Lundi 20 avril 2020

«Je me fais plus de soucis pour l’avenir professionnel de mes enfants que pour ma santé de presque septuagénaire.»
André-Comte Sponville

André-Comte Sponville est un de nos grands philosophe. Il a donné une interview dans un journal belge : « L’écho » : «J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire »

Dans cet entretien, il tire comme enseignements positifs de cette crise :

« J’en vois trois principaux. D’abord l’importance de la solidarité: se protéger soi, c’est aussi protéger les autres, et réciproquement.

Ensuite le goût de la liberté: quel plaisir ce sera de sortir de cette « assignation à résidence » » qu’est le confinement!

Enfin l’amour de la vie, d’autant plus précieuse quand on comprend qu’elle est mortelle. Gide l’a dit en une phrase qui m’a toujours frappé: « Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie.» Le Covid-19, qui fait que nous pensons à la mort plus souvent que d’habitude, pourrait nous pousser à vivre plus intensément, plus lucidement, et même – lorsqu’il sera vaincu – plus heureusement. »

Il aborde surtout cette crise sous un angle de vue intéressant : notre rapport à la mort.

Edouard Philippe a réexpliqué, ce dimanche, très pédagogiquement, l’unique raison pour laquelle la décision de confinement a été prise. Cette raison n’a pas été cachée par le gouvernement, mais il semblerait parfois qu’elle est perdue de vue, tant parfois on a l’impression que certains se croit en danger de mort immédiat s’ils ont le malheur de rencontrer le virus. Ce qui est totalement faux. On peut mourir de ce virus, mais ce n’est pas et de loin la conséquence la plus probable si on l’attrape.

L’unique raison du confinement est d’éviter la saturation des hôpitaux et particulièrement des services de soins intensifs. Cette saturation qui entrainerait pour conséquence l’impossibilité de soigner des patients atteint de symptômes graves et obligerait donc à les laisser mourir alors qu’avec des moyens de soins il serait possible d’en sauver une grande partie. C’est cela qu’on a voulu éviter, à cause du prix qu’on donne à la santé et à la vie. C’était aussi créer une tension et une pression insupportable pour les personnels soignants devant ce désastre sanitaire : ne pas être en mesure de sauver des vies en raison d’un manque de moyens, de lits, de personnel.

Car l’article de « l’Echo » rappelle que la grippe de 1968 – « grippe de Hong Kong » – a fait environ un million de morts, dans l’indifférence quasi générale. André Compte-Sponville ajoute la grippe dite « asiatique », en 1957-1958, en avait fait encore plus, et tout le monde l’a oubliée.

Il y a eu donc évolution, le philosophe a cette analyse :

«  J’y vois trois raisons principales. D’abord la mondialisation, dans son aspect médiatique: nous sommes désormais informés en temps réel de tout ce qui se passe dans le monde, par exemple, chaque jour, du nombre de morts en Chine ou aux États-Unis, en Italie ou en Belgique… Ensuite, la nouveauté et le « biais cognitif » qu’elle entraîne: le Covid-19 est une maladie nouvelle, qui, pour cette raison, inquiète et surprend davantage. Enfin une mise à l’écart de la mort, qui la rend, lorsqu’elle se rappelle à nous, encore plus inacceptable.

[La mort] l’a toujours été, mais comme on y pense de moins en moins, on s’en effraie de plus en plus, lorsqu’elle s’approche. Tout se passe comme si les médias découvraient que nous sommes mortels! Vous parlez d’un scoop! On nous fait tous les soirs, sur toutes les télés du monde, le décompte des morts du Covid-19. 14.000 en France, à l’heure actuelle, plus de 4.000 en Belgique… C’est beaucoup. C’est trop. C’est triste. Mais enfin faut-il rappeler qu’il meurt 600.000 personnes par an en France? Que le cancer, par exemple, toujours en France, tue environ 150.000 personnes chaque année, dont plusieurs milliers d’enfants et d’adolescents? Pourquoi devrais-je porter le deuil des 14.000 mors du Covid 19, dont la moyenne d’âge est de 81 ans, davantage que celui des 600.000 autres? Encore ne vous parlais-je là que de la France. À l’échelle du monde, c’est bien pire. La malnutrition tue 9 millions d’êtres humains chaque année, dont 3 millions d’enfants. Cela n’empêche pas que le Covid-19 soit une crise sanitaire majeure, qui justifie le confinement. Mais ce n’est pas une raison pour ne parler plus que de ça, comme font nos télévisions depuis un mois, ni pour avoir en permanence « la peur au ventre », comme je l’ai tant entendu répéter ces derniers jours. Un journaliste m’a demandé – je vous jure que c’est vrai – si c’était la fin du monde! Vous vous rendez compte? Nous sommes confrontés à une maladie dont le taux de létalité est de 1 ou 2% (sans doute moins, si on tient compte des cas non diagnostiqués), et les gens vous parlent de fin du monde. »

Alors le philosophe accepte d’interroger cette affirmation d’Emmanuel Macron dans son dernier discours que « la santé était la priorité ».

La santé est-elle devenue la valeur absolue dans nos sociétés?

« Hélas, oui! Trois fois hélas! En tout cas c’est un danger, qui nous menace. C’est ce que j’appelle le pan-médicalisme: faire de la santé (et non plus de la justice, de l’amour ou de la liberté) la valeur suprême, ce qui revient à confier à la médecine, non seulement notre santé, ce qui est normal, mais la conduite de nos vies et de nos sociétés. Terrible erreur! La médecine est une grande chose, mais qui ne saurait tenir lieu de politique, de morale, ni de spiritualité. Voyez nos journaux télévisés: on ne voit plus que des médecins. Remercions-les pour le formidable travail qu’ils font, et pour les risques qu’ils prennent. Mais enfin, les experts sont là pour éclairer le peuple et ses élus, pas pour gouverner. Pour soigner les maux de notre société, je compte moins sur la médecine que sur la politique. Pour guider ma vie, moins sur mon médecin que sur moi-même.

La priorité des priorités, à mes yeux, ce sont les jeunes. Nous avons peut-être les meilleurs hôpitaux du monde. Qui oserait dire que nous avons les meilleures écoles? Le moins de chômage dans la jeunesse? »

Et il ajoute :

« Finitude et vulnérabilité font partie de notre condition. […] L’incertitude, depuis toujours, est notre destin. »

Dans cet article, André Comte Sponville, rappelle quelque saine vérité :

« Parler d’une vengeance de la nature, c’est une sottise superstitieuse. En revanche, qu’il y ait un déséquilibre entre l’homme et son environnement, ce n’est que trop vrai. Cela s’explique à la fois par la surpopulation – nos enfants ne meurent plus en bas-âge: on ne va pas s’en plaindre – et la révolution industrielle, grâce à laquelle la famine a disparu de nos pays et a formidablement reculé dans le monde: là encore, on ne va pas s’en plaindre. Mais la conjonction de ces deux faits nous pose des problèmes énormes. Le réchauffement climatique fera beaucoup plus de morts que le Covid-19!

Ce n’est pas la mondialisation qui crée les virus. La peste noire, au 14e siècle, a tué la moitié de la population européenne, et la mondialisation n’y était pour rien. En revanche, ce que cette crise nous apprend, c’est qu’il est dangereux de déléguer à d’autres pays, par exemple à la Chine, les industries les plus nécessaires à notre santé. Bonne leçon, dont il faudra tenir compte! »

Et il remet en perspective cette maladie avec les conséquences économiques qu’il rapporte à son propre cas :

«  Je me fais plus de soucis pour l’avenir professionnel de mes enfants que pour ma santé de presque septuagénaire. La France prévoit des dépenses supplémentaires, à cause du Covid et du confinement, de 100 milliards d’euros. Je ne suis pas contre. Mais qui va payer? Qui va rembourser nos dettes? Nos enfants, comme d’habitude… Cela me donne envie de pleurer. »

Et puis il parle de nos ainés dans les EHPAD :

« Quant à nos aînés, leur problème ne commence pas avec le Covid-19. Vous êtes déjà allé dans un EHPAD? Le personnel y fait un travail admirable, mais quelle tristesse chez tant de résidents. Pardon de n’être pas sanitairement correct. En France, il y a 225.000 nouveaux cas de la maladie d’Alzheimer chaque année, donc peut-être dix fois plus que ce que le Covid-19, si le confinement fonctionne bien, risque de faire. Eh bien, pour ma part, je préfère être atteint par le coronavirus, et même en mourir, que par la maladie d’Alzheimer! »

En fin de compte, on a bien laissé mourir des patients du COVID-19 sans les prendre en charge dans les unités de soins des hôpitaux, c’était des personnes âgées qui étaient en EHPAD.

Mais le plus grave n’a t’il pas été qu’on a interdit, dans un premier temps, aux proches de les accompagner dans leurs derniers instants ainsi que dans la cérémonie funéraire ?

Et le philosophe nous invite à prendre du recul, plutôt que de nous laisser emporter par nos émotions – à commencer par la peur – et le politiquement correct.

