Lundi 27 janvier 2020

« Il nous reste les mots »
Georges Salines et Azdyne Amimour

Lorsque mon fils Alexis travaillait et résidait à Lyon, nous avions pris l’habitude de nous retrouver, une fois par semaine, à l’heure du déjeuner pour nous voir en tête à tête et dialoguer, c’est-à-dire nous féconder mutuellement l’intelligence. Un jour Alexis m’a dit : « Si on y réfléchit, les humains ont fait le choix de communiquer essentiellement par le langage et les mots. Ce n’était peut-être pas la meilleure solution. »

Les scientifiques ne savent pas encore très bien comment communiquent entre eux les poulpes. Mais l’hypothèse qu’ils communiquent à partir de leur système nerveux qui est complètement distribué sur tout leur corps est possible. Franz de Waal posait cette question provocante : « Est-ce que l’homme est plus intelligent que le poulpe ? On ne sait pas ».

Daniel Barenboïm a écrit qu’il en apprenait plus sur la personnalité et l’intimité d’un humain en jouant de la musique avec lui pendant dix minutes plutôt qu’en lui parlant pendant des heures.

Quand on s’enlace avec tendresse et ouverture, il y aussi communication qui dépasse les mots.

Mais pour exprimer la complexité, nous autres humains utilisons les mots.

C’est l’objet même du mot du jour.

Le 1er septembre 2014, après un autre silence d’un mois j’avais fait appel à Victor Hugo et au 8ème poème du livre Un des contemplations : « Les mots sont les passants mystérieux de l’âme ».

Mais quand on analyse ce qui se passe, de la difficulté à exprimer et encore plus à entendre le message que peut former les mots, on peut être découragé.

Parce qu’un mot ne suffit pas, il faut une phrase, puis une autre qui précise ou nuance la première. Puis d’autres qui vont encore apporter des précisions et des nuances. Celui qui écoute a souvent envie d’intervenir dès la première phrase ou la seconde, enfin très vite ne laissant pas celui qui parle, développer la complexité de sa réflexion.

Sur les plateaux de la télévision, on demande toujours de s’exprimer en quelques mots.

On privilégie le « bon mot », « la phrase choc » que les anglicistes appellent les punchlines.

Faisons l’hypothèse que vous possédiez, sur un sujet particulier, une réflexion complexe dans votre cerveau et que vous vouliez la transmettre à votre interlocuteur.

Ce qui serait idéal c’est que vous puissiez transmettre, en une fraction de seconde, l’intégralité de cette réflexion dans le cerveau de l’autre, par une sorte de télé transmission et que l’autre puisse la recevoir en une seule fois, dans sa globalité et la comprendre immédiatement.

Mais ce n’est pas possible, pas encore, disent peut être les transhumanistes.

Il nous reste, pour l’instant les mots. Alors il faut accepter de prendre le temps, pour que mot après mot la communication confiante et détaillée puisse s’épanouir et se partager.

C’est ce qu’ont fait Georges Salines, le père de Lola qui a perdu la vie, à 28 ans, au Bataclan le 13 novembre 2015 et Azdyne Amimour, le père de Samy qui a aussi perdu la vie, à 28 ans, le même jour, dans le même lieu mais qui était, lui, un des trois terroristes qui a donné la mort avant de la recevoir.

« Il nous reste les mots » est le titre du livre qu’ils ont commencé à écrire ensemble après avoir dialogué plus d’un an. Ils ont utilisé ces outils imparfaits, insuffisants, pauvres que sont les mots pour échanger leur chagrin, leur désarroi, leurs blessures mais aussi trouver la force pour continuer à croire à la vie, au bonheur, à l’humanisme.

Georges Saline est médecin, il a bien sûr été dévasté par l’assassinat de sa fille, mais n’a pas voulu rester figé dans sa douleur, sa colère. Il a rapidement participé à la création d’une association : « 13 onze 15 : fraternité et vérité » dont il est devenu Président. Il voulait comprendre et faire de la prévention, comme le rapporte cet article de <La Croix>.

Il est devenu ainsi une personnalité publique qui s’exprimait dans les médias. C’est ainsi que l’a connu Azdyne Amimour qui a pris l’initiative de lui écrire en février 2017, pour le rencontrer.

C’est ainsi qu’ils se voient pour la première fois dans un café de la place de la Bastille, à Paris.

Un journaliste commente et leur donne la parole :

« Les deux pères, évidemment, appréhendent cette impensable rencontre. « Au départ, j’étais inquiet, je ne savais pas comment il allait prendre la chose, se rappelle Azdyne Amimour. Dès les premiers mots, j’ai lu sur son visage ses traits de caractère et donc il m’avait mis à l’aise. »  Lors de cette première rencontre, le père du terroriste montre une photo de son fils à l’âge de 12 ans. « On voit la photo d’un petit garçon propre sur lui, mignon, auquel on a envie de faire une bise, décrit Georges Salines. Ce que ça m’a apporté, c’est d’essayer d’être capable de ne pas réduire cette vie à son acte final. Personne ne peut être réduit à ce qu’il a fait de pire dans sa vie. Je sais que je suis sorti de cet entretien totalement bouleversé. »

La première question du père de Lola au père de Samy a été de demander pourquoi il voulait le rencontrer.

« L’homme d’origine algérienne lui répond : « Parce que je me sens aussi victime par rapport à mon fils. » Une réponse qui ne choque pas Georges Salines. « J’avais publié un livre qui s’appelle L’indicible de A à Z où j’avais dit que les familles de jihadistes sont aussi des victimes, se souvient le père de Lola. Je le savais pour avoir rencontré des mères qui avaient perdu leur enfant en Syrie et j’avais pu toucher du doigt leur détresse. À vrai dire, je pense que les terroristes, qui sont totalement coupables et à qui je ne pardonne rien, sont aussi des victimes de leur propre folie. Ils ont perdu leur vie en poursuivant une chimère »

Le père de l’enfant devenu terroriste exprime ses terribles questions :

« Je sais que j’ai failli quelque part mais je n’arrive pas à trouver. Le ‘pourquoi ?’, ça me hante, jusqu’à présent. »

<Libération> présente la famille du jeune tueur :

A Drancy (Seine-Saint-Denis) chez les Amimour, Samy, cadet de la fratrie, est un adolescent influençable et taiseux. Ses parents s’inquiètent souvent pour lui.

Dans la famille, l’islam n’est pas central, le père se définit comme «croyant mais pas pratiquant». Pour lui, Samy a «déraillé»; il a voulu partir en Afghanistan et au Yémen, pour finir par rejoindre le groupe État islamique en Syrie en septembre 2013.

La question du pardon est difficile :

« Quand le père de Samy demande «pardon pour son fils», le père de Lola balaie la question: M. Amimour «n’a pas de pardon à demander, il n’est coupable de rien, et moi je ne peux pas accorder de pardon parce qu’il n’y a plus personne pour me le demander».

«Vous étiez à mille lieues de l’intolérance, du sectarisme et de la violence, (…) tu n’es pas responsable des méfaits de ton fils (…) Le déterminisme à ses limites», répond le père de Lola. »

<Ouest France> présente les doutes de Georges Salines après la lettre d’Azdyne Amimour :

« D’abord « perplexe », le père de Lola, alors président de l’association de victimes « 13onze15 : Fraternité et vérité », accepte. « J’avais déjà parlé avec des mères de jeunes partis en Syrie, dit-il. Mais là, c’était un autre engagement : le fils d’Azdyne était potentiellement le meurtrier de ma fille. »

Mais ils concluent :

« Ce dialogue, estiment finalement les auteurs, représentait une extraordinaire opportunité de montrer qu’il nous était possible de parler. Si un tel échange avait lieu entre nous, alors nous pouvions abattre les murs de méfiance, d’incompréhension, et parfois de haine, qui divisent nos sociétés. »

Vous pouvez aussi visionner cette émission de France 24 dans laquelle, ils ont tous les deux participé.

Il a fallu du temps pour que ces mots échangés puissent permettre de se faire confiance, de se comprendre et d’avancer.

Puisqu’il nous reste les mots, je vais, dans les prochains jours, évoquer des mots et des expressions qui ont été inventés récemment ou ont été très utilisés dans l’actualité. Je tenterai de les éclairer par d’autres mots, pour continuer d’essayer maladroitement, péniblement et modestement de mieux comprendre le monde.

<1336>

mercredi 27 novembre 2019

« Le Petit Prince, un livre pour enfant ? »
Question que je me pose et que je pose

Gérard Philippe est mort le 25 novembre 1959, à 36 ans, d’un cancer du foie qui l’a emporté en 3 mois. C’était donc il y a 60 ans et 2 jours.

