Vendredi 8 février 2019

« Où atterrir ? »
Bruno Latour

Lundi j’évoquais un ouvrage sur la démocratie, aujourd’hui c’est l’écologie qui est au cœur de la réflexion et du livre de Bruno Latour : « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » aux éditions La Découverte.

C’est encore un livre que j’aurais voulu lire avant d’en parler. Je n’y ai pas renoncé, mais ce n’est pas pour tout de suite. Or cet ouvrage date déjà d’octobre 2017.

J’en ai entendu parler lors de la Grande Table du 09/10/2017 : « La nature politique de Bruno Latour »

Bruno Latour est Agrégé de philosophie et s’est intéressé par la suite à l’anthropologie. Mais depuis quelques années son sujet central de réflexion principal est celui de l’écologie.

Si vous vous intéressez un peu à ce philosophe, vous lirez un peu partout : « Bruno Latour est l’auteur français le plus cité et le plus traduit dans le monde. »

Le point central de sa réflexion est ce constat que la modernité, la globalisation économique telle qu’elle est lancée ne dispose pas d’une Terre, c’est-à-dire d’une planète qui permette de s’épanouir.

Il a utilisé dans son ouvrage précédent le terme de « GAIA » qui dans la mythologie grecque est une déesse primordiale identifiée à la « Déesse mère » pour essayer d’illustrer sa démarche.

Cet ouvrage précédent « Face à Gaïa » avait pour sous-titre : « Huit conférences sur le nouveau régime climatique »

La Présentation de ce livre explique :

« Gaïa n’est pas le Globe, n’est pas la Terre-Mère, n’est pas une déesse païenne, mais elle n’est pas non plus la Nature, telle qu’on l’imagine depuis le XVIIe siècle, cette Nature qui sert de pendant à la subjectivité humaine. La Nature constituait l’arrière-plan de nos actions.

Or, à cause des effets imprévus de l’histoire humaine, ce que nous regroupions sous le nom de Nature quitte l’arrière-plan et monte sur scène. L’air, les océans, les glaciers, le climat, les sols, tout ce que nous avons rendu instable, interagit avec nous. Nous sommes entrés dans la géohistoire. C’est l’époque de l’Anthropocène. Avec le risque d’une guerre de tous contre tous.

L’ancienne Nature disparaît et laisse la place à un être dont il est difficile de prévoir les manifestations. Cet être, loin d’être stable et rassurant, semble constitué d’un ensemble de boucles de rétroactions en perpétuel bouleversement. Gaïa est le nom qui lui convient le mieux. »

« Où atterrir » est la suite de cette réflexion.

Et en effet, s’il n’existe pas de planète, de terre, de sol, de territoire pour y loger le Globe de la globalisation vers lequel tous les pays prétendent se diriger, pour vivre tous comme des américains, il s’agit d’atterrir. C’est-à-dire prendre en compte les contraintes et les ressources dont on dispose.

Pour présenter ce livre Philosophie Magazine écrit :

« L’élection de Donald Trump a fait sortir Bruno Latour de ses gonds. […] posons les pièces du Meccano – c’est le côté empirique, presque bricoleur, de Latour : la globalisation dérégulée, le creusement vertigineux des inégalités, le climatoscepticisme, le Brexit, l’accès de Trump à la présidence américaine, l’amplification des migrations en Europe, la crispation des identités locales et des frontières, la signature des accords de Paris après la COP21. Pour le pire ou le meilleur, certains éléments soufflent vers le global, d’autres ramènent au lopin.

Latour les articule ensemble autour d’un axe : le Nouveau Régime Climatique (notion qu’il élaborait dans Face à Gaïa, 2015) qui nous requiert.

Car nous le savons, nous commençons à l’éprouver, la planète ne survivra pas aux rêves exponentiels de modernisation, l’épreuve commune à tous sera, est déjà pour des millions de migrants, « de se retrouver privé de terre ». Cette évidence, insiste Latour en serrant ses boulons, la poignée « d’élites » qui dérégulent à tour de bras l’a comprise dès la fin des années 1980. C’est pourquoi elles nient énergiquement le réchauffement climatique pour, tant qu’il est encore temps et avant la panique générale, faire main basse sur les richesses et se mettre à l’abri hors du monde, « hors sol » (la thèse est « abrupte », Latour nous avait prévenus !).