<1403>

Dimanche 19 avril 2020

«C’est la bonté qui est la normalité du monde car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée, qui, à l’arrière vit grâce au sang des autres.»
Wajdi Mouawad

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Et je reviens inlassablement vers les <Lettres d’intérieur> d’Augustin Trapenard sur France Inter. Toutes sont à écouter. Bien sûr selon la sensibilité de chacune et chacun l’une ou l’autre aura un écho plus profond. La dernière que je citais était une lettre de l’écrivain algérien Yasmina Khadra à sa mère décédée il y a moins de deux ans.

Aujourd’hui je copie la lettre d’un autre écrivain à son fils Wajdi Mouawad qui est aussi metteur en scène : « Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse… », lettre lu le lundi 13 avril 2020.

Wajdi Mouawad est né en 1968 au Liban.

Il quitte son pays natal en 1978 à l’âge de dix ans à cause de la guerre civile au Liban. Sa famille immigre en France à Paris, puis au Québec dans la ville de Montréal en 1983. Il commence à faire du théâtre à Montréal et peu à peu travaille en France jusqu’à devenir le directeur du Théâtre de la Colline à partir de 2016.

<Wikipedia> nous apprend que parmi ses productions, en 2011, Wajdi Mouawad propose à 50 adolescents (sélectionnés par des théâtres) de l’accompagner pour une aventure longue de cinq ans. Ce projet est nommé « Avoir 20 ans en 2015 ». Cinq grandes villes y participent : les 50 jeunes forment cinq groupes de dix personnes provenant de Nantes, Namur, Mons, l’île de La Réunion et Montréal. En plus des jeunes, on compte aussi environ vingt accompagnateurs. Le projet est né d’une réplique d’Incendies, où une grand-mère dit à sa petite-fille :

« Si tu veux t’en sortir, tu dois apprendre à : lire, écrire, compter, parler et penser. »

Chaque verbe est associé à une année et à un voyage dans une ville où tous les jeunes sont invités et se retrouvent : Lire à Athènes, Écrire à Lyon, Compter à Auschwitz, Parler dans un pays d’Afrique, et Penser au cours d’un voyage en mer. Ils se retrouvent donc tous ensemble (Mouawad, les 50 jeunes et les accompagnateurs) une fois par an. L’aboutissement du projet n’est pas théâtral ; à la fin, les jeunes sortiront simplement d’une aventure littéraire et spirituelle exceptionnelle, enrichis d’un regard très riche sur le monde et de souvenirs inoubliables.

Wajdi Mouawad dispose aussi d’un site personnel : <http://www.wajdimouawad.fr/>

Voici la lettre à son fils :

Nogent-sur-Marne, le 12 avril 2020

Mon cher petit garçon,

T’écrire ces quatre mots me bouleverse. Ils rendent si réel l’homme que tu es, en cet aujourd’hui qui est le tien, quand, dans celui qui est le mien, tu n’es encore qu’un enfant.

Cette lettre je l’adresse donc à l’homme que tu n’es pas encore pour moi, mais que tu es devenu puisque te voilà en train de la lire. Tu l’auras trouvée sans doute par hasard sur cette clé où je consigne en secret les trésors de ton enfance. J’ignore l’âge que tu as, j’ignore ce qu’est devenu le monde, j’ignore même si ces clefs fonctionnent encore mais j’ai espoir que, la découvrant, tu trouveras un moyen de l’ouvrir.

Et par la magie de l’écriture, voici que cette lettre devient la fine paroi qui nous relie, et entre l’aujourd’hui où je t’écris – où tu commences à déchiffrer les phrases, où tu as peur dans le noir, où tu crois à la magie – et celui où tu me lis, chaque mot de ma lettre a gardé sa présence ; si à l’instant j’écris je t’aime, voilà qu’à ton tour, des années plus tard, tu lis je t’aime. Et que t’écrire d’autre que je t’aime, alors que nous vivons ce que nous vivons en ce confinement dont tu n’as peut-être plus qu’un vague souvenir ? Quoi dire de plus urgent que l’amour ?

En ces journées étranges où rode une mort invisible et où le monde va vers son ravin, un ravin qui semble être l’héritage laissés aux gens de ta génération, un père, plus que de raison, s’inquiète pour son fils. Je te regarde. Tu dessines un escargot. Tu lèves la tête et tu me souris. « Qu’est-ce qu’il y a papa ? » Rien mon garçon.

Je ne sauverai pas le monde. Mais j’ai beau ne pas le sauver, je peux du moins te désapprendre la peur. T’aider à ne pas hésiter le jour où il te faudra choisir entre avoir du courage ou avoir une machine à laver. T’apprendre surtout pourquoi il ne faudra jamais prononcer les mots de Cain et, toujours, rester le gardien de ton frère. Quitte à tout perdre. J’ignore d’où tu me lis, ni de quel temps, temps de paix ou temps de guerre, temps des humains ou temps des machines, j’espère simplement que ton présent est meilleur que le mien. Nous nous enterrons vivants en nous privant des gestes de l’ivresse : embrassades, accolades, partage et nul ne peut sécher les larmes d’un ami.

Mais si ton temps est pire que celui de ton enfance, si, en ce moment où tu me lis, tu es dans la crainte à ton tour, je voudrais par cette lettre te donner un peu de ce courage dont parfois j’ai manqué et, repensant à ce que nous nous sommes si souvent racontés, tu te souviennes que c’est la bonté qui est la normalité du monde car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée, qui, à l’arrière vit grâce au sang des autres. Nul ne peut expliquer la grandeur de ceux qui font la richesse du monde. Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse.

Quant à moi : je t’aime. Ton père t’aime. Sache cela et n’en doute jamais.
Ton père ».
Wajdi Mouawad

J’aurais dû choisir comme exergue, la phrase choisie par Augustin Trapenard : « Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse… » qui constitue un beau guide d’accompagnement de la vie, très inspirant et particulièrement pour ceux que les mirages de l’ambition économique pourraient entrainer vers des rivages obscurs.

Mais à l’heure où tant de femmes et d’hommes se dévouent, au prix parfois de leur propre santé, dans les hôpitaux pour sauver des vies et d’autres accompagnent nos ainés dans les EHPAD jusque dans leurs derniers instants, je trouve juste de rappeler la normalité de la bonté.

Je sais bien qu’il existe des corrompus, des cupides, des égoïstes mais pourtant je crois comme Christophe André que « Notre société ne tient que grâce aux gens gentils ».

Et pour l’instant présent, mais je crois que c’est une vérité éternelle, MEDIAPART nous rappelle que « Contre le coronavirus, les premières lignes sont des femmes ».

Ceci renvoie aussi à un mot du jour ancien, de 2016, mais qui garde tout son acuité et qui était consacré à Nancy Fraser : « Les contradictions sociales du capitalisme contemporain ». Elle écrivait :

«Historiquement, ce travail de « reproduction sociale », comme j’entends le nommer, a été assigné aux femmes.»

<1402>

Samedi 18 avril 2020

« A Mozart je dois une Église un arbre et une île»
Alicia Gallienne

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Le mot du jour du <7 février 2020> parlait d’un livre « L’autre moitié du songe m’appartient » sur la base d’un article du Monde.

<Le 18 février> j’évoquais l’émission de Guillaume Gallienne dans laquelle il lisait les poèmes de sa cousine : « Dire que je t’aime et je t’attends, c’est encore beaucoup trop de pas assez »

Depuis Annie m’a offert le livre d’Alicia Gallienne.

Aujourd’hui je voudrais partager un poème qu’elle a dédié à Mozart et plus précisément au Requiem de Mozart.

D’abord cet extrait

A Mozart je dois une Église un arbre et une île
Je lui dois la grandeur de la mer et de l’oubli
Les marches des mots pierres sculptées
Le mouvement de la mort au front du Requiem

L’art vient manger dans ma main
C’est une étrange fontaine qui coule inlassablement
Comme cette musique trop intelligente
Je referme ma main et le passé éclôt comme une fleur outragée

Pierre grimpante pierre projetée vers le haut
Qui s’enroule autour de moi pour une danse à l’envers
L’église se recroqueville au sein de la musique
Je me souviens mais à quoi servent attendre ?

Les voix se distillent la musique se retient
Et les yeux mystérieux appellent la mer
Toujours plus haut au-delà des mots qui s’enlisent
L’horizon plein d’embruns couronné d’épines

Dalles de pierre aux yeux meurtris du passé
Jets d’eau recueillis de ma profonde chapelle
Les vitraux pleins de ronces respirent la musique
Sur cette île en hauteur où l’Art a des reconnaissances

Me voilà trop humaine et le son qui s’en va
A Mozart je dois une église d’un arbre une île
Le mouvement de la mort au front du requiem
Diamant pur dans mes mains fontaine intarissable

A Mozart je dédie par avance le dernier instant de ma vie
Aux pieds de cette église où l’Art a des reconnaissances
Pour une ultime prière dictée à mes mots
Pour des flots de musique ravivant mes yeux éteints.

A Mozart je dédie par avance le dernier instant de ma vie !