Un article du Figaro : «La mort il y a soixante ans de Gérard Philipe a provoqué un tsunami» renvoie vers un livre de Jérôme Garcin qui vient de paraître : « Le dernier hiver du Cid »

Gérard Philippe a beaucoup contribué à la popularité du « Petit Prince » de Saint Exupéry lorsque parut, en 1954, son enregistrement du conte, toujours disponible.

Cet enregistrement de 1954 célébrait les dix ans de la mort de Saint-Exupéry.

Sa voix envoutante qui distillait l’émotion a su porter ce conte à la dimension d’un mythe.

Antoine de Saint-Exupéry qui est né à Lyon en 1900, n’est pas non plus mort vieux. Il a disparu, pendant la guerre, en vol le 31 juillet 1944 au large de Marseille. Il est mort pour la France.

Le « Petit Prince » a été publié à New York en 1943, donc un an avant son décès.

Le livre du « Petit Prince » selon Wikipedia a été vendu à plus de cent quarante-cinq millions d’exemplaires dans le monde et douze millions d’exemplaires en France. Il est traduit en 270 langues et dialectes, ce qui en fait l’ouvrage de littérature le plus vendu au monde et le plus traduit après la Bible.

Comme beaucoup, j’ai succombé à ce mythe. J’ai cédé à la faiblesse d’acheter un de ces mobiles qu’on trouve dans tous les magasins d’enfants représentant le petit prince dans son univers. Mobile que nous avons accroché dans la chambre des enfants, à Montreuil.

Récemment, j’ai retrouvé ce mobile. Ma première réaction a été de vouloir l’offrir à d’autres enfants. Mais les années avaient passé et ma réflexion a évolué et je n’ai pas persévéré dans ce souhait.

Peut-on remettre en cause le mythe du Petit Prince ?

Je pense que nous devons questionner tous les mythes, mythes religieux, mythes nationalistes et mythes littéraires.

Très récemment, un article de France Culture sur Facebook m’a conduit à une réaction d’humeur et à de beaux échanges avec d’autres personnes qui ont tenté de me convaincre que je ne voyais pas toute la complexité du Petit Prince.

« Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ».

Une de ces phrases du Petit Prince qu’on aime à distiller dans des conversations, quand ils touchent un peu plus à l’intime. Mais avant de venir à cette discussion sur Facebook, parce que Oui on peut avoir des conversations intelligentes sur Facebook avec des inconnus avec qui on partage des valeurs et des sujets de conversation qui ont du sens.

Mais avant de venir à ces échanges, quelques éléments un peu factuels.

A peu près dans tous les pays du monde si vous cliquez sur ce lien : <Le Petit Prince> vous tombez sur un site canadien qui donne accès gratuitement au texte intégral du « Petit Prince » écrit il y a 76 ans.

Mais si vous êtes en France, cela ne fonctionne pas.

Au Canada, l’œuvre est entrée dans le domaine public mais pas en France.

Dans la plupart des pays du monde, c’est la Convention de Berne qui s’applique avec une protection de 50 ou 70 ans révolus après la mort de l’auteur. Aux États-Unis c’est plus compliqué et plus long, vous pouvez approfondir avec <cet article> si vous le souhaitez.

Mais « Le Petit Prince », comme le reste de l’œuvre de Saint-Exupéry, reste en France protégé par le droit d’auteur jusqu’en 2032. Cette exception tient à l’extension de la durée des droits concernant les auteurs morts pour la France avec en plus une prorogation de guerre, comme toutes les œuvres publiées avant 1948. Dans les autres pays du monde, où la durée de soixante-dix ans après la mort de l’auteur est en vigueur, l’œuvre de Saint-Exupéry est bien dans le domaine public depuis le 1er janvier 2015, 70 ans après la fin de la guerre. Au Canada et au Japon, où la durée des droits n’est valable que cinquante ans après la mort de l’auteur, le Petit Prince est déjà dans le domaine public depuis 1995.

C’est bien naturel quand les enfants de l’auteur ont la douleur de perdre leur père pendant la guerre, de leur donner quelques signes de réconfort et de reconnaissance supplémentaire sous la forme d’espèces sonnantes et trébuchantes.

Antoine de Saint Exupéry n’avait pas d’enfants.

Mais il a des héritiers et il existe même un légataire universel de la veuve. Et tous ces gens se disputent le magot. La <Justice a dû intervenir> notamment concernant les produits dérivés, comme ce mobile que je ne veux plus donner à un enfant.

Dans le clan des héritiers, il y a la famille Giraud d’Agay qui descend de la sœur cadette de Saint-Exupéry, et José Martinez-Fructuoso, ancien secrétaire de l’épouse de Saint Exupéry, Consuelo, qu’elle a désigné comme légataire universel.

Bien entendu, comme c’est déjà le cas pour les personnages de Tintin et de Zorro, les héritiers de Saint-Exupéry ont déposé le personnage du roman comme marque de commerce jusqu’en juin 2028.

Donc chaque fois que vous achetez une bricole qui a un rapport avec « Le Petit Prince », celui qui dit :

« Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. (Chap. XXI) »

le tiroir-caisse de ces rapaces tinte délicatement avec le son métallique des pièces de monnaie qui y tombe. Bien sûr, cela est encore beaucoup moins poétique dans la réalité, ces sommes alimentent automatiquement et informatiquement la ligne dématérialisée et sans âme d’un compte en banque.

Ils font certainement une lecture orientée de cette autre phrase :

« Il faut exiger de chacun ce que chacun peut donner. (Chap. X) »

Il y a bien sûr une boutique en ligne pour vous permettre de faire de magnifiques cadeaux de Noël. Une boutique en ligne qui vend 80.000 produits chaque année. Plus de 800 références y sont disponibles, livraison dans le monde entier

Elle a une adresse toute simple : https://www.lepetitprince.com/

Il y a un tel décalage, entre le discours tenu par le Petit Prince et toute la camelote autour qui est vendue au profit d’un mercantilisme le plus obscène. Je trouve cela d’autant plus choquant pour ce livre précisément. Je ne suis pas seul à critiquer les héritiers mercantiles. Vous trouverez un article dans L’express  qui détaille les obsessions des ayants droits à utiliser tout prétexte, tout vague anniversaire pour organiser des commémorations promptes à dégager des revenus : <Le Petit Prince : le grand ras-le-bol !>

Mais passons au fond sur l’Histoire. La publication de France Culture que j’ai évoquée est celle-ci : Pourquoi il faut relire « Le Petit Prince » d’Antoine de Saint-Exupéry

Avec cette entame : « Le Petit Prince » : qu’est-ce que c’est ? Une histoire pour enfants ? Un conte fantastique ? Un conte philosophique ? Peut-être tout cela à la fois… Dans tous les cas, le plus grand livre de la littérature du XXe siècle pour le philosophe Martin Heidegger ! Une œuvre assurément attentive au présent. »

C’est bien d’en appeler au grand philosophe allemand « Martin Heidegge» au goût si sûr puisqu’il jugeait aussi avec grande bienveillance et admiration le national socialisme. Il adhéra au Parti nazi en 1933 alors qu’il avait déjà 44 ans et une réputation de philosophe affirmé. Il resta nazi jusqu’en 1944.

Je critique le Petit Prince mais je ne comprends pas bien le lien qui peut exister entre la doctrine nazi et le contenu du Petit Prince. Mais Heidegger n’est pas le seul à classer le Petit Prince en haut de l’affiche.

En 1999, la Fnac et Le Monde ont tenté de trouver un comité capable d’établir un classement français des livres considérés comme les cent meilleurs du XXe siècle.

« Le Petit Prince » termine quatrième, devancé par « L’Étranger » d’Albert Camus, « À la recherche du temps perdu » de Marcel Proust et « Le Procès » de Franz Kafka.

Ce type de palmarès me semble assez vain pour les œuvres de l’esprit.

Mais que « Le Petit Prince » devance « Les raisons de la colère » de Steinbeck ne me convainc pas et ce n’est qu’un exemple parmi d’autre.

Il faut bien comprendre que je ne nie pas les qualités de ce livre mais je trouve qu’on en fait trop et surtout je prétends que ce n’est certainement pas un livre pour enfant, ou alors il faut mentir aux enfants ou travestir la réalité.

Donc j’ai réagi à la publication de France Culture par cette envolée :

« Je ne partage pas l’enthousiasme du plus grand nombre.
Un livre pour enfant ?
C’est l’histoire d’un petit prince poète et malheureux.
Et la porte de sortie qu’il trouve est le suicide.
Ce n’est pas un livre d’enfant, c’est un livre de dépressif qui finit mal ! »

A ce niveau il y a toujours quelqu’un pour marquer son étonnement : « Ah bon le Petit Prince se suicide ? »

Dans le fil de la discussion, la question qui est venue avec 4 points d’interrogations « A quel moment il se suicide ???? »

Eh bien, à l’avant dernier chapitre, le 26, il le fait à la Cléopâtre.

