« Sa symphonie des Mille englobe vers et mélodies pour entonner, avec toute la force de ses effets démesurés, une hymne à la sacralité de l’univers. »… C’est ainsi que Louise Boisselier conclut la présentation de la 8ème symphonie de Mahler dans le livret qui accompagnait le concert auquel nous avons assisté ce dimanche à la Philharmonie de Paris avec Annie et Florence.
Expérience unique, fabuleuse et totale.
Mais comment en parler ?
La musique, la symphonie « des Mille » de Gustav Mahler, cela peut s’écouter, se vivre, se vibrer mais cela ne peut pas s’écrire, il n’y a pas de mots pour le raconter !
Alors ?
Je vais pourtant le tenter, par approches successives, en superposant les angles de vue et d’appréciation.
Vous pouvez avoir une première approche et un reflet de ce que nous avons vécu en écoutant et regardant sur le site de la Philharmonie de Paris, l’enregistrement du concert qui restera en ligne pendant 6 mois.
Vous trouverez cette vidéo derrière ce lien : <Concert du 17 février 2019>
1° La première approche est certainement à trouver dans l’Histoire de la Musique Occidentale.
Je me souviens de cet historien arabe qui a dit un jour, lors d’une émission : « la civilisation occidentale ne peut se prévaloir d’aucune supériorité sur les autres civilisations, ni sur les valeurs, ni sur la politique, ni sur la littératur, ni sur l’architecture, ni sur les arts graphiques, il n’y a qu’un domaine où elle n’a pas d’équivalent : Aucune civilisation n’a généré de Bach, de Mozart, de Beethoven.»
Car c’est une longue histoire qui remonte au moyen âge, passe par la renaissance, par Machaut, De Lassus, Monteverdi, Bach, Haydn. Et à chaque époque, les musiciens ont approfondi ce que leurs prédécesseurs ont appris et ont continué à créer.
Parmi les différentes formes musicales l’une est apparue assez tardivement : la symphonie. Ce n’est, en effet, que dans le deuxième tiers du XVIIIe siècle, en pleine période de classicisme que le genre s’est stabilisé.
C’est Joseph Haydn, appelé le « père de la symphonie » qui a fixé sa structure. Mozart y a ajouté son génie.
Puis il y eut Beethoven qui impressionna tous les successeurs et finit son œuvre symphonique par la 9ème qui se finissait par un chœur : le célèbre « ode à la joie ».
Après, il y en eut beaucoup d’autres : Berlioz, Schumann, Brahms, Bruckner, Dvorak etc.
Et puis, il y eut Mahler
Et Mahler dans sa 8ème symphonie, va aller jusqu’aux limites du possible avec un orchestre gigantesque, un orgue, un piano, 2 chœurs adultes, un chœur d’enfant et 8 solistes vocaux.
En se fondant dans la tradition, en y ajoutant son propre génie mélodique et son immense science de l’orchestre il va créer une œuvre d’une ampleur gigantesque, aboutissement de l’histoire de la symphonie occidentale.
Les musicologues puristes vous diront qu’Arnold Schoenberg a encore élargi l’orchestre, par rapport à cette œuvre, pour ses « Gurre Lieder ». Mais avec le déploiement vocal et choral, rien ne surpasse en puissance, la 8ème symphonie de Mahler.
2° La seconde approche doit probablement partir de l’Histoire de Gustav Mahler lui-même.
Après la 8ème symphonie, il écrira encore 3 œuvres : la 9ème, le Chant de la terre, et des fragments de la 10ème symphonie. Ces 3 œuvres seront créées au concert après le décès de Gustav Mahler
La 8ème sera la dernière qui sera jouée, en concert, du vivant du compositeur et Gustav Mahler dirigeait sa création à Munich, avec l’Orchestre Philharmonique de Munich, le même qui a interprété la symphonie au concert de ce dimanche à Paris.
L’effectif que dirigea Mahler à cette occasion mobilisait 1030 interprètes. L’imprésario chargé de la promotion de ce concert, Emil Gutman, y trouva l’inspiration pour appeler cette symphonie par le surnom de « Symphonie des Mille » qu’il inscrivit sur les affiches publicitaires.
Gustav Mahler marqua sa désapprobation pour ce titre qu’il trouva trop publicitaire. Il a trouvé cette campagne « extravagante » digne de « Barnum et Bailey » célèbre et immense cirque assurant un show jamais connu jusque-là, à la fin du XIXème siècle.
Ce nom restera cependant pour la postérité, même si aujourd’hui le nombre d’interprètes ne dépasse plus 500, à Paris ils étaient un peu plus de 350.
