Ce fut un soir de grâce.
Je vous avais déjà présenté l’extraordinaire 10ème symphonie de Dimitri Chostakovich, écrite après la mort de Staline.
J’en avais parlé après une très belle interprétation à l’auditorium de Lyon avec l’Orchestre National de Lyon, dirigé par un jeune chef de 23 ans, plein de talent. Ce fut le mot du jour du <jeudi 16 mai 2019>
Mais cette fois, le jeudi 31 octobre 2019, cette œuvre fut interprétée par l’orchestre de la radio de Bavière avec un des meilleurs chefs d’orchestre actuels : Mariss Jansons, dans la Philharmonie de Paris.
Un orchestre qui agit comme un seul corps vivant, qui rugit, murmure, éclate, explose, chante, court à l’abime puis se régénère.
On ne se trouve plus dans la même dimension, ce n’est plus une belle interprétation, c’est une offrande, un moment sublime.
Le chef de 76 ans fait peu de gestes, mais à la moindre de ses sollicitations l’orchestre répond immédiatement.
Nul ne saurait, quand il assiste à un tel échange, douter de ce qu’un chef apporte à son orchestre. Il est vrai que Jansons est le directeur musical de l’orchestre de la radio de Bavière depuis 16 ans.
Mais on est souvent malhabile de parler de musique et d’interprétation.
Il vaut mieux écouter.
Or il est possible d’acheter un enregistrement de cette œuvre avec ce chef et cet orchestre.
Il est plus facile de parler d’un livre, parce qu’on peut le citer, plus facilement le décrire.
Or, avant ce concert que Florence a vécu aussi, elle m’a offert un livre de beauté, de quête, de vie et de patience : « La Panthère des neiges » de Sylvain Tesson.
Ce livre vient d’ailleurs d’être couronné du Prix Renaudot.
Oui c’est un livre de grâce, grâce de l’affut, de l’attente.
Sylvain Tesson s’était lié d’amitié avec un photographe, un artiste de la photographie animalière : Vincent Munier.
Le livre commence d’abord dans une forêt française dans laquelle Vincent Munier a entraîné Sylvain Tesson pour observer des blaireaux.
Et à la fin de cette journée Vincent Munier invita Sylvain Tesson par ces mots :
« — Il y a une bête au Tibet que je poursuis depuis six ans, dit Munier. Elle vit sur les plateaux. Il faut de longues approches pour l’apercevoir. J’y retourne cet hiver, je t’emmène.
— Qui est-ce ?
— La panthère des neiges, dit-il.
— Je pensais qu’elle avait disparu, dis-je.
— C’est ce qu’elle fait croire. »
Si vous voulez une présentation de cet animal qui vit dans des contrées sauvages, les dernières que l’homme a encore laissées à la vie sauvage :
https://www.wwf.fr/especes-prioritaires/panthere-des-neiges
Il y a aussi cette <vidéo> de National Geographic :
Et c’est ainsi que Sylvain Tesson, habitué à bouger et à s’agiter, a appris à rester des heures à l’affût, dans le froid des plateaux du Tibet.
« L’affût était une prière. En regardant l’animal, on faisait comme les mystiques : on saluait le souvenir primal. L’art aussi servait à cela : recoller les débris de l’absolu. » (page 57)
Il y a de tout dans ce livre, la beauté, la philosophie, le silence, l’essentiel quand le superflu a disparu.
Il écrit :
« Les panthères des neiges étaient braconnées partout. Raison de plus pour faire le voyage. On se porterait au chevet d’un être blessé. […]
La bête mariait la puissance et la grâce. Les reflets électrisaient son pelage, ses pattes s’élargissaient en soucoupes, la queue surdimensionnée servait de balancier. Elle s’était adaptée pour peupler des endroits invivables et grimper les falaises.
C’était l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre, une vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries » (Page 24)
Et avant la rencontre, le verbe de Sylvain Tesson, poussé par la connaissance de la nature de Vincent Munier, admire le blaireau, s’émerveille devant le loup, s’émeut devant le yack.
