Vendredi 10 avril 2020

« La passion selon saint Matthieu »
Jean-Sébastien Bach

Ce vendredi 10 avril 2020, le calendrier grégorien que nous utilisons indique : « Vendredi-Saint »

Dans le récit chrétien, le Vendredi saint est la commémoration religieuse de la crucifixion et de la mort de Jésus-Christ.

Ce jour est férié dans un grand nombre de pays ou de régions dont une partie de la population est chrétienne, en Europe (Allemagne, Espagne, Italie, Royaume-Uni, Suisse…), en Amérique (Argentine, Canada, Chili, 12 des 50 États des États-Unis…), en Afrique (Éthiopie, Kenya, Nigéria…) et en Asie (Hong Kong, Inde, Indonésie, Macao…).

C’est également un jour férié pour les départements français du Haut-Rhin, Bas-Rhin et Moselle.

Il s’agit d’un jour de tristesse et de méditation pour la communauté chrétienne.

Ce jour particulier, probablement continuant à être profondément imprégné de culture chrétienne, j’ai pris l’habitude d’écouter, chaque année, la « Passion selon Saint Matthieu » de Jean-Sébastien Bach.

Le vendredi saint constitue dans la symbolique chrétienne, le temps de l’épreuve, de la souffrance, de la mort.

Nous ne sommes pas en guerre, mais ce temps de la pandémie est un temps de l’épreuve.

C’est pourquoi, il me parait assez naturel de faire lien entre ce que nous vivons et notre calendrier qui se fonde sur notre culture chrétienne et rythme notre temps de vie.

Je partage donc aujourd’hui, cette œuvre monumentale et exceptionnelle de la culture européenne et chrétienne de l’immense compositeur de culture protestante : Jean-Sébastien Bach.

Deux jours après, vendredi saint, il y a Pâques qui pour les chrétiens signifient résurrection.

Mais de la résurrection, j’en ai déjà parlé, dimanche dernier en évoquant la deuxième symphonie de Mahler. Dans cette œuvre, il n’est pas question de la résurrection du Christ, mais elle est cependant profondément imprégnée de culture religieuse chrétienne.

Comme dimanche dernier, je partage d’abord une interprétation de la Passion selon Saint Matthieu :

<Bach : Passion selon Saint Matthieu – Collegium vocale de Gand – Herreweghe>

Et comme dimanche dernier, j’écris :

« La lecture de ce mot du jour peut donc s’arrêter là et basculer vers le visionnage de ce concert. Voici l’essentiel. »

Et puis, la lecture peut aussi continuer, car il y a tant de choses à dire sur ce monument de la culture européenne, de la culture religieuse chrétienne, de la musique occidentale.

1 – Vendredi saint

La Pâque chrétienne est directement issu de la Pessah juive qui commémore la sortie des juifs d’Egypte. Mais l’étonnante Rabbine Delphine Horvilleur narre une autre histoire et parle d’une naissance et en puisant dans l’étymologie des mots hébraiques compare le passage de la mer rouge à la libération du liquide amniotique qui précède l’accouchement. <C’est ici>. Cette histoire juive rencontre l’histoire chrétienne puisque dans ce récit Jésus prépare la fête de Pessah, le jeudi, la veille du vendredi saint, lors de la célèbre <Cène> peint par tant de grands artistes dont Léonard de Vinci.

En 2020 , Pessah est célébré du jeudi 9 avril au jeudi 16 avril. Et la pâque chrétienne est célébré le premier dimanche qui suit la première pleine lune qui suit l’équinoxe de Printemps. Exprimé ainsi, on comprend bien que cette fête s’inscrit dans un calendrier plus ancien, lié à la nature et qui se situe au moment où la durée du jour reprend le dessus sur la durée de la nuit. Ces fêtes ont donc avec une autre symbolique occupé la place de fêtes païennes.

En revanche, il semble que le Vendredi Saint qui commémore la Passion, c’est-à-dire le supplice, la procession et la crucifixion du Christ, ce moment du récit évangélique qui clôt l’aventure « humaine » de Jésus constitue un jour propre au christianisme et qui ne se fonde pas sur une fête issue d’une autre tradition.

Dans la tradition chrétienne, pour rappeler la procession du Christ vers Golgotha, des processions, appelés chemin de croix sont organisés dans de nombreux lieux.

Cette année constitue donc encore une particularité puisque toutes ces processions sont annulées en raison du COVID-19.

2 – La crucifixion

La religion chrétienne est une doctrine très compliquée. Rien que le dogme de la Trinité qui révèle un Dieu unique sous trois « formes » différentes semble assez incompréhensible, peut être une prémisse de la mécanique quantique ? Mais que le représentant de Dieu sur terre, le fils de Dieu selon la doctrine, un des membres de la Trinité finisse sa vie terrestre par l’humiliation et la mort réservé aux esclaves dans l’empire romain est plus qu’incompréhensible par les adeptes de toutes les autres religions, impensable.

Pour René Girard, cette crucifixion constitue le sacrifice ultime faisant du Christ le bouc émissaire final et unique qui permet de surmonter la pulsion des sociétés à devoir désigner des boucs émissaires pour surmonter les tensions internes et apporter la paix en leur sein. Tout au long des mots du jour, notamment les derniers je constate que la recherche des boucs émissaires reste un exercice prisé de nos sociétés, qui sont il est vrai post chrétiennes. Harari avait résumé cette tendance par cette formule : « s’il y a un problème, c’est qu’il existe quelqu’un quelque part qui a merdé ».

La langue française réserve le terme de « crucifixion » à l’exécution de Jésus de Nazareth. Cette peine qui est toujours pratiqué en Arabie saoudite même si elle est pratiquée post mortem, avait été sordidement remis dans l’actualité lors de l’épopée sanglante de DAESH, dans ce cas on utilise le mot « crucifiement ».

Pour être exact, « Crucifixion» ne désigne pas seulement le supplice du Christ mais aussi des œuvres d’art qui décrive ce sujet. Et il en existe de nombreux. J’illustre ce mot du jour par la reproduction de certaines d’entre elles, peints par Rembrandt, Raphaël, Zurbaran, Dali.

3 – Le texte de la passion du Christ dans l’évangile selon saint Matthieu

Le récit de la passion selon Saint Matthieu.

Opportunément le journal catholique « La Croix » publie un extrait de La Bible dans la nouvelle traduction Bayard, et cet extrait est le récit de la passion selon saint Matthieu (26,14-27,66), à partir du moment où Judas vend son maître jusqu’au soir de cette journée qui deviendra dans le récit Vendredi Saint.

Et dans ce texte fondateur du christianisme, ce texte que Bach a mis en musique, on lit cela :

« Vint l’aube. L’assemblée des grands prêtres et des anciens du peuple délibéra sur Jésus et sur sa mise à mort. Ligoté, il fut conduit devant le procurateur Pilate, à qui on le livra. […]

Jésus se tenait debout devant le procurateur. Ce dernier l’interrogea : Es-tu vraiment le roi des juifs ?
Tu l’as dit, répondit Jésus, sans répliquer aux accusations des grands prêtres et des anciens.
Pilate insista : N’entends-tu pas tous ces témoignages contre toi ?
Jésus ne répondit rien. Ce silence impressionna fortement le procurateur.
Les jours de fête, ce dernier avait l’habitude de relaxer un prisonnier choisi par la foule.
Barabbas était alors un prisonnier célèbre. À la foule rassemblée, Pilate demanda : Lequel des deux dois-je relâcher ?
Barabbas ? Ou Jésus, dit le Christ ?
Il savait que c’était par envie que Jésus avait été livré […].

Les chefs et les anciens persuadèrent les foules de réclamer Barabbas et de faire mourir Jésus. Le procurateur revint à la charge : Lequel des deux dois-je relâcher, selon vous ?
Des voix s’élevèrent : Barabbas !
Et Pilate : Qu’adviendra-t-il de Jésus, dit le Christ ?
Un cri monta de la foule : Qu’on le crucifie !
Et lui : Mais quel mal a-t-il fait ?
Les cris redoublèrent de fureur : Qu’on le crucifie ! L’agitation allait croissant. On ne peut rien faire, conclut Pilate.
Et prenant de l’eau, sous leurs yeux, il se lava les mains.
Je suis innocent du sang de ce juste, déclara-t-il. Cette affaire ne regarde que vous.
Et tout le peuple répondit : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants.
Barabbas fut remis en liberté. »

L’antisémitisme est aussi dans ce texte, dans ce récit mythique. Le récit des chrétiens qui fait dire au peuple juif « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ». Ce récit qui a été écrit plus de 30 ans après les faits a peu de probabilité de décrire avec précision ce qui s’est vraiment passé, si cela s’est passé. Si on prend l’hypothèse que ce texte relate une histoire à peu près exacte, on constate qu’il y’a manipulation de la foule par quelques dirigeants, la foule elle-même n’étant qu’une partie du peuple.

Mais le récit qui, pendant des siècles, a été lu, raconté dans les églises, dans les familles, chanté dans les passions parle d’un peuple juif déicide puisque dans la doctrine chrétienne Jésus est fils de Dieu.

Nous sommes au cœur de l’antisémitisme de source religieuse, nous savons qu’il en existe d’autres. J’avais développé ce sujet dans un mot du jour de début 2019 <La haine des juifs>

4 – L’œuvre de Jean-Sébastien Bach : « Die Matthaüs Passion » La Passion selon Saint Matthieu

Sans que cette date soit certaine, il semble que La Passion selon saint Matthieu (BWV 244) ait été exécutée probablement pour la première fois le Vendredi saint 1727, c’est-à-dire le 7 avril 1727 dans l’Eglise Saint Thomas de Leipzig, dans cette église où Bach fut le « Kantor » (maître de chapelle) de 1723 jusqu’à sa mort en 1750 et dans laquelle repose sa dépouille depuis 1950. Elle a été remaniée trois fois. La troisième version, définitive, a été créée en 1736.

Tous les deux ans, le vendredi saint, en alternance avec la Passion selon Saint Jean, la Passion selon Saint Matthieu est interprétée dans ce lieu particulier pour la culture musicale occidentale, l’église de Bach. D’ailleurs chaque année, à travers le monde, la Passion selon Saint Matthieu est donnée autour du jour du vendredi saint. Tous les ans, sauf cette année 2020 où le confinement créé par la pandémie du COVID-19 a conduit à annuler toutes ces manifestations, comme le fait remarquer <Libération>

Je ne développerai davantage la présentation de <cette œuvre> qui dure plus de 2 heures 30. Il y a lieu cependant de dire que Bach n’a jamais composé d’opéra, parce que dans un aucun de ses postes cela ne lui a été commandé. En outre, dans son dernier poste à l’église Saint Thomas, l’opéra n’était pas toléré dans l’austère et puritaine Leipzig. Mais les passions qu’il a écrites et particulièrement la « Saint Matthieu » sont en réalité des opéras religieux, même si elles sont données sous forme d’oratorio.

Pour dire la beauté de cette œuvre, je ferai appel, une fois n’est pas coutume à Alain Juppé : dans le livre « Alain Juppé sans masque » son biographe, Dominique Lormier raconte :

« Il faut le voir pour le croire, écrit Anna Cabana : ses yeux se mouillent quand il se met à fredonner les premières notes de son aria préférée de la Passion selon saint Matthieu. Bach lui tire des larmes, à Juppé. De vraies larmes, je peux en témoigner. »

La passion selon saint Matthieu occupe aussi une place très particulière dans l’Histoire de la musique. Pendant longtemps, on ne jouait que la musique des compositeurs vivants. On utilisait des partitions de musiciens morts pour les étudier, pour apprendre la musique, quelquefois s’en inspirer, mais on ne les jouait jamais en public.

Jamais jusqu’à Félix Mendelssohn Bartholdy qui à 20 ans va interpréter cette œuvre près de 80 ans après la mort de Bach :

« A Berlin, le mercredi 11 mars 1829, à 6 heures du soir, par un temps printanier, la salle de la Sing-Akademie résonne des premières notes d’une œuvre qui n’a plus été jouée depuis la mort de son auteur en 1750 : la Passion selon saint Matthieu de Johann Sebastian Bach. La salle, pouvant accueillir entre 800 et 900 spectateurs, est pleine à craquer au point qu’on a dû ouvrir les vestibules et une pièce derrière l’orchestre. Cela n’a pas suffi; il a fallu refuser plus de mille personnes. La famille royale, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III en tête, et de nombreux membres de la cour sont présents. Le tout-Berlin intellectuel et artistique est également là : Schleiermacher, Hegel, Droysen, Heine, Rahel Varnhagen… »

Pour Nikolaus Harnoncourt, cela constitue le début de cette nouvelle manière d’aborder la musique qu’on va appeler classique par la suite et qui est désormais une musique dont on célèbre et joue pour l’essentiel des compositeurs morts.

