Lorsque mon fils Alexis travaillait et résidait à Lyon, nous avions pris l’habitude de nous retrouver, une fois par semaine, à l’heure du déjeuner pour nous voir en tête à tête et dialoguer, c’est-à-dire nous féconder mutuellement l’intelligence. Un jour Alexis m’a dit : « Si on y réfléchit, les humains ont fait le choix de communiquer essentiellement par le langage et les mots. Ce n’était peut-être pas la meilleure solution. »
Les scientifiques ne savent pas encore très bien comment communiquent entre eux les poulpes. Mais l’hypothèse qu’ils communiquent à partir de leur système nerveux qui est complètement distribué sur tout leur corps est possible. Franz de Waal posait cette question provocante : « Est-ce que l’homme est plus intelligent que le poulpe ? On ne sait pas ».
Daniel Barenboïm a écrit qu’il en apprenait plus sur la personnalité et l’intimité d’un humain en jouant de la musique avec lui pendant dix minutes plutôt qu’en lui parlant pendant des heures.
Quand on s’enlace avec tendresse et ouverture, il y aussi communication qui dépasse les mots.
Mais pour exprimer la complexité, nous autres humains utilisons les mots.
C’est l’objet même du mot du jour.
Le 1er septembre 2014, après un autre silence d’un mois j’avais fait appel à Victor Hugo et au 8ème poème du livre Un des contemplations : « Les mots sont les passants mystérieux de l’âme ».
Mais quand on analyse ce qui se passe, de la difficulté à exprimer et encore plus à entendre le message que peut former les mots, on peut être découragé.
Parce qu’un mot ne suffit pas, il faut une phrase, puis une autre qui précise ou nuance la première. Puis d’autres qui vont encore apporter des précisions et des nuances. Celui qui écoute a souvent envie d’intervenir dès la première phrase ou la seconde, enfin très vite ne laissant pas celui qui parle, développer la complexité de sa réflexion.
Sur les plateaux de la télévision, on demande toujours de s’exprimer en quelques mots.
On privilégie le « bon mot », « la phrase choc » que les anglicistes appellent les punchlines.
Faisons l’hypothèse que vous possédiez, sur un sujet particulier, une réflexion complexe dans votre cerveau et que vous vouliez la transmettre à votre interlocuteur.
Ce qui serait idéal c’est que vous puissiez transmettre, en une fraction de seconde, l’intégralité de cette réflexion dans le cerveau de l’autre, par une sorte de télé transmission et que l’autre puisse la recevoir en une seule fois, dans sa globalité et la comprendre immédiatement.
Mais ce n’est pas possible, pas encore, disent peut être les transhumanistes.
Il nous reste, pour l’instant les mots. Alors il faut accepter de prendre le temps, pour que mot après mot la communication confiante et détaillée puisse s’épanouir et se partager.
C’est ce qu’ont fait Georges Salines, le père de Lola qui a perdu la vie, à 28 ans, au Bataclan le 13 novembre 2015 et Azdyne Amimour, le père de Samy qui a aussi perdu la vie, à 28 ans, le même jour, dans le même lieu mais qui était, lui, un des trois terroristes qui a donné la mort avant de la recevoir.
« Il nous reste les mots » est le titre du livre qu’ils ont commencé à écrire ensemble après avoir dialogué plus d’un an. Ils ont utilisé ces outils imparfaits, insuffisants, pauvres que sont les mots pour échanger leur chagrin, leur désarroi, leurs blessures mais aussi trouver la force pour continuer à croire à la vie, au bonheur, à l’humanisme.
Georges Saline est médecin, il a bien sûr été dévasté par l’assassinat de sa fille, mais n’a pas voulu rester figé dans sa douleur, sa colère. Il a rapidement participé à la création d’une association : « 13 onze 15 : fraternité et vérité » dont il est devenu Président. Il voulait comprendre et faire de la prévention, comme le rapporte cet article de <La Croix>.
Il est devenu ainsi une personnalité publique qui s’exprimait dans les médias. C’est ainsi que l’a connu Azdyne Amimour qui a pris l’initiative de lui écrire en février 2017, pour le rencontrer.
C’est ainsi qu’ils se voient pour la première fois dans un café de la place de la Bastille, à Paris.