Il y a des circonvolutions, des échanges avec le narrateur qui dilue un peu le récit. Mais il suffit de lire :

« Le petit prince dit encore, après un silence : – Tu as du bon venin ? Tu es sûr de ne pas me faire souffrir longtemps ?

[…]

Alors j’abaissai moi-même les yeux vers le pied du mur, et je fis un bond ! Il était là, dressé vers le petit prince, un de ces serpents jaunes qui vous exécutent en trente secondes. Tout en fouillant ma poche pour en tirer mon revolver, je pris le pas de course, mais, au bruit que je fis, le serpent se laissa doucement couler dans le sable, comme un jet d’eau qui meurt, et, sans trop se presser, se faufila entre les pierres avec un léger bruit de métal.

Je parvins au mur juste à temps pour y recevoir dans les bras mon petit bonhomme de prince, pâle comme la neige.

– Quelle est cette histoire-là ! Tu parles maintenant avec les serpents !

[…]

– Je suis content que tu aies trouvé ce qui manquait à ta machine. Tu vas pouvoir rentrer chez toi…

– Comment sais-tu !

Je venais justement lui annoncer que, contre toute espérance, j’avais réussi mon travail !

Il ne répondit rien à ma question, mais il ajouta:

– Moi aussi, aujourd’hui, je rentre chez moi…

[…]

– Cette nuit… tu sais… ne viens pas.

– Je ne te quitterai pas.

– J’aurai l’air d’avoir mal… j’aurai un peu l’air de mourir. C’est comme ça. Ne viens pas voir ça, ce n’est pas la peine…

[…]

– Tu comprends. C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C’est trop lourd.

[…]

Et il se tut aussi, parce qu’il pleurait…

– C’est là. Laisse-moi faire un pas tout seul.

Et il s’assit parce qu’il avait peur.

[…]

– Voilà… C’est tout…

Il hésita encore un peu, puis il se releva. Il fit un pas. Moi je ne pouvais pas bouger.

Il n’y eut rien qu’un éclair jaune près de sa cheville. Il demeura un instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas de bruit, à cause du sable. »

Peut-être certains seront-ils scandalisés par ce traitement aux ciseaux du chapitre. Mais quand on enlève, l’enluminage, le rêve, les histoires qu’on raconte pour supporter la réalité de la mort : c’est un suicide.

Des internautes ont tenté de me convaincre

« C’est l’enfance qui cède sa place ! En ce qui concerne la mort du Petit Prince, c’est une métamorphose initiatique. »

Ou

« Ce n’est pas un suicide, mais une transformation. Tel Dante, le petit Prince quitte son corps de chair pour s’élever dans les étoiles. »

Évidemment, si on fuit le réel et on se réfugie dans le mythe, on arrive à écrire que se donner la mort est une transformation. Je rappelle Camus : « mal nommer les objets, c’est ajouter du malheur au monde. »

Je me souviens que les adeptes du temple solaire parlaient aussi en allégorie et en langage transcendantal. Ils pensaient se retrouver sur Sirius.…

Je m’insurge sur le fait de dire que c’est un conte pour enfant.

Quel serait le message de ce conte pour enfant ?

Quand on ne se sent pas bien nulle part, il faut mourir ?

Il y a dans ce livre de la dépression, de la collapsologie avant l’heure et l’odeur de la mort

Rien de ce que je dis n’est absolu. Je ne prétends pas dire la vérité qui n’existe pas d’ailleurs dans cette matière. Je pousse seulement les gens à se questionner, à interroger et non pas à suivre la foule et dire comme cette histoire est belle, poétique et instructive !

Vous apprendrez dans cet article que <Le Petit Prince est le fruit d’un chagrin d’amour>

Un des internautes qui croit aux grandes vertus de ce petit livre a fini notre conversation de réseaux sociaux sur ce petit texte et je lui laisse, bien volontiers, le dernier mot

«  Tout est contenu dans tout: le mal dans le bien, le bien dans le mal, comme le laid dans le beau ou le beau dans le laid. Ainsi, une parole lumineuse peut dissimuler un dessein sombre, de même qu’un langage rustre peut dissimuler une âme pure et belle. L’allégorie n’est qu’une forme ou une apparence pour dissimuler un autre sens que ce qui est immédiatement lu.
Nous ne sommes pas jury littéraire, critique ni censeur. Chacun reçoit une œuvre et l’apprécie au regard de son histoire personnelle, de sa culture, son éducation, ses valeurs ou ses croyances. Ce que vous ressentez ne se juge pas.
Au moins, je constate un point en faveur de l’œuvre: elle ne vous indiffère pas. Elle nous amène d’ailleurs à échanger et partager nos avis ici. Même à travers un ressenti contradictoire, le Petit Prince réunit.
C’est toute la puissance d’une œuvre littéraire au-delà de sa résonance immédiate : que laisse-t-elle dans la culture, quelle empreinte imprime-t-elle dans l’histoire ? Une œuvre qui dépasse les générations, qui séduit petits et grands, qui s’étudie de l’école à l’université reste un marqueur de notre temps, de notre société, de notre pensée.
Ne pas y avoir été sensible ne vous éloigne aucunement d’une quelconque vérité. J’imagine que votre sensibilité s’exprime ailleurs et c’est toute la richesse de la diversité humaine. Peut-être avons-nous une lecture commune qui nous rassemble entièrement ? A l’inverse, peut-être êtes-vous marqué par une œuvre à côté de laquelle je suis passé sans la moindre émotion ?

Quant au marketing littéraire, comment ne pas vous rejoindre ? Tout ce qui peut rapporter de l’argent est source de commerce. Du magnifique à l’abject, de l’utile au futile.
Le marketing nous retient dans la matérialité, ce que le Petit Prince justement nous invite à dépasser. Souvenez-vous : « on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »

<1316>

Mercredi 20 novembre 2019

« Vivre sans lire c’est dangereux, cela t’oblige à croire ce que l’on te dit »
Dans le monde de Mafalda par Quino publié par Glénat

Il faut savoir parfois être court.

Court mais percutant.

Voilà un dessin trouvé sur facebook et qui me semble répondre à cette définition.


Je ne trouve rien à ajouter à la réflexion de Mafalda, cette petite fille qui découvre la vie à travers le talent de Quino qui l’a créé en 1963.

<1311>

Mardi 5 novembre 2019

« La panthère des neiges »
Sylvain Tesson

Ce fut un soir de grâce.
Je vous avais déjà présenté l’extraordinaire 10ème symphonie de Dimitri Chostakovich, écrite après la mort de Staline.

J’en avais parlé après une très belle interprétation à l’auditorium de Lyon avec l’Orchestre National de Lyon, dirigé par un jeune chef de 23 ans, plein de talent. Ce fut le mot du jour du <jeudi 16 mai 2019>

Mais cette fois, le jeudi 31 octobre 2019, cette œuvre fut interprétée par l’orchestre de la radio de Bavière avec un des meilleurs chefs d’orchestre actuels : Mariss Jansons, dans la Philharmonie de Paris.

Un orchestre qui agit comme un seul corps vivant, qui rugit, murmure, éclate, explose, chante, court à l’abime puis se régénère.

On ne se trouve plus dans la même dimension, ce n’est plus une belle interprétation, c’est une offrande, un moment sublime.

Le chef de 76 ans fait peu de gestes, mais à la moindre de ses sollicitations l’orchestre répond immédiatement.

Nul ne saurait, quand il assiste à un tel échange, douter de ce qu’un chef apporte à son orchestre. Il est vrai que Jansons est le directeur musical de l’orchestre de la radio de Bavière depuis 16 ans.

Mais on est souvent malhabile de parler de musique et d’interprétation.

Il vaut mieux écouter.

Or il est possible d’acheter un enregistrement de cette œuvre avec ce chef et cet orchestre.

Il est plus facile de parler d’un livre, parce qu’on peut le citer, plus facilement le décrire.

Or, avant ce concert que Florence a vécu aussi, elle m’a offert un livre de beauté, de quête, de vie et de patience : « La Panthère des neiges » de Sylvain Tesson.

Ce livre vient d’ailleurs d’être couronné du Prix Renaudot.

Oui c’est un livre de grâce, grâce de l’affut, de l’attente.

Sylvain Tesson s’était lié d’amitié avec un photographe, un artiste de la photographie animalière : Vincent Munier.

Le livre commence d’abord dans une forêt française dans laquelle Vincent Munier a entraîné Sylvain Tesson pour observer des blaireaux.

