Mardi 24 septembre 2019

« Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées.
Nicolas Matthieu, « leurs enfants après eux » page 419

Le roman que j’ai évoqué hier parle beaucoup des hommes meurtris par la fermeture des usines, de leur destin, de leur humiliation et aussi de leur attachement viscéral à la terre qui les a vu naître et grandir.

Le roman se termine par cette belle phrase appliquée au personnage principal du livre, Anthony :

« Cette empreinte que la vallée avait laissée dans sa chair. L’effroyable douceur d’appartenir. »

L’effroyable douceur d’appartenir !

Effroyable parce que le fait de rester prisonnier de cette vallée, de ne pas vouloir la quitter constitue un des termes de leur problème, car pour trouver un emploi, s’en sortir mieux financièrement, il faudrait partir, aller ailleurs.

Mais aussi douceur du lieu qu’ils habitent, qu’ils connaissent et qui les rassurent.

Mais ce que je veux surtout partager aujourd’hui c’est une belle analyse qui se trouve à la fin du livre page 419 (le livre en compte 426) dans lequel Nicolas Matthieu parle des femmes, c’est-à-dire des conjointes et des mères de ces hommes qui se lamentent, qui boivent, sont déprimés quelquefois violents.

Cela correspond aussi à mon expérience de mon pays natal.

Bien sûr, il y a toujours des exceptions et des hommes qui assurent et font face avec courage, détermination et lucidité aux épreuves de la vie.

Mais bien plus souvent ce sont les conjointes et mères qui constituent seules ou quasi seules, ce port d’attache qui dans les épreuves assurent l’essentiel, alors que souvent elles sont encore plus malmenées par la vie.

Je trouve ce moment du livre très fort et touchant :

« Le père était mort.

Quant à sa mère, elle refaisait sa vie. Elle voyait des types.

Elle avait les cheveux auburn maintenant, coiffés en pétard.

Elle serait à la retraite dans quinze ans, si le gouvernement ne pondait pas une connerie d’ici là.

C’était loin encore. Elle comptait les jours. Le week-end, elle voyait sa sœur. Elle rendait visite à des copines. C’était fou le nombre de femmes seules qui voulaient profiter de la vie. Elles faisaient des balades, s’inscrivaient à des voyages organisés.

C’est ainsi qu’on voyait des bus parcourir l’Alsace et la Forêt Noire, gorgés de célibataires, de veuves, de bonnes femmes abandonnées. Elles se marraient désormais entre elles, gueuletonnaient au forfait dans des auberges avec poutres apparentes, menu tout compris, fromage et café gourmand. Elles visitaient des châteaux et des villages typiques, organisaient des soirées Karaoké et des cagnottes pour aller aux Baléares.

Dans leur vie, les enfants, les bonhommes n’auraient été qu’un épisode. Premières de leur sorte, elles s’offraient une escapade hors des servitudes millénaires. Et ces amazones en pantacourt, modestes, rieuses, avec leurs coquetteries restreintes, leurs cheveux teints, leur cul qu’elles trouvaient trop gros et leur désir de profiter, parce que la vie, au fond était trop courte, ces filles de prolo, ces gamines grandies en écoutant les yéyés et qui avaieint massivement accédé à l’emploi salarié, s’en payaient une bonne tranche après une vie de mouron et de bouts de chandelle. Toutes ou presque avaient connu des grossesses multiples, des époux licenciés, dépressifs, des violents, des machos, des chômeurs, des humiliés compulsifs.

A table, au bistrot, au lit, avec leurs têtes d’enterrement, leurs grosses mains, leurs cœurs broyés, ces hommes avaient emmerdé le monde des années durant. Inconsolables depuis que leurs fameuses usines avaient fermé, que les hauts fourneaux s’étaient tus. Même les gentils, les pères attentionnés, les bon gars, les silencieux, les soumis. Tous ces mecs, ou à peu près, étaient partis par le fond. Les fils aussi, en règle générale, avaient mal tourné, à faire n’importe quoi, et causé bien du souci, avant de trouver une raison de se ranger, une fille bien souvent. Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées.

Et les choses, finalement, avaient repris un cours admissible, après le grand creux de la crise. Encore que la crise, ce n’était plus un moment. C’était une position dans l’ordre des choses. Un destin. Le leur. »

Cette analyse me rappelle un mot du jour de 2016 que j’avais consacré à l’intellectuelle américaine Nancy Fraser qui dans le cadre d’une réflexion historique et plus conceptuelle évoquait ce rôle des femmes qui en le disant simplement agissent pour que la famille continue à tenir ensemble et chacun à tenir debout.

Je vous invite à relire ce mot du jour : « Les contradictions sociales du capitalisme contemporain »

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