Il s’énerve que tant de beaux esprits veulent enfermer le monde dans les nombres et philosophe en citant Eugène Labiche :
« La statistique, madame, est une science moderne et positive. Elle met en lumière les faits les plus obscurs. Ainsi dernièrement, grâce à des recherches laborieuses, nous sommes arrivés à connaître le nombre exact des veuves qui ont passé le Pont-Neuf pendant le cours de l’année 1860 »
Puis rapporte les propos de Munier :
« Un yack est un seigneur, je me fiche qu’il ait dégluti douze fois ce matin ! » (page 41)
Il partage aussi sa découverte que l’homme dans la nature est observé par les bêtes :
« J’ai été regardé et je n’en savais rien. » (page 48)
Quand il se trouve, la nuit, dans la cabane qui constitue leur abri sur le plateau himalayen, il médite sur les proies et les prédateurs :
« Je pensais aux bêtes. Elles se préparaient aux heures de sang et de gel. Dehors, la nuit du chasseur commençait. […] Chacun cherchait sa proie. Les loups, les lynx, les martres allaient lancer les attaques, et la fête barbare durerait jusqu’à l’aube. Le soleil mettrait terme à l’orgie. Les carnassiers chanceux se reposeraient alors, ventre plein, jouissant dans la lumière du résultat de la nuit. Les herbivores reprendraient leurs errances pour arracher quelques touffes à convertir en énergie de fuite. Ils étaient sommés par la nécessité de se tenir tête baissée vers le sol, rasant la pitance, cou ployé sous le fardeau du déterminisme, cortex écrasé contre l’os frontal, incapables d’échapper au programme qui les vouait au sacrifice. » (page 52)
Finalement il va rencontrer la bête étrange, rare et mystérieuse. Il y aura plusieurs apparitions :
La première est décrite par ce moment de grâce :
« Munier la repéra, à cent cinquante mètres de nous, plein sud. […] mais je mis un long moment à la détecter, c’est-à-dire à comprendre ce que je regardais. Cette bête était pourtant quelque chose de simple, de vivant, de massif mais c’était une forme inconnue à moi-même. Or la conscience met du temps à accepter ce qu’elle ne connaît pas. L’œil reçoit l’image de pleine face mais l’esprit refuse d’en convenir.
Elle reposait, couchée au pied d’un ressaut de rochers déjà sombres, dissimulée dans les buissons. Le ruisseau de la gorge serpentait cent mètres plus bas. On serait passé à un pas sans la voir. Ce fut une apparition religieuse. Aujourd’hui, le souvenir de cette vision revêt en moi un caractère sacré » (page 106)
Dans <une présentation> que Gallimard fait de ce livre en s’entretenant avec Sylvain Tesson ce dernier déclare :
« On la connaît peu et mal. Il n’en resterait que cinq mille spécimens dans des zones inaccessibles, du Pamir à l’Himalaya oriental et de l’Altaï au Népal. C’est un animal adapté à la très haute altitude : on a repéré ses traces à 6 000 mètres. Mais l’une des principales raisons pour laquelle elle est peu connue est qu’elle est très difficile à voir : elle possède des capacités de camouflage telles qu’on peut passer à dix mètres d’elle sans la voir. Comme elle est lourde, massive, et s’attaque à des proies très agiles, elle compense sa relative lenteur par ce camouflage qui lui procure l’effet de surprise et de fulgurance indispensable pour chasser. […]
Probablement. Parmi les deux raisons qui m’ont poussé à suivre Vincent Munier, il y a cette recherche de la part animale de soi, dont on s’est beaucoup éloigné. Cet éloignement constitue d’ailleurs notre propre vie, il s’appelle la culture, le langage.
Renouer avec cette part animale, tenter de comprendre à nouveau la nature dans laquelle on se place, était donc la première raison. La deuxième, c’est que Munier me proposait de me comporter dans la nature comme je ne l’avais jamais fait, en pratiquant l’art de l’affût : l’attente, la dissimulation, l’immobilité, le silence. Un art de l’intégration, de la dissolution, quasiment, dans le substrat. Moi qui suis dans l’agitation permanente, je n’avais jamais éprouvé ce genre d’usage du monde. […]
Ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est la capacité d’abnégation absolue face aux souffrances qu’on endure à l’affût. Ce qui ramène à l’idée que l’objectif mental que l’on s’assigne — le nôtre était de voir apparaître l’animal —permet d’oublier tout le reste. […] Je suis là pour l’apparition, et je pense que j’ai éprouvé très rapidement, en attendant la panthère, un sentiment qui relevait du sacré. Ce n’est ni de la pensée magique, ni du chamanisme de bistro, c’est simplement que j’étais très peu habitué à vivre dans les tensions de l’attente et de la patience. J’ai découvert les vertus de la patience, j’ai réalisé qu’entre l’espérance que quelque chose arrive et le moment où cela arrive, il y a un intervalle qui se remplit de pensées insoupçonnées, qui ne viennent jamais lorsqu’on n’attend pas.
L’affût est antimoderne dans la mesure où il nous ramène à tout ce à quoi nos vies modernes, hyperactives, désordonnées, chaotiques, vouées à l’immédiateté, nous arrachent. Il nous oblige à considérer l’hypothèse qu’on peut consacrer beaucoup de temps à attendre quelque chose qui ne viendra peut-être jamais. À l’affût, nous sortons de l’immédiat pour revenir à la possibilité de l’échec même. »
Sylvain Tesson et Vincent Munier étaient les invités de France Inter du <10 octobre 2019>.
Tout seul l’écrivain fut aussi l’hôte de la Grande Table du 25 octobre <Sylvain Tesson : Le face-à-face avec l’animal, c’est la véritable expérience de l’Altérité>
Un livre qui change notre perception du monde, de l’animal et de la nature.
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