Pour compléter, je vous propose <Cette extraordinaire interprétation du Requiem de Mozart par Bernstein>

Et voici le poème dans son intégralité, il s’appelle « Pierre grimpante »

Pierre grimpante

A la gloire de Mozart

Le soleil étanche mordille le lierre
Pierre grimpante couronne mon front
Je me souviens et c’est si facile d’attendre
Que les mystères renaissent prématurément

Les mots s’enroulent avec une obscure imprécision
La musique emporte tout sur son passage
Comme une marée basse aux algues intelligentes
Tu vois je respire des embruns de bas étage

Les marches se précisent celles d’une église
Pierre grimpante pierre projetée vers le haut
Un violon se ramifie c’est un bel arbre
Tu entends il y a des sons verdoyants sur mon front

Le soleil étanche s’attarde à la convalescence
Des vitraux de coupable industrie
Je me souviens d’avoir déjà gravi des étages
La musique s’enroule comme une femme folle

La femme folle serait ce moi ?
Les embruns venimeux lèchent les vitrines
Comme si la mer encerclait l’église
L’escalier grimpant mordille le cœur de l’île

Et l’art si impénétrable aux esquisses muettes
Accompagne le peintre reconnaître son œuvre
Les pleurs de couleurs délavent les vitraux
De la chapelle où l’on se perd de soi-même

Où sont l’Évangile l’orgue la falaise ?
Une seule ardeur rappelle un passé précipité
Seule la musique rivalise avec les symboles
Pierre grimpantes couronne mon front

A Mozart je dois une Église un arbre et une île
Je lui dois la grandeur de la mer et de l’oubli
Les marches des mots pierres sculptées
Le mouvement de la mort au front du Requiem

L’art vient manger dans ma main
C’est une étrange fontaine qui coule inlassablement
Comme cette musique trop intelligente
Je referme ma main et le passé éclôt comme une fleur outragée

Pierre grimpante pierre projetée vers le haut
Qui s’enroule autour de moi pour une danse à l’envers
L’église se recroqueville au sein de la musique
Je me souviens mais à quoi servent attendre ?

Les voix se distillent la musique se retient
Et les yeux mystérieux appellent la mer
Toujours plus haut au-delà des mots qui s’enlisent
L’horizon plein d’embruns couronné d’épines

Dalles de pierre aux yeux meurtris du passé
Jets d’eau recueillis de ma profonde chapelle
Les vitraux pleins de ronces respirent la musique
Sur cette île en hauteur où l’Art a des reconnaissances

Me voilà trop humaine et le son qui s’en va
A Mozart je dois une église d’un arbre une île
Le mouvement de la mort au front du requiem
Diamant pur dans mes mains fontaine intarissable

A Mozart je dédie par avance le dernier instant de ma vie
Aux pieds de cette église où l’Art a des reconnaissances
Pour une ultime prière dictée à mes mots
Pour des flots de musique ravivant mes yeux éteints.

Page 131 à 133
L’autre moitié du songe m’appartient
Alicia Gallienne

<1401>

Vendredi 17 avril 2020

« Mais l’histoire nous apprend quand même qu’après les grandes crises, il n’y a jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aura un « jour d’après », certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant »
Stéphane Audoin-Rouzeau

MEDIAPART comme les autres journaux consacre l’essentiel de ses articles et aussi vidéos à la pandémie. Ce journal se distingue par une rhétorique très critique par rapport au pouvoir actuel et quelquefois des propos assez violents.

Mais il lui arrive aussi à donner la parole à des intellectuels dans le but de prendre un peu de recul par rapport à l’évènement.

Le 12 avril 2020, Mediapart a donné la parole à un historien, spécialiste de la grande guerre : Stéphane Audoin-Rouzeau. Mercredi 15 avril, France Culture a également donné la parole à cet historien : <Il y a un imaginaire de fin de guerre qui, avec la crise du Covid-19, n’arrivera jamais>, émission dans laquelle il dit des choses assez proches.

Le titre de l’article est : «Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois»

Il revient d’abord à la rhétorique de guerre d’Emmanuel Macron et dit d’emblée :

« Comme historien, je ne peux pas approuver cette rhétorique parce que pour qu’il y ait guerre, il faut qu’il y ait combat et morts violentes, à moins de diluer totalement la notion. »

Mais c’est pour aussitôt ajouter :

« Mais ce qui me frappe comme historien de la guerre, c’est qu’on est en effet dans un temps de guerre. D’habitude, on ne fait guère attention au temps, alors que c’est une variable extrêmement importante de nos expériences sociales. Le week-end d’avant le confinement, avec la perception croissante de la gravité de la situation, le temps s’est comme épaissi et on ne s’est plus focalisé que sur un seul sujet, qui a balayé tous les autres. De même, entre le 31 juillet et le 1er août 1914, le temps a changé. Ce qui était inconcevable la veille est devenu possible le lendemain. »

Et il cite deux phrases de Macron qui sont directement copiés de la phraséologie de la guerre 14-18 :

« La phrase la plus frappante d’Emmanuel Macron, lors de son second discours à Mulhouse, a été celle qui a été la moins relevée : « Ils ont des droits sur nous », pour parler des soignants. C’est le verbatim d’une phrase de Clemenceau pour parler des combattants français à la sortie de la guerre. […]

De même, pour le « nous tiendrons ». « Tenir », c’est un mot de la Grande Guerre, il fallait que les civils « tiennent », que le front « tienne », il fallait « tenir » un quart d’heure de plus que l’adversaire… Ce référent 14-18 est pour moi fascinant. »

Régis Debray l’avait aussi proclamé c’est le sacrifice qui rend sacré. Les soignants vont probablement sortir de ce moment avec une autre considération :

‘La reprise de la phrase de Georges Clemenceau par Emmanuel Macron était discutable, mais elle dit quelque chose de vrai : les soignants vont sortir de là un peu comme les poilus en 1918-1919, avec une aura d’autant plus forte que les pertes seront là pour attester leur sacrifice. Le sacrifice, par définition, c’est ce qui rend sacré. On peut donc tout à fait imaginer la sacralisation de certaines professions très exposées »

Pour essayer de décrire ce qui se passe en ce moment, le passage brutal d’un monde dans lequel on voyageait dans le monde entier, dans lequel on sortait dans la rue sans même y réfléchir, on allait au restaurant, au concert, dans les magasins, voir ses amis quand on voulait, on prenait sa voiture pour se rendre à un lieu quelconque de France et d’Europe à un monde du confinement, n’a pas d’égal dans notre histoire, sauf à le comparer à un temps de guerre.

Nous sommes dans toute la complexité de la pensée : nous ne sommes pas en guerre, mais ce que nous vivons ressemble à un temps de guerre.

Et dans ce contexte, l’historien pense que comme pour un temps de guerre, il y a rupture entre « Après » et « Avant » :

« Je suis fasciné par l’imaginaire de la « sortie » tel qu’il se manifeste aujourd’hui dans le cas du déconfinement, sur le même mode de déploiement déjà pendant la Grande Guerre. Face à une crise immense, ses contemporains ne semblent pas imaginer autre chose qu’une fermeture de la parenthèse temporelle. Cette fois, on imagine un retour aux normes et au « temps d’avant ». Alors, je sais bien que la valeur prédictive des sciences sociales est équivalente à zéro, mais l’histoire nous apprend quand même qu’après les grandes crises, il n’y a jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aura un « jour d’après », certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant. Je peux et je souhaite me tromper, mais je pense que nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois. »

Stéphane Audoin-Rouzeau a l’humilité de reconnaître qu’il ne sait pas et que sa profession d’historien ne lui donne d’aucune façon une science de la prédiction. Mais il a l’intuition d’un choc anthropologique.

Et il rappelle les deux chocs anthropologiques des guerres mondiales qui ont conduit à une crise morale.

Pour la première guerre :

« La Première a été un choc pour l’idée de progrès, qui était consubstantielle à la République. La fameuse phrase de Paul Valéry, « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », dit quelque chose de très profond sur l’effondrement de la croyance en un monde meilleur : un effondrement sans lequel on ne peut pas comprendre le développement des totalitarismes au cours de l’entre-deux-guerres. »

Et la seconde :

« La Seconde Guerre mondiale a constitué un second choc anthropologique, non pas tellement par la prise de conscience de l’extermination des juifs d’Europe, bien plus tardive, mais avec l’explosion de la bombe atomique qui ouvrait la possibilité d’une autodestruction des sociétés humaines. »

Pour la crise actuelle, il voit un autre choc anthropologique :

« À mes yeux, nos sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs horizons d’attente, elles se fondaient de manière croissante sur la puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle. Mais nous sommes rappelés à notre animalité fondamentale, au « socle biologique de notre humanité » comme l’appelait l’anthropologue Françoise Héritier. Nous restons des homo sapiens appartenant au monde animal, attaquables par des maladies contre lesquelles les moyens de lutte demeurent rustiques en regard de notre puissance technologique supposée : rester chez soi, sans médicament, sans vaccin… Est-ce très différent de ce qui se passait à Marseille pendant la peste de 1720 ?
Ce rappel incroyable de notre substrat biologique se double d’un autre rappel, celui de l’importance de la chaîne d’approvisionnement, déficiente pour les médicaments, les masques ou les tests, mais qui fonctionne pour l’alimentation, sans quoi ce serait très vite la dislocation sociale et la mort de masse. C’est une leçon d’humilité dont sortiront peut-être, à terme, de bonnes choses, mais auparavant, il va falloir faire face à nos dénis. »

Cette crise est en effet une crise de la modernité.

J’ai partagé plusieurs articles qui dénoncent la responsabilité humaine dans la dégradation de la biosphère, de la nature qui nous nourrit et d’autres qui font un lien direct entre ce qui nous arrive et l’action délétère de l’homme sur la nature.