Et à la fin de cette journée Vincent Munier invita Sylvain Tesson par ces mots :

« — Il y a une bête au Tibet que je poursuis depuis six ans, dit Munier. Elle vit sur les plateaux. Il faut de longues approches pour l’apercevoir. J’y retourne cet hiver, je t’emmène.
— Qui est-ce ?
— La panthère des neiges, dit-il.
— Je pensais qu’elle avait disparu, dis-je.
— C’est ce qu’elle fait croire. »

Si vous voulez une présentation de cet animal qui vit dans des contrées sauvages, les dernières que l’homme a encore laissées à la vie sauvage :

https://www.wwf.fr/especes-prioritaires/panthere-des-neiges

Il y a aussi cette <vidéo> de National Geographic :

Et c’est ainsi que Sylvain Tesson, habitué à bouger et à s’agiter, a appris à rester des heures à l’affût, dans le froid des plateaux du Tibet.

« L’affût était une prière. En regardant l’animal, on faisait comme les mystiques : on saluait le souvenir primal. L’art aussi servait à cela : recoller les débris de l’absolu. » (page 57)

Il y a de tout dans ce livre, la beauté, la philosophie, le silence, l’essentiel quand le superflu a disparu.

Il écrit :

« Les panthères des neiges étaient braconnées partout. Raison de plus pour faire le voyage. On se porterait au chevet d’un être blessé. […]

La bête mariait la puissance et la grâce. Les reflets électrisaient son pelage, ses pattes s’élargissaient en soucoupes, la queue surdimensionnée servait de balancier. Elle s’était adaptée pour peupler des endroits invivables et grimper les falaises.

C’était l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre, une vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries » (Page 24)

Et avant la rencontre, le verbe de Sylvain Tesson, poussé par la connaissance de la nature de Vincent Munier, admire le blaireau, s’émerveille devant le loup, s’émeut devant le yack.

Il s’énerve que tant de beaux esprits veulent enfermer le monde dans les nombres et philosophe en citant Eugène Labiche :

« La statistique, madame, est une science moderne et positive. Elle met en lumière les faits les plus obscurs. Ainsi dernièrement, grâce à des recherches laborieuses, nous sommes arrivés à connaître le nombre exact des veuves qui ont passé le Pont-Neuf pendant le cours de l’année 1860 »

Puis rapporte les propos de Munier :

« Un yack est un seigneur, je me fiche qu’il ait dégluti douze fois ce matin ! » (page 41)

Il partage aussi sa découverte que l’homme dans la nature est observé par les bêtes :

« J’ai été regardé et je n’en savais rien. » (page 48)

Quand il se trouve, la nuit, dans la cabane qui constitue leur abri sur le plateau himalayen, il médite sur les proies et les prédateurs :

« Je pensais aux bêtes. Elles se préparaient aux heures de sang et de gel. Dehors, la nuit du chasseur commençait. […] Chacun cherchait sa proie. Les loups, les lynx, les martres allaient lancer les attaques, et la fête barbare durerait jusqu’à l’aube. Le soleil mettrait terme à l’orgie. Les carnassiers chanceux se reposeraient alors, ventre plein, jouissant dans la lumière du résultat de la nuit. Les herbivores reprendraient leurs errances pour arracher quelques touffes à convertir en énergie de fuite. Ils étaient sommés par la nécessité de se tenir tête baissée vers le sol, rasant la pitance, cou ployé sous le fardeau du déterminisme, cortex écrasé contre l’os frontal, incapables d’échapper au programme qui les vouait au sacrifice. » (page 52)

Finalement il va rencontrer la bête étrange, rare et mystérieuse. Il y aura plusieurs apparitions :

La première est décrite par ce moment de grâce :

« Munier la repéra, à cent cinquante mètres de nous, plein sud. […] mais je mis un long moment à la détecter, c’est-à-dire à comprendre ce que je regardais. Cette bête était pourtant quelque chose de simple, de vivant, de massif mais c’était une forme inconnue à moi-même. Or la conscience met du temps à accepter ce qu’elle ne connaît pas. L’œil reçoit l’image de pleine face mais l’esprit refuse d’en convenir.

Elle reposait, couchée au pied d’un ressaut de rochers déjà sombres, dissimulée dans les buissons. Le ruisseau de la gorge serpentait cent mètres plus bas. On serait passé à un pas sans la voir. Ce fut une apparition religieuse. Aujourd’hui, le souvenir de cette vision revêt en moi un caractère sacré » (page 106)

Dans <une présentation> que Gallimard fait de ce livre en s’entretenant avec Sylvain Tesson ce dernier déclare :

« On la connaît peu et mal. Il n’en resterait que cinq mille spécimens dans des zones inaccessibles, du Pamir à l’Himalaya oriental et de l’Altaï au Népal. C’est un animal adapté à la très haute altitude : on a repéré ses traces à 6 000 mètres. Mais l’une des principales raisons pour laquelle elle est peu connue est qu’elle est très difficile à voir : elle possède des capacités de camouflage telles qu’on peut passer à dix mètres d’elle sans la voir. Comme elle est lourde, massive, et s’attaque à des proies très agiles, elle compense sa relative lenteur par ce camouflage qui lui procure l’effet de surprise et de fulgurance indispensable pour chasser. […]

Probablement. Parmi les deux raisons qui m’ont poussé à suivre Vincent Munier, il y a cette recherche de la part animale de soi, dont on s’est beaucoup éloigné. Cet éloignement constitue d’ailleurs notre propre vie, il s’appelle la culture, le langage.

Renouer avec cette part animale, tenter de comprendre à nouveau la nature dans laquelle on se place, était donc la première raison. La deuxième, c’est que Munier me proposait de me comporter dans la nature comme je ne l’avais jamais fait, en pratiquant l’art de l’affût : l’attente, la dissimulation, l’immobilité, le silence. Un art de l’intégration, de la dissolution, quasiment, dans le substrat. Moi qui suis dans l’agitation permanente, je n’avais jamais éprouvé ce genre d’usage du monde. […]

Ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est la capacité d’abnégation absolue face aux souffrances qu’on endure à l’affût. Ce qui ramène à l’idée que l’objectif mental que l’on s’assigne — le nôtre était de voir apparaître l’animal —permet d’oublier tout le reste. […] Je suis là pour l’apparition, et je pense que j’ai éprouvé très rapidement, en attendant la panthère, un sentiment qui relevait du sacré. Ce n’est ni de la pensée magique, ni du chamanisme de bistro, c’est simplement que j’étais très peu habitué à vivre dans les tensions de l’attente et de la patience. J’ai découvert les vertus de la patience, j’ai réalisé qu’entre l’espérance que quelque chose arrive et le moment où cela arrive, il y a un intervalle qui se remplit de pensées insoupçonnées, qui ne viennent jamais lorsqu’on n’attend pas.

L’affût est antimoderne dans la mesure où il nous ramène à tout ce à quoi nos vies modernes, hyperactives, désordonnées, chaotiques, vouées à l’immédiateté, nous arrachent. Il nous oblige à considérer l’hypothèse qu’on peut consacrer beaucoup de temps à attendre quelque chose qui ne viendra peut-être jamais. À l’affût, nous sortons de l’immédiat pour revenir à la possibilité de l’échec même. »

Sylvain Tesson et Vincent Munier étaient les invités de France Inter du <10 octobre 2019>.

Tout seul l’écrivain fut aussi l’hôte de la Grande Table du 25 octobre <Sylvain Tesson : Le face-à-face avec l’animal, c’est la véritable expérience de l’Altérité>

Un livre qui change notre perception du monde, de l’animal et de la nature.

<1301>

Mardi 24 septembre 2019

« Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées.
Nicolas Matthieu, « leurs enfants après eux » page 419

Le roman que j’ai évoqué hier parle beaucoup des hommes meurtris par la fermeture des usines, de leur destin, de leur humiliation et aussi de leur attachement viscéral à la terre qui les a vu naître et grandir.

Le roman se termine par cette belle phrase appliquée au personnage principal du livre, Anthony :

« Cette empreinte que la vallée avait laissée dans sa chair. L’effroyable douceur d’appartenir. »

L’effroyable douceur d’appartenir !

Effroyable parce que le fait de rester prisonnier de cette vallée, de ne pas vouloir la quitter constitue un des termes de leur problème, car pour trouver un emploi, s’en sortir mieux financièrement, il faudrait partir, aller ailleurs.

Mais aussi douceur du lieu qu’ils habitent, qu’ils connaissent et qui les rassurent.

Mais ce que je veux surtout partager aujourd’hui c’est une belle analyse qui se trouve à la fin du livre page 419 (le livre en compte 426) dans lequel Nicolas Matthieu parle des femmes, c’est-à-dire des conjointes et des mères de ces hommes qui se lamentent, qui boivent, sont déprimés quelquefois violents.

Cela correspond aussi à mon expérience de mon pays natal.

Bien sûr, il y a toujours des exceptions et des hommes qui assurent et font face avec courage, détermination et lucidité aux épreuves de la vie.

Mais bien plus souvent ce sont les conjointes et mères qui constituent seules ou quasi seules, ce port d’attache qui dans les épreuves assurent l’essentiel, alors que souvent elles sont encore plus malmenées par la vie.

