André-Comte Sponville est un de nos grands philosophe. Il a donné une interview dans un journal belge : « L’écho » : «J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire »
Dans cet entretien, il tire comme enseignements positifs de cette crise :
« J’en vois trois principaux. D’abord l’importance de la solidarité: se protéger soi, c’est aussi protéger les autres, et réciproquement.
Ensuite le goût de la liberté: quel plaisir ce sera de sortir de cette « assignation à résidence » » qu’est le confinement!
Enfin l’amour de la vie, d’autant plus précieuse quand on comprend qu’elle est mortelle. Gide l’a dit en une phrase qui m’a toujours frappé: « Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie.» Le Covid-19, qui fait que nous pensons à la mort plus souvent que d’habitude, pourrait nous pousser à vivre plus intensément, plus lucidement, et même – lorsqu’il sera vaincu – plus heureusement. »
Il aborde surtout cette crise sous un angle de vue intéressant : notre rapport à la mort.
Edouard Philippe a réexpliqué, ce dimanche, très pédagogiquement, l’unique raison pour laquelle la décision de confinement a été prise. Cette raison n’a pas été cachée par le gouvernement, mais il semblerait parfois qu’elle est perdue de vue, tant parfois on a l’impression que certains se croit en danger de mort immédiat s’ils ont le malheur de rencontrer le virus. Ce qui est totalement faux. On peut mourir de ce virus, mais ce n’est pas et de loin la conséquence la plus probable si on l’attrape.
L’unique raison du confinement est d’éviter la saturation des hôpitaux et particulièrement des services de soins intensifs. Cette saturation qui entrainerait pour conséquence l’impossibilité de soigner des patients atteint de symptômes graves et obligerait donc à les laisser mourir alors qu’avec des moyens de soins il serait possible d’en sauver une grande partie. C’est cela qu’on a voulu éviter, à cause du prix qu’on donne à la santé et à la vie. C’était aussi créer une tension et une pression insupportable pour les personnels soignants devant ce désastre sanitaire : ne pas être en mesure de sauver des vies en raison d’un manque de moyens, de lits, de personnel.
Car l’article de « l’Echo » rappelle que la grippe de 1968 – « grippe de Hong Kong » – a fait environ un million de morts, dans l’indifférence quasi générale. André Compte-Sponville ajoute la grippe dite « asiatique », en 1957-1958, en avait fait encore plus, et tout le monde l’a oubliée.
Il y a eu donc évolution, le philosophe a cette analyse :
« J’y vois trois raisons principales. D’abord la mondialisation, dans son aspect médiatique: nous sommes désormais informés en temps réel de tout ce qui se passe dans le monde, par exemple, chaque jour, du nombre de morts en Chine ou aux États-Unis, en Italie ou en Belgique… Ensuite, la nouveauté et le « biais cognitif » qu’elle entraîne: le Covid-19 est une maladie nouvelle, qui, pour cette raison, inquiète et surprend davantage. Enfin une mise à l’écart de la mort, qui la rend, lorsqu’elle se rappelle à nous, encore plus inacceptable.
[La mort] l’a toujours été, mais comme on y pense de moins en moins, on s’en effraie de plus en plus, lorsqu’elle s’approche. Tout se passe comme si les médias découvraient que nous sommes mortels! Vous parlez d’un scoop! On nous fait tous les soirs, sur toutes les télés du monde, le décompte des morts du Covid-19. 14.000 en France, à l’heure actuelle, plus de 4.000 en Belgique… C’est beaucoup. C’est trop. C’est triste. Mais enfin faut-il rappeler qu’il meurt 600.000 personnes par an en France? Que le cancer, par exemple, toujours en France, tue environ 150.000 personnes chaque année, dont plusieurs milliers d’enfants et d’adolescents? Pourquoi devrais-je porter le deuil des 14.000 mors du Covid 19, dont la moyenne d’âge est de 81 ans, davantage que celui des 600.000 autres? Encore ne vous parlais-je là que de la France. À l’échelle du monde, c’est bien pire. La malnutrition tue 9 millions d’êtres humains chaque année, dont 3 millions d’enfants. Cela n’empêche pas que le Covid-19 soit une crise sanitaire majeure, qui justifie le confinement. Mais ce n’est pas une raison pour ne parler plus que de ça, comme font nos télévisions depuis un mois, ni pour avoir en permanence « la peur au ventre », comme je l’ai tant entendu répéter ces derniers jours. Un journaliste m’a demandé – je vous jure que c’est vrai – si c’était la fin du monde! Vous vous rendez compte? Nous sommes confrontés à une maladie dont le taux de létalité est de 1 ou 2% (sans doute moins, si on tient compte des cas non diagnostiqués), et les gens vous parlent de fin du monde. »
Alors le philosophe accepte d’interroger cette affirmation d’Emmanuel Macron dans son dernier discours que « la santé était la priorité ».