Ces articles contiennent leur part de vérité et annoncent surtout les grands défis qui sont devant nous.

Mais considérant la pandémie actuelle qui certes s’est élargie au monde entier dans un temps record de quelques semaines, elle n’est pas l’apanage de nos temps modernes. Le monde des humains a connu bien des épidémies dans son histoire, des épidémies autrement mortelles que COVID-19. Epidémies qui n’ont pas attendu la démesure techniques et économiques d’homo sapiens pour faire des ravages. Ce n’est pas cela qui la rend si étrange au XXIème siècle. Ce qui la rend étrange c’est que nous ne disposions pas d’outils modernes pour la stopper ou au moins la ralentir.

Et pourtant son impact réel sur la population d’homo sapiens est négligeable.

<Ce site> évoque au 16 avril environ 137.500 morts dans le monde depuis son apparition en décembre en Chine, donc en 4 mois, un tiers d’année.

Ce <site> pose comme norme dans le monde de 157.000 décès par jour, soit près de 57,3 millions chaque année. A l’aune de ce chiffre, et en rapportant le nombre de morts à une année (on multiplie 137 500 par 3), le coronavirus représente 0,7% des morts dans le monde.

Cette page de Wikipedia qui reprend le chiffre de 57 millions nous apprend qu’en moyenne 3,5 millions de personnes meurent d’infections des voies respiratoires. En moyenne 655 000 personnes meurent de paludisme.

Nous n’avons pas su réagir de manière moderne à cette épidémie qui à part sa vitesse de propagation n’est pas un phénomène particulièrement important et unique. C’est la réaction de confinement mondiale qui est unique.

Et ce qui est unique et aussi dénoncer par Boris Cyrulnik et cela est vrai une rupture historique dans le monde d’homo sapiens : l’accompagnement des mourants et des morts :

« Je reste sidéré, d’un point de vue anthropologique, par l’acceptation, sans beaucoup de protestations me semble-t-il, des modalités d’accompagnement des mourants du Covid-19 dans les Ehpad. L’obligation d’accompagnement des mourants, puis des morts, constitue en effet une caractéristique fondamentale de toutes les sociétés humaines. Or, il a été décidé que des personnes mourraient sans l’assistance de leurs proches, et que ce non-accompagnement se poursuivrait pour partie lors des enterrements, réduits au minimum. Pour moi, c’est une transgression anthropologique majeure qui s’est produite quasiment « toute seule ». Alors que si on nous avait proposé cela il y a deux mois, on se serait récriés en désignant de telles pratiques comme inhumaines et inacceptables. Je ne m’insurge pas davantage que les autres. Je dis simplement que devant le péril, en très peu de temps, les seuils de tolérance se sont modifiés à une vitesse très impressionnante, au rythme de ce qu’on a connu pendant les guerres. Cela semble indiquer que quelque chose de très profond se joue en ce moment dans le corps social. »

Pour une épidémie qui représente moins de 1% des décès dans le monde !

Dans une dizaine d’années comment regarderons-nous cette tragédie qui est en train de se jouer ?

Et nous aurons probablement d’autres pandémies, l’historien imagine qu’ils pourraient être encore plus tragique :

« Cette fois, on a le plus grand mal à penser « l’après », même si on s’y essaie, parce qu’on sait qu’on ne sera pas débarrassés de ce type de pandémie, même une fois la vague passée. On redoutera la suivante. Or, rappelons que le Covid-19 a jusqu’ici une létalité faible par rapport au Sras ou à Ebola. Mais imaginons qu’au lieu de frapper particulièrement les plus âgés, il ait atteint en priorité les enfants ?… Nos sociétés se trouveraient déjà en situation de dislocation sociale majeure.

Je suis, au fond, frappé par la prégnance de la dimension tragique de la vie sociale telle qu’elle nous rattrape aujourd’hui, comme jamais elle ne nous avait rattrapés jusqu’ici en Europe depuis 1945. Cette confrontation à la part d’ombre, on ne peut savoir comment les sociétés et leurs acteurs vont y répondre. Ils peuvent s’y adapter tant bien que mal, mieux qu’on ne le pense en tout cas, ou bien l’inverse. »

Et sa conclusion m’interpelle, car lorsque je parcoure les réseaux sociaux mais aussi certains journaux, certains philosophes et intellectuels, je vois un grand ressentiment se faire jour et de la haine s’exprimer.

Stéphane Audoin-Rouzeau conclut :

« De ce point de vue, les accusations actuelles me semblent n’être rien par rapport à ce qui va suivre. À la sortie, le combat politique a de bonnes chances d’être plus impitoyable que jamais, d’autant qu’on ne manquera pas de déclarations imprudentes et de décisions malvenues pour alimenter la machine. Rappelons au passage qu’en France, les unions sacrées s’achèvent en général en profitant aux droites, voire à l’extrême droite. Cette seconde hypothèse, je la redoute beaucoup pour notre pays. »

Camus disait :

«  Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles. »

Il faut réfléchir à ce qui se passe, prévoir l’avenir, mais la haine et la recherche des boucs émissaires ne mèneront à rien de bon.

<1400>

Jeudi 16 avril 2020

« Mais non, ce virus n’est bon pour rien, ni personne »
Camille Islert dans une Tribune à Libération

Depuis le début de la propagation du Covid-19, on voit fleurir des articles, des émissions, des messages, des dessins qui expliquent les bienfaits écologiques et humains du confinement. Il y a même des films, presque des récits religieux, dans lesquels un être quasi divin envoie COVID-19 pour punir les humains ou au moins les contraindre à changer, parce qu’ils n’ont pas compris la sagesse supérieure.

Voici par exemple une <vidéo> mise en ligne le 1er avril et déjà vu près de 1 300 000 fois, qui correspond à un tel récit religieux qui ne me parait ni utile, ni pertinent.

Si on veut avoir une vision plus large de la situation, il faut aussi donner la parole à celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec ce point de vue positif.

Il y a d’abord Bernard Pivot qui du haut de ces 84 ans, ne voit pas d’un esprit bienveillant que le 11 mai il est possible que des jeunes soient déconfinés et que lui et les autres « vieux » seront toujours privés de liberté.

C’est ce qu’il a dit dans un entretien à distance dans l’émission <C à Vous du 14/04/2020> :

« Je me voyais à mon balcon le 11 mai le matin, voyant les enfants aller à l’école, des jeunes gens montés sur leur bicyclette et des hommes et des femmes aller dans le métro et moi dans l’incapacité de descendre mes escaliers ».

Et puis il fait cette description du virus :

« On écrit « Covid-19 » avec un « C » majuscule, parce qu'[on considère] que c’est un être vivant comme James Bond 007. Peut-être qu’un jour on aura un film James Bond contre COVID-19. Le bon contre le méchant.

Je crois qu’aujourd’hui on peut faire le portrait de ce COVID-19

C’est un anticapitaliste, il déteste les échanges mondiaux

C’est un écologiste, parce qu’il n’y a plus d’avion dans le ciel, la circulation des voitures a fortement décliné. L’air est frais, l’air est pétillant. Le Covid-19 a des supporters du côté des ours blancs.

C’est un misanthrope, il déteste que les hommes et les femmes parlent entre eux, boivent, déjeunent, chantent, rigolent ensemble. Il déteste cela, c’est un super misanthrope, même Molière n’aurait jamais imaginé un misanthrope pareil.

Et puis c’est un puritain, il déteste qu’on se touche, qu’on s’embrasse, qu’on se caresse etc…

Il hait le sexe, il ne s’introduit pas dans le corps par le sexe mais il le hait quand même, il déteste la sensualité.

Et puis enfin, c’est un tueur et quand même un peu spécialisé dans les personnes âgées. C’est cela qui est assez terrible.

Moi j’essaie de ne pas montrer mon âge, j’essaie de passer inaperçu. Par exemple je ne parle plus d’Apostrophes, parce que ça fait vieux et je me dis le Covid-19  va me bondir dessus parce qu’il va se dire c’est un vieux. »

Ensuite, c’est une tribune publiée par <Libération> et écrit par une doctorante en lettres modernes : Camille Islert qui dit tout le mal qu’on peut penser de ce coronavirus :

« Alors, oui, il fait beau et le ciel est clair, mais non, ce virus n’est bon pour rien, ni personne, et il serait temps d’arrêter de vouloir nous remonter le moral à grands coups de projections aussi sensationnelles qu’indécentes. »

Elle ne croit pas à ses vertus écologiques, c’est-à-dire la vertu de pouvoir convertir les humains à une autre manière de vivre sur cette planète :

« Non, le confinement n’est pas avantageux pour la planète, et il est encore moins un message que mère Nature nous envoie. Trois mois sans dégueulasser le monde ne sauveront rien du tout, et il y a de fortes chances, vu l’entêtement lunaire de nos dirigeants, que tout reprenne exactement comme avant à la fin des mesures. C’est déjà ce qu’ils nous disent, quand à l’heure où les trois quarts de la planète se rendent compte que leur travail n’est pas indispensable (oups), on force la moitié de ces trois quarts à continuer de produire. Que les choses ne changeront pas. C’est ce qu’ils nous disent quand ils nous distribuent les jours de confinement au compte-gouttes alors qu’on sait tous qu’on va y rester deux mois, comme des gentils papas qui ne veulent pas nous brusquer, quand ils nous racontent que les masques ça sert à rien ça-tombe-bien-y-en-a-pas puis que finalement c’est indispensable mais seulement si tu te le fabriques toi-même avec une vieille chaussette et un élastique. »

Elle ne croit pas non plus que cela changera quelque chose pour les animaux :

« Et non, ce n’est pas parce que des canards, des cerfs, des meutes de loups argentés se trimballent en ville et qu’on verra bientôt des dauphins dans les fontaines que c’est une bonne nouvelle : ils ont juste faim, parce que plus personne n’est là pour leur balancer des miettes de sandwich au jambon. Faim, comme les milliers d’animaux de compagnie abandonnés qui se traînent dans les rues désertes et qui finiront euthanasiés dans les fourrières parce que les refuges sont pleins à craquer.