Je trouve ce moment du livre très fort et touchant :

« Le père était mort.

Quant à sa mère, elle refaisait sa vie. Elle voyait des types.

Elle avait les cheveux auburn maintenant, coiffés en pétard.

Elle serait à la retraite dans quinze ans, si le gouvernement ne pondait pas une connerie d’ici là.

C’était loin encore. Elle comptait les jours. Le week-end, elle voyait sa sœur. Elle rendait visite à des copines. C’était fou le nombre de femmes seules qui voulaient profiter de la vie. Elles faisaient des balades, s’inscrivaient à des voyages organisés.

C’est ainsi qu’on voyait des bus parcourir l’Alsace et la Forêt Noire, gorgés de célibataires, de veuves, de bonnes femmes abandonnées. Elles se marraient désormais entre elles, gueuletonnaient au forfait dans des auberges avec poutres apparentes, menu tout compris, fromage et café gourmand. Elles visitaient des châteaux et des villages typiques, organisaient des soirées Karaoké et des cagnottes pour aller aux Baléares.

Dans leur vie, les enfants, les bonhommes n’auraient été qu’un épisode. Premières de leur sorte, elles s’offraient une escapade hors des servitudes millénaires. Et ces amazones en pantacourt, modestes, rieuses, avec leurs coquetteries restreintes, leurs cheveux teints, leur cul qu’elles trouvaient trop gros et leur désir de profiter, parce que la vie, au fond était trop courte, ces filles de prolo, ces gamines grandies en écoutant les yéyés et qui avaieint massivement accédé à l’emploi salarié, s’en payaient une bonne tranche après une vie de mouron et de bouts de chandelle. Toutes ou presque avaient connu des grossesses multiples, des époux licenciés, dépressifs, des violents, des machos, des chômeurs, des humiliés compulsifs.

A table, au bistrot, au lit, avec leurs têtes d’enterrement, leurs grosses mains, leurs cœurs broyés, ces hommes avaient emmerdé le monde des années durant. Inconsolables depuis que leurs fameuses usines avaient fermé, que les hauts fourneaux s’étaient tus. Même les gentils, les pères attentionnés, les bon gars, les silencieux, les soumis. Tous ces mecs, ou à peu près, étaient partis par le fond. Les fils aussi, en règle générale, avaient mal tourné, à faire n’importe quoi, et causé bien du souci, avant de trouver une raison de se ranger, une fille bien souvent. Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées.

Et les choses, finalement, avaient repris un cours admissible, après le grand creux de la crise. Encore que la crise, ce n’était plus un moment. C’était une position dans l’ordre des choses. Un destin. Le leur. »

Cette analyse me rappelle un mot du jour de 2016 que j’avais consacré à l’intellectuelle américaine Nancy Fraser qui dans le cadre d’une réflexion historique et plus conceptuelle évoquait ce rôle des femmes qui en le disant simplement agissent pour que la famille continue à tenir ensemble et chacun à tenir debout.

Je vous invite à relire ce mot du jour : « Les contradictions sociales du capitalisme contemporain »

<1275>

Lundi 23 septembre 2019

« J’ai eu l’impression d’assister en direct à la chute de la classe ouvrière »
Nicolas Matthieu

Les vacances constituent un moment privilégié pour lire des livres, c’est ce que j’ai fait.

Je ne lis quasi jamais le prix Goncourt de l’année, tant il est vrai que cette récompense me parait, avant tout, une opération marketing dans laquelle les manœuvres des maisons d’édition dans les salons parisiens constituent le principal moteur.

Je n’ai fait que deux exceptions.

La première fut, lors de ma longue hospitalisation en 2011, « L’Art français de la guerre » d’Alexis Jenni. Il y avait des circonstances particulières. Parmi celles-ci il y avait le fait que j’ai rencontré Alexis Jenni à plusieurs reprises parce qu’il était le professeur de biologie de mon fils Alexis au Lycée Saint Marc de Lyon. Une autre raison « plus intellectuelle » était que le sujet abordé m’intéressait particulièrement, à savoir les traumatismes français des guerres coloniales perdues en Indochine et en Algérie ainsi que les conséquences dans la société française, de ces évènements.

La seconde a eu lieu lors de ces vacances, j’ai lu le prix Goncourt 2018. « Leurs enfants après eux » de Nicolas Matthieu.

Ce roman est encore un récit des conséquences sur la société française d’un traumatisme : la désindustrialisation de régions françaises dans lesquelles la société s’était construite dans ses valeurs, dans son organisation, dans sa socialisation, autour de ces industries.

Nicolas Matthieu est né en 1978 en Lorraine, dans le département des Vosges, à Épinal.

Il a commencé à faire des études d’histoire et de cinéma puis a exercé une multitude de métiers : scénariste, stagiaire dans l’audiovisuel, rédacteur dans une société de reporting, professeur à domicile, contractuel à la Mairie de Paris….

Et puis, il a commencé à écrire.

En 2014, il a publié son premier roman, « Aux animaux la guerre » qui avait déjà reçu un certain nombre de prix littéraire, moins prestigieux que le Prix Goncourt.

Ce premier roman se passait déjà dans sa région natale et concernait les conséquences sur les salariés et leurs familles de la fermeture d’une usine, dans un lieu sinistré économiquement.

Ce roman a été adapté dans une série télévisée française en six épisodes de 52 minutes, diffusée du 15 au 29 novembre 2018 sur France 3. Nicolas Mathieu avait participé à l’adaptation de son roman pour cette série ayant un titre homonyme : « Aux animaux la guerre ».

Mon premier contact avec cet auteur et le livre qui fait l’objet du mot du jour, a été lors de son entretien sur France Inter le 8 novembre 2018 : « J’ai eu l’impression d’assister en direct à la chute de la classe ouvrière »

Il parlait d’un monde que je connaissais et qui m’était familier : celui de familles qui ont vécu (mal vécu) la fin du monde industriel dans lequel ils connaissaient les règles, leur place, leur environnement et maîtrisaient les liens sociaux.

Dans cet entretien, il dit :

« Je suis né dans ces régions-là. Mon père était ouvrier. J’ai assisté aux plans sociaux. J’ai eu l’impression d’assister en direct à la chute de la classe ouvrière. »

Mais son livre s’intéresse surtout aux enfants des ouvriers qui ont connu cette rupture.

Le lendemain, il a été l’invité d’Olivia Gesbert dans « la Grande Table du 9 novembre ». Il a eu cette autre réflexion :

« Ce qui est décrit dans le roman, c’est une petite vallée où un monde est en train de s’achever. […] [Mais] ce n’est jamais la fin du monde à la fin d’un monde, c’est toujours l’émergence de quelque chose de nouveau.  »

Après ces deux émissions, j’ai décidé d’acheter et de lire ce Prix Goncourt là.

Son roman se passe dans une vallée perdue quelque part dans une ville de l’Est avec des hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, de rouille, de chômage et dans laquelle se trouve un lac.

Il donne un nom imaginaire à cette ville : « Heillange » dans la « vallée de la Hennenote » en Moselle. Mais tout le monde reconnait dans cette ville imaginaire la ville réelle de Hayange et la vallée de la Fensch.

Dans ma Lorraine et Moselle natale, il y avait deux bassins d’emplois miniers : celui du charbon autour des villes de Forbach et de Freyming-Merlebach et celui du fer dont parle Nicolas Matthieu et dont Hayange est un exemple. Ces deux bassins industriels ont été touchés de la même manière par la fermeture brutale des usines qui structuraient la vie sociale, économique et simplement la vie des gens qui y demeuraient.

Le titre est tiré d’une citation que l’auteur a mise en exergue du roman :

« Il en est dont il n’y a plus de souvenir,
Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé ;
Ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés,
Et, de même, leurs enfants après eux. »

Et il donne la source de la citation : Siracide ; 44,9.

Il s’agit, en fait, d’un livre apocryphe de l’Ancien Testament, « le livre de Jésus, fils de Sirach » qu’on nomme aussi « Siracide », « l’Ecclésiastique » ou encore « La Sagesse de Ben Sira, »

Comme le décrit cet exergue, ces gens ont vécu ce traumatisme comme une négation de leur existence, touchés dans leur chair et leur esprit avec ce sentiment qu’ils ne servaient à rien.

Comme je l’ai écrit et le titre le suggère, le roman parle surtout des enfants de ces gens.

Le livre s’articule en quatre moments chronologiques : 1992, 1994, 1996, 1998

Il est question d’adolescents : Anthony, « son cousin » qui ne sera jamais désigné autrement et Hacine qui habite un autre quartier de la ville et qui est d’origine maghrébine. On apprendra plus tard que les pères d’Anthony et Hacine travaillaient ensemble à l’usine.