La Grande-Bretagne, patrie du capitalisme, et les États-Unis, principaux responsables des inégalités mondiales et du dérèglement climatique, choisissent de faire sécession du monde commun en s’isolant en forteresses. Trump dénonce les accords de Paris sur le climat, promet le profit maximal réservé à la seule Amérique et ferme les frontières. […]

Le plus intéressant vient ensuite, […] Il s’agit en gros de réorienter la tension de l’axe du progrès entre le « Global » (la Terre vue de haut à la manière des idéaux des Modernes) et le « Local » (l’attachement au territoire), sur lequel se déterminait la partition gauche/droite, en le triangulant avec un troisième pôle attracteur : le « Terrestre », qui permettrait au local de s’ouvrir et au global de reformater ses horizons infinis. Attachement et détachement, sortir à la fois de l’illusion des frontières et de celle d’un « Grand Dehors », tel est le programme pour rendre le monde, le seul que nous ayons, habitable et partageable par tous.»

En exergue de livre, Bruno Latour a ironiquement fait figurer une phrase de Jared Kushner, le gendre de Donald Trump : « Nous avons assez lu de livres. »

Il émet surtout une hypothèse qu’il avoue ne pas pouvoir démontrer et qui est cité plus précisément par <MEDIAPART> :

« Tout cela participe du même phénomène : les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité – c’est la dérégulation : qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour cent qui allaient pouvoir s’en tirer – c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue – c’est la dénégation de la mutation climatique. »

Pour Bruno Latour, nous serions face à une situation où, pour « reprendre la métaphore éculée du Titanic : les gens éclairés voient l’iceberg arriver droit sur la proue, savent que le naufrage est assuré, s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses pour qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes ! ».

Qu’une partie importante des classes dirigeantes soit arrivée à la conclusion que, si elles « voulaient survivre à leur aise, il ne fallait plus faire semblant, même en rêve, de partager la terre avec le reste du monde »

Et MEDIAPART pour renforcer cette accusation cite :

«  l’article traduit dans le numéro 7 de la Revue du Crieur. Celui-ci montre que les ultrariches de la Silicon Valley ou des startups new-yorkaises, pourtant censés afficher leur confiance en l’avenir technologique de l’homme, commencent en réalité à stocker vivres et munitions, à acheter des terrains reculés, à se faire construire des bunkers de luxe et à se faire opérer des yeux pour survivre dans un monde où l’on ne pourra pas acheter ses lentilles de contact en bas de chez soi… »

Pour lui il semble donc que le déni climatique, la dérégulation économique et financière soient 3 faces de la même réalité.

<Le journal Les inrocks> lui pose la question qui vient naturellement concernant le complotisme de cette hypothèse :

« Vous estimez que les élites ont abandonné l’idée de monde commun. Elles auraient saisi la réalité des alertes sur le réchauffement et en seraient arrivées à la conclusion qu’il n’y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants. Elles auraient alors mis en place une stratégie de dénégation du changement climatique pour déréguler et s’accaparer plus de richesses. Assumez-vous l’accent complotiste d’une telle théorie ?

Oui, cela peut sentir la théorie du complot, mais vous savez, le problème, c’est que les complots sont parfois exacts. Et en plus, celui là est au grand jour. Hier encore le ministre de l’environnement de Donald Trump a suspendu la seule mesure un peu ferme qu’avait pris Barack Obama pour diminuer les émissions étatsuniennes de CO2. Il ne s’agit pas ici d’un complot souterrain que j’aurais inventé mais d’une décision publique qui confirme exactement ce que je dis : la seule politique cohérente du gouvernement Trump – tout le reste est complètement chaotique – c’est l’organisation du déni climatique. C’est quand même très impressionnant. L’argument de l’abandon de la solidarité par les élites, là, j’avoue, je n’ai pas de preuves directes que cela a un lien avec la réalisation de la crise écologique. »

Bruno Latour affirme ainsi dans plusieurs interventions :

« Les super-riches ont renoncé à l’idée d’un monde commun »

Vous pourrez aussi lire cet entretien publié par « L’Obs » : Réchauffement climatique : le « J’accuse » de Bruno Latour

J’en tire les extraits suivants :

« C’est un réquisitoire cinglant. Le dernier essai de Bruno Latour s’appelle «Où atterrir?». Et dès les premières pages, le philosophe s’interroge sur l’étrange passivité de l’humanité devant le réchauffement climatique. […]

Plus grave encore au regard des normes actuelles du débat public: Latour prend la défense du peuple, y compris quand celui-ci se détourne de la mondialisation, se met à avoir peur, réclame un sol, une tradition, une identité… Latour, universitaire globe-trotter et citoyen du monde, virerait-il populiste? Non. Simplement, écrit-il, il faut avant de juger se rappeler que «ce peuple a été froidement trahi», qu’il a été «abandonné en rase campagne» par ceux qui avaient la charge de maintenir le monde commun. A l’oral, recevant «l’Obs», il est encore plus cash.