Non, le confinement n’est pas une bonne nouvelle pour les animaux. Ceux que nous avons rendus dépendants crèvent, et ceux qui n’ont pas besoin de nous crèvent, parce que les forêts, ça repousse pas en trois mois, et que même s’ils se promènent en ville, ça m’étonnerait qu’ils s’installent durablement dans un meublé. Sans compter que les jolis canards et les mignons hérissons d’aujourd’hui seront les premiers fauchés par les bagnoles dès la fin du confinement. »

Et pour les humains le confinement ne peut pas pas non plus les conduire à faire ce qu’ils ne sont jamais arrivés à faire :

« Non, le confinement n’est pas bénéfique pour les gens. Etre confiné, c’est nul. Etre à la rue, c’est bien plus nul encore. Le mieux, sans suspense, c’est de pouvoir passer de l’un à l’autre. C’est de pouvoir rentrer au chaud, dormir en sécurité, et à l’inverse, c’est de pouvoir sortir quand tu es seule et isolée du monde, juste pour voir des gens, c’est de pouvoir aller voir tes proches et tes amis quand tu en as, c’est de pouvoir baiser quand tu en as envie. Tout le monde sait ça, mais il semblerait que les pubs, les discours officiels, les contenus sponsorisés de toutes sortes aient trouvé bon de nous abreuver d’images de bonheur, avec des bouquins de Musil et de Cohen que-j’avais-encore-jamais-réussi-à-lire-en-entier, des miches de pain dorées faites maison, des armoires triées-rangées-pliées, des muscles dont on ne connaissait pas l’existence qui apparaissent en dessous du bras si on se tient à un programme bien réglé, des sites pour apprendre en quelques jours tous les rudiments du suédois. »

Les vrais héros de cette aventure sont les soignants, on leur donne de la reconnaissance saura t’on les récompenser tout simplement par une rémunération plus proportionnée à leur importance dans la société ?

« Non, «rester chez soi» ne sauve pas des vies. C’est le stade minimum de j’arrête de ne penser qu’à mon petit confort et à mon café en terrasse. Ça ne fait pas de nous, de toi, de moi, des héros. Ce qui sauve des vies, ou plutôt ceux qui sauvent des vies, aimeraient bien, sûrement, rester chez eux. Les médecins, les infirmières, bien sûr, mais aussi les livreurs, les caissières, les ouvrières, celles et ceux qui nous sauvent un peu la vie à toutes échelles. Ils ou elles ne sont pas des héros non plus d’ailleurs. Les héros, ça fait les choses pour le mérite et la gloire. C’est beau. Et c’est pratique surtout, de hisser les gens au rang de héros quand on a besoin d’eux, de stimuler leur besoin de reconnaissance pour ne surtout pas leur donner ce dont ils ont vraiment besoin, cette petite chose basse et sale et pas du tout héroïque qui s’appelle l’argent. »

Et de citer toutes celles et ceux qui sont même en danger par ce confinement :

« En fait, ça en met même en danger, des vies, de «rester chez soi». Celles des personnes qui sont seules, qui sont dépressives, qui sont malades et qui n’osent plus appeler les médecins, qui sont enceintes et culpabilisent d’avoir recours à une IVG en période de crise sanitaire, celles des gens qui vivent dans des logements minuscules, insalubres, sans accès à du confort de base. Celles des travailleur·ses du sexe qui n’ont plus de source de revenu. Celles des femmes et des enfants qui sont enfermés avec des hommes violents, avec des hommes qui vont parfois oublier tout principe de consentement parce qu’en étant enfermés H24 ensemble c’est inconcevable qu’on n’ait pas envie, et puis faut bien passer le temps, et puis les besoins naturels et tout et tout. Celles des LGBTQI+ coincés avec des familles homophobes. Plus largement, celles de toutes les personnes dont le foyer n’est pas cette chose molletonnée et rassurante avec crépitement de cheminée qu’on nous vend dans les pubs. Forcément, on a moins envie de les regarder que la cellule familiale parfaite, où tout le monde met la main à la pâte (à pain), où on vit l’enfermement comme une folle aventure. »

Le virus, une catastrophe pour les femmes :

« Il n’y a qu’à sortir pour s’en rendre compte : dans les magasins, dans les rues, partout, une majorité de femmes, avec ou sans masque, trimballent des sacs de victuailles. Des hommes aussi, mais moins, quand même, si, si. Parce que quand on a une chance dans la semaine d’acheter les trucs qu’il faut pour la famille, il vaut mieux pas se louper, et il vaut mieux que ce soit la personne en «charge», vous savez cette fameuse charge mentale, qui se «charge» directement des achats, pour éviter les erreurs. Et devinez qui c’est, dans la majorité des couples hétéros ? Vous avez deviné : probablement la même qui s’occupe des enfants d’une main tout en télétravaillant de l’autre. Jean-Michel, lui, il va sûrement penser à acheter des choses hors du commun, des petits plaisirs pour rendre la vie plus belle, mais pas sûr qu’il pense aux œufs et aux couches. Héros, Jean-Michel, avec ses chips d’exception qui rendent la vie plus belle, mais qui torchent définitivement mal les fesses de bébé. Héros, encore, comme quoi, tout se recoupe. »

Et sa conclusion

« En fait, il révèle et empire : les personnes agées, précaires, racisées sont en première ligne, encore. Non, le coronavirus n’apporte et n’apportera rien de bon, de la chambre à coucher à l’organisation mondiale, pas de bouleversement positif à l’horizon. Des milliers et des milliers de morts, des centaines de milliers de muscles atrophiés en réanimation, des millions de deuils. Non, la planète ne s’en portera pas mieux. C’est de la merde de bout en bout, on fait avec, c’est indispensable, salvateur, mais nous abreuver de raisons vaseuses de le nier n’est bon pour personne. Aidons-nous quand on le peut, donnons-nous du courage puisqu’on ne peut pas (a-t-on jamais pu ?) compter sur le haut de la chaîne pour ça, faisons-nous rire et relativiser quand on le peut. Mais par pitié, arrêtez de vouloir nous forcer à loucher sur les «bons côtés du virus». Il n’y en a pas, et c’est beaucoup plus normal et sain de se sentir dépassé, mou, déprimé, improductif, de faire ce qu’on peut, d’accepter qu’on ne peut pas. Cessez de vouloir nous faire «positiver» et «profiter» au prix de la décence : ça va, on va mal mais ça va. »

Bon….

C’est un point de vue.

Il permet de relativiser et il dit des choses très justes.

Il est un peu pessimiste pour l’avenir. Peut-être, en nous y prenant bien, saurons-nous la faire mentir, au moins en partie.

Prenez soin de vous et bon confinement.

<1399>

Mercredi 15 avril 2020

« Détruire la nature est au-dessus de nos moyens »
Eloi Laurent

« L’économie s’efface devant la question de la santé » était le constat que tirait Éloi Laurent de la réaction d’un grand nombre de pays devant la pandémie.

Mais cette pandémie arrive à un moment particulier d’abord concomitamment avec une autre crise bien plus grave : l’économiste parle de l’atteinte à la biodiversité et aux écosystèmes. Ensuite parce que depuis plusieurs années la pensée néo-libérale a fait reculer l’État social ou providence dans tous les pays d’Europe, continent sur lequel il avait été inventé.

Je continue aujourd’hui à évoquer cette émission de France Culture dans laquelle Guillaume Erner interrogeait Eloi Laurent sur son analyse de cette pandémie : « Doit-on profiter de cette crise pour repenser l’économie de demain ? »

Guillaume Erner a, en introduction, évoqué les propositions de l’ONG WWF pour préparer la reprise économique : sortir de la crise liée à l’épidémie de COVID-19 en garantissant une sécurité sanitaire, écologique, sociale et économique. Et la question qu’il a alors posée à Eloi Laurent était de savoir si ce scénario relevait de l’utopie ?

Eloi Laurent a d’abord insisté sur le fait que par rapport à cette crise exceptionnelle le regard change au jour le jour.

Mais il a relevé trois points qu’il a appelés saillants.