Les garçons sont attirés par les filles et par l’appel de la libido. Deux filles joueront aussi un grand rôle dans le roman : Steph et sa copine Clem qui elles aussi sont dans le désir et la découverte des relations sexuelles mais issues d’un milieu social plus élevé. Il y a d’autres personnages qui tissent des liens d’attirance, de domination, de méfiance et d’affrontement. Il est aussi beaucoup question d’ennui.

Au cœur de l’histoire, il y a l’affrontement d’Anthony et d’Hacine et de leurs familles autour d’une histoire de moto volé puis détruite.

Mais c’est bien la situation sociale provoquée par la fermeture des hauts fourneaux qui trace le ressort du désœuvrement, de l’amertume et des frustrations des personnages qui cohabitent, s’affrontent et se détruisent.

C’est un roman fort et qui permet de percevoir ce que produit ce moment de rupture quand le travail à l’usine s’est arrêté.

C’est un roman à lire, pour comprendre au-delà des chiffres et des statistiques la réalité de la vie et des ressentis des gens touchés par ces évènements.

<Le Masque et la Plume> l’avait aussi chaudement recommandé.

Toutefois, dans cette émission Patricia Martin a cette réserve :

« On se retrouve face à des adolescents d’un autre siècle car c’était avant le portable…

Ce livre, à la fois montre l’explosion de l’adolescence et il est en même temps une restitution très précise d’un monde.

Le seul bémol c’est que selon moi un roman doit avoir un effet hypnotique, ce doit être un lieu de plaisir, une niche… là j’ai eu du mal à dépasser les 70 premières pages. Il y a vraiment des longueurs…

Je dirais aussi que les dialogues entre les adolescents ne m’ont pas du tout emballé, ça ne fonctionne pas du tout selon moi. »

Je la cite parce que j’ai aussi eu le sentiment que la langue et l’écriture n’était pas le point fort de cet ouvrage.

Je n’ai pas été subjugué comme par exemple lors de la lecture du livre d’Arundhati Roy « Le Dieu des Petits Riens »

Nicolas Matthieu écrit et dit cependant des choses très intéressantes comme lors de cette émission de <Répliques> dans laquelle il était invité avec Maria Pourchet auteure de « Toutes les femmes sauf une » qui raconte le combat des femmes, de génération en génération, dans un monde qui les respecte peu et où elles sont assignées à la maternité.

<1274>

Mercredi 22 mai 2019

« Si bien que s’il existe une éthique en tant qu’être humain.C’est d’être digne de ce don sublime d’être vivant. »
Alain Damasio

Le 13 mai 2019, Michelle a écrit à Annie et à moi un courriel, dans lequel, sans autre précision elle a écrit :

«J’ai envie de partager ce texte d’Alain Damasio.
Bel aujourd’hui »

Voici ce texte :

« Celle qui bruisse

Le vivant n’est pas une propriété, un bien qu’on pourrait acquérir ou protéger.
C’est un milieu, c’est un chant qui nous traverse dans lequel nous sommes immergés, fondus ou électrisés.
Si bien que s’il existe une éthique en tant qu’être humain.
C’est d’être digne de ce don sublime d’être vivant.
Et d’en incarner, d’en déployer autant que faire se peut les puissances.
Qu’est-ce qu’une puissance ?
Une puissance de vie !
C’est le volume de liens, de relations qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte.
Ou encore c’est la gamme chromatique des affects dont nous sommes capables
Vivre revient alors à accroitre notre capacité à être affecté.
Donc notre spectre ou notre amplitude à être touché, changé, ému.
Contracter une sensation, contempler, habiter un instant ou un lieu.
Ce sont des liens élus.

A l’inverse, faire face à des stimulus et y répondre sans cesse pollue notre disponibilité.
L’économie de l’attention ne nous affecte pas, elle nous infecte.
Elle encrasse ces filtres subtils sans lesquels il n’est pas de discrimination saine entre les liens qui libèrent et ceux qui aliènent.
Nos puissances de vivre relèvent d’un art du lien qui est déjà en soi une politique.
Celle de l’écoute et de l’accueil, de l’hospitalité au neuf qui surgit
Si bien qu’il devient crucial d’aller à la rencontre.
A la rencontre aussi bien d’un enfant, d’un groupe, d’une femme que de choses plus étranges…
Comme rencontrer une musique qui trouble, un livre intranquille, un chat qui ne s’apprivoise pas, une falaise.
Côtoyer un arbousier en novembre.
Epouser la logique d’une machine.
Rencontrer une lumière, la mer, un jeu vidéo, une heure de la journée, la neige.
Faire terreau pour que les liens vivent.
Des liens amicaux ou amoureux.
Collectifs et communautaires bien sûr.

Mais au-delà, et avec plus d’attention encore, les liens avec le dehors, le pas de chez nous.
L’autre soi !
Avec l’étranger d’où qu’il vienne.
Et plus loin encore, hors de l’humain qui nous rassure, les liens avec la forêt, le maquis, la terre,
avec le végétal comme avec l’animal, les autres espèces et les autres formes de vie.

Se composer avec, les accepter, nouer avec elles, s’emberlificoter.
C’est un alliage et c’est une alliance.
Peut-être n’est-il qu’une seule révolte au fond : contre les parties mortes en nous.
Cette mort active dans nos perceptions saturées de pensées qu’on mécanise.
Nos sensations éteintes.
Être du vif.
Relever du vif.

Devenir moins celui qui brûle que celle qui bruisse
Amener au point de fusion et de puissance
Pour en offrir l’incandescence à ceux qu’on aime. »

<Alain Damasio> est né le 1er août 1969 à Lyon. C’est un écrivain de science-fiction.

Je ne le connaissais pas, avant de faire des recherches sur lui, après le message de Michelle.

Il est connu pour son ouvrage <La Horde du Contrevent>, qui remporte le grand prix de l’Imaginaire en 2006.

Il vient de publier un nouveau roman « Les furtifs», c’est la raison pour laquelle Augustin Trapenard l’a invité dans son émission <Boomerang du 13 mai 2019>.

Augustin Trapenard présente ce dernier opus ainsi :

«  Un roman plus ambitieux que jamais, « Les furtifs ». À travers le portrait futuriste et glaçant d’une société régie par la finance, l’hyper connexion, et l’auto aliénation c’est d’aujourd’hui qu’il nous parle. […] il dresse le portrait d’une société dans laquelle la finance et la technologie ont pris le pas sur l’humain et le vivant. »

Il parle bien sûr de son livre qui décrit un monde dans lequel la finance achète tout et où les humains sont enfermés dans les traces qu’ils laissent sur la toile. Il a inventé un concept : «Le techno-cocon» et il ajoute que le techno-cocon est une prison. La technique numérique nous entoure comme un cocon qui nous capture.

Il imagine aussi que nos grandes villes qui sont endettées font faillite et sont rachetées par des multinationales. Ainsi Nestlé a fait de Lyon NestLyon, Paris est devenu Paris-LVMH, et Orange, la ville où débute l’histoire, s’appelle toujours Orange… parce que l’opérateur téléphonique l’a rachetée.

Dans ces « villes libérées », l’impôt, « optionnel », permet d’acquérir des niveaux de citoyenneté : standard, premium ou privilège. Certaines avenues, certains parcs sont réservés aux citoyens privilège. La consommation et la publicité sont partout ; les individus, connectés, « bagués » comme des pigeons et traçables en permanence. Ceux qui sortent des rails voient leur note personnelle dégradée, ou un drone les taser. Les milices privées pourchassent l’enseignement gratuit des « proferrants », au motif qu’il viole le droit commercial.

Vous pouvez aussi lire <cet article> sur le livre les Furtifs et écouter cette autre émission de France Culture : <La Méthode scientifique du 18/04/2019>.

Et à la fin de l’émission, Augustin Trapenard offre une carte blanche de 3 minutes à Alain Damasio qui remplit ce temps par ce texte qu’il lit, texte inédit qu’a envoyé Michelle pour que nous puissions le partager

J’ai choisi comme exergue de ce mot du jour l’extrait suivant :

« Si bien que s’il existe une éthique en tant qu’être humain.
C’est d’être digne de ce don sublime d’être vivant. »

Mais j’ai beaucoup hésité.

Que pensez-vous de ?

« Vivre revient alors à accroitre notre capacité à être affecté.
Donc notre spectre ou notre amplitude à être touché, changé, ému. »

Ou encore :

« L’économie de l’attention ne nous affecte pas, elle nous infecte.
Elle encrasse ces filtres subtils sans lesquels il n’est pas de discrimination saine entre les liens qui libèrent et ceux qui aliènent. »

Et cette fin remarquable :

« Devenir moins celui qui brûle que celle qui bruisse
Amener au point de fusion et de puissance
Pour en offrir l’incandescence à ceux qu’on aime. »

Merci à Alain Damasio pour ce texte incandescent.

Merci à Michelle pour ce partage.

<1240>

Vendredi 17 mai 2019

« Attale, La Tante Bouchère »
Marie-Françoise Seyler

Les vacances sont, au moins pour moi, un moment privilégié pour lire.