5 – Interprétation de l’œuvre.

L’interprétation vers laquelle renvoie ce mot du jour est exceptionnelle, d’abord en raison du chef belge : « Philippe Herreweghe »

L’élégance n’est pas la priorité de Philippe Herreweghe, quand il lève ses bras on a presque une impression de maladresse ou encore de la volonté de vouloir communiquer l’incommunicable. Le résultat est exceptionnel.

C’est mon ami Gilbert qui me l’a fait découvrir par un de ses premiers disques.

Et dans nos débuts communs à Paris, à la fin des années 1980, Annie et moi avons appris qu’il donnait des concerts à l’église des blancs manteaux avec son ensemble parisien la Chapelle Royale et son ensemble belge le Collegium vocale de Gand. Nous n’avons alors loupé aucun de ces concerts dans cette église.

Depuis, j’ai acheté tous les disques qu’il a réalisé et dans lesquels il interprète Bach.

J’en ai beaucoup d’autres, mais pas tous ses disques.

Mais tous les Bach et même quand il a enregistré trois fois la Messe en si, trois fois la passion selon saint Jean et pour l’instant deux fois la passion selon saint Matthieu mais on attend une troisième bientôt, j’ai acheté toutes les versions.

Et bien sûr quand il vient à Lyon, nous y allons aussi.

Dans la version proposée, il est bien sur accompagné de son remarquable ensemble du Collegium vocale de Gand mais aussi de chanteurs exceptionnels : l’évangéliste Christoph Prégardien, les deux sopranos, Dorothée Mields et Hana Blažíková,, la somptueuse basse Stephan Mac Leod. Une interprétation tout simplement exceptionnelle.

<Bach : Passion selon Saint Matthieu – Collegium vocale de Gand – Herreweghe>

<1393>

Jeudi 9 avril 2020

« En santé, comme en éducation, les besoins sont infinis. »
Philippe Mossé et Corinne Grenier

Méfions-nous des explications simples.

J’écoute beaucoup d’intervenants qui racontent tous la même histoire.

L’hôpital a été délaissé par d’odieux gouvernants qui ont toujours cherché constamment à restreindre les moyens alloués à l’hôpital public.

Ce sont des criminels doublés d’imbéciles, la pandémie actuelle montre l’étendue de leur défaillance.

Dès que cette crise sera surmontée, il va falloir massivement redonner de l’argent à l’hôpital public pour que tout cela fonctionne à nouveau correctement.

J’ai l’impression que presque tout le monde est convaincu qu’énoncer ainsi nous avons à la fois le problème et la solution.

Enoncé encore plus synthétiquement le problème c’est qu’on a manqué de sous, la solution c’est de donner des sous.

C’est simple et compréhensible.

Pour mettre un peu de nuance dans cette vision de la réalité je vous renvoie vers un article de Libération écrit par Philippe Mossé, économiste, CNRS-Lest, Aix-en-Provence et Corinne Grenier, professeur Innovation en santé : <L’ajustement sans fin des ressources et des besoins>

Et pour une fois je cite cet article in extenso :

« . La difficulté extrême dans laquelle se trouve notre système de santé face à la pandémie est due à son extrême violence ; elle serait aussi la conséquence du «démantèlement de l’Etat providence» et du fait que, depuis des lustres, l’hôpital serait «la bête noire des pouvoirs publics». Ces critiques sans nuance, que vient contrebalancer le soutien exceptionnel que toute la population française apporte et devra pendant des mois encore apporter à ses soignants, ne sont pas nouvelles. Mais, paradoxalement, ce jugement sans appel rassure car il permet de cibler un ensemble de responsables : globalement les ministres de la Santé et leur administration aux commandes depuis la fin des années 1970.

Ainsi, malgré les changements de majorité politique et aveuglés par la pensée néolibérale, c’est à une entreprise de démolition systématique à laquelle tous et toutes se seraient livrés. Une fois ce constat posé et les boucs émissaires identifiés, il ne reste plus qu’à énoncer la solution : reconstruire un système de santé «cassé» et «démantelé» en faisant, enfin, de la santé une priorité, c’est-à-dire en y affectant, enfin, des moyens conséquents. Convenue et rassurante, attendue et souvent efficace, facile et accessible, cette solution est bienvenue. C’est que son caractère familier possède une vertu considérable : présente bien avant le problème, elle évite de l’identifier avec précision.

Certes, la France a connu sa tentation libérale. Par exemple, l’insistance mise à évoquer le concept trompeur de «l’hôpital-entreprise» aurait pu jouer un sale tour à l’hôpital public. En effet, c’est au nom de ce leurre que la tarification à l’activité (la fameuse T2A, ersatz de tarification à l’acte) a failli devenir le seul mode de financement de l’hôpital. Mais suite, notamment, à un rapport de l’actuel ministre, Olivier Véran, et via le plan «Ma santé 2022», porté par la ministre précédente, la T2A était sur le point d’être fortement limitée. De fait, ces retournements de modalités de financement, ces palinodies de «modes» de gouvernances, l’hôpital en a connu et en connaîtra encore. Car le malaise des professionnels de santé est un des traits structurels, à vrai dire, un levier de la négociation-confrontation entre l’Etat et l’ensemble des protagonistes du secteur.

Car, oui, l’hôpital et ses personnels manquent de moyens comme tout le système de santé et médico-social ; car oui, il faudra augmenter ces moyens et les citoyens, éclairés, qui seront sur ce point plus vigilants qu’avant la pandémie. Mais le niveau actuel des ressources n’est pas le résultat d’un rationnement, volontaire et orchestré, pour la bonne raison que cette politique n’a jamais existé, du moins en France. Ainsi, par exemple, depuis les années 1980, la part du PIB consacré à la santé n’a cessé d’augmenter et le reste à charge moyen des malades contenu à moins de 10%. De même, l’emploi sanitaire s’est régulièrement accru pour avoisiner les deux millions de professionnels dont la formation est devenue l’une des meilleures du monde. Quant aux nombreuses réformes institutionnelles, elles ont toutes ont eu pour objet de rationaliser l’offre sans la rationner : création des Agences régionales de santé, extension du champ de la Haute Autorité de santé, encouragement des gouvernances territoriales, incitation à la coopération entre professionnels et la recherche d’une meilleure localisation des ressources. Il va sans dire que les critères et les attendus de cette rationalisation (par exemple privilégier les malades chroniques et graves, favoriser la «médecine par les preuves» ou bien encore, encourager les soins individualisés au détriment de la santé publique) peuvent être discutés et ils le sont.

Mais alors que se passe-t-il puisque le malaise est bien présent et que les revendications sont à la fois nombreuses, quasi unanimes et, pour la plupart, justifiées autant que légitimes ? Esquissons une réponse, ou plutôt, mettons en débat une tentative d’explication. En santé, comme en éducation, les besoins sont infinis. S’il en était besoin en atteste le vieillissement de la population dû, pour partie, aux succès de la médecine, l’augmentation des maladies chroniques, la qualité croissante (technique et humaine) des prises en charge de plus en plus souvent au domicile, la demande d’égalité d’accès aux soins et à un accompagnement social, etc. Dans cette configuration, accroître l’offre revient à révéler des demandes correspondant à un besoin réel mais non encore satisfait.

Cette course entre besoins, demandes et offre est donc perdue d’avance. Pourtant, si elle est sans fin, elle n’est pas sans finalité. En effet, c’est elle qui pousse les chercheurs à trouver, les professionnels à innover, les politiques à réformer, les citoyens à réclamer. Mais cette course n’a pas de ligne d’arrivée. Comme l’horizon le but (satisfaire les besoins) recule alors qu’on croit s’en approcher.

C’est pourquoi, affronter les crises sanitaires, actuelles et à venir, consiste d’abord à admettre que ce décalage irréductible entre ressources et besoins est constitutif de l’action publique en santé. Mais admettre n’est pas renoncer. C’est la première étape d’un travail de dévoilement qui doit nous conduire à réfléchir démocratiquement, aux moyens d’utiliser au mieux les ressources disponibles quels que soient leurs niveaux. Loin des règlements de comptes dont on pressent ces jours-ci, les signes avant-coureurs, cette approche devra orienter le bilan qui sera fait de l’action des uns et de l’inaction des autres. Citoyens compris. Car la pandémie nous aura rappelé que remplir nos devoirs citoyens est le meilleur moyen de défendre notre droit à la santé. »

Cet article ne dit pas qu’il n’y a pas eu des erreurs notamment la tarification à l’activité, mais il nie que le problème soit simple à résoudre, simple comme on entend tant de voix l’exprimer.

J’ai fait quelques recherches. J’aurais aimé trouver des chiffres plus explicites et plus parlants, le temps m’a manqué. Mais si quelqu’un peut apporter ces éléments je suis preneur.

J’ai toutefois trouvé sur le site de l’INSEE <ICI> l’information suivante :

  • En 2006, les soins hospitaliers de l’hôpital public s’élevaient à 54,4 milliards d’euros.
  • En 2017, cette même rubrique était de 71,5 milliards d’euros

Il s’agit donc d’une évolution de 31,4%.

Pendant ce temps que s’est t’il passé au niveau du PIB ?

Souvent le PIB n’est pas pertinent, mais ici nous avons une question d’argent : on ne donne pas assez d’argent à l’hôpital ! C’est peut-être vrai, mais on semble dire qu’on utilise l’argent à autre chose.

Sur <ce site> vous découvrez l’évolution du PIB entre 2000 et 2018. Je suis parti en 2007 avec un PIB de valeur 100, en appliquant les hausses et la baisse d’une année après la crise de 2008, on arrive à un PIB en 2017 de 110,7.

Alors que les soins de l’hôpital public augmentait de de 31,4%, la richesse du pays a augmenté parallèlement de 10,7% soit 3 fois moins.

Philippe Meyer et ses coéquipiers ont invité l’ancienne Ministre de la Santé Roselyne Bachelot pour réfléchir sur ces sujets : <Thématique Hôpital Public et Pandémie>. Ils n’ont pas de solution toute faite, mais ils expliquent très justement que l’augmentation du budget ne suffit pas et surtout constitue un puits sans fond parce que les besoins tendent vers l’infini.

Notre population vieillit et exprime le besoin de plus en plus de soins. Les médicaments et les équipements sont de plus en plus onéreux.

Alors, il y a des questions intéressantes comme celle de l’arbitrage entre ce que nous acceptons de mutualiser donc de niveau de cotisation et ce que nous voulons individualiser donc le pouvoir d’achat. Je trouve que ce débat est trop souvent tronqué par le seul critère de la diminution des cotisations pour améliorer la compétitivité des entreprises ou augmenter le pouvoir sans que jamais ce problème de fond : qu’est-ce que nous acceptons de mutualiser soit au centre des débats !

Et ce sujet ne peut pas se résoudre uniquement par la pirouette : les riches paieront !

Accepter de mutualiser davantage cela peut vouloir dire accepter de prélever davantage les actifs et les retraités pour un meilleur service de l’hôpital. De toute façon si les dépenses augmentent plus vite que la richesse nationale, il n’y a pas de recette miracle, il faut diminuer certaines autres dépenses pour compenser.

Mais ce que veut surtout soulever ce mot du jour c’est qu’il faut trouver d’autres solutions que simplement une augmentation de budget disproportionnée par rapport à la croissance.

Sinon, que ferons-nous quand 100% du PIB sera consacré à la santé et que le besoin augmentera encore ?

<1392>

Mercredi 8 avril 2020

« La crise du coronavirus signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique »
Daniel Cohen

Parmi les économistes que j’aime lire et auquel j’aime me référer, Daniel Cohen occupe une place de premier plan, surtout depuis la mort tragique de Bernard Maris.

J’ai donc lu avec beaucoup d’intérêt l'<Article> du Monde du 02 avril 2020 qui lui donne la parole sur l’analyse de la crise pandémique actuelle.

Une de ses premières réflexions est le constat de la centralité de la Chine dans la mondialisation d’aujourd’hui. Enormément d’éléments de la chaîne de valeur qui se trouvent dans les objets que nous utilisons et consommons viennent de Chine, mais aussi les principes actifs des médicaments, les masques dont nous avons besoin viennent de Chine.

Et, ironie du sort le virus qui nous perturbe vient aussi de Chine.

« Ce « virus chinois », comme l’appelle le président américain Donald Trump, a permis de mesurer l’extraordinaire dépendance où se trouvent un très grand nombre de secteurs industriels à l’égard de la Chine.