Le premier point concerne le rapport de l’homme à la nature, à l’écosystème. De plus en plus d’avertissements nous montrent que nous sommes allés trop loin. Nous n’avons pas à revenir au temps des cavernes, mais nous ne pouvons pas vivre sans la nature, notre bien être dépend de la manière dont nous traitons l’écosystème de la terre :

«  Cette crise est une crise sanitaire dans ses conséquences, mais dans ses causes c’est une crise écologique. C’est une crise liée au traitement de la biodiversité et des écosystèmes. On va trop loin dans la conquête de la biodiversité et des écosystèmes. C’est le problème du marché des animaux vivants en Chine, c’est comme cela que ça a commencé. On a un système économique qui oublie la question de l’environnement. […]. C’est un traitement destructeur du bien être humain. C’est pourquoi, il faut relier cette crise du COVID-19 à l’autre crise majeure du début de l’année :  des incendies géants en Australie. On a une décennie 2020 qui commence, avec un rappel très clair qui commence à être évident pour une majorité de la population : « C’est que détruire la nature est au-dessus de nos moyens ». Ce n’est pas seulement une folie en terme éthique, c’est une folie économique. Un système économique qui oublie la question des ressources naturelles et de l’environnement devient autodestructeur et suicidaire. C’est la première chose et la plus importante à comprendre. »

Le second point concerne le pays et le régime dans lequel cette pandémie a commencé : la Chine

La deuxième chose, c’est que tout cela a commencé dans un régime autoritaire qui a caché pendant 3 mois la réalité de la situation, qui a réprimé de façon féroce tous les lanceurs d’alerte. Il s’agit de la Chine. Et l’histoire qui dit que la dictature est une bonne affaire économique parce que le contrat social qui lie le régime et le peuple exige en contrepartie d’une croissance énorme (10% pendant 40 ans) une restriction forte des droits humains et des libertés individuelles. On voit que le coût économique de la dictature est astronomique puisqu’on a perdu 3 mois et que cela se compte en dizaine ou peut être centaine de milliers de vies humaines.

Il en conclut que l »idée qu’esquisse certain que la Chine pourrait être un modèle influent pour le reste du monde est une folie par rapport à nos valeurs mais aussi au niveau de l’efficacité. Puisque la volonté de nier toute information qui pourrait nuire au régime a conduit à un retard de réaction très préjudiciable.

Enfin le 3ème point concerne l’État providence :

« Et la troisième analyse qu’on peut faire. C’est que c’est le plus mauvais moment, ce début du XXIème siècle pour abaisser nos protections collectives. Ce dont on a besoin, l’institution stratégique du XXIème siècle, c’est l’État providence. On a besoin de toutes nos protections sociales en raison de leur rôle de stabilisateur économique mais aussi pour leur rôle de réduction des inégalités. On entend qu’aux États-Unis les populations afro-américaines sont massivement touchées, c’est le cas aussi pour les populations défavorisées en France. Il y a des inégalités territoriales, toutes sortes d’inégalités révélées par cette crise et on a besoin d’une institution égalisatrice et puissante, c’est l’État providence. Et, il se trouve qu’on l’a affaibli depuis quinze ans, en France et ailleurs en Europe, là où il a vu le jour à la fin du XIXème siècle. Je rappellerai simplement qu’au moment où la crise frappait la France, on en était à l’application du 49-3 sur le système des retraites. Et que cela faisait un an que les personnels de santé criaient dans le désert qu’ils étaient à bout. »

Eloi Laurent a publié, en 2014, un livre sur l’Etat Providence : « Le bel avenir de l’Etat Providence » chez « les Liens qui libèrent ». L’éditeur a d’ailleurs mis en ligne gratuitement ce livre, pendant la période de confinement, pour pouvez donc le lire intégralement à l’écran. Le lien que je donne vous envoie vers cette version en ligne.

Vous trouverez un résumé de cet ouvrage sur <ce site> dont je reprends le début :

« L’État-providence n’est pas une faillite financière, ou un système trop coûteux qui favorise l’assistanat, et qui devrait donc être démantelé. Au contraire, l’État-providence permet le développement humain, « il est le développement humain ». Démontrant qu’il est nécessaire au marché, évoquant ses défaillances et ses fautes, Éloi Laurent ne se contente pas de le défendre, mais il en prépare la prochaine étape indispensable : l’État social-écologique pour prévoir l’arrivée des crises écologiques, étroitement liées aux crises sociales. L’État social-écologique permet de comprendre ainsi que le développement humain et la protection sociale incluent progressivement la question environnementale, en plus des enjeux sociaux.

Le début de l’essai se veut clair : « L’Europe est sur le point de commettre une faute historique : démanteler l’État-providence ». En effet, cette volonté répond à deux discours politiques, qui sont le néolibéralisme (éviter le parasitisme, limiter l’intervention de l’État, limiter la dette) et le discours xénophobe (défendre l’État-providence de l’étranger qui en profite). Au contraire, l’État-providence est l’institution qui a le plus contribué au développement économique et humain. Ainsi, citant Leandro Prados de la Escosura (Review of Income and Wealth, 2014), l’État-providence a fait bondir de 0,076 à 0,460 l’indice de développement humain entre 1870 et 2007, et 85 % de cette progression est due à la santé et l’éducation. »

On comprend donc que la pensée d’Éloi Laurent est tournée à la fois vers le social et l’écologie.

Il dénonce aussi une marchandisation de la biodiversité. Or il rappelle qu’il faut comprendre que l’économie se déploie dans la biosphère. L’économie dominante ne l’a pas comprise et même elle s’en éloigne.

Selon Eloi Laurent on s’en préoccupait davantage au XVIIIème siècle du temps d’Adam Schmidt qu’aujourd’hui :

« On a construit un système artificiel qui est largement théorique, qui sont des modèles qui tournent en dehors de toute réalité empirique. On voit cela très bien avec les modèles de l’économie du climat. On aboutit à des conclusions complétement aberrantes où vous avez le meilleur spécialiste de l’économie du climat récompensé par le prix Nobel d’économie qui vous explique que le monde économique optimum de la fin du XXIème siècle est un monde où il y a un réchauffement de 3,5 degrés. C’est-à-dire que c’est une thèse qui va à l’encontre de ce que dit la Physique, la Chimie et qui disent que c’est une folie. Si vous abordez un siècle aussi réel que le XXIè siècle avec un système aussi artificiel et éloigné des réalités c’est une catastrophe  […]

La principale leçon c’est qu’on ne peut pas avoir des systèmes de pensée qui sont aussi éloignés de nos conditions de vie, qui disent autant le contraire de la réalité. L’Australie c’est un pays qui a 3 ou 4 points de croissance, la Chine 6 ou 7 points de croissance et on voit que cela ne prémunit de rien à partir du moment où les écosystèmes se retournent contre les humains. »

L’Académie royale des sciences de Suède a, en effet, donné en 2018 le prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, improprement appelé « Prix Nobel d’Economie » à William Nordhaus qui estime qu’un réchauffement de 3,5 degrés représenterait un optimum économique.

<L’OBS> précise que :

« En 1998, [Nordhaus] trouvait que le protocole de Kyoto était trop ambitieux. Dans un document de 2016, il établit quatre scénarios, dont l’un est qualifié d' »optimal ». Que dit ce scénario ? Qu’en réduisant progressivement les émissions de CO2 de 40 gigatonnes par an en 2050 à 15 gigatonnes en 2100, on obtient « une politique climatique qui maximise le bien-être économique ». Or, dans le tableau suivant, on découvre que ce scénario optimal entraîne une augmentation de la température de… 3,5 degrés ! Le plus étonnant est que ce scénario est repris dans le communiqué de l’Académie royale des sciences de Suède, mais sans que les 3,5 degrés soient mentionnés. »

Pour Eloi Laurent, les fondations de l’économie étaient basées sous Aristote sur le bien-être et le bonheur. Les grands économistes comme Ricardo prenaient comme point de départ l’avarice de la nature. Simplement, on a oublié ça depuis le XIXe siècle et tout s’est accéléré depuis les années 1970. Il y a un problème de désarmement intellectuel et d’influence. »

Il affirme donc que les économistes modernes contrairement à leurs ainés ont oublié de prendre en compte la finitude du monde.

L’épidémie de COVID-19 va avoir des conséquences terribles sur l’économie mondiale. Le Ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire expliquait récemment que la France va vraisemblablement connaître la pire récession de sa croissance depuis 1945. Outre-Atlantique, les États-Unis enregistrent une hausse record du taux de chômage grimpant au mois de mars à 4,4 %, sa plus forte hausse sur un mois depuis janvier 1975.

Guillaume Erner a alors posé la question à Éloi Laurent :

« Etes-vous satisfait, nous sortons de la croissance ? »

L’économiste à l’OFCE est en effet aussi l’auteur du livre « Sortir de la croissance : mode d’emploi » aux éditions Les Liens qui Libèrent.

Comme pour le livre sur l’Etat providence, ce livre peut être lu intégralement à l’écran en suivant le lien que je donne.

Concernant la réponse à la question de Guillaume Erner, Eloi Laurent répond par la négative, car il n’est pas décroissant, simplement il ne veut plus que tout le système économique soit organisé autour de ce seul indicateur de la croissance du PIB :

« Je ne suis pas heureux de ce qui se passe. Qu’on se retrouve bloqué cela ne crée pas le bonheur. La transition ce n’est pas une prison.

Sortir de la croissance, ce n’est pas prôner la décroissance c’est-à-dire utiliser le même indicateur à l’envers.