Et parmi ces lectures, il y eut d’abord « Attale, La Tante Bouchère ».

J’ai déjà parlé de notre amie Françoise lors du <mot du jour du 22 octobre 2018>.

Car nous l’appelions Françoise, alors que son prénom de l’état civil était Marie-Françoise. Nous savons qu’à cette époque les parents aimaient particulièrement donner le prénom Marie, parfois en y ajoutant un autre prénom pour permettre de distinguer entre toutes les Marie.

Nous avons, Annie et moi, eu la grâce de la compter parmi nos amis.

Nous avons aussi eu la grâce de lui dire « Adieu » avant qu’elle ne quitte la communauté des vivants. Car nous savions alors, elle comme nous, que nous ne nous reverrions pas vivants.

Mais elle avait écrit un dernier roman, avant de poser la plume, d’arrêter de gambader, se coucher et ne plus se relever.

Ce livre est un petit bijou.

Il raconte la vie d’une jeune orpheline qui devient femme dans le monde rural autour et pendant la seconde guerre mondiale. Dans cette région que je connais bien puisque c’est là où je suis né.

Mais je n’ai pas cette connaissance intime de la ruralité, des choses de la terre et des plantes qu’avait Françoise.

Dans une langue simple mais précise, elle décrit les combats de cette jeune fille, protestante au milieu d’un village catholique, femme dans un monde d’hommes, dans un monde en ébullition et très dur. S’il existe de précieux moments d’empathie, ils sont rares.

Très rapidement, elle perd sa mère et son père ne supporte pas d’être seul. Peu à peu, Attale se rend compte qu’elle ne peut plus faire confiance et elle devient encore plus solitaire. Mais elle garde tout au long de sa vie, malgré les vents contraires, une force intérieure et une liberté qui irradie le roman.

J’ai lu avec gratitude ce dernier cadeau de Françoise.

Martine après l’avoir lu, m’a fait ce retour :

« Je viens de finir la lecture de ce beau roman qui relate le parcours de cette femme célibataire, Attale , courageuse qui affronte sa vie difficile mais à laquelle elle tient tellement !
C’est une femme qui sert encore d’exemple  aujourd’hui, persévérante et bouleversante avec ce vécu gravé dans sa chair mais qui ne l’empêchera jamais d’avancer. »

Monique qui l’a lu également a eu ces mots :

« Il m’a rappelé entre autre, bien des souvenirs que nous a racontés Pauline ma belle maman, lors de l’évacuation en Charente ….
Puis le retour en Lorraine qui fut très décevant… habitat saccagé … vols … Il fallait tout refaire …
Enfin il n’y a pas que ça dans le roman … les souffrances psychologiques d’Attale avec ce père …abuseur … mais aussi taiseux …
Puis  la perte de Zac son ami… Un très beau livre qui touche le fond du cœur. »

C’est un roman du terroir, un roman de vie et de combat écrit par une écrivaine qui nous parle de choses qu’elle connaît, qu’elle a vécu et compris.


Je dirai simplement : Merci Françoise.

<1237>

Vendredi 26 avril 2019

« L’écriture donne du sens à l’incohérence  »
Boris Cyrulnik

Vendredi j’avais évoqué un livre de Boris Cyrulnik publié en 2004 : « Parler d’amour au bord du gouffre » pour en tirer une histoire qu’il a racontée et arriver à ce désir : « Avoir une cathédrale dans la tête ».

Ce neuropsychiatre qui a vécu des traumatismes terribles dans son enfance et qui en a tiré l’expérience de la résilience vient d’écrire un nouveau livre au titre étrange et merveilleusement beau : « La nuit, j’écrirai des soleils » où il parle du besoin d’écrire pour surmonter les traumatismes, les crises, les difficultés. C’est un livre qui lie la résilience et la littérature.

Je l’ai d’abord entendu parler ce livre parce qu’il avait été l’invité d’Ali Badou <le 12 avril 2019>.

Il avait notamment révélé lors de cette émission

« Nous avons constaté que parmi les créatifs, il y avait un nombre anormalement élevé d’orphelins. Nous nous sommes demandés quel rapport il pouvait y avoir entre l’orphelinage et la créativité dans toutes ses formes. Parce que probablement, l’identité n’est plus contrainte. Comme disait Jean-Paul Sartre, ‘n’ayant pas eu de père, j’avais toutes les libertés’, donc c’est une nouvelle manière de poser le problème psychologique après un trauma »

Et j’ai lu son entretien au magazine du journal le Progrès : « Fémina » dont j’ai aimé particulièrement le titre que j’ai repris comme exergue de ce mot du jour : « L’écriture donne du sens à l’incohérence »

J’ai aimé ce titre, je crois que je comprends intimement sa réalité. Pour Boris Cyrulnik partager sa souffrance ne suffit pas à diminuer l’impact de la blessure, il faut aussi en devenir acteur. Ce que permet l’écriture.

Boris Cyrulnik dit par exemple :

« Donald Winnicott nous a appris qu’un enfant qui ne sait pas parler peut trouver dans le dessin la force de dire ce qu’il ne peut exprimer. La recherche a montré depuis que beaucoup d’enfants en difficulté déployaient à l’âge scolaire une véritable fièvre de l’écriture. En m’intéressant à l’origine du besoin d’écrire, j’ai découvert que sur les trente-cinq écrivains les plus célèbres du xixe siècle, dix-sept sont des orphelins ou des enfants abandonnés. Prenons aussi l’exemple des soldats engagés dans un conflit armé. Ceux qui peuvent écrire ce qu’ils ont vécu présentent peu de syndromes post-traumatiques de retour chez eux au regard de ceux qui n’ont pu en parler ou s’exprimer. »

Grâce aux techniques modernes de la neuro-imagerie, il est possible aujourd’hui de voir la réaction et l’évolution d’un cerveau. Et cela permet notamment d’examiner le cerveau de ceux qui ont subi des chocs affectifs ou des traumatismes :

« La neuro-imagerie révèle de graves lésions cérébrales chez les bébés en carence affective et sensorielle. Elle montre aussi que, dès qu’ils sont en contact avec une famille d’accueil aimante, les circuits neuronaux sont à nouveau « réchauffés », mais que ce n’est pas suffisant. Ces enfants-là gardent la trace de la privation passée et acquièrent une grande vulnérabilité neuro-émotionnelle qui les expose à la dépression, au passage à l’acte (suicide, délinquance) ou bien à une forme intense de rêverie qui les coupe du réel. Ceux qui retrouvent goût à l’existence sont ceux qui parviennent à faire « quelque chose » de leur malheur passé. Cela s’explique très bien sur le plan cérébral. Les neurones préfrontaux – qui ont pour fonction d’anticiper un scénario et de freiner les réactions de l’amygdale rhinencéphalique, socle neurologique des émotions insupportables – sont alors stimulés. Ils peuvent à nouveau jouer leur rôle de régulation émotionnelle. »

Et c’est là qu’intervient l’écriture :

« Elle permet d’échapper à l’horreur du réel qui fait disjoncter le cerveau, de ne pas rester prisonnier du contexte et de ne pas tomber dans la jouissance immédiate que procure, par exemple, la drogue. En sublimant la souffrance, en la transformant en œuvre d’art, l’écriture donne du sens à l’incohérence, au chaos, comble le gouffre de la perte (dans le cas de la mort d’un enfant, par exemple, comme chez Victor Hugo) et crée un sentiment d’existence. De simple témoin impuissant, l’auteur devient créateur de ce qu’il raconte. »

Il explique savamment ce que mon intuition m’a fait découvrir : la force de l’écrit par rapport à la parole :

« Quand un mot parlé est une interaction avec un interlocuteur réel qui réagit à notre discours et l’influence (soupirs, mimiques, relances…), le mot écrit nous fait plonger dans l’imagination et l’introspection puisque nous nous adressons à un ami invisible.

La poésie et la musique des mots, leur résonance affective, cassent aussi le langage logique et mettent en place une langue irrationnelle, qui dit la vérité du monde le plus intime.

Les mots écrits possèdent enfin un pouvoir de mise à distance et de « métabolisation » plus important. Ce n’est pas l’acte de parler qui apaise, c’est le travail de recherche des mots, des images, l’agencement des idées, qui entraîne à la régulation des émotions. Cela explique pourquoi ceux qui souffrent peuvent écrire des poèmes, des chansons, des essais, des romans où ils expriment leurs souffrances alors qu’ils sont incapables d’en parler en face à face. »

Il explique le sens de ce titre énigmatique : «  La nuit, j’écrirai des soleils ? »

C’est dans le noir que l’on espère la lumière, c’est dans la nuit que l’on écrit des soleils… Jean Genet commettait des vols pour aller en prison et se contraindre à écrire. Rimbaud s’isolait dans les latrines. Eux qui avaient tant besoin d’affection s’en privaient volontairement pour stimuler leur créativité ! L’écriture opère comme une sorte de phénomène compensatoire, comme les enfants aveugles qui développent leur ouïe. Quand il y a déficit de perceptions, l’imagination flambe et empêche l’agonie psychique. Fort heureusement, de nombreux auteurs (Pierre de Ronsard, Jacques Prévert…) parviennent à écrire lorsqu’ils sont heureux. Il ne s’agit alors plus de combler un manque mais de jouer avec les mots, les idées, les représentations. Quel plaisir pour le lecteur !