La santé est-elle devenue la valeur absolue dans nos sociétés?
« Hélas, oui! Trois fois hélas! En tout cas c’est un danger, qui nous menace. C’est ce que j’appelle le pan-médicalisme: faire de la santé (et non plus de la justice, de l’amour ou de la liberté) la valeur suprême, ce qui revient à confier à la médecine, non seulement notre santé, ce qui est normal, mais la conduite de nos vies et de nos sociétés. Terrible erreur! La médecine est une grande chose, mais qui ne saurait tenir lieu de politique, de morale, ni de spiritualité. Voyez nos journaux télévisés: on ne voit plus que des médecins. Remercions-les pour le formidable travail qu’ils font, et pour les risques qu’ils prennent. Mais enfin, les experts sont là pour éclairer le peuple et ses élus, pas pour gouverner. Pour soigner les maux de notre société, je compte moins sur la médecine que sur la politique. Pour guider ma vie, moins sur mon médecin que sur moi-même.
La priorité des priorités, à mes yeux, ce sont les jeunes. Nous avons peut-être les meilleurs hôpitaux du monde. Qui oserait dire que nous avons les meilleures écoles? Le moins de chômage dans la jeunesse? »
Et il ajoute :
« Finitude et vulnérabilité font partie de notre condition. […] L’incertitude, depuis toujours, est notre destin. »
Dans cet article, André Comte Sponville, rappelle quelque saine vérité :
« Parler d’une vengeance de la nature, c’est une sottise superstitieuse. En revanche, qu’il y ait un déséquilibre entre l’homme et son environnement, ce n’est que trop vrai. Cela s’explique à la fois par la surpopulation – nos enfants ne meurent plus en bas-âge: on ne va pas s’en plaindre – et la révolution industrielle, grâce à laquelle la famine a disparu de nos pays et a formidablement reculé dans le monde: là encore, on ne va pas s’en plaindre. Mais la conjonction de ces deux faits nous pose des problèmes énormes. Le réchauffement climatique fera beaucoup plus de morts que le Covid-19!
Ce n’est pas la mondialisation qui crée les virus. La peste noire, au 14e siècle, a tué la moitié de la population européenne, et la mondialisation n’y était pour rien. En revanche, ce que cette crise nous apprend, c’est qu’il est dangereux de déléguer à d’autres pays, par exemple à la Chine, les industries les plus nécessaires à notre santé. Bonne leçon, dont il faudra tenir compte! »
Et il remet en perspective cette maladie avec les conséquences économiques qu’il rapporte à son propre cas :
« Je me fais plus de soucis pour l’avenir professionnel de mes enfants que pour ma santé de presque septuagénaire. La France prévoit des dépenses supplémentaires, à cause du Covid et du confinement, de 100 milliards d’euros. Je ne suis pas contre. Mais qui va payer? Qui va rembourser nos dettes? Nos enfants, comme d’habitude… Cela me donne envie de pleurer. »
Et puis il parle de nos ainés dans les EHPAD :
« Quant à nos aînés, leur problème ne commence pas avec le Covid-19. Vous êtes déjà allé dans un EHPAD? Le personnel y fait un travail admirable, mais quelle tristesse chez tant de résidents. Pardon de n’être pas sanitairement correct. En France, il y a 225.000 nouveaux cas de la maladie d’Alzheimer chaque année, donc peut-être dix fois plus que ce que le Covid-19, si le confinement fonctionne bien, risque de faire. Eh bien, pour ma part, je préfère être atteint par le coronavirus, et même en mourir, que par la maladie d’Alzheimer! »
En fin de compte, on a bien laissé mourir des patients du COVID-19 sans les prendre en charge dans les unités de soins des hôpitaux, c’était des personnes âgées qui étaient en EHPAD.
Mais le plus grave n’a t’il pas été qu’on a interdit, dans un premier temps, aux proches de les accompagner dans leurs derniers instants ainsi que dans la cérémonie funéraire ?
Et le philosophe nous invite à prendre du recul, plutôt que de nous laisser emporter par nos émotions – à commencer par la peur – et le politiquement correct.
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