Les lecteurs de « Sapiens » de Yuval Harari ne seront pas surpris par le contenu de ce mot du jour.
Toutefois si on peut classer Harari dans la catégorie des vulgarisateurs ou des « compilateurs » de la science et de la recherche réalisés par d’autres, tel n’est pas le cas de Franz de Waal qui est un primatologue et éthologue néerlandais. Lui est un spécialiste qui travaille depuis de très longues années sur les animaux. Il travaille particulièrement sur l’empathie des animaux.
Je l’ai découvert lorsqu’il avait été invité par Patrick Cohen <en octobre 2016>, pour parler de son dernier ouvrage : <Sommes nous trop bête pour comprendre l’intelligence des animaux ?>
Il enseigne et exerce ses recherches dans l’université d’Atlanta aux Etats-Unis. C’est un scientifique passionnant et très sérieux même s’il est un peu provocateur, mais c’est pour mieux expliquer le fruit de ses recherches.
Déjà les titres de ses ouvrages précédents constituent un programme : « La Politique du chimpanzé », « De la réconciliation chez les primates » et « Le Singe en nous ».
A Patrick Cohen, il a tenu à peu près ce langage :
« Chaque semaine on trouve de nouvelles choses sur l’intelligence des animaux. Pas seulement sur les grands singes, moi je travaille avec les chimpanzés et les bonobos essentiellement, mais aussi sur les oiseaux les poissons, les rats , les chiens, les dauphins. »
Et quand Patrick Cohen lui demande un exemple précis dont il peut faire le récit, il raconte l’histoire suivante :
« Nous avons fait une expérience avec deux singes à qui on demandait de faire un travail, le premier on le récompensait avec des grains de raisin, le second avec des bouts de concombre. Il est très clair qu’un singe aime beaucoup plus les grains de raisin que le concombre. Au bout d’un certain temps, le singe à qui on donnait du concombre [et qui constatait qu’on donnait à l’autre du raisin], c’est tout simplement arrêté de travailler. Il s’est tout simplement mis en grève, il voulait être mieux payé ! Montrant par là sa perception de la justice. »
Franz de Waal, qui est né en 1948, explique que lorsqu’il était jeune il a eu beaucoup de mal à imposer ses buts de recherche. Les élites universitaires considéraient que les animaux c’étaient de l’instinct et un apprentissage rudimentaire.
Depuis, la science a beaucoup progressé et a montré que les animaux étaient intelligents, savaient faire des raisonnements, savaient utiliser des outils (Franz de Waal parlent non seulement des singes, mais des corbeaux qui utilisent des outils pour parvenir à leurs fins). Ils savent aussi se projeter dans le futur, des singes vont choisir un outil qu’ils utiliseront plusieurs heures après, ou encore privilégieront l’attente parce qu’ils savent que dans plusieurs heures ils auront une récompense plus grande que celle qu’ils auraient obtenu immédiatement.
Et puis ils sont capables d’empathie, particulièrement à l’égard de leurs proches. Des auditeurs ont appelé pour témoigner qu’ils ont vu des ânes pleurer parce que leur petit venait d’être écrasé par une voiture. Franz de Waal a confirmé qu’une telle situation a été observée plusieurs fois.
Franz de Waal conteste qu’il existe un seul type d’intelligence. Les animaux ont des fonctionnalités que les humains ne possèdent pas. Tout juste reconnaît-il que les humains sont uniques en raison de l’utilisation du langage symbolique, mais c’est tout. Pour le reste il y a des variations d’intelligence et l’atout de l’humain d’avoir un cerveau plus gros que la plupart des animaux.
L’homme est un animal qui a un cerveau ordinateur comme les autres animaux, peut-être juste un peu plus puissant. C’est une différence d’intensité mais pas de nature.
A propos du poulpe, il explique que cet animal appréhende le monde de manière très différente d’un homme car son système nerveux est complètement distribué sur tout son corps. C’est pourquoi il pose cette question provocante : « Est-ce que l’homme est plus intelligent que le poulpe ? On ne sait pas »
Pour lui l’erreur est de faire de l’homme la mesure de toute chose, de comparer le comportement de l’animal par rapport aux standards humains. Cette comparaison est évidemment défavorable à l’animal. Mais quand on observe l’animal de son point de vue de sa manière d’appréhender le monde, on constate qu’il est intelligent, qu’il a des raisonnements cognitifs et des émotions. C’est un animal comme nous.