Il rappelle aussi son enfance meurtrie et la relation particulière qu’il a développé avec l’écriture :

« [L’écriture] m’a sauvé en me permettant de sortir du silence et de me réapproprier mon histoire. Ayant échappé de justesse à une rafle à 6 ans, pendant la guerre, on m’a dit que j’allais mourir si je parlais.

A la Libération, on ne m’a pas cru, on m’a fait taire, on m’a expliqué que mes parents avaient dû commettre de grands crimes pour être déportés et subir de telles souffrances et, même, on a ri de mon trauma.

Puisque je ne pouvais m’exprimer, je me suis réfugié dans la rêverie et la lecture. Pendant quarante ans, ma vie a été muette, jusqu’au moment où je me suis décidé à écrire… En achevant cet essai, je ne vois plus mon enfance de la même manière. Je me suis plongé dans les archives, je suis retourné sur les lieux qui m’ont marqué, j’ai échangé avec d’autres personnes… J’ai aujourd’hui l’impression de l’enfance d’un autre, intéressante et détachée. Le travail de l’écriture a modifié ma mémoire. Je ne suis plus traumatisé en la racontant. Et je ressens toujours un profond bonheur quand mon récit résonne pour le lecteur : « Cela me fait penser à moi. »

Et il finit son entretien par cet appel à trouver son moyen d’expression, car tout le monde n’est pas capable d’écrire. Il en cite de nombreux : la musique, la peinture, la danse, le théâtre, la vidéo, le slam, la bande dessinée, l’engagement associatif, une cause humanitaire….

Une « création » qui donne sens.

Je vous conseille, si vous ne l’avez pas encore vu, de regarder ce bel et profond entretien qu’il accorde à François Busnel dans « La Grande Librairie » du 11 avril 2019. Il parle de son enfance fracassée, des grands auteurs qui on tous vécu un traumatisme, des étapes de la résilience. Il parvient à faire se rejoindre la science et la poésie.

<1232>

Vendredi 15 mars 2019

«Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée que l’on est vulnérable.»
Delphine Vigan

Quand on y réfléchit, on dit bien souvent « merci » dans une journée.

Merci de me tenir la porte, merci de m’apporter quelque chose, merci de me rendre de la monnaie.
On le dit par savoir vivre et ce qui n’est pas rien. La vie sociale en a besoin.
Quelquefois c’est presque mécanique, comme un réflexe, sans y penser.

Mais la « gratitude », c’est autre chose.

On utilise bien plus le mot « ingratitude », ce qui signifie que la gratitude que nous voudrions attendre, que nous souhaiterions, n’est pas la réponse que nous recevons ou percevons.

On utilise plus souvent le mot « reconnaissant », je vous suis reconnaissant. D’ailleurs, pour définir « gratitude » les dictionnaires utilisent fréquemment le mot reconnaissance.

Ainsi le Larousse définit « gratitude » par « Reconnaissance pour un service, pour un bienfait reçu. ».

Il me semble que « gratitude » est plus intense que « reconnaissance », va plus loin dans l’intime : « rendre grâce », elle paraît d’essence spirituelle.

Michka est une vieille dame, qui vit désormais dans un Ehpad. Elle était dans sa jeunesse journaliste et correctrice. Mais maintenant elle perd le sens des paroles et des mots, le terme savant est «aphasie». Pourtant elle se souvient de son enfance où des personnes bienveillantes l’ont sauvé des gens qui voulaient lui faire du mal, parce qu’elle était juive. Elle n’a pas encore exprimé sa gratitude à leur égard et elle voudrait le faire.

Marie vient régulièrement rendre visite à Michka pour lui exprimer sa gratitude. Quand elle était enfant, la maman de Marie ne s’occupait pas beaucoup d’elle, alors la petite fille venait frapper à la porte de sa voisine en quête d’affection et d’échanges. Et quand jeune femme, Marie est tombée malade, c’est aussi Michka qui venait la voir.

Et puis, il y a encore un troisième personnage, Jérôme, l’orthophoniste de l’Ehpad qui s’occupe de Michka et s’est attachée à elle. Lui voudrait exprimer sa gratitude à tous ses patients qui lui ont beaucoup apporté.

Jérôme dit :

« Je suis orthophoniste. Je travaille avec les mots et avec le silence. Les non-dits. Je travaille avec la honte, le secret, les regrets. Je travaille avec l’absence, les souvenirs disparus, et ceux qui ressurgissent, au détour d’un prénom, d’une image, d’un mot. Je travaille avec les douleurs d’hier et celles d’aujourd’hui. Les confidences.

Et la peur de mourir. Cela fait partie de mon métier.

Mais ce qui continue de m’étonner, ce qui me sidère même, ce qui encore aujourd’hui, après plus de dix ans de pratique, me coupe parfois littéralement le souffle, c’est la pérennité des douleurs d’enfance. Une empreinte ardente, incandescente, malgré les années. Qui ne s’efface pas. »

C’est la trame du dernier roman de Delphine de Vigan : « Les gratitudes » dans lequel Michka dit simplement :

« C’est ça qui change tout, tu sais, Marie. C’est d’avoir peur pour quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre que soi. »

Delphine de Vigan était l’invitée de <La matinale de France Inter du 11 mars 2019>

Vous pouvez aussi retrouver des vidéos de cette émission sur <cette page>

Elle a dit des choses qui m’ont beaucoup touché.

« La gratitude, selon sa définition étymologique, c’est rendre grâce. Pour moi il y a effectivement cette notion de dette, mais aussi cette notion de partage. Dire à quelqu’un ‘voilà ce que tu m’as permis de faire’, c’est une façon de partager ce moment, cette joie, ce bonheur. »

« Un concept parfois très éloigné de nos sociétés, alors que paradoxalement, « merci est un des mots qu’on emploie le plus souvent » dans une journée, pour tout et n’importe quoi. « D’une manière générale on a plus de mal à nommer les choses, on est dans une méfiance, une suspicion sur les sentiments qui nous habitent. Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée qu’on a besoin de l’autre. Dans une société comme la nôtre, c’est compliqué de dire à l’autre ‘sans toi je ne serai rien’. »

« Exprimer sa gratitude, c’est accepter l’idée que l’on est vulnérable »

Elle parle aussi de la vieillesse

« Ce qui m’intéresse, c’est d’approcher la vieillesse par le langage. Mon personnage a travaillé avec les mots, pour elle cette perte est encore plus douloureuse. À la maison de retraite, tout est petit [un petit goûter, une petite sortie, une petite toilette…], c’est un univers très codifié, très contraint. Ce qui m’intéressait, c’est la manière dont la perte d’autonomie rétrécit l’univers. Vieillir, c’est apprendre à perdre.»

Elle fait dire à Michka :

« Pourquoi dites-vous ‘les personnes âgées’ ? Vous devriez dire ‘les vieux’. C’est bien ‘les vieux’. Ça a le mérite d’être fier. Vous dites bien ‘les jeunes’, non ? Vous ne dites pas les ‘personnes jeunes’ ? »

Et en évoquant son propre destin, elle analyse le rapport aujourd’hui d’une société qui va de plus en plus vite avec les vieux :

« D’autant que là encore, notre société a du mal à savoir que faire face à la vieillesse. C’est sans doute ma propre peur de la vieillesse qui nourrit ce livre : il suffit de regarder ces derniers mois comment on prend en charge la grande vieillesse aujourd’hui dans nos sociétés. On vit très vieux et en même temps on vit dans un monde où ne pas être rentable pose un très gros problème. Si j’étais très vieille ce qui me hanterait le plus c’est d’être un poids pour la société. »

Après cette émission, une auditrice a écrit à la médiatrice de France Inter :

« Je viens d’écouter l’émission avec Delphine De Vigan. Merci pour ces échanges, merci de permettre l’expression de l’humanité à la radio, aux auditeurs de s’exprimer. Quels témoignages touchants dans cette actualité si dure. Merci à Delphine De Vigan d’écrire ce qu’elle sait si bien dire. Un moment de douceur en ce début de semaine. »

<Clara Dupont-Monod parle aussi avec bonheur de ce livre>

Si nous y réfléchissons bien, nous avons aussi certainement encore de nombreuses gratitudes à exprimer autour de nous.

<1213>