La pandémie pourrait bien clore à cet égard un cycle économique qui a commencé avec les réformes de Deng Xiaoping en Chine au début des années 1980 et la chute du mur de Berlin, en 1989. L’onde de choc de cette mondialisation s’épuise. La guerre commerciale lancée par Donald Trump a d’ailleurs convaincu les Chinois eux-mêmes qu’ils devaient réduire leur dépendance à l’égard des Etats-Unis. »

Il rappelle aussi que cette crise n’est pas une crise financière mais une crise de l’économie réelle. Et en premier c’est une crise de l’offre, la machine de production s’est arrêtée, en raison du confinement, cette méthode ancienne pour lutter contre les épidémies. Si cet arrêt de la production conduit à de nombreuses faillites, il y aura un chômage de masse qui aura alors un impact majeur sur la demande.

Mais dans un premier temps il s’agit d’une crise de l’économie réelle et d’une crise de l’offre. Pour mesurer l’ampleur du problème il faudra connaître la durée de l’arrêt donc du confinement.

« La crise économique actuelle est en réalité profondément différente de celles de 2008 ou de 1929. Elle est d’emblée une crise de l’économie réelle. L’enjeu n’est pas, comme hier, de chercher à la soutenir par des mesures d’offre ou de demande. Ce qu’on attend de l’Etat est, paradoxalement, qu’il veille à ce que bon nombre d’entreprises ferment leurs portes. Du fait des mesures de confinement, il faut que le produit intérieur brut (PIB) baisse ! Le rôle majeur des politiques publiques, à ce stade, n’est pas de relancer l’économie, mais de s’assurer qu’elle reste dans un état d’hibernation satisfaisant, qui lui permette de repartir rapidement ensuite. Ce ne sont pas des mesures d’ordre macroéconomique qu’on lui demande, mais des mesures microéconomiques.

Il ne s’agit pas non plus de mesures de soutien à la demande – elles ne seront nécessaires que quand la pandémie sera terminée, car que peuvent acheter des consommateurs confinés à des entreprises à l’arrêt ? Des mesures d’offre sont nécessaires, mais dans les secteurs-clés dans la résolution de la crise sanitaire, qu’il s’agisse du fonctionnement des hôpitaux et de la médecine de ville, des entreprises produisant masques, tests, appareils respiratoires…

Pour le reste de l’économie, on attend surtout de l’Etat des mesures de soutien à chaque entreprise, à chaque individu en perte d’activité. Ce n’est pas du crédit qu’il faut distribuer, mais du soutien budgétaire direct qui soulage la trésorerie des entreprises, le revenu des ménages. A cet égard, le principe est simple, le déficit doit être tout simplement égal à la perte d’activité due à la pandémie. Si l’on suit les statistiques produites par l’Insee, chaque mois de confinement pourrait coûter 3 points de croissance sur l’année. C’est aussi idéalement le chiffre du déficit public pour accompagner la crise. Si la crise dure deux mois, ce serait le double… »

Harari avait expliqué que le risque était fort que nous acceptions une société de surveillance, pour améliorer notre santé. Le gouvernement envisage, comme l’on fait les pays d’Asie de suivre les citoyens pour mesurer les déplacements des citoyens afin de pouvoir d’une part analyser la diffusion du virus et d’autre part vérifier le respect du confinement. Pourrons-nous dire non, si la santé d’un grand nombre en dépend ?

Daniel Cohen nous indique une autre raison de passer dans une société de surveillance, celle de pouvoir affecter au mieux les aides financières dont l’économie aura besoin pour ne pas s’effondrer. La même question se posera, sera-t-il raisonnable de refuser cette évolution ?

« Un Etat moderne, un Etat du XXIe siècle, devrait avoir la capacité de faire du sur-mesure, de la microéconomie « chirurgicale », en ciblant les aides entreprise par entreprise, individu par individu. Nous avons maintenant les outils pour cela, comme le prélèvement à la source, les déclarations de TVA et de charges sociales des entreprises, qui permettent de flécher les aides vers ceux qui subissent la crise le plus violemment.

La contrepartie de cette possibilité est, bien sûr, le risque d’une surveillance généralisée, car nous allons nous apercevoir que l’Etat a acquis les mêmes capacités de communiquer – et de surveiller – tout le corps social, à l’égal des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon]. »

C’est une question abyssale, je ne sais pas quelle est la bonne réponse.

Quand le journaliste, Antoine Reverchon, lui pose la question : « Cette crise signale-t-elle la fin du capitalisme néolibéral mondialisé ? », il répond :

« C’est certainement la fin, ou le début du recul du capitalisme mondialisé tel qu’on l’a connu depuis quarante ans, c’est-à-dire à la recherche incessante de bas coûts en produisant toujours plus loin.

Mais elle signale aussi l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique

Pour en saisir la portée et les menaces nouvelles que recèle ce capitalisme numérique, il faut revenir en arrière, au temps où l’on pensait que la désindustrialisation allait conduire, dans les pays développés, à une société de services. L’idée, théorisée notamment par l’économiste français Jean Fourastié [1907-1990], était que les humains travailleraient non plus la terre ou la matière, mais l’humain lui-même : prendre soin, éduquer, former, distraire autrui, serait le cœur d’une économie enfin humanisée.

Ce rêve postindustriel était libérateur, épanouissant… Mais comme le souligne Fourastié, il n’était plus synonyme de croissance

Si la valeur du bien est le temps que je passe à m’occuper d’autrui, cela veut dire aussi que l’économie ne peut plus croître, sauf à accroître indéfiniment le temps de travail.

Le capitalisme a trouvé une parade à ce « problème », celle de la numérisation à outrance.

Si l’être que je suis peut être transformé en un ensemble d’informations, de données qui peuvent être gérées à distance plutôt qu’en face-à-face, alors je peux être soigné, éduqué, diverti sans avoir besoin de sortir de chez moi…

Je vois des films sur Netflix plutôt que d’aller en salle, je suis soigné sans aller à l’hôpital…

La numérisation de tout ce qui peut l’être est le moyen pour le capitalisme du XXIe siècle d’obtenir de nouvelles baisses de coût…

Le confinement général dont nous faisons l’objet à présent utilise massivement ces techniques : le télétravail, l’enseignement à distance, la télémédecine…

Cette crise sanitaire apparaîtra peut-être, rétrospectivement, comme un moment d’accélération de cette virtualisation du monde. Comme le point d’inflexion du passage du capitalisme industriel au capitalisme numérique, et de son corollaire, l’effondrement des promesses humanistes de la société postindustrielle. »

Cette partie de l’article m’interpelle encore plus.

Les sociétés numériques comme NETFLIX et AMAZON vont sortir renforcés et plus riches de cette crise sanitaire.

Beaucoup vont voir dans le recours au télétravail massif une solution commode pour éviter que les salariés perdent du temps dans les transports et économiser aussi des surfaces de bureau dans des métropoles où le foncier et de plus en plus cher. Ce recours massif conduit à un risque de déshumanisation du travail.

Un article de l’OBS pose cette problématique : « Le télétravail est nécessaire, mais attention : il implique une déshumanisation »

L’OBS explique ainsi que

«  On peut imaginer l’approfondissement d’au moins deux tendances actuelles du capitalisme.
La première est l’accroissement de l’auto-discipline : avec le télétravail, le contrôle n’est pas exercé directement par un chef qui surveille mais par soi-même, par intériorisation des normes, des objectifs, des résultats, par responsabilité individuelle. Des travaux ont montré que cette évolution n’était pas sans lien avec l’augmentation des malaises professionnels, voire des burn-out.

La seconde est l’accroissement de « la production bureaucratique de l’indifférence sociale », c’est-à-dire de la création de la distance dans le vécu quotidien : ne plus être en contact direct avec des patients, des clients, des étudiants, des usagers de service public… c’est aussi s’éloigner, voire développer un certain détachement par rapport à ceux auxquels on s’adresse. Sans compter que, comme toute technique, la numérisation n’empêche pas les inégalités mais en transforme les lieux de son expression : désormais les inégalités d’accès à Internet ou de maîtrise des outils techniques sont devenues fondamentales.

Tout ceci n’est pas de la science-fiction : cela ne fait que deux jours que nous sommes en confinement, et j’ai déjà reçu un email de ma banque qui vante les mérites des contacts à distance et des appli mobiles. Pour beaucoup d’entreprises, cette crise peut être une opportunité pour dématérialiser davantage, remplacer des vendeurs par des plateformes téléphoniques, etc. Il ne faut pas oublier que le télétravail est une forme de déshumanisation. J’ai une nièce qui a dû subir une opération dont les conséquences auraient pu être graves. Quand elle s’est présentée à la clinique le jour dit, la première personne qu’elle a rencontrée, c’était au troisième étage. Toutes les étapes précédentes, dont l’« accueil » (sic), étaient automatisées, donc gérées ou élaborées à distance par le télétravail. Est-ce le monde dont nous voulons ? »

Et aussi l’éducation nationale pourrait avoir une évolution fâcheuse. Utiliser mieux et de manière plus intelligente les outils numériques ne peut être qu’approuver. Mais n’existe-t’il pas la tentation d’imaginer les économies budgétaires qu’on pourrait obtenir en utilisant massivement les cours en lignes qui permettrait de se passer d’un certain nombre de salles de classe et aussi d’un certain nombre de professeurs, puisqu’il faut un professeur devant une classe de 25 à 40 élèves, alors qu’un cours en ligne pourrait s’adresser à un nombre plus considérable d’élèves. Cette évolution porte en germe une accentuation encore des inégalités.

Cette crise risque ainsi d’amplifier et d’accélérer des évolutions dont nous pourrions craindre qu’ils n’aillent pas dans le sens souhaité par Bruno Latour ou Gaël Giraud.

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Mardi 7 avril 2020

« Avec cette pandémie, la fragilité de notre système nous explose à la figure »
Gaël Giraud

Gaël Giraud est un économiste remarquable et singulier.

C’est d’abord un esprit extraordinairement brillant, selon les critères français :

Après être passé par le lycée Henri IV (Paris), il intègre la rue d’Ulm : l’École Normale Supérieure. Ensuite comme école d’application il choisit l’École Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique (ENSAE). Puis à la suite de deux années de service civil au Tchad (1995-1997), il soutient sa thèse de doctorat en mathématiques appliquées (à l’économie) au Laboratoire d’économétrie de l’École Polytechnique et à l’Université Paris-Panthéon-Sorbonne.

Après cela il aurait pu entrer dans une des grandes entreprises françaises pour gagner beaucoup d’argent.

Lui devint prêtre catholique et jésuite.

C’est un humaniste qui regarde notre société avec recul, hauteur et intelligence du cœur.

Deux mots du jour lui ont été consacrés, tous les deux en 2014, tous les deux consacrés au monde bancaire.

D’abord pour fustiger les relations coupables entre l’Etat et le monde bancaire et l’incapacité du gouvernement français sous la présidence Hollande de réaliser ce que ce dernier avait promis, c’est à dire la séparation des activités spéculatives et de la banque de dépôt, au sein du système bancaire : «La collusion entre la haute finance publique et la haute finance privée aujourd’hui, paralyse notre société.»

Ensuite, il avait réagi à l’amende colossale que les Etats-Unis avaient infligé à BNP Paribas, s’étonnant que l’UE soit incapable de faire la même chose à l’égard des banques américaines qui ont joué un rôle délétère au sein de l’Union européenne : « les autorités européennes, grecques, italiennes… pourraient sanctionner Goldman Sachs pour avoir truqué les comptes publics grecs qui ont permis à Athènes d’entrer dans la Zone euro, et JP Morgan pour avoir vendu des prêts toxiques en Italie. »

Dans l’article de Marianne que j’avais cité dans le premier mot du jour, il définissait ainsi sa vie :

« D’abord, je partage la même soupe avec mes compagnons le soir, quoi que je pense du secteur bancaire par ailleurs. Cela permet de penser librement. Ensuite, la vie de partage communautaire est une expérience essentielle des biens communs, au sens de l’économiste Elinor Ostrom : aujourd’hui, nos sociétés redécouvrent les biens communs via Vélib’, Vélo’v, le covoiturage, l’économie de fonctionnalité, etc., et cet apprentissage me paraît décisif pour la transition énergétique. Il induit une transformation radicale de notre rapport à la propriété privée. Eh bien, la vie religieuse occidentale pratique tout cela depuis quinze siècles au moins ! »

Je l’ai d’abord vu et entendu dans l’émission de Frédéric Taddei : « Interdit d’interdire » consacrée aux conséquences économiques de la pandémie.

Je regarde, en effet, l’émission « Interdit d’interdire » sur la télévision d’influence de Poutine « Russia Today » en raison de la qualité des échanges que peut réaliser Frédéric Taddei avec ses invités. Pour le reste je me méfie des informations que je peux trouver sur cette chaîne, tout en ne les rejetant pas systématiquement. Ce n’est ni blanc, ni noir, c’est gris !