Franz de Waal a approuvé un auditeur qui citait Boris Cyrulnik qui a dit :
« L’homme n’est pas le seul animal intelligent, mais c’est le seul animal qui croit qu’il est le seul à être intelligent »
Mais Franz de Waal a surtout œuvré dans le domaine de l’empathie, dans un entretien <Au Point de 2013>, il disait :
« En 1996, lorsque j’ai publié mon premier livre sur le sujet, Le bon singe, la notion d’empathie chez les animaux était très controversée. Elle a été depuis mise en évidence chez les souris, les rats, les éléphants… Tous les mammifères, en réalité, manifestent une sensibilité aux émotions des autres. »
Et cette interview à Libération en 2010 :
« Tout a commencé il y a trente ans, quand j’ai découvert un comportement dit de «consolation», de réconfort, chez les chimpanzés. Après une bagarre, celui qui a perdu est consolé par les autres, ils s’approchent, le prennent dans leurs bras, essaient de le calmer. Dix ans plus tard, j’ai entendu parler du travail de la psychologue Carolyn Zahn-Waxler, qui testait l’empathie chez les enfants. Elle demandait aux parents ou aux frères et sœurs de pleurer ou de faire comme s’ils avaient mal, et les enfants, même très jeunes, 1 ou 2 ans à peine, s’approchaient, touchaient, demandaient comment ça allait. Ce qu’elle décrivait était exactement ce que j’avais appelé le comportement de «consolation» chez les chimpanzés. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à regarder le comportement des chimpanzés, et des singes en général, en me posant la question de l’empathie.
Vous avez testé l’empathie chez les primates ?
«Il y a eu des dizaines d’expériences. Je vous citerai celle où des singes refusent d’activer un mécanisme qui leur distribue de la nourriture quand ils réalisent que le système envoie des décharges électriques à leurs compagnons. Leur sensibilité à la souffrance des autres était telle qu’ils ont arrêté de se nourrir pendant douze jours.
Vous affirmez que cela va bien au-delà des singes.
Depuis quelques années, on a en effet des exemples nombreux et troublants : des dauphins qui soutiennent un compagnon blessé pour le faire respirer à la surface, des éléphants qui s’occupent avec beaucoup de délicatesse d’une vieille femelle aveugle… Je pense que l’empathie est apparue dans l’évolution avant l’arrivée des primates : elle est caractéristique de tous les mammifères et elle découle des soins maternels. Lorsque des petits expriment une émotion, qu’ils sont en danger ou qu’ils ont faim, la femelle doit réagir immédiatement, sinon les petits meurent. C’est ainsi que l’empathie a commencé. »
La réponse à cette question : Vous évoquez la réticence des chercheurs à parler des émotions animales : leurs raisons seraient moins scientifiques que religieuses ? est aussi très troublante, car il en tire des conclusions pour cet animal qu’est homo sapiens :
« La psychologie vient de la philosophie et la philosophie vient de la théologie. Dans les départements de psychologie et de philosophie, il y a toujours eu une forte tendance à mettre l’accent sur la distinction homme/animal. On est tout le temps en train de s’y demander quel est le propre de l’homme. A la différence des biologistes, pour lesquels l’homme est un animal. Pour moi, c’est intéressant de regarder les psychologues : ils essaient toujours de tracer cette ligne de séparation et ils ne sont d’ailleurs jamais contents. Ils ont d’abord dit que la spécificité de l’homme tenait à l’usage des outils, puis à la culture… Au fur et à mesure que leurs arguments tombent, ils en proposent d’autres. Mais je ne pense pas qu’ils trouveront, parce que toutes les grandes capacités, comme la moralité, se divisent en petites capacités, présentes chez les animaux. Dans la morale, il y a de l’empathie, qui existe chez beaucoup d’animaux. Il est peut-être vrai que la morale, telle qu’elle existe chez l’homme, ne sera jamais trouvée chez un autre animal, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas certains éléments ailleurs. Les différences sont moins absolues que les gens ne le croient.
En parlant des trois religions monothéistes, vous remarquez qu’elles sont nées dans le désert, dans des pays sans singes…
Les religions occidentales sont nées dans le désert. Dans le désert, à quel animal l’être humain peut-il se comparer ? Au chameau ? L’homme et le chameau sont de toute évidence très différents. Il est donc très facile de soutenir que nous sommes complètement différents des animaux, que nous ne sommes pas des animaux, que nous avons une âme et que les animaux n’en ont pas. Quand on lit le folklore de nos sociétés, les fables de La Fontaine par exemple, on y rencontre des renards, des corbeaux, des cigognes, des lapins… mais pas de singes. Alors que les folklores asiatiques sont pleins de gibbons, de macaques… En Inde, en Chine, au Japon, il y a toutes sortes de singes. Le développement des civilisations s’y est fait en compagnie des primates, c’est à cette sorte d’animaux que les Asiatiques se comparent. Du coup, la ligne de séparation n’est jamais très nette. Dans le livre, je raconte que, lorsque, pour la première fois au XIXe siècle, les habitants de Londres et de Paris ont vu des grands singes, ils ont été choqués, dégoûtés même. Dégoûtés en voyant un orang-outan ? Ça n’est possible que si on a de soi une idée qui exclut l’animal. Sinon, on voit un orang-outan et on se dit : si ça, c’est un animal, alors peut-être que moi aussi je suis un animal. Aujourd’hui, bien sûr, c’est différent. Les gens se sont habitués à l’idée qu’ils sont des grands singes et à se voir eux-mêmes comme des animaux. Jusqu’à un certain point, en tout cas, en dehors des départements de philosophie. »
Un scientifique, une réflexion et un bouleversement de notre perception du monde passionnant.
Il a aussi été invité à deux émissions de Radio France :
https://www.franceinter.fr/emissions/la-tete-au-carre/la-tete-au-carre-10-octobre-2016
Et vous trouverez cette page sur le site d’Arte avec des vidéos :
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