement. Le temps, absolu, s’écoule quoi qu’il advienne. C’est Newton qui a forgé notre conscience actuelle du temps, et constitué les fondements de la physique moderne. Pourtant, au XXe siècle, les travaux d’Einstein bousculent ce schéma : le temps n’est en réalité ni indépendant, ni unitaire. […]

Einstein révolutionne la science. En introduisant la théorie de la relativité, il découvre que la durée d’une trajectoire est nécessairement relative à une autre chose. Le caractère unitaire du temps éclate, laissant place à une multitude de temporalités, de structures, de couches. La science n’étudie plus le monde dans le temps mais l’évolution des choses dans des temps locaux, et l’évolution de ces temps locaux les uns par rapport aux autres. Le temps n’a alors plus rien à voir avec la perception simple que nous en avons au quotidien. Il file à des vitesses différentes, passe plus vite en haut qu’en bas. Par exemple, si des jumeaux partent en vacances le même nombre de jours, l’un à la montagne, l’autre à la mer, ils ne vivront pas l’écoulement du temps de la même façon. Le montagnard rentrera de vacances plus vieux que son frère. C’est une réalité physique mesurée à l’aide d’horloges très précises. Le film de Christopher Nolan, Interstellar, décrit très bien la réalité du temps. Lorsque le héros rentre de son voyage dans l’espace, il découvre que sa fille est plus vieille que lui car le temps ne file pas à la même vitesse partout dans l’univers.

[…]

Effectivement, il n’y a pas d’ordre global du temps. L’univers se compose d’une multitude d’événements, mais une temporalité unique ne les organise pas[…]

Saint Augustin avait eu l’intuition d’un lien entre l’individu et le temps. Pour l’auteur des Confessions, la conscience de l’écoulement du temps n’existe qu’en nous-mêmes : « C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. » La sensation de durée est imperceptible en dehors de notre être. Les neurosciences expliquent de plus en plus ce mécanisme. En enregistrant des informations, le cerveau, siège de la mémoire, tente de prédire les événements à venir. C’est la mémoire qui soude les processus éparpillés dans le temps dont nous sommes constitués. […]

Carlo Rovelli a, comme cela est relaté dans ces articles, écrit un autre ouvrage, paru en février 2018 et consacré au temps : « L’Ordre du temps » traduit de l’italien par Sophie Lem), éd. Flammarion, 288 p.,

Un article de The Conversation en livre un extrait « Pourquoi le temps ralentit. »

Et, si vous voulez creuser ce sujet davantage, vous pouvez écouter cette émission de mars 2018 : <La Méthode scientifique : Grand Entretien avec Carlo Rovelli>

Ou lire cet entretien publié par le Monde : « On ne voit jamais le temps, mais on voit les choses changer »

Et je finirai par cette citation du philosophe grec Aristote également présente dans le numéro de Courrier International :  :

«Nous vivons par les émotions et non par les heures du cadran solaire. Nous devrions compter le temps en battements de cœur»

<1183>