Cette émission donnait en première partie la parole à Paul Jorion qui a déjà fait l’objet de mot du jour et qui est certes intéressant mais beaucoup moins didactique et précis que Gaël Giraud.

L’intervention de Gaël Giraud commence à 25:45, et je vous invite à la regarder, elle se trouve derrière ce lien : <Conséquences économiques de l’épidémie>

Après cette émission j’ai trouvé un article du 20 mars de l’OBS qui interviewait Gaël Giraud : « Avec cette pandémie, la fragilité de notre système nous explose à la figure »

Dans cet article, il souligne d’abord la singularité de cette crise :

« Elle est unique. Contrairement au krach boursier de 1929 et à la crise des subprimes de 2008, elle touche d’abord et en son cœur l’économie réelle. L’appareil productif est mis à l’arrêt, les chaînes de valeurs mondiales ralentissent ou sont interrompues, le travail est « en grève » involontaire. Ce n’est pas seulement une crise keynésienne d’insuffisance de la demande, c’est aussi une crise d’offre.»

Et il montre ainsi la vulnérabilité et la fragilité de notre système :

«La pandémie marque l’entrée dans une époque nouvelle, traversée de risques liés au réchauffement climatique et amplifiés par un capitalisme financiarisé qui nous rend extrêmement vulnérables à la finitude du monde.
Tout le monde ne peut pas travailler depuis chez soi. Or nous avons collectivement construit un système dans lequel certains aliments, par exemple, font deux fois le tour de la planète avant d’arriver dans notre assiette. Pour maximiser le profit à court terme, nous avons bâti des chaînes d’approvisionnement à flux tendus selon le principe du « juste-à-temps ». Ces flux sont extrêmement fragiles car il suffit que, le long de la chaîne, une seule société soit à l’arrêt parce que ses salariés sont malades ou refusent de risquer leur vie au travail, pour que la chaîne s’interrompe. Certaines métropoles pourraient en faire la cruelle expérience dans les jours ou les semaines qui viennent avec l’approvisionnement alimentaire.
Un système dans lequel la volatilité des marchés financiers est extrême parce qu’en dépit des avertissements répétés depuis plus de dix ans, nous n’avons mis aucun frein sérieux aux bulles et aux paniques boursières. Dans lequel, pour suivre des dogmes néolibéraux sans fondement scientifique, nous avons sous-doté l’hôpital et privatisé des services publics. Tout cela, nous le savons depuis des années. Aujourd’hui, cette fragilité nous explose à la figure. »

Il montre aussi comment notre système économique et la position dominante d’homo sapiens explique la force et la propagation du virus :

« La destruction écologique à laquelle se livre notre économie extractiviste depuis plus d’un siècle partage avec cette pandémie une racine commune : nous sommes devenus l’espèce dominante de l’ensemble du vivant sur Terre. Nous sommes donc capables de briser les chaînes trophiques de tous les autres animaux (et c’est bien ce que nous faisons, des poissons jusqu’aux oiseaux) mais nous sommes aussi le meilleur véhicule pour les pathogènes. En termes d’évolution biologique, il est beaucoup plus « efficace » pour un virus de parasiter l’humain que le renne arctique, déjà en voie de disparition à cause du réchauffement. Et ce sera de plus en plus le cas à mesure que les dérèglements écologiques vont décimer les autres espèces vivantes. »

Et il revient sur les marchés qu’il a étudiés depuis de nombres années et qui ont conduit à la financiarisation du monde :

« Les marchés financiers, sur lesquels nous tentons de faire reposer notre prospérité depuis plusieurs décennies, n’ont aucunement vu venir la pandémie. Pourtant, celle-ci n’est nullement un cygne noir, elle était parfaitement prévisible : l’OMS avait prévenu que les marchés d’animaux sauvages en Chine présentaient des risques épidémiologiques majeurs. Allons-nous continuer d’entretenir la fiction que les marchés financiers sont la boussole suprême de nos sociétés ?

En outre, depuis trente ans, la globalisation marchande s’est construite sur l’abondance des énergies fossiles, et en particulier du pétrole. Ces énergies réchauffent massivement la planète. Elles ont aussi permis d’étendre les chaînes de production, de rendre négligeable le prix du transport, de délocaliser dans des pays à bas coût, la Chine en premier lieu. Le pétrole est l’ingrédient essentiel grâce auquel Covid-19 s’est transporté en trois mois de Chine en Europe là où le Sras de 2002 avait mis un an. Aujourd’hui, la mise à l’arrêt de l’économie réelle fait chuter le cours de l’or noir. Cette chute a non seulement des effets sur les compagnies pétrolières, mais aussi sur le secteur financier. Énormément d’actifs financiers sont appuyés sur les énergies fossiles.

La fin de la globalisation marchande va sans doute provoquer une réduction massive de l’usage du pétrole pour le transport de marchandises et donc un effondrement de la valeur de certains de ces actifs. Cela ajoute à la panique d’institutions financières assises sur des montagnes de dettes privées (et non publiques) qui ne peuvent être remboursées qu’au prix d’une poursuite de la croissance du PIB. Or, 2020 sera sans doute une année de récession pour la plupart des pays. Beaucoup d’investisseurs ont compris qu’ils risquaient de devenir rapidement insolvables.

[Il faut donc s’attendre] à un krach plus important que celui de 2008, sauf si les Etats réagissent fortement et très vite pour éviter les faillites en chaîne dans l’économie réelle. L’administration Trump a déjà annoncé un effort de près de 1 000 milliards de dollars pour les ménages et les entreprises. La BCE a annoncé un plan de 750 milliards de rachats de dettes. Ce sont les bons ordres de grandeur, mais tout dépendra de la façon dont est utilisé cet argent. Il faut le flécher massivement vers les PME et les ménages. Faire du « quantitative easing for people », ce que nous aurions dû faire déjà en 2009. Sinon, ces sommes, une fois de plus, serviront uniquement à sauver les banques.

Les pays qui oseront dépenser massivement pour leur économie réelle s’en sortiront mieux. Nous sommes « en guerre » ? Alors, il faut comprendre l’étendue des déficits publics auxquels nous devons consentir : le déficit public des Etats-Unis, rapporté au PIB fut de 12 % en 1942, 26 % en 1943, 21 % en 1944, 20 % en 1945. Pour ceux qui resteront attachés au dogme de l’austérité budgétaire (qui n’a pas de fondement économique), la récession qu’ils vont connaître risque de faire passer celle qui a suivi 2008 pour une promenade de santé. »

Il synthétise aussi les leçons de cette pandémie et trace des perspectives qui devraient guider nos gouvernants et nos nations. Il utilise notamment ce concept très fécond « des communs »

[Cette pandémie] nous contraint à comprendre qu’il n’y a pas de capitalisme viable sans un service public fort et à repenser de fond en comble notre manière de produire et de consommer.
Cette pandémie ne sera pas la dernière : le réchauffement climatique promet la multiplication des pandémies tropicales.
En 2016, la Banque Mondiale estimait, par exemple, que la seule résistance aux antimicrobiens pourrait provoquer une perte de 3 % du PIB mondial en 2050.
La déforestation, tout comme les marchés d’animaux sauvages à Wuhan, nous met au contact d’animaux dont les virus nous sont inconnus. Le dégel du pergélisol menace de diffuser des épidémies dangereuses : la grippe espagnole de 1918, l’anthrax… Les élevages intensifs, d’animaux stressés et homogènes, facilitent aussi la propagation des épidémies.

A brève échéance, il va falloir nationaliser des entreprises non viables et, peut-être certaines banques. Mais, très vite, nous devrons tirer les leçons de ce printemps : relocaliser la production, réguler la sphère financière, repenser les normes comptables pour valoriser la résilience de nos systèmes productifs, instaurer une taxe carbone et sanitaire aux frontières, lancer un plan de relance français et européen pour la réindustrialisation écologique, la rénovation thermique et la conversion massive vers les énergies renouvelables…

La pandémie nous invite à transformer radicalement notre mode de socialisation.
Aujourd’hui, le capitalisme connaît le coût de toute chose, mais la valeur de rien, pour reprendre la formule d’Oscar Wilde. Il nous faut comprendre que la véritable source de la valeur, ce sont nos relations humaines et avec notre environnement. A vouloir les privatiser, nous les détruisons et nous mettons à terre nos sociétés tout en supprimant des vies. Nous ne sommes pas des monades isolées, reliées entre elles uniquement par un système de prix abstrait, mais des êtres de chair en interdépendance avec d’autres et avec un territoire. Voilà ce que nous avons à réapprendre.

La santé de chacun concerne tous les autres. Même pour les privilégiés, la privatisation des systèmes de santé est irrationnelle : ils ne peuvent se séparer totalement des plus modestes, ne fût-ce que pour se faire livrer à manger. La maladie les rattrapera donc toujours. La santé est un bien commun mondial et doit être gérée comme telle.

Les communs, remis à l’honneur notamment par l’économiste américaine Elinor Ostrom, ouvrent un espace tiers entre le marché et l’Etat, entre le privé et le public. Ils peuvent nous guider vers un monde plus résilient, à même d’encaisser des chocs comme cette pandémie.

La santé, par exemple, doit être traitée comme l’affaire de tous, avec des niveaux d’intervention stratifiés et articulés. Au niveau local, des communautés peuvent s’organiser pour réagir rapidement, en circonscrivant les clusters comme cela semble avoir été fait avec succès dans le Morbihan contre Covid-19 et, à l’inverse, comme cela n’a pas été fait en Lombardie. Au niveau étatique, il faut un service hospitalier public puissant. Au niveau international, il faut que les préconisations de l’OMS deviennent contraignantes. Rares sont les pays qui ont suivi les recommandations de l’OMS avant et pendant la crise. Nous écoutons plus volontiers les « conseils » du FMI… Le drame actuel montre que nous avons tort.

Ces derniers jours, nous avons vu des communs se constituer : des scientifiques qui, en dehors de tout cadre public ou privé, se sont spontanément coordonnés via l’initiative Opencovid19 pour mutualiser l’information sur les bonnes pratiques de dépistage du virus. La santé n’est qu’un exemple : l’environnement, l’éducation, la culture, la biodiversité sont des communs mondiaux. Il faut inventer des institutions qui permettent de les honorer, de reconnaître nos interdépendances et de rendre nos sociétés résilientes. Certaines existent déjà : Drugs for Neglected Disease Initiative (DNDi) est un magnifique exemple, créé par des médecins français il y a quinze ans, de réseau collaboratif tiers, où coopèrent le privé, le public et les ONG qui réussissent à faire ce que ni le secteur pharmaceutique privé, ni les États, ni la société civile n’arrivent à faire seuls. »

Et de manière plus immédiate, il nous montre ce que cette crise peut dévoiler :

« Elle nous délivre du narcissisme consumériste, du « je veux tout, tout de suite ». Elle nous ramène à l’essentiel, à ce qui compte « vraiment » : la qualité des relations humaines, la solidarité. Elle nous rappelle, aussi, à quel point la nature est importante à notre santé mentale et physique. Ceux qui vivent confinés dans un 15 m2 à Paris ou à Milan le savent déjà… Le rationnement qui s’installe sur certains produits nous rappelle la finitude des ressources. Bienvenue dans le monde fini !  Pendant des années, les milliards dépensés en marketing nous ont fait confondre la planète avec un supermarché géant où tout serait indéfiniment à notre disposition. Nous faisons brutalement l’expérience du manque »

Gaël Giraud est le contraire d’un naïf, il sait que des forces sont à l’œuvre pour aggraver le mal, utiliser cette crise pour surenchérir dans certaines voies délétères

« Je pense qu’un certain romantisme « collapsologique » va être vite tempéré par la vision de ce que signifie, dans la configuration actuelle, l’arrêt brutal de l’économie : le chômage, la ruine, les vies brisées, les morts, la souffrance au quotidien de ceux chez qui le virus laissera des traces à vie. Dans le sillage de l’encyclique « Laudato si » du Pape François, je préfère espérer que cette pandémie sera l’occasion de réorienter nos vies et nos institutions vers une sobriété heureuse et le respect de la finitude.