C’est la même erreur que de croire qu’augmenter la croissance résout tout, que de penser que faire baisser la croissance résout tout.

Je ne suis pas décroissant, je propose d’aller vers la transition du bien-être, c’est-à-dire de manière ordonnée et surtout démocratique de se donner de nouveaux indicateurs qui soient en phase avec les défis du XXIème siécle : les inégalités, la démocratie, l’écologie et d’aligner nos politiques publiques sur ces nouveaux indicateurs de bien-être.

Le point central c’est que chaque fois qu’on vote un budget à n’importe quel niveau, on le fasse sous l’égide d’indicateurs de bien-être humain et non plus de la croissance.

En tant que chercheur, je constate le décrochage de plus en plus fort entre la recherche de la croissance et le bien être humain.

Aux Etats-Unis, le pays le plus riche avec un le taux de croissance le plus fort de tous les pays développés et on va avoir la tragédie absolue du système de santé parce que c’est un pays qui ne cultivent pas sa richesse humaine. »

Le numérique ne trouve pas grâce non plus à ses yeux notamment en raison de son coût écologique qui est énorme pour lui.

Il est aussi contre les indicateurs uniques, il faut toujours une pluralité des indicateurs.

Je redonne le lien vers cette émission stimulante : « Doit-on profiter de cette crise pour repenser l’économie de demain ? »

France Culture propose aussi une page qui renvoie vers des émissions qui abordent les sujets de la Croissance et des biens communs : <Croissance et biens communs : 2 concepts clés en économie>

<1398>

Mardi 14 avril 2020

« L’économie s’efface devant la question de la santé. »
Eloi Laurent

Éloi Laurent est un économiste que j’écoute avec intérêt. Au mois de juin 2017 j’avais consacré une série de mots à son ouvrage : « Nos mythologies économiques ».

Il est intéressant d’entendre ce qu’il dit sur la crise actuelle.

Il a été l’invité de Guillaume Erner sur France Culture le 8 avril : «  Profiter de cette crise pour repenser l’économie de demain ».

Je reviendrai probablement plus longuement sur cette émission demain. Mais aujourd’hui, je voudrai m’arrêter sur une partie de sa conclusion qui me semble lourde de sens :

« L’économie s’efface devant la question de la santé.
C’est frappant de constater qu’en réalité la valeur sous-jacente universelle c’est la santé.
Dans le monde, il y a actuellement 3,5 milliards d’humains qui sont confinés. La valeur sous-jacente universelle c’est la santé ce n’est pas la croissance. Des pays du monde ont convergé de manière fulgurante vers cette valeur universelle, qui n’est pas l’économie.

Et cela doit nous interroger sur notre capacité à converger vers cette valeur universelle en temps normal et sur un mode non autoritaire. »

Il y a encore Jair Bolsonaro au Brésil qui tient un discours contraire : il faut sauver l’économie, tant pis pour les morts.

Mais Boris Johnson a du faire retraite : <Quand Boris Johnson se moquait du coronavirus>

Au début il s’en moquait disant qu’il suffisait de se laver les mains. Puis il a tenu un discours plus grave, en disant aux Britanniques qu’il y aurait des morts mais que sa stratégie était celle de l’immunité de groupe. Il suffisait que 50 à 60 % de la population ait été infectée pour que le virus ne puisse plus se propager. Bien sûr il y aurait des morts, mais la vie économique pouvait continuer et au bout du compte la victoire contre le virus serait plus rapide.

Mais il n’a pas pu tenir. Le 23 mars, l’exécutif britannique se résout à confiner sa population pour « sauver des vies et protéger le NHS [service de santé national]».

Et le 27 mars Boris Johnson est détecté positif au virus puis hospitalisé jusqu’à intégrer l’unité de soins intensifs. Aujourd’hui sorti d’affaire, il remercie le personnel soignant de lui avoir sauvé la vie.

Malgré toute sa volonté, il n’a pas pu privilégier l’économie, le peuple britannique n’acceptait pas qu’on laisse mourir des gens, sans les soigner parce que les hôpitaux étaient submergés.

On ne peut pas !

C’est quelque chose de très fort, cette vague de fond qui s’est emparé du monde entier.

Donald Trump n’a pas pu non plus faire prévaloir l’économie, l’emploi.

Il le voulait.

Mais la pression a été trop forte.

Aux Etats-Unis des hommes politiques ont posé le débat très clairement : Etait-il pertinent de rallonger de quelques années la vie de centaine de milliers vieux américains improductifs pour sacrifier des millions de productifs qui vont être laminés par la crise économique, le chômage et les faillites.

Ainsi, par exemple < Le vice-gouverneur du Texas estimait que les personnes âgées devraient se sacrifier pour l’économie> et il n’était pas le seul.

Pour lui le confinement de la population, et donc le ralentissement général de l’économie, était la plus grande menace pour les États-Unis.

«Êtes-vous prêt à prendre le risque [d’être malade] afin de conserver l’Amérique que tout le monde aime pour vos enfants et petits-enfants ?» a lancé celui qui est âgé de 69 ans et a six petits-enfants. «Si c’est le deal, je suis prêt à me lancer», a-t-il expliqué, assurant qu’il ne voulait pas «que tout le pays soit sacrifié».

Du point de vue de la rationalité économique, il avait peut être raison. La crise économique va entrainer des morts et probablement beaucoup plus de pauvreté.

Mais cela n’a pas pu se faire, ce débat n’a pas eu lieu.

Andrew Cuomo, le gouverneur de New York a exprimé la position dominante :

« Ma mère n’est pas sacrifiable. Pas plus que votre mère n’est sacrifiable, que nos frères et sœurs sont sacrifiables. Nous n’allons pas accepter le principe selon lequel la vie est jetable. Nous n’allons pas mettre un prix sur des vies humaines. S’il faut choisir entre la santé du public et l’économie, le seul choix est la santé du public. La priorité numéro un est de sauver des vies. Point final »

A ce stade c’est une victoire des valeurs. De la valeur de la vie.

Le site Atlantico a essayé cependant de mener le débat : <La santé ou l’économie ? Petites réflexions philosophiques sur un vrai dilemme>

L’un des philosophes interrogés Damien Le Guay dit :

« Le choix est tout sauf évident – même s’il s’impose d’une façon majoritaire en faveur d’un confinement. Un choix est fait, dont nous ne mesurons pas toutes les conséquences : étouffer l’économie, la mettre sous cloche, faire porter sur les générations futures la santé des contemporains, plutôt que de laisser la pandémie se dérouler comme toutes les pandémies en protégeant les individus. D’une certaine manière nous nous donnons le choix, nous croyons avoir le choix, pour être des économies riches et pour faire porter par la solidarité collective une grosse partie du coût de cet étouffement économique. Et, dans des économies plus libérales que les nôtres, comme les pays anglo-saxons, ce choix, quand il est fait en faveur du confinement, pèse plus lourdement sur les individus eux-mêmes. »

L’autre philosophe, Bertrand Vergely, analyse l’évolution de Donald Trump :

«  Il y a deux façons de mesurer. La première se fait par le calcul et les mathématiques en appliquant des chiffres et des courbes à la réalité. La seconde se fait par l’émotion, la sensation, la sensibilité. Quand quelque chose plaît, je n’ai pas besoin de chiffres et de courbes pour savoir que cela plaît. Quand cela déplaît également. Lorsque Donald Trump a compris qu’il fallait s’occuper de la question sanitaire aux États-Unis et pas simplement d’économie, il n’a pas eu cette révélation à la suite d’un sondage. Il n’a pas utilisé les compétences d’instituts spécialisés. La réaction ne se faisant pas attendre, il a été plus rapide que les chiffres, les courbes et les sondages en changeant immédiatement son discours. Il a été découvert récemment que l’intelligence émotionnelle est infiniment plus rapide que l’intelligence mathématiques, abstraite et calculatrice. On peut sur le papier démontrer que l’humain coûte trop cher. Lorsque dans la réalité concrète on ne s’en occupe pas assez et mal, on a immédiatement la réponse. Donald Trump s’en est très vite aperçu. »

La conclusion de Damien Le Guay permet d’approfondir encore, en constatant que des décisions antérieures nous ont conduit à cette situation tragique, c’est-à-dire dans laquelle les deux solutions proposées sont mauvaises :

« Le problème (et nous le découvrons brutalement avec cette crise sanitaire) est que nous payons aujourd’hui une double défaillance : une défaillance stratégique de nos politiques publiques qui ont, en Europe, favorisé la mondialisation au détriment des intérêts stratégiques nationaux, sans définir des secteurs à protéger et sans mettre en place, au niveau des pays ou de l’Europe, des coordinations en cas de risques sanitaires ; une défaillance des entreprises pharmaceutiques et de santé publique qui ont cru qu’elles pouvaient se délester de secteurs entiers jugés « peu rentables », comme les systèmes de protections, la fabrication des médicaments génériques, les masques. La Chine, « usine du monde », détient ces marchés et ne peuvent répondre quand le monde entier passe d’énorme commande. La mondialisation se retourne contre les Nations en cas de crise. Elle se grippe avec une pandémie mondiale. Et les individus nationaux paient le prix de cette mondialisation défaillante.