Il faut aussi reconnaître que la campagne publicitaire fonctionna très bien. <Ce site> rapporte :
« 19 heures 30, Munich, le 12 septembre 1910. Tout en verre et en acier, l’immense et nouvelle salle de concert de l’Exposition Internationale est déjà pleine à craquer. Trois mille quatre cents auditeurs y sont entassés devant huit cent cinquante choristes habillés de noir et de blanc (cinq cents adultes et trois cent cinquante enfants) qui ont pris place sur l’immense estrade aménagée pour l’occasion, serrés autour de l’orchestre, l’un des plus vastes jamais réunis depuis la création du célèbre Requiem de Berlioz, en l’occurrence cent quarante-six musiciens, auxquels s’ajoutent les huit solistes vocaux, plus huit trompettes et trois trombones à l’autre bout de la salle.
C’est la première impatiemment attendue de la Huitième Symphonie de Mahler. Dans la salle on reconnaît un grand nombre de visages célèbres. Outre la famille régnante de Bavière au grand complet, il y a aussi quelques princes de l’art contemporain, les compositeurs Richard Strauss, Max Reger, Camille Saint-Saens, Alfredo Casella, les écrivains Gerhard Hauptmann, Stefan Zweig, Emil Ludwig, Hermann Bahr et Arthur Schnitzler, les chefs d’orchestre Bruno Walter, Oskar Fried et Franz Schalk, le metteur en scène le plus illustre du moment Max Reinhardt, etc. etc. »
J’ai lu que Georges Clemenceau était également présent.
Ce fut un triomphe !
Le seul vrai triomphe de Gustav Mahler en tant que compositeur. Compositeur qui aujourd’hui est le plus joué par les plus grands orchestres symphoniques du Monde, il était reconnu comme le plus grand chef d’orchestre vivant mais était vilipendé comme compositeur : on l’accusait de réaliser un amalgame des œuvres des grands compositeurs qu’il dirigeait plutôt que de créer une œuvre spécifique.
On a écrit que Claude Debussy a ostensiblement quitté la salle au plein milieu de l’exécution de la première symphonie de Mahler. Aujourd’hui des spécialistes de Debussy prétendent que ce n’est pas possible car son savoir vivre l’en aurait empêché. C’est pourtant ce que l’on a écrit.
Le temps a fait son œuvre, aujourd’hui plus personne ne discute son génie.
Le grand spécialiste de Gustav Mahler, Henry-Louis de La Grange écrit :
« La création munichoise de la Huitième Symphonie devait être suivie d’un des plus grands triomphes de l’histoire de la musique. Le génie incomparable avec lequel Mahler a équilibré les masses sonores, la richesse évidente de l’invention mélodique, à partir d’un nombre très limité de cellules, la splendeur des deux codas, ne pouvaient manquer de fasciner son public. Ce jour-là, Mahler qui venait tout juste d’atteindre cinquante ans et dont la carrière entière n’avait été qu’une suite presque ininterrompue d’échecs et de demi-succès, fut littéralement sidéré de voir la salle entière hurler, trépigner et applaudir avec transport dans un délire collectif de quelque vingt minutes. Les enfants du chœur, en particulier, à qui il n’avait cessé de prodiguer conseils et attentions pendant les répétitions, n’en finissaient plus d’applaudir, ni d’agiter leur mouchoir ou leur partition. Pour lui, ils représentaient cet avenir qu’il sentait bien lui échapper. A la fin du deuxième concert, lorsqu’ils se précipitèrent tous ensemble à l’avant de la galerie qui leur était réservée pour lui donner des fleurs et lui serrer la main, lorsqu’ils hurlèrent à tue-tête: « Vive Mahler! Notre Mahler! », lorsque le compositeur eût reçu d’eux la seule couronne de lauriers, il ne put retenir ses larmes. Plus tard, une phalange d’admirateurs déchaînés l’attendra à l’extérieur de la salle pour continuer de l’acclamer. Il aura peine à se frayer un passage jusqu’à son automobile, d’où il devra encore remercier du geste cette foule exaltée qui ne peut se résigner à le voir disparaître.
Ce soir-là, tous les témoins ont noté la pâleur extrême de Mahler (si magnifiquement décrit par Thomas Mann sous le nom d’Aschenbach dans Mort à Venise). Rien, sauf peut-être ce teint cireux, ne peut alors laisser pressentir la fin prochaine. Pourtant, un témoin anonyme, et qui ne lui a jamais adressé la parole, saura bien lire l’avenir sur ce visage étrange. C’était un « jeune artiste » qui, pendant les acclamations, confie au critique viennois Richard Specht : « Cet homme mourra bientôt. Regardez ces yeux ! Ce n’est pas le regard d’un triomphateur qui marche vers de nouvelles victoires. C’est celui d’un homme qui sent déjà le poids de la mort sur son épaule. »
Et en effet, Gustav Mahler décéda le 18 mai 1911, soit 8 mois après la création de la « symphonie des Mille ».
3° La troisième approche est celle de considérer l’œuvre en elle-même.