Le moment est décisif : on peut craindre ce que Naomi Klein a baptisé la « stratégie du choc
». Il ne faut pas que, sous prétexte de soutenir les entreprises, certains gouvernements affaiblissent encore davantage le droit du travail. Ou qu’ils en profitent pour resserrer encore la surveillance policière des populations. Ou que le commerce en ligne finisse de tuer les magasins de proximité. Encore moins que les achats d’armes par certains gouvernements servent à contraindre les salariés modestes à risquer leur vie pour ne pas interrompre les chaînes d’approvisionnement des plus privilégiés. »

Si vous lisez des informations qui viennent de Chine, des États-Unis et du Canada vous constaterez qu’on parle partout de relance de l’économie, mais de relance dans l’économie carbonée et de diminuer les contraintes écologiques que les prises de conscience ont permis de mettre en œuvre, faiblement mettre en œuvre.

Le plus probable est que tout recommence comme avant et peut être même en pire en prétextant l’urgence du chômage et de la baisse du niveau de vie.

Dans sa conclusion il essaie une interrogation géopolitique :

« Ce que l’on peut dire, c’est que le coronavirus exacerbe le bras de fer entre la Chine et les Etats-Unis. La propagande chinoise s’efforce d’instaurer l’idée que le pays a su stopper la pandémie et semble vouloir faire bénéficier le reste du monde de son expérience. Pékin a surtout à se faire pardonner d’être à l’origine du problème : les services publics chinois ont dissimulé l’épidémie pendant plus d’un mois avant de prendre la mesure de sa gravité. Reste que cette pandémie peut devenir pour la Chine ce que fut la Seconde Guerre mondiale pour les Américains : le moment d’un basculement géopolitique et d’une prise de leadership mondial. Surtout si l’économie des Etats-Unis devait connaître une très dure récession.

Dans les pays occidentaux, on entend d’ailleurs une petite rengaine valorisant l’autoritarisme chinois. « Et si nos démocraties étaient mal armées ? Trop lentes ? Engluées dans les libertés individuelles ? » Cette antienne se fredonnait déjà avant la pandémie et me semble très dangereuse. La Chine est un pays totalitaire. La pandémie a-t-elle atteint le Xinjiang ? Sur le million de Ouïgours qui y vivent en camp de « rééducation », combien ont été touchés ? Combien survivront à la prochaine pandémie ?

Certains se demandent si, pour conserver leurs privilèges, ce ne serait pas le moment de basculer du laisser-faire vers l’autoritarisme (néolibéral).
Ce serait suicidaire. Comme l’écrivait déjà La Fontaine à propos de la peste : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Sacrifier l’âne innocent ne sert à rien et relève d’un paganisme médiéval. Il faut éviter la peste, c’est la seule attitude rationnelle pour tout le monde. »

Il y a comme toujours dans les réflexions qui ont du sens, plus de questions que de réponses.

L’avenir n’est pas écrit.

Nous ne pouvons certainement pas avec nos faibles moyens changer radicalement le monde. La tentation de la « tabula rasa » est d’ailleurs dangereuse, les expériences passées nous conduisent à beaucoup de prudence devant les doctrines qui nous promettent de tout reconstruire à partir d’une page blanche.

Je pense cependant que chacun de nous a un rôle, même minuscule, à jouer dans cette partition.

Pour ce faire il faut tenter de comprendre les forces qui sont à l’œuvre, se prémunir des solutions magiques et miraculeuses et accepter plus de sobriété comme nous y invitent les questions de Bruno Latour du mot du jour d’hier.

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Lundi 6 avril 2020

« La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant. »
Bruno Latour

Wikipedia nous informe que Bruno Latour est classé parmi les chercheurs les plus cités en sciences humaines et jouit d’une très forte notoriété dans le monde académique anglophone, où il est parfois décrit comme « le plus célèbre et le plus incompris des philosophes français.

Il est sociologue, anthropologue et philosophe des sciences. Il est né le 22 juin 1947 à Beaune.

Ces derniers travaux sont surtout tournés vers la crise écologique et la transition économique pour y faire face.

Le mot du jour du 8 février 2019 était consacré à son livre « Où atterrir ? » paru en 2017 dans lequel il exprimait ce constat selon lui évident : notre modèle de développement économique mondial ne dispose pas d’une planète lui permettant de continuer à se déployer. La terre, en effet, n’est pas cette planète, il faut donc atterrir, arrêter la course.

Pour ce faire, il demande à chacun de réfléchir à ses besoins essentiels, à ses interactions avec les autres afin de pouvoir construire le modèle de développement que la terre puisse accueillir.

Dans ce sens, il développe l’idée de cahiers de doléances comme ce qui s’était passé en France avant la révolution de 1789.

Un article du monde de janvier 2019 parle de ce projet : « Faisons revivre les cahiers de doléances » et une partie de son site est consacrée à ce thème <Atelier Nouveaux Cahiers de Doléance>

Devant la crise qui nous secoue et les réflexions qui doivent nous guider dans l’après, il a écrit un article sur le site AOC Média :

<Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise>

Il fut aussi l’invité de France Inter du vendredi 3 avril 2020 :<Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise>

C’est par l’émission de France Inter que j’ai appris que parmi les nombreuses études qu’avaient réalisé Bruno Latour, il s’était aussi intéressé aux microbes et aux épidémies.

En 1984, il a écrit notamment : « Pasteur: Guerre et Paix des microbes »

Et c’est ainsi qu’il répond à Nicolas Demorand qui évoque la surprise devant cette pandémie :

« Ce n’est pas une situation surprenante pour ceux qui ont travaillé sur l’histoire de la médecine, quand on laisse les microbes faire leur petit travail de mondialisation […] Chaque pays donne, à cause de son système de santé et sa préparation, une virulence à ce virus. La virulence varie considérablement. […] La nouveauté, c’est la capacité qu’a le virus de profiter de la globalisation. Imposer un régime de viralité à M. Trump et M. Macron en quelques semaines c’est assez stupéfiant. »

Et rejoignant la position de Sophie Mainguy-Besmain « Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas à l’être » il rejette la rhétorique guerrière :

« Parler de guerre n’a aucun sens »

Il dit des choses aussi simple que nous devons vivre avec le virus, quand un très grand nombre aura été contaminé, donc aura assimilé le virus et rendu inoffensif, la crise sera surmonté.

Ce n’est pas combattre le virus dont il s’agit, on ne le détruit pas, on s’y adapte.

Et surtout ce qui parait important à Bruno Latour c’est de bien se rendre compte que l’épreuve que nous vivons nous la surmonterons, avec plus ou moins de dégâts économiques, mais nous la surmonterons.

Or il est une autre crise qui pour lui est plus grave et dont il n’est pas certain que nous la surmonterons :

« En décembre, on allait vers une autre catastrophe qui est la mutation écologique. Malgré la situation tragique que nous vivons, elle est moins tragique pour les gens qui s’intéressent à la mutation écologique »

Et il pose un premier constat qu’il trouve encourageant :

« On a un arrêt général brusque […] On disait qu’il était impossible de tout arrêter, on l’a fait en deux mois. On se rend compte que brusquement, on peut tout arrêter et que les États peuvent s’imposer. »

Et il ajoute :

« Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour voir ce qu’on garde ou pas, c’est gâcher une crise, c’est un crime. »

Et c’est ainsi qu’il débutait aussi son article sur AOC MEDIA :

« Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.

Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts. Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter.

En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tout cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.

La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À tous les arguments des écologiques sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails, « à cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de freiner puis de s’arrêter d’un coup.

En effet, il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu là ! »

Il cite l’exemple d’un fleuriste hollandais face à la crise de pandémie :

« Par exemple, l’autre jour, on présentait à la télévision un fleuriste hollandais, les larmes aux yeux, obligé de jeter des tonnes de tulipes prêtes à l’envoi qu’il ne pouvait plus expédier par avion dans le monde entier faute de client. On ne peut que le plaindre, bien sûr ; il est juste qu’il soit indemnisé. Mais ensuite la caméra reculait montrant que ses tulipes, il les fait pousser hors-sol sous lumière artificielle avant de les livrer aux avions cargo de Schiphol dans une pluie de kérosène ; de là, l’expression d’un doute : « Mais est-il bien utile de prolonger cette façon de produire et de vendre ce type de fleurs ? ».

Il en appelle donc à profiter de cette crise pour réfléchir à l’après, à l’indispensable, à l’utile dans le cadre de la contrainte écologique.

Je ne peux citer tout l’article mais les 6 questions avec lesquels il le finit et qui s’adresse à chacun de nous :

Un outil pour aider au discernement

Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques, proposons aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une situation et peut-être de la prolonger par une petite enquête. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et concrète — mais pas avant.
Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une aide à l’auto-description*.
Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privés par la crise actuelle et qui vous donnent la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions suivantes :

Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?

Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)

Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?

Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?

Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)

Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?

(Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celles d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions.)

Je redonne le lien vers l’article : <Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise>

Pendant ce temps, Trump profite de la crise pour enlever encore davantage les contraintes écologiques qu’avaient pu imposer Obama.

Il est à craindre qu’à la sortie de cette crise, les nombreux chômeurs et les entreprise affaiblies ou moribondes seront prêts à relancer la machine économique par tous les moyens et même les moins écologiques.

Mais je crois que fondamentalement Bruno Latour a raison de nous interpeller car cette crise est aussi une opportunité pour nous pour réfléchir et évoluer.

Achetez-vous encore des roses alors que vous savez que celles que vous trouvez chez votre fleuriste assèchent des lacs au Kenya et créent des désastres écologiques ?

Réfléchissez-vous à votre manière de faire du tourisme ?

Beaucoup de solutions finalement dépendent aussi de nous, c’est ce que nous apprend Bruno Latour.

<Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise>

<1389>

Dimanche 5 avril 2020

«La symphonie N°2 « Résurrection »
Gustav Mahler

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Dimanche dernier, ARTE a retransmis, un concert qui a eu lieu en 2019 à Barcelone.

Dans une salle somptueuse

Une interprétation magistrale

D’un très grand chef d’œuvre symphonique du répertoire.

Vous trouverez ci-après trois liens qui vous permettront de regarder et écouter ce moment magique :

<REPLAY ARTE>    <Sur Youtube>   <Sur Molotov>

La lecture de ce mot du jour peut donc s’arrêter là et basculer vers le visionnage de ce concert. Voici l’essentiel.

Mais on peut aller un peu plus loin…

D’abord s’intéresser à cette extraordinaire salle de concert <
Palau de la Música Catalana> « Le palais de la musique catalane » construit entre 1905 à 1908.

Wikipedia nous apprend que les bâtisseurs ont fait appel à des structures avancées telles que l’utilisation de nouveaux profils laminaires : il s’agit d’une structure métallique centrale stabilisée par des contreforts et des voûtes d’inspiration gothique. L’architecte innove par l’utilisation de murs-rideaux et fait appel à une grande variété de techniques artistiques : sculptures, mosaïques, vitraux et ferronneries.
L’architecte est catalan comme il se doit à Barcelone Lluís Domènech i Montaner. Cette salle a d’ailleurs mêlé son histoire avec celle de la Catalogne et ses combats contre le fascisme et pour l’indépendance.

Certains prétendent qu’il s’agit de la plus belle salle de concert du monde.

La salle de concert est le seul auditorium en Europe à n’être éclairé pendant la journée que par la lumière naturelle.

Le chef d’orchestre de ce concert Gustavo Dudamel dit :

« La beauté, l’aura de cette salle sont uniques au monde.
C’est un espace qui n’a rien de conventionnel.
A chaque venue, on y découvre quelque chose de nouveau. »

Ensuite, on peut s’intéresser à l’interprétation et aux interprètes.

L’Orchestre est l’Orchestre Philharmonique de Munich.
Ce fut déjà l’Orchestre qui fut celui du concert de la 8ème symphonie de Mahler que j’ai essayé de raconter lors du <mot du jour du 20 février 2019>

Cet orchestre fondé en 1893 fut dirigé plusieurs fois par Gustav Mahler qui le dirige dès 1897, et qui y crée ses Quatrième et Huitième Symphonies. C’est le disciple de Gustav Mahler, Bruno Walter qui assurera la création du Chant de la terre de Mahler en 1911, toujours avec cet orchestre.

Orchestre qui connut son apogée, entre 1979 et 1996, lorsque son directeur musical fut Sergiu Celibidache, musicien exceptionnel à qui je n’ai pas encore consacré de mot du jour, mais cela ne pourra durer.

Le chef d’orchestre est Gustavo Dudamel.

Un des plus grands chef d’orchestre actuel, né en 1981, il a été nommé en 2009 donc à 28 ans directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, soit un des plus grand orchestre du monde, c’est absolument unique. L’orchestre a d’ailleurs décidé de renouveler son contrat jusqu’à 2026.

Très jeune, il était arrivé à convaincre et à se faire conseiller par les grands chefs : Claudio Abbado, Daniel Barenboïm et Simon Rattle.