Un journaliste commente et leur donne la parole :
« Les deux pères, évidemment, appréhendent cette impensable rencontre. « Au départ, j’étais inquiet, je ne savais pas comment il allait prendre la chose, se rappelle Azdyne Amimour. Dès les premiers mots, j’ai lu sur son visage ses traits de caractère et donc il m’avait mis à l’aise. » Lors de cette première rencontre, le père du terroriste montre une photo de son fils à l’âge de 12 ans. « On voit la photo d’un petit garçon propre sur lui, mignon, auquel on a envie de faire une bise, décrit Georges Salines. Ce que ça m’a apporté, c’est d’essayer d’être capable de ne pas réduire cette vie à son acte final. Personne ne peut être réduit à ce qu’il a fait de pire dans sa vie. Je sais que je suis sorti de cet entretien totalement bouleversé. »
La première question du père de Lola au père de Samy a été de demander pourquoi il voulait le rencontrer.
« L’homme d’origine algérienne lui répond : « Parce que je me sens aussi victime par rapport à mon fils. » Une réponse qui ne choque pas Georges Salines. « J’avais publié un livre qui s’appelle L’indicible de A à Z où j’avais dit que les familles de jihadistes sont aussi des victimes, se souvient le père de Lola. Je le savais pour avoir rencontré des mères qui avaient perdu leur enfant en Syrie et j’avais pu toucher du doigt leur détresse. À vrai dire, je pense que les terroristes, qui sont totalement coupables et à qui je ne pardonne rien, sont aussi des victimes de leur propre folie. Ils ont perdu leur vie en poursuivant une chimère »
Le père de l’enfant devenu terroriste exprime ses terribles questions :
« Je sais que j’ai failli quelque part mais je n’arrive pas à trouver. Le ‘pourquoi ?’, ça me hante, jusqu’à présent. »
<Libération> présente la famille du jeune tueur :
A Drancy (Seine-Saint-Denis) chez les Amimour, Samy, cadet de la fratrie, est un adolescent influençable et taiseux. Ses parents s’inquiètent souvent pour lui.
Dans la famille, l’islam n’est pas central, le père se définit comme «croyant mais pas pratiquant». Pour lui, Samy a «déraillé»; il a voulu partir en Afghanistan et au Yémen, pour finir par rejoindre le groupe État islamique en Syrie en septembre 2013.
La question du pardon est difficile :
« Quand le père de Samy demande «pardon pour son fils», le père de Lola balaie la question: M. Amimour «n’a pas de pardon à demander, il n’est coupable de rien, et moi je ne peux pas accorder de pardon parce qu’il n’y a plus personne pour me le demander».
«Vous étiez à mille lieues de l’intolérance, du sectarisme et de la violence, (…) tu n’es pas responsable des méfaits de ton fils (…) Le déterminisme à ses limites», répond le père de Lola. »
<Ouest France> présente les doutes de Georges Salines après la lettre d’Azdyne Amimour :
« D’abord « perplexe », le père de Lola, alors président de l’association de victimes « 13onze15 : Fraternité et vérité », accepte. « J’avais déjà parlé avec des mères de jeunes partis en Syrie, dit-il. Mais là, c’était un autre engagement : le fils d’Azdyne était potentiellement le meurtrier de ma fille. »
Mais ils concluent :
« Ce dialogue, estiment finalement les auteurs, représentait une extraordinaire opportunité de montrer qu’il nous était possible de parler. Si un tel échange avait lieu entre nous, alors nous pouvions abattre les murs de méfiance, d’incompréhension, et parfois de haine, qui divisent nos sociétés. »
Vous pouvez aussi visionner cette émission de France 24 dans laquelle, ils ont tous les deux participé.
Il a fallu du temps pour que ces mots échangés puissent permettre de se faire confiance, de se comprendre et d’avancer.
Puisqu’il nous reste les mots, je vais, dans les prochains jours, évoquer des mots et des expressions qui ont été inventés récemment ou ont été très utilisés dans l’actualité. Je tenterai de les éclairer par d’autres mots, pour continuer d’essayer maladroitement, péniblement et modestement de mieux comprendre le monde.
<1336>