Mahler écrivit dans une lettre du 18 août 1906 à Willem Mengelberg
le directeur musical de l’orchestre du Concert-Gebouw d’Amsterdam :
«C’est ce que j’ai fait de plus grand jusqu’ici. Et de si singulier, par la forme et le contenu, qu’il est impossible d’en parler par lettre. Imaginez que l’univers se mette à résonner! Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes et des soleils qui gravitent »
De façon formelle, cette œuvre est divisée en deux parties :
Une première qui est une hymne religieuse du moyen âge : « Veni Creator Spiritus » qui en appelle à la Pentecôte et à la venue de l’Esprit créateur.
Et une seconde qui occupe les 2/3 de la durée de l’œuvre qui est la mise en musique du Second Faust de Goethe. Une œuvre littéraire emblématique du génie allemand. Moi je prétends que Goethe devait être sous l’effet de certaines drogues pour écrire de tels textes. Par exemple :
« Et pleine d’amour dans son vacarme
La masse d’eau se précipite dans l’abîme,
Destinée aussi à arroser la vallée ;
L’éclair, qui frappe de son feu
Pour purifier l’atmosphère
Qui porte en son sein poison et vapeur ;
Ce sont des messagers de l’amour, ils proclament
Que ce qui crée sans cesse nous entoure.
Que mon être intérieur s’y enflamme aussi,
Où mon esprit, confus et froid,
Agonise, prisonnier de mes sens affaiblis,
Attaché dans des chaînes douloureuses.
ô Dieu ! apaise mes pensées,
éclaire mon cœur qui est dans le besoin ! »
Annie, plus habituée aux textes ésotériques y trouve davantage de sens.
En résumé, Faust a fait beaucoup de bêtises sous l’influence de Méphistophélès. Puisque Faust a vendu son âme au diable pour vivre une seconde jeunesse. A la fin il devrait aller en enfer selon les standards religieux, mais Marguerite qui l’aimait le sauve par des prières.
Et Faust se trouvera donc après sa mort dans la félicité et ce que Mahler a mis en musique est la fin de ce second Faust.
Musique sublime qui magnifie ce texte étonnant.
Vous trouverez derrière ce lien : <L’humanité perpétuée> une analyse savante de cette scène finale de Faust.
J’ai trouvé une présentation assez humoristique et décalée d’un musicien qui poursuivait le projet déraisonnable et exaltant de monter cette œuvre avec des chœurs amateurs de Bourg en Bresse : <Première Partie> et <Seconde Partie>
Vous trouverez une analyse plus classique derrière ce <lien> :
4°La quatrième approche est celle d’essayer de décrire comment on peut recevoir une telle œuvre dans une magnifique salle de concert et avec de remarquables interprètes.
Bien sûr je ne suis capable que d’essayer en toute humilité de tenter de décrire mon propre ressenti.
Un jour j’ai appris qu’il existait des concerts, mais peut-on appeler cela des concerts ?, dans lesquels on se rend avec des boules Quies. Pour moi cela reste un mystère : Peut-on aller voir des peintures dans un musée avec un bandeau noir sur les yeux ?
Mais quand un orchestre de 120 musiciens avec un orgue et plus de 200 choristes jouent et chantent à pleine puissance, le volume en décibels est très important. Mais il n’y a aucune saturation que de la plénitude, du souffle. La salle se remplit de son, les fibres les plus intimes du corps vibrent et l’émotion submerge.
Le grand chef d’orchestre roumain Sergiu Celibidache, disait quand on vient me voir à la fin d’un concert en me disant c’était magnifique ! C’était sublime ! Cela ne m’inspire pas beaucoup. Mais quand on me dit : cela m’a fait du bien, alors je pense que le concert était bon.
Récemment j’ai échangé avec mon ami Gérald qui est aux portes de la retraite et qui me disait son désir de remplir le reste de sa vie encore de quelques beaux voyages. Pour ma part c’est un absolu d’avoir pu vivre en concert cette œuvre unique qui est jouée rarement, en raison des moyens qu’il faut mettre en œuvre pour l’interpréter. Pour moi, c’est aussi un voyage, un voyage au pays de l’émotion.
Les derniers vers de Goethe mis en musique par Mahler sont :
« L’indescriptible
Est ici réalisé ;
L’éternel féminin
nous entraîne vers les cieux. »
Vous pouvez donc écouter et voir une vidéo de ce concert sur le site de la Philharmonie : <Concert du 17 février 2019>. Bien sûr ce n’est qu’un reflet de ce qui se vit en concert, dans la salle.
Pour faire une comparaison, pour les amoureux du voyage, c’est comme une belle photo des pyramides de Gizeh ou du Taj Mahal.
Pour les enregistrements audio de cette symphonie, je propose deux versions
La version de Georg Solti avec l’orchestre de Chicago et la version de Giuseppe Sinopoli avec le Philharmonia de Londres
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