Mais ses débuts et son apprentissage, a eu lieu dans ce formidable programme d’éducation musicale El Sistema qui a été fondé par José Antonio Abreu au Venezuela et qui propose une méthode d’apprentissage alternative de la musique en permettant une intégration sociale de jeunes défavorisés.

L’élite de ces musiciens intègre l’Orchestre symphonique des jeunes du Venezuela Simón Bolívar. D’abord violoniste dans cet orchestre, il en devient rapidement le chef et fait des tournées mondiales avec cet orchestre d’une qualité remarquable.

Il faut voir et écouter cet orchestre, dirigé par Dudamel, jouait <Mambo de West Side Story Bersntein>

Et voici avec cette même formation, <Dudamel qui dirige aussi la 2ème symphonie de Mahler>

Avec Annie et Florence nous avons eu la chance de le voir avec son orchestre de Los Angelés. Chef charismatique, formidable musicien, il emporte l’adhésion.

Ce concert a aussi mis en valeur un chœur espagnol « Orfeó Català & Cor de Cambra del Palau de la Música Catalana » (Simon Halsey Director)

Et aussi deux solistes remarquables :

La soprano israélienne Chen Reiss, soprano et surtout une mezzosoprano américaine que je ne connaissais pas : Tamara Mumford

Quand elle se lève pour chanter, la première surprise est sa voix grave et profonde.

Et puis, il y a l’émotion qu’elle dégage dans son interprétation et qui émeut même Gustavo Dudamel.

Après les interprètes, il faut aussi s’intéresser à l’œuvre.

D’ailleurs l’œuvre est première par rapport aux interprètes.

La 2ème symphonie est la symphonie la plus populaire de Mahler probablement celle la plus souvent jouée dans les salles de concert. Elle fut créée le 13 décembre 1895 à Berlin.

Gustavo Dudamel la décrit de la manière suivante :

« C’est un hymne à la vie éternelle
Un hymne à la continuité.
Un hymne à la résurrection perpétuelle »

Cette symphonie est si populaire que lorsqu’on a vendu la partition originale aux enchères, elle est devenue la partition la plus chère de l’Histoire, le 29 novembre 2016, à Londres. Le manuscrit d’un morceau du compositeur autrichien a atteint le prix record de 5,32 millions d’euros.

Photo dédicacée par Mahler au chef belge Sylvain Dupuis qui avait programmé la 2ème à Liège en 1899 et invita le compositeur à la diriger à son tour l’année suivante.

Pour en savoir plus, il peut être pertinent de se référer au site <Esprits Nomades> :

« La Deuxième symphonie semble d’une seule coulée, emportant l’auditeur vers l’élan final, vers l’au-delà. Pourtant elle aura mis plus de six ans à venir au monde. […]
Mahler aimera toujours cette œuvre et en ferra sa carte de visite auprès des orchestres […]
Mahler l’a dirigée treize fois et l’a choisie pour son concert d’adieu à Vienne afin de marquer la fin de son règne de 10 ans comme directeur de l’Opéra de Vienne. […]
Plus qu’une musique c’est une vision. Vision spirituelle et métaphysique et aussi description des combats tumultueux pour arriver à la lumière. Le thème est vieux comme le monde : le problème de la vie et de la mort résolu par la résurrection.

Bien des forces antagonistes se combattent, en cela elle est la plus beethovénienne des musiques de Mahler. »

La mezzo chante dans le quatrième mouvement :

« L’homme est accablé d’une si grande souffrance !
L’homme est accablé d’une si grande peine ! »

A cela le chœur et les deux solistes vont répondre dans le 5ème mouvement :

« Ressusciter, oui, tu vas ressusciter, […]
O crois, mon âme, crois
que rien n’est perdu pour toi !
Tu as maintenant ce que tu as désiré,
ce que tu as aimé, ce pour quoi tu as lutté !
O crois que tu n’es pas née en vain,
que ce n’est pas en vain que tu as vécu et souffert !
Ce qui a été engendré doit passer, ce qui est passé doit ressusciter ! Cesse de trembler ! Prépare-toi ! Prépare-toi à vivre ! […]
Ressusciter, oui, tu vas ressusciter, mon âme, seul instant !
Et ce que tu as vaincu
te mènera vers Dieu ! »

C’est merveilleusement beau.

La salle, les interprètes, l’œuvre et un dernier point pourrait être ma relation personnelle avec cette œuvre.

La relation notamment en concert. Je pense que c’est l’œuvre symphonique que j’ai le plus souvent entendu en concert.

Nous avons déjà eu deux concerts de la 2ème de Mahler à l’Auditorium de Lyon et cette saison, il est prévu le 23 mai que nous ayons à nouveau cette symphonie dirigée par Jukka-Pekka Saraste à Lyon. Le confinement sera-t-il terminé ?

Et puis je l’ai entendu plusieurs fois à Paris.

Mais deux concerts sont restés très forts dans ma mémoire.

  • Le mardi 26 avril 1988, à la salle Pleyel, nous avons assisté Annie et moi à notre premier concert en commun, ce fut la 2ème symphonie de Mahler avec l’orchestre de Paris dirigé par Eliahu Inbal.

Depuis nous ne nous sommes plus quittés.

  • Et puis le mercredi 30 mai 2012, à Angers, sur l’insistance de mon ami Didier, avec Didier et Hélène j’ai assisté au dernier concert dans lequel j’ai vu mon frère Gérard jouer.

Il était, alors, le super soliste de l’orchestre philharmonique des pays de la Loire et menait donc l’orchestre dans cette 2ème symphonie dans le cadre de la commémoration des 40 ans de l’Orchestre.

Dans le cadre de l’épreuve de COVID-19, il ne me semble pas trop tôt de parler de résurrection.

Il est important, quand on se trouve dans l’épreuve, de savoir qu’il y aura une fin et un nouveau départ.

<1388>

Samedi 4 avril 2020

« Puisque seul l’amour sait nous raconter à ceux qui savent écouter. »
Yasmina Khadra

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Augustin Trapenard continue sur France Inter, chaque matin à neuf heures moins 5, à lire une lettre que lui a envoyé un écrivain ou un artiste dans sa chronique : <Lettres d’intérieur>

Ce sont des perles, des respirations de l’âme, des moments où nous redevenons fiers d’appartenir à l’espèce humaine qui si souvent nous désespère.

Jeudi, il a lu une lettre de l’écrivain algérien Yasmina Khadra à sa mère décédée il y a moins de deux ans.

« Paris, le 2 avril 2020.

Ma chère petite maman,

Depuis quelques jours, je suis confiné chez moi à cause du coronavirus. L’enfermement est devenu une habitude, pour moi. Je sors rarement. Le temps parisien ne se prête  guère à un enfant du Sahara qui ne reconnaît le matin qu’à sa lumière éclatante et qui a toujours rangé la grisaille du côté de la nuit.

Je suis en train de terminer un roman — le seul que j’aurais aimé que tu lises, toi qui n’as jamais su lire ni écrire. Un roman qui te ressemble sans te raconter et qui porte en lui le sort qui a été le tien.

Je sais combien tu aimais la Hamada où tu adorais traquer la gerboise dans son terrier et martyriser les jujubiers pour quelques misérables fruits. Eh bien, j’en parle dans mon livre comme si je cherchais à revisiter lieux qui avaient compté pour toi. Je parle des espaces infinis, des barkhanes taciturnes, des regs incandescents et du bruit des cavalcades. Je parle des héros qui furent les tiens, de Kenadsa et de ses poètes, des sentiers poussiéreux jalonnés de brigands et des razzias qui dépeuplaient nos tribus.

C’est toi qui m’as donné le courage de m’attaquer enfin à cette épopée qui me hante depuis des années. Je craignais de n’avoir pas assez de souffle pour aller au bout de mon texte, mais il a suffi que je pense à toi pour que mes peurs s’émiettent comme du biscuit.

Chaque fois que j’emprunte un chapitre comme on emprunte un passage secret, je perçois une présence penchée par-dessus mon épaule. Je me retourne, et c’est toi, ma maman adorée, ma petite déesse à moi. Je te demande comment tu vas, Là-haut ? Tu ne me réponds pas. Tu préfères regarder l’écran de mon ordi en souriant à cette écriture si bien agencée dont tu n’as pas les codes. Je sais combien tu aimes les histoires. Tu m’en racontais toutes les nuits, autrefois, lorsque le sommeil me boudait. Tu posais ma tête sur ta cuisse et tu me narrais les contes berbères et les contes bédouins en fourrageant tendrement dans mes cheveux. Et moi, je refusais de m’assoupir tant ta voix était belle. Je voulais qu’elle ne s’arrête jamais de bercer mon âme. Il me semblait, qu’à nous deux, nous étions le monde, que le jour et la nuit ne comptaient pas car nous étions aussi le temps.

C’est toi qui m’a appris à faire d’un mot une magie, d’une phrase une partition et d’un chapitre une saga. C’est pour toi, aussi, que j’écris. Pour que ta voix demeure en moi, pour que ton image tempère mes solitudes. Toi qui frisais le nirvana lorsque tu te dressais sur la dune en tendant la main au désert pour en cueillir les mirages ; toi qui ne pouvais dissocier un cheval qui galopait au loin d’une révélation divine, tu te sentirais dans ton élément dans ce roman en train de forcir et tu ferais de chacun de mes points d’exclamation un point d’honneur. Comment oublier l’extase qui s’emparait de toi au souk dès qu’un troubadour inspiré se mettait à affabuler en chavirant sur son piédestal de fortune ?

Pour toi, comme pour Flaubert — un roumi qui n’était ni gendarme ni soldat, rassure-toi — tout était vrai. Etaient vraies les légendes décousues, vraie la rumeur abracadabrante, vrai tout ce qui se disait parce que, pour toi, c’était cela le pouls de l’humanité. Quand il m’arrive de retourner à Oran, je vais souvent m’asseoir à notre endroit habituel et convoquer nos papotages qui se poursuivaient, naguère, jusqu’à ce que tu t’endormes comme une enfant.

C’était le bon vieux temps, même s’il ne remonte qu’à deux ans — deux ans interminables comme deux éternités. Nous prenions le frais sur la véranda, toi, allongé sur le banc matelassé et moi, tétant ma cigarette sur une marche du perron, et nous nous racontions des tas d’anecdotes en riant de notre candeur. Tu plissais les yeux pour mieux savourer chaque récit, le menton entre le pouce et l’index à la manière du Penseur.

Mon Dieu ! Que faire pour retrouver ces moments de grâce ? Quelle prière me les rendrait ? Mais n’est-ce pas dans l’ordre des choses que de devoir restituer à l’existence ce qu’elle nous a prêté ? On a beau croire que le temps nous appartient, paradoxalement, c’est à lui que revient la tâche ingrate de séparer à jamais ceux qui se chérissent. Ne reste que le souvenir pour se bercer d’illusions.

Ma petite maman d’amour, depuis que tu es partie, je te vois dans toute grand-mère ? Qu’elles soient blondes, brunes ou noires, il y a quelque chose de toi en chacune d’elles. Si ce ne sont pas tes yeux, c’est ta bouche ; si ce n’est pas ton visage, ce sont tes mains ; si ce n’est pas ta voix, c’est ta démarche ; si ce n’est rien de tout ça, c’est l’émotion que tu as toujours suscitée en moi.

Et pourtant, partout où je vais, même là où il n’y a personne, c’est toi que je vois me faire des signes au fond des horizons. Tantôt étoile filante dans le ciel soudain triste que tu lui fausses compagnie, tantôt île de mes rêves au milieu d’un océan de tendresse aussi limpide que ton cœur, tu demeures mon aurore boréale à moi. Si je devais un jour te rejoindre, maman, je voudrais qu’il y ait une part de nous deux dans tout ce qui nous survivrait. Puisque seul l’amour sait nous raconter à ceux qui savent écouter. »

Yasmina Khadra

Wikipedia nous apprend que : Yasmina Khadra est le nom de plume de l’écrivain algérien Mohammed Moulessehoul né le 10 janvier 1955 dans le Sahara.

Son père ancien officier de l’armée algérienne, l’envoie à l’âge de 9 ans à l’école des cadets de la Révolution afin de le former au grade d’officier. À 23 ans, il sort sous-lieutenant de l’Académie militaire, avant de servir comme officier dans l’armée algérienne pendant vingt-cinq ans. Durant la guerre civile algérienne, dans les années 1990, il est l’un des principaux responsables de la lutte contre l’AIS puis le GIA, en particulier en Oranie. Il atteint le grade de commandant.

Il fait valoir ses droits à la retraite et quitte l’armée algérienne en 2000 pour se consacrer à l’écriture.