« Ma proposition est la suivante: au lieu d’accuser les gens d’être des réactionnaires ou des populistes, d’être des connards, on devrait leur dire que, oui, c’est vrai, on s’est mal orienté.» »

Il a une façon très drôle de prononcer «connard», imitant le mépris de classe qui suinte de tant de discours actuels sur les classes populaires. Dans son livre, il lui arrive d’avoir la dent très dure avec ces «super-riches» qui vivent «hors-sol», accumulant les miles à forcer de sillonner la planète…

[…]

Le Moderne s’est placé en surplomb de la nature et aujourd’hui, celle-ci se venge. Son essai, qui sort cette semaine, prend le temps d’expliquer ce retournement:

« Voilà que sous le sol de la propriété privée, de l’accaparement des terres, de l’exploitation des territoires, un autre sol, une autre terre, un autre territoire s’est mis à remuer, à trembler, à s’émouvoir», écrit-il avec son style imagé.» »

[…]

A l’étranger, son œuvre jouit depuis longtemps d’une influence immense. Un classement en a fait le dixième penseur le plus cité au monde. L’Allemand Peter Sloterdijk, la Belge Isabelle Stengers (qui a popularisé le thème de Gaïa), l’Américaine Donna Haraway (auteur du «Manifeste cyborg») ou l’ethnopsychiatre français Tobie Nathan se sont nourris de ses travaux. »

Il y a aussi l’entretien de Bruno Latour dans Libération : «Avec le réchauffement, le sol se dérobe sous nos pieds à tous» publié en mars 2018

Dans cet article l’attitude de Trump de sortir de l’accord de Paris est analysé comme une clarification des positions :

«Le détonateur du livre est la sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris, le 1er juin 2017. Pour la première fois, un gouvernement assume le fait que l’humanité se sépare désormais en deux, que «nous, les nantis, n’appartenons pas à la même Terre que vous, et que vous mourrez avec elle». En quoi cette décision nous aide-t-elle à définir un cap politique ?

Les hommes politiques ont longtemps maintenu une hypocrisie de façade, personne n’avait osé rompre ainsi. On reconnaissait qu’il y avait des problèmes écologiques, mais on disait que le développement allait continuer et qu’il serait partagé, à terme, avec tout le monde. Or c’est la première fois que le pays le plus responsable de cette situation, avec l’Europe et la Chine, dit «non, nous ne partagerons pas, ce qui vous arrive ne nous arrive pas». Cela a permis, au moins, de mettre la question écologique au centre de la politique. »

Vous pourrez trouver encore de nombreux éclaircissements sur cette réflexion :

Quoi de mieux que d’aller à la source : une conférence de Bruno Latour de 1h43 à l’AGORA DES SAVOIRS : <Bruno Latour – Où atterrir ? : Comment s’orienter en politique>

<Et puis ce remarquable entretien dans la Revue Esprit>

Il y a aussi ces deux émissions de France Culture : <Objectif Terre !> et <Bruno Latour, le nouveau régime climatique> dans laquelle est également évoqué le livre « L’entraide. L’autre loi de la jungle – Pablo Servigne et Gauthier Chapelle » qui a déjà fait l’objet d’un mot du jour : le 18 décembre 2017

Il peut aussi être intéressant de lire ce billet de blog qui critique le livre de Bruno Latour : «  Faut-il monter dans l’avion de Bruno Latour ? »

<1187>

Une réflexion au sujet de « Vendredi 8 février 2019 »

  • 8 février 2019 à 9 h 05 min
    Permalink

    Je crois que l’idée d’un « monde commun » n’a jamais réellement dépassé le cercle des penseurs idéalistes, ce qui a commencé à exister est le marché commun!

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