Pour toutes ces raisons, nous n’avons plus la possibilité d’avoir le choix. Nos défaillances collectives nous font faire des choix malgré nous. L’État imprévoyant, l’Europe tatillonne pour les détails et aveugle sur les grands défis de santé publique et, pour finir, les entreprises médicales inconséquentes, soucieuses d’augmenter leurs profits, ont décidé à notre place. Ils nous ont privés du choix d’avoir le choix. Alea jacta est. »

J’avais cité Pierre-Henri Tavoillot, dans le mot du jour du 23 mars 2020 :

«  Ce qui caractérise la tragédie, c’est qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises décisions ; dans le meilleur des cas, il y en a des mauvaises et des pires. »

Et donc dans ce dilemme tragique, le choix de préserver la santé de nos ainés l’a emporté.

Ce n’était pas évident tant nous pensions que l’économie dominait tout et qu’on était prêt à tout sacrifier sur cet autel.

Ce n’est pas vrai, l’économie cette fois ne l’a pas emporté.

Cela doit nous donner de l’espoir, même si nous pouvons craindre que les mois et les années à venir seront très difficiles pour beaucoup d’entre nous et de nos proches.

<1397>

Lundi 13 avril 2020

« Par l’infinie ruse
De l’extrêmement petit
Nous avons compris
Vraiment l’indispensable »
Quatrain que m’a inspiré cette histoire collective et mondiale qui nous arrive

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19
François Cheng nous a expliqué la force de la concision d’un quatrain.

J’ai souvent écrit des mots du jour fort long, parfois ou souvent trop long.

J’essaye donc de synthétiser ce que cette expérience nous apprend dans un quatrain, 5 ; 7, 5, 7.

« Par l’infinie ruse
De l’extrêmement petit
Nous avons compris
Vraiment l’indispensable »

<1396>

Dimanche 12 avril 2020

« Maria Kehoane »
Soprano suédoise qui magnifie la musique de Bach

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Parce que nous sommes en période de confinement, j’écris donc un mot du jour le dimanche de Pâques.

Il est étonnant d’ailleurs que ce mot de «Pâques» soit au pluriel. Wikipedia nous donne une explication :

« Le pluriel de Pâques ne fait pas référence à une pluralité de dates. La langue française distingue en effet la Pâque originelle juive (ou Pessa’h) et la fête chrétienne de Pâques. La première commémore la sortie d’Égypte et la liberté retrouvée des enfants d’Israël. La fête chrétienne est multiple. Elle commémore à la fois la dernière Cène instituant l’eucharistie, la Passion du Christ et sa résurrection. C’est seulement après le XVe siècle que la distinction sémantique a été marquée par la graphie entre Pasque (ou Pâque) désignant la fête juive et Pasques (ou Pâques) désignant la fête chrétienne. ».

Pâque est donc la fête juive et Pâques la fête chrétienne et qui est pluriel parce qu’elle célèbre plusieurs évènements du récit chrétien.

Même si on ne partage pas le récit chrétien de Pâques et de la résurrection du corps physique du personnage central du christianisme supplicié deux jours avant, il faut quand même reconnaître que c’est une fête de joie, de la re-naissance.

Que partager ce jour-là ?

Il serait assez commode et naturel de partager une autre œuvre de Jean-Sébastien Bach ; la réponse de la Passion : l’Oratorio de Pâques BWV 249, créé à Leipzig le 1er avril 1725.

J’aurai choisi la version de la « Netherlands Bach Society » dirigée par Jos van Veldhoven avec l’alto déjà présent dans la version de la Passion selon Saint Matthieu de vendredi : Damien Guillon et avec la soprano Maria Keohane.

Et finalement j’ai pensé que le plus éclatant, le plus exceptionnel était de partager, la vidéo qui m’a fait découvrir cette soprano suédoise née en1971, spécialiste de la musique baroque et particulièrement de Jean-Sébastien Bach.

Il s’agit d’un extrait d’une autre cantate de Bach composée à Leipzig également en 1725, mais en décembre, la cantate BWV 151 : <Süsser Trost, mein Jesus kommt> (douce consolation, mon Jésus vient).

Elle est accompagnée par le Concerto de Copenhague dirigé par Lars Ulrik Mortensen. Cela ne dure que 8:30, ce qui n’est pas long par rapport aux œuvres classiques que je partage habituellement.

Alors, si je peux me permettre, il faut entrer dans cette écoute, comme on entre en méditation.

Une écoute profonde et exclusive.

Et alors, on vit un moment de grâce absolue.

La première fois que j’ai entendu cet enregistrement, je l’ai réécouté plusieurs fois, tellement la beauté du grain de la voix, la sensibilité, l’extraordinaire agilité de cette chanteuse qu’aucun obstacle ne semble être en mesure d’entraver m’ont paru miraculeuses.

Sergiu Celibidache a parlé de ces moments magiques pendant lesquels tous les astres semblent alignés pour ne plus simplement tutoyer la perfection, mais l’atteindre.

Des micros et une caméra étaient là pour enregistrer ce moment magique.

Les musiciens qui accompagnent cette voix dans sa quête de l’inaccessible beauté sont fascinés.

On trouve bien d’autres enregistrements de cette artiste sur Internet, toujours remarquable mais sans atteindre les mêmes cimes.

Par exemple la cantate BWV 29 <Wir danken dir Gott> créé le 27 août 1731 à Leipzig. Le solo de Maria Keohane commence à 14:30.

Je donne aussi le lien vers <L’oratorio de Pâques> évoqué précédemment.

Si vous voulez les textes de cette cantate et leur traduction voici le lien vers <La page> du site entièrement consacrées aux cantates de Bach.

Cioran a dit : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu », Maria Kehoane élève la musique de Bach à des niveaux divins.

Mais les mots sont incapables de décrire cette émotion.

<1395>

Samedi 11 avril 2020

« Le quatrain de Jeanne d’Arc »
Propos tenu par Jeanne d’Arc lors de son procès

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

« Puis vint cette voix,
Environ l’heure de midi,
Au temps de l’été,
Dans le jardin de mon père. »

Jeanne d’Arc

L’Eglise catholique a beaucoup innové et beaucoup construit, dans les siècles de sa puissance.

Elle a aussi produit beaucoup d’écrits.

Même lorsqu’elle commettait des atrocités, il y avait un secrétaire qui écrivait scrupuleusement ce qui se passait lors de séances de tortures ou dans un procès inique comme celui de Jeanne d’Arc. Et ces documents ont été conservés.

Ainsi ce que l’on sait avec le plus de précision de la vie de Jeanne d’Arc, c’est son procès. On sait exactement ce qu’elle a dit.

Je le concède je ne m’y suis jamais intéressé de très près, il me suffisait de savoir que celui qui dirigeait tout cela était l’évêque Pierre Cauchon et que ce procès fut inéquitable.

Mais, Francois Cheng que j’ai déjà évoqué lors de cette période de pandémie et de confinement : « La mort n’est pas notre issue » avait été invité dans La grande librairie du 22 février 2018 sur France 5 pour présenter son ouvrage « Enfin le royaume » qui est un recueil de quatrains.

Et quand François Busnel lui pose cette question essentielle :

« Comment faites vous
Quel est le secret de la concision réussie
Comment une idée devient-elle
Quatre courts vers qui s’appelle un quatrain ? »

François Cheng lui répond par le quatrain de Jeanne d’Arc. Vous trouverez cela dans la vidéo à partir de 14:31.
Il raconte cet épisode ainsi :

« Au juge, textuellement, elle a dit :

«Puis vint cette voix,
Environ l’heure de midi.
Au temps de l’été
Dans le jardin de mon père.»

C’est un quatrain qui vient du fond du cœur et c’est le résultat de toute une vie.

Un quatrain à la fois simple et sublime.

On y entend une des plus belles voix de France.

Puis vint cette voix,
Environ l’heure de midi.
Au temps de l’été
Dans le jardin de mon père.

Il y a un accent éternel.

Tous les Français doivent retenir ce quatrain par cœur.

C’est un quatrain parfait. 5, 7, 5, 7.

C’est ma manière de répondre à votre question.

Jeanne d’Arc, avant d’aller sur le bûcher, a dit cela. »

Et il a ajouté

« D’ailleurs Cocteau a dit que Jeanne d’Arc était le plus grand écrivain français »

Dans cette émission magnifique, François Cheng a dit aussi

« Les vrais poètes sont des poètes de l’être  »

« Le quatrain est le diamant.de la poésie universelle ! »

« Car vivre est savoir que tout instant de vie est rayon d’or sur une mer de ténèbres. »

Le lien vers cette émission est celui-ci : <La grande librairie du 22 février 2018>

France Musique a consacré une émission sur <Les Voix de Jeanne d’Arc>

<Sur ce site> vous trouverez d’autres citations de Jeanne d’Arc lors de son procès.

Il y a 100 ans, le 16 mai 1920, à Rome Jeanne d’Arc était canonisée et devenait sainte à l’intérieur de l’Église qui l’avait assassinée.

Rouen, lieu de son bucher, avait décidé de fêter le centenaire de la canonisation de Jeanne d’Arc.

Encore des cérémonies annulées en raison du confinement.

Et si nous voulons, comme le souhaite François Cheng, retenir ce quatrain, répétons-le :

« Puis vint cette voix,
Environ l’heure de midi,
Au temps de l’été,
Dans le jardin de mon père. »

<1394>