À 18 ans, Mohammed Moulessehoul finit son premier recueil de nouvelles qui est publié onze ans après, en 1984. Il publie 3 recueils de nouvelles et 3 romans sous son propre nom de 1984 à 1989 et obtient plusieurs prix littéraires, parmi lesquels celui du Fonds international pour la promotion de la culture (de l’UNESCO) en 1993. Pour échapper au Comité de censure militaire, institué en 1988, il opte pour la clandestinité et publie son roman «Le Dingue au bistouri». Il écrit pendant onze ans sous différents pseudonymes et collabore à plusieurs journaux algériens et étrangers pour défendre les écrivains algériens. En 1997 paraît en France, chez l’éditeur parisien Baleine, « Morituri » qui le révèle au grand public, sous le pseudonyme Yasmina Khadra.

Il opte définitivement pour ce pseudonyme, qui sont les deux prénoms de son épouse, laquelle en porte un troisième, Amel en hommage à Amel Eldjazaïri, petite-fille de l’Emir Abdelkader. En réalité, sa femme s’appelle Yamina et c’est son éditeur qui a rajouté un « s », pensant corriger une erreur. Mohammed Moulessehoul explique ce choix :

« Mon épouse m’a soutenu et m’a permis de surmonter toutes les épreuves qui ont jalonné ma vie. En portant ses prénoms comme des lauriers, c’est ma façon de lui rester redevable. Sans elle, j’aurais abandonné. C’est elle qui m’a donné le courage de transgresser les interdits. Lorsque je lui ai parlé de la censure militaire, elle s’est portée volontaire pour signer à ma place mes contrats d’édition et m’a dit cette phrase qui restera biblique pour moi : « Tu m’as donné ton nom pour la vie. Je te donne le mien pour la postérité« . »

Dans un monde aussi conservateur que le monde arabo-musulman, porter un pseudonyme féminin, pour un homme, est une véritable révolution. Yasmina Khadra n’est pas seulement un nom de romancier, il est aussi un engagement indéfectible pour l’émancipation de la femme musulmane. Il dit à ce propos :

« Le malheur déploie sa patrie là où la femme est bafouée. »

En 2000, il part au Mexique avec sa femme et ses enfants pour s’installer par la suite en France en 2001. Cette même année il révèle sa véritable identité avec la parution de son roman autobiographique «L’Écrivain

<Une page qui renvoie vers les livres de Yasmina Khadra>

« Écoute ton cœur. Il est le seul à te parler de toi-même, le seul à détenir la vérité vraie.
Sa raison est plus forte que toutes les raisons du monde.
Fais-lui confiance, laisse-le guider tes pas.
Et surtout n’aie pas peur. »

Yasmina Khadra, Les Hirondelles de Kaboul (2002)

<1387>

Vendredi 3 avril 2020

« Nous sommes devenus des cibles. »
Virginie, infirmière libérale de Marseille

Essayer de comprendre le monde…

En voir la beauté, la solidarité.

Et je ne me lasserai pas de dire que c’est de l’entraide dont nous avons besoin. Que les gens vraiment intelligents le savent et le pratiquent.

Mais essayer de comprendre et regarder le monde c’est aussi voir le mal qui s’y trouve !

Mal, fruit de la bêtise, de l’égoïsme, de la peur parfois.

Notre période singulière de cette pandémie que personne n’attendait, sauf Bill Gates et la CIA, montre de merveilleux élans de solidarité et de soutien.

Laurent Garcia, cadre de santé en Ehpad a raconté ce jeudi matin sur France Inter, l’accompagnement des ainés dans un EHPAD de Bagnolet : <Tous les jours, c’est entre rires et larmes>. Témoignage poignant, lumineux et dramatique.

J’ai lu cet été deux livres dont je n’ai pas encore parlé lors d’un mot du jour.

Le premier est « Crépuscule » de Juan Branco dont je ne sais quoi dire et penser.

Et le second : « Le mal qui vient » de Pierre-Henri Castel dont je n’avais pas envie de parler

Dans ce livre, Pierre-Henri Castel pose comme hypothèse que la société humaine ne parvient à surmonter le défi climatique et il imagine le comportement des humains dans ce contexte d’une connaissance inéluctable du désastre.

Pendant longtemps les hommes se seraient tournés vers la Foi et la Religion, certains sont encore dans cette démarche.

Edgar Morin pense que cela pourra entraîner un sursaut du plus grand nombre qui à travers l’intelligence collective sauront affronter cette épreuve par la solidarité.

Pierre-Henri Castel examine cette situation en se centrant sur ceux qui par esprit de jouissance, voudront se livrer à ce qu’il appelle une « ivresse extatique de la destruction » : « plus la fin sera certaine, donc proche, plus la dernière jouissance qui nous restera sera la jouissance du Mal ».

Bien sûr cette pandémie n’a rien à voir avec l’hypothèse du livre de Pierre-Henri Castel, mais nous sommes dans une crise très particulière qui touche toute la société. Et dans ce contexte le type de mal qu’évoque ce philosophe, se révèle.

Nous avons dans nos rangs d’homo sapiens, des nuisibles.

Je trouve totalement inapproprié que l’on utilise ce terme de nuisible que pour des rongeurs, des insectes et d’autres parasites, alors qu’il s’applique parfaitement à certains humains.

Il y a des riches parmi ces nuisibles, mais ils ne sont pas tous riches. La pauvreté n’immunise pas contre ce fléau.

Cette semaine, à Bron, en banlieue lyonnaise :

« Devant le Leader Price, il fallait faire la queue avant d’entrer. Un homme âgé d’une trentaine d’années n’avait visiblement pas l’intention d’attendre et tenta de doubler tout le monde en malmenant un senior, tentant de le convaincre de lui céder sa place. Mais un client est intervenu et a provoqué la fuite du trentenaire. »

Moins de 10 minutes plus tard, deux voitures sont arrivées en trombe sur le parking du supermarché et huit individus en sont sortis. Il s’agissait du trentenaire qui était allé chercher du renfort, se riant au passage des consignes liées au confinement.

Armés de batte de baseball, ils s’en sont pris à la vitrine du Leader Price avant de repartir. Le client qui s’était interposé et qui était vraisemblablement recherché par le groupe a échappé au pire puisqu’il était à l’intérieur du magasin. »

Et, en ces temps où nous avons tant besoin des soignants, aide soignantes, infirmier(e)s, médecins, des nuisibles les agressent pour leur voler des masques ou d’autres ustensiles, leur demande de déménager parce qu’ils pourraient être contagieux ou pratiquent d’autres insultes à l’esprit ou à la morale.

<L’Obs a fait témoigner une infirmière>, Virginie, infirmière libérale de Marseille âgée de 37 ans, passée par le service réanimation de la Timone et qui raconte les difficultés auxquelles est confrontée sa profession depuis le début de la crise sanitaire :

« Bien sûr, il y a les applaudissements chaque soir à 20 heures. Les discours sur les « héros en blouse blanche ». Tout ça réchauffe le cœur.
Et puis, il y a aussi la réalité du terrain, souvent affligeante. La tension dans l’air qu’on ressent.
L’agressivité chez certains patients.
La peur de se faire agresser pour quelques masques, des gants ou le gel hydroalcoolique qui ne nous quittent plus. »

Elle raconte son quotidien, son sentiment de solitude devant le mal.

« Chaque jour, j’ai la boule au ventre. Je me dis que j’ai plus de risques de me faire voler mon matériel que d’attraper ce virus. Deux de mes collègues se sont fait voler leur caducée. Je ne comprends pas : les gens pensent que cela leur servira de laissez-passer. Mais chaque caducée porte un nom. Mon associée s’est fait fracturer son véhicule. On lui a dérobé trois masques et du matériel médical. Moi, la semaine dernière, je n’ai reçu qu’un carton de gants sur les deux que j’avais commandés. Le bordereau de livraison indique pourtant deux cartons. L’un d’eux a donc disparu. A-t-il été égaré, volé ? Moi, j’ai un besoin impératif de ces gants pour faire les toilettes.

Au départ, je pensais que c’était un phénomène propre à Marseille. Mais en me baladant sur les forums d’infirmiers, j’ai constaté que c’était partout la même chose. C’est terrible à dire mais nous sommes devenus des cibles pour certains. Du coup, j’ai retiré le caducée de mon pare-brise. Je l’ai pourtant toujours affiché avec fierté. Maintenant, on nous conseille de l’enlever.

Quand je me rends chez un patient, je laisse aussi ouverte la boîte à gants de ma voiture, je retire la plage arrière pour bien montrer que je ne transporte rien dans mon coffre. Lors de ma tournée, je ne porte plus ma surblouse pour ne pas attirer l’attention. Les forces de l’ordre, sortis des grands axes, on ne les voit pas. On a parfois l’impression d’être seule dans la ville. Il est facile de nous attaquer, de nous prendre nos voitures. On nous parle de solidarité avec le personnel soignant mais je crains que personne ne vienne nous défendre si cela se produit. »

Et elle explique que les infirmières libérales sont plus exposées et moins pris en considération que les médecins.

« Sur mon arrondissement, 85 % des médecins sont en télétravail. Nous sommes donc les seuls à nous déplacer chez les patients. Nous et les aides à domicile. Quand il y a une suspicion de Covid-19, ou qu’il s’agit d’administrer des soins à des malades souffrant du virus, c’est souvent nous qui sommes appelées. Pourtant, quand on se présente chez les pharmaciens pour récupérer des masques, on a l’impression de faire l’aumône. « Je n’ai que ça », m’a répondu un jour un pharmacien en me tendant une boîte de masques périmés. En vérité, certains préfèrent les réserver aux médecins, dont la plupart télétravaillent, plutôt que de les donner aux infirmières libérales. Peut-être parce que nous, contrairement à eux, nous ne prescrivons pas de médicaments. Ils pensent à leurs chiffres d’affaires quand tout sera rentré dans l’ordre. »

Ces infirmières se heurtent en premier au scandale de la pénurie des masques.

« La semaine dernière, nous nous sommes partagés quinze masques avec les deux autres infirmières de notre cabinet. Qu’est-ce qu’ils croient ? Que nous sommes immunisées ? Moi, quand je rentre chez moi tous les soirs, je me déshabille dans le jardin et je jette tous mes affaires dans un sac par peur de contaminer ma famille. »

Pierre Desproges avait inventé les « Chroniques de la haine ordinaire ». Je trouve cette expression appropriée pour les descriptions qui suivent :

« L’attitude des gens à notre égard a elle aussi beaucoup changé.
J’en viens même à douter qu’il s’agisse des mêmes patients que j’avais trois mois plus tôt. On ramasse toutes les peurs, on devient leur femme à tout faire. Un jour, un médecin m’a demandé de me rendre en urgence chez une personne. En vérité, celle-ci voulait seulement des informations sur le coronavirus.
Certains patients voulaient que j’aille leur acheter des bananes, le journal ou bien faire leurs courses.

Et quand je leur demande pourquoi ils n’appellent pas leurs enfants pour le faire, ils me répondent : « Mais vous plaisantez, je ne veux pas qu’ils prennent le risque de se faire contaminer ». »

 Un jour, je suis intervenue pour un soin chez un patient. J’ai été reçu dans le couloir. Sa femme ne voulait pas que j’entre dans le reste de l’appartement. Elle avait même disposé des feuilles de papier journal partout sur le sol. Elle m’a interdit de toucher à quoi que ce soit, me suivait avec une lingette. Je comprends les peurs, mais là j’ai vraiment eu l’impression d’être une pestiférée.
Des collègues ont retrouvé des mots sur leur voiture : des voisins qui leur demandaient de déménager, leur disaient qu’ils portaient la poisse.
Moralement, c’est très dur. Je suis déçue par les gens.
Chaque soir, je rentre chez moi en pleurs. On dit que les crises révèlent certains caractères. Eh bien ce que je vois m’attriste au plus haut point. »

C’est aussi cela la crise que nous vivons en ce moment.

<1386>

Jeudi 2 avril 2020

« Si quelque chose tue plus de 10 millions de gens dans les prochaines décennies, ce sera probablement un virus hautement contagieux plutôt qu’une guerre »
Bill Gates en 2015

Quand Obama disait : « Les gens qui font de très belles choses ont des défauts. », peut être pensait-il à Bill Gates, le fondateur de Microsoft.

En mars 2015, lors dune conférence Ted, à Vancouver, Bill Gates a tenu ces propos :

« Aujourd’hui le plus grand risque de catastrophe mondiale, ne ressemble pas [à l’explosion d’une bombe atomique] mais plutôt [à un microbe]. Si quelque chose tue plus de 10 millions de gens dans les prochaines décennies, ce sera probablement un virus hautement contagieux plutôt qu’une guerre, pas des missiles, mais des microbes.

Une des raisons c’est que nous avons investi énormément dans la dissuasion nucléaire.

Mais nous n’avons n’a que très peu investi dans un système pour arrêter les épidémies.

Nous ne sommes pas prêts pour la prochaine épidémie. »

S’il n’annonçait pas le COVID-19, c’était quand même assez proche de la réalité actuelle.

Il s’exprimait après l’épidémie d’Ebola qui avait ravagée l’Afrique de l’Ouest, en 2014, tuant des milliers de personnes auparavant.

Bill Gates analysait ainsi cette crise et prévoyait la suivante :

« Regardez Ebola : le problème n’était pas que le système n’a pas assez bien marché. C’était qu’il n’y avait pas de système tout court. La prochaine épidémie pourrait être bien plus dramatique. Il pourrait y avoir un virus avec lequel les gens infectés se sentiraient suffisamment bien pour prendre l’avion, aller au marché… […] D’autres variables rendraient les choses mille fois pires : par exemple, un virus capable de se propager dans l’air comme la grippe espagnole de 1918. […] Voilà ce qu’il se passerait: il se propagerait à travers le monde entier très très rapidement. Et 30 millions de gens mourraient de cette épidémie. […]C’est un problème sérieux. Nous devons nous en préoccuper»

Et dans cette description nous sommes, cette fois, proches de COVID-19.

Pour Ebola, il souligne qu’aucune équipe médicale n’était prête à intervenir pour endiguer la propagation du virus. Il précise aussi les raisons pour lesquelles Ebola ne s’est pas propagé à l’échelle mondiale : parce que le virus n’a pas touché de zones urbaines et que le virus qui infectait les gens les rendait très malade de sorte qu’il se déplaçait peu. Ebola est en effet un virus avec une bien plus grande force létale que celui qui nous préoccupe actuellement mais avec une moindre capacité de propagation. D’où cette prévision qu’un virus moins virulent mais plus infectieux pourrait créer des dégâts géographiquement beaucoup plus importants.

Une fois les dangers explicités, Bill Gates détaille les solutions possibles. Il précise que grâce aux téléphones portables il est possible de recevoir et diffuser l’information au public. Avec des cartes satellites on peut voir les gens et où ils vont. Et il proposait un certain nombre d’actions qu’il faudrait mettre en place pour éviter une catastrophe : la constitution d’équipes de santé prêtes à intervenir, tels des soldats au sein d’armées étatiques et intégrés dans des organismes internationaux. Il insistait aussi sur l’aide à apporter aux pays pauvres pour renforcer leurs systèmes médicaux, puisque son ambition était de lutter contre une épidémie mondiale et de mettre en place un système mondial.

<La libre Belgique> qui fait référence à cette intervention de Bill Gates, rapporte qu’un rapport de 2009 de la CIA était aussi prémonitoire :

« Un ancien rapport est ressorti ces derniers jours, où les analystes américains imaginaient déjà en 2009 « une nouvelle maladie respiratoire humaine virulente, extrêmement contagieuse ».

Les services de renseignements américains établissent, tous les quatre ans, un rapport contenant leurs prévisions pour les années à venir. En 2009 donc, ils ont imaginé comment serait le monde en 2025. Et dans leur rapport, publié à l’époque en français aux Éditions Robert Laffont, un passage retient aujourd’hui l’attention: le chapitre intitulé « Le déclenchement possible d’une pandémie mondiale ».

Les analystes de la CIA y abordent l’apparition éventuelle « d’une nouvelle maladie respiratoire humaine virulente, extrêmement contagieuse, pour laquelle il n’existe pas de traitement adéquat, pourrait déclencher une pandémie mondiale ». Si une telle maladie apparaît, d’ici 2025, des tensions et des conflits internes ou transfrontaliers ne manqueront pas d’éclater », peut-on lire dans le dossier, « En effet, les nations s’efforceront alors – avec des capacités insuffisantes – de contrôler les mouvements des populations cherchant à éviter l’infection ou de préserver leur accès aux ressources naturelles ».

Tant du point de vue de l’ampleur de l’épidémie que de sa nature, les experts avaient vu juste. Ils parlaient déjà de dizaines de milliers de morts, et de « dix à plusieurs centaines de millions » de cas de contamination. Ils prévoyaient également que la contamination serait due à « la mutation génétique naturelle, de la recombinaison de souches virales déjà en circulation ou encore de l’irruption d’un nouveau facteur pathogène dans la population humaine », comme l’est le coronavirus.

Le rapport de la CIA abordait, avec exactitude là aussi, le lieu de départ d’une telle pandémie. Selon les prévisions, la maladie aurait tendance à se déclarer « dans une zone à forte densité de population, de grande proximité entre humains et animaux, comme il en existe en Chine et dans le Sud-Est asiatique où les populations vivent au contact du bétail ». Ils ne se sont donc pas trompés. »

Malheureusement, force est de constater que ni le rapport de la CIA, ni l’alerte formulée par Bill Gates n’auront conduit à des actions concrètes sauf en Corée du Sud, à Taiwan et au Japon qui avait été touchés par de précédentes épidémies de coronavirus particulièrement l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) en 2002-2003. Par la suite il y eut aussi le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) à partir de 2012, épidémie ayant infecté peu de gens mais extrêmement mortelle.

<Europe 1> rapporte que Bill Gates s’est exprimé sur l’épidémie actuelle mi-mars :

« Nous devons rester calmes, même si nous vivons une situation exceptionnelle […] Le seul modèle efficace connu est celui d’une rigoureuse distanciation sociale. Si vous ne faîtes pas ça, alors le virus touchera une large partie de la population et les hôpitaux se retrouveront en état de saturation en raison de l’afflux de personnes malades […] La Chine voit le nombre de cas diminuer désormais parce que la mise en place des tests et du confinement a été très efficace. […] Si un pays réussi à mettre en place des tests et à faire respecter le confinement, alors entre 6 à 10 semaines, il devrait voir le nombre de cas baisser et commencer à pouvoir envisager un retour à la normal. ».

Même des gens qui ont des défauts peuvent être très utiles si on les écoutait parfois…<Conférence TED de Bill Gates (2015)>

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Mercredi 1er avril 2020

« Si la seule chose que vous faites, c’est critiquer, vous n’irez probablement pas bien loin. »
Barack Obama

Dans ce temps particulier que nos sociétés traversent dans le monde entier, la solidarité s’exprime, le dévouement des soignants et d’autres travailleurs dont on comprend aujourd’hui l’importance. Même si ce sont souvent des personnes que le monde de l’économie ne met pas en avant : les éboueurs, les caissières des supermarchés, les routiers qui véhiculent les denrées indispensables ou encore tous ceux et beaucoup plus celles qui nettoient les lieux de travail, les hôpitaux, les Ehpad.

Il y aussi beaucoup de critiques et même d’expression de haine.

Certains ont l’air de savoir exactement ce qu’il aurait fallu faire et qui sont les responsables de tous nos malheurs.

Et pourtant, ne faudrait-il pas davantage d’humilité ?

Beaucoup d’exemples pourraient être donné, mais je n’en donnerai qu’un celui de Christophe Prudhomme, représentant CGT des urgentistes qui tient désormais des propos très virulents contre le gouvernement, son manque d’anticipation, ses décisions en retard etc.

Ces propos qu’il tient à la fin du mois de mars sont incroyables quand on les rapproche des propos de ce même professionnel au début du même mois de mars. Sur le plateau de LCI il accusait alors le gouvernement de surréagir et considérait ce virus comme peu dangereux.

Vous trouverez tous les éléments dans cet article avec notamment les deux interventions incompatibles de la même personne à 3 semaines d’intervalle.

Evidemment, nous manquons de masques !

Mais pourrions-nous nous souvenir que lors de l’épisode de la grippe H1N1, la ministre de la santé d’alors, Roselyne Bachelot avait anticipé et fait acheter des centaines de millions de masques ?

Cette épidémie-là ne s’était pas déployée, alors on l’a critiqué méchamment d’avoir dilapidé l’argent public.

J’aimerais qu’on rappelle les propos d’alors des spécialistes qui aujourd’hui trouvent anormal qu’on ne dispose pas d’un milliard de masques.

C’est <La revanche de Roselyne Bachelot>, elle qui dit aujourd’hui :

« Il suffirait de relire mon audition après la grippe A, je n’ai qu’une théorie : en matière de gestion d’épidémie, l’armement maximum doit être fait. Nous avions un stock près d’un milliard de masques chirurgicaux et de 700 millions de masques FFP2. J’ai été moquée pour cela, tournée en dérision, mais quand on veut armer un pays contre une épidémie, c’est ce qu’il faut ! »

Elle n’appartient pas à la majorité présidentielle, mais son expérience lui fait tenir des propos très mesurés :

« Je pensais qu’on me rendrait justice après ma mort. J’ai dû attendre dix ans. Gérer une crise sanitaire, c’est conduire une Ferrari sur une route verglacée. C’est très compliqué !

Olivier Véran est un bon ministre qui gère ça bien. Le chef de l’État prend les décisions appropriées. Le problème avec les masques ne vient pas d’eux. De toute façon, l’heure n’est pas aux polémiques, il faut respecter le confinement, rester chez soi. Faire preuve d’obéissance civile. Il n’y a que cela à faire. »

Je ne résiste pas au partage d’une petite vidéo d’une intervention de Barack Obama Le 29 octobre 2019 à Chicago dans le cadre du troisième sommet annuel de la fondation de Michelle et Barack Obama.

Il s’adresse aux jeunes et notamment aux jeunes sur les campus universitaires américains et particulièrement à ceux qui préconisent le « woke » expression américaine que je tenterai d’expliquer plus loin.

Barack Obama a dit :

« Cette idée de la pureté, de ne jamais faire de compromis, d’être toujours concerné par les questions sociales etc.

Vous devriez passer rapidement à autre chose.
Le monde est chaotique.
Il y a des ambiguïtés.

Les gens qui font de très belles choses ont des défauts.
Les personnes avec lesquelles vous vous disputez, aiment peut être leurs enfants et ont des points communs avec vous.

Je pense qu’il y a un danger chez les jeunes, particulièrement sur les campus universitaires.
Ma fille Malia et moi, nous en parlons.

J’ai parfois l’impression qu’aujourd’hui, chez certains jeunes, et ça s’est accéléré avec les réseaux sociaux, qu’il y a parfois ce sentiment que pour faire changer les choses, il faut être le plus critique possible envers les autres, et que cela suffit.

Par exemple, si je tweete ou si je mets un hashtag sur ce que vous avez mal fait ou sur le mauvais verbe que vous avez employé et après cela je peux me détendre et être plutôt fier de moi, genre : « T’as vu comme j’ai été concerné par les questions sociales ? Je t’ai bien affiché !

Puis j’allume ma télévision et je regarde mon émission, je regarde [ma série]. Ce n’est pas de l’activisme, ça !

Ça ne fait pas changer les choses.

Si la seule chose que vous faites, c’est critiquer, vous n’irez probablement pas bien loin. C’est trop facile. »

Barack Obama essaye donc de convaincre les jeunes qui se retrouvent sous l’expression», typiquement américaine « woke » qui signifie « éveillé ». Cette expression a été reprise par tout un nombre de représentants de minorités qui se jugent victimes de discriminations et développent une vigilance exacerbée contre la moindre trace de racisme ou de discrimination qu’ils pensent découvrir. Dans cette tendance un auteur blanc ne peut plus écrire sur le racisme à l’égard des noirs, parce qu’il n’est pas noir lui-même. Cet <article de la revue des deux mondes> explique cette dichotomie entre les adeptes de la pureté et ceux de l’universalisme.

Caroline Fourest a décrit cette dérive dans son livre <Génération offensée>

Mais je crois que ce discours de Barack Obama peut s’adresser à un plus grand nombre, notamment à tous ceux qui n’ont que la critique dans la bouche et sur leur clavier, qui pensent toujours que le problème vient d’ailleurs.

Que s’il y a un problème, c’est qu’une question technique n’a pas été bien analysée et que quelqu’un quelque part a « merdé ».

Les problèmes que nous avons à affronter ne sont pas toujours aussi simples.

Une grande part des difficultés ne se trouvent pas à l’extérieur de nous, mais dans nos impatiences, nos contradictions, nos désirs et notre adhésion à l’individualisme et au consumérisme.

Critiquer ne suffit pas, il faut aussi proposer.

Proposer des solutions qui peuvent être mises en œuvre, non de simples utopies dont on n’a pas le moindre commencement de début d’organisation viable à proposer à la dimension d’un État, sans parler de la dimension du monde.

Et quand on propose une solution, il faut en comprendre et décrire les conséquences pour notre quotidien, nos désirs et ceux des autres.

Il y a des ambigüités dit Obama.

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