Vendredi 17 avril 2020

« Mais l’histoire nous apprend quand même qu’après les grandes crises, il n’y a jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aura un « jour d’après », certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant »
Stéphane Audoin-Rouzeau

MEDIAPART comme les autres journaux consacre l’essentiel de ses articles et aussi vidéos à la pandémie. Ce journal se distingue par une rhétorique très critique par rapport au pouvoir actuel et quelquefois des propos assez violents.

Mais il lui arrive aussi à donner la parole à des intellectuels dans le but de prendre un peu de recul par rapport à l’évènement.

Le 12 avril 2020, Mediapart a donné la parole à un historien, spécialiste de la grande guerre : Stéphane Audoin-Rouzeau. Mercredi 15 avril, France Culture a également donné la parole à cet historien : <Il y a un imaginaire de fin de guerre qui, avec la crise du Covid-19, n’arrivera jamais>, émission dans laquelle il dit des choses assez proches.

Le titre de l’article est : «Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois»

Il revient d’abord à la rhétorique de guerre d’Emmanuel Macron et dit d’emblée :

« Comme historien, je ne peux pas approuver cette rhétorique parce que pour qu’il y ait guerre, il faut qu’il y ait combat et morts violentes, à moins de diluer totalement la notion. »

Mais c’est pour aussitôt ajouter :

« Mais ce qui me frappe comme historien de la guerre, c’est qu’on est en effet dans un temps de guerre. D’habitude, on ne fait guère attention au temps, alors que c’est une variable extrêmement importante de nos expériences sociales. Le week-end d’avant le confinement, avec la perception croissante de la gravité de la situation, le temps s’est comme épaissi et on ne s’est plus focalisé que sur un seul sujet, qui a balayé tous les autres. De même, entre le 31 juillet et le 1er août 1914, le temps a changé. Ce qui était inconcevable la veille est devenu possible le lendemain. »

Et il cite deux phrases de Macron qui sont directement copiés de la phraséologie de la guerre 14-18 :

« La phrase la plus frappante d’Emmanuel Macron, lors de son second discours à Mulhouse, a été celle qui a été la moins relevée : « Ils ont des droits sur nous », pour parler des soignants. C’est le verbatim d’une phrase de Clemenceau pour parler des combattants français à la sortie de la guerre. […]

De même, pour le « nous tiendrons ». « Tenir », c’est un mot de la Grande Guerre, il fallait que les civils « tiennent », que le front « tienne », il fallait « tenir » un quart d’heure de plus que l’adversaire… Ce référent 14-18 est pour moi fascinant. »

Régis Debray l’avait aussi proclamé c’est le sacrifice qui rend sacré. Les soignants vont probablement sortir de ce moment avec une autre considération :

‘La reprise de la phrase de Georges Clemenceau par Emmanuel Macron était discutable, mais elle dit quelque chose de vrai : les soignants vont sortir de là un peu comme les poilus en 1918-1919, avec une aura d’autant plus forte que les pertes seront là pour attester leur sacrifice. Le sacrifice, par définition, c’est ce qui rend sacré. On peut donc tout à fait imaginer la sacralisation de certaines professions très exposées »

Pour essayer de décrire ce qui se passe en ce moment, le passage brutal d’un monde dans lequel on voyageait dans le monde entier, dans lequel on sortait dans la rue sans même y réfléchir, on allait au restaurant, au concert, dans les magasins, voir ses amis quand on voulait, on prenait sa voiture pour se rendre à un lieu quelconque de France et d’Europe à un monde du confinement, n’a pas d’égal dans notre histoire, sauf à le comparer à un temps de guerre.

Nous sommes dans toute la complexité de la pensée : nous ne sommes pas en guerre, mais ce que nous vivons ressemble à un temps de guerre.

Et dans ce contexte, l’historien pense que comme pour un temps de guerre, il y a rupture entre « Après » et « Avant » :

« Je suis fasciné par l’imaginaire de la « sortie » tel qu’il se manifeste aujourd’hui dans le cas du déconfinement, sur le même mode de déploiement déjà pendant la Grande Guerre. Face à une crise immense, ses contemporains ne semblent pas imaginer autre chose qu’une fermeture de la parenthèse temporelle. Cette fois, on imagine un retour aux normes et au « temps d’avant ». Alors, je sais bien que la valeur prédictive des sciences sociales est équivalente à zéro, mais l’histoire nous apprend quand même qu’après les grandes crises, il n’y a jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aura un « jour d’après », certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant. Je peux et je souhaite me tromper, mais je pense que nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois. »

Stéphane Audoin-Rouzeau a l’humilité de reconnaître qu’il ne sait pas et que sa profession d’historien ne lui donne d’aucune façon une science de la prédiction. Mais il a l’intuition d’un choc anthropologique.

Et il rappelle les deux chocs anthropologiques des guerres mondiales qui ont conduit à une crise morale.

Pour la première guerre :

« La Première a été un choc pour l’idée de progrès, qui était consubstantielle à la République. La fameuse phrase de Paul Valéry, « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », dit quelque chose de très profond sur l’effondrement de la croyance en un monde meilleur : un effondrement sans lequel on ne peut pas comprendre le développement des totalitarismes au cours de l’entre-deux-guerres. »

Et la seconde :

« La Seconde Guerre mondiale a constitué un second choc anthropologique, non pas tellement par la prise de conscience de l’extermination des juifs d’Europe, bien plus tardive, mais avec l’explosion de la bombe atomique qui ouvrait la possibilité d’une autodestruction des sociétés humaines. »

Pour la crise actuelle, il voit un autre choc anthropologique :

« À mes yeux, nos sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs horizons d’attente, elles se fondaient de manière croissante sur la puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle. Mais nous sommes rappelés à notre animalité fondamentale, au « socle biologique de notre humanité » comme l’appelait l’anthropologue Françoise Héritier. Nous restons des homo sapiens appartenant au monde animal, attaquables par des maladies contre lesquelles les moyens de lutte demeurent rustiques en regard de notre puissance technologique supposée : rester chez soi, sans médicament, sans vaccin… Est-ce très différent de ce qui se passait à Marseille pendant la peste de 1720 ?
Ce rappel incroyable de notre substrat biologique se double d’un autre rappel, celui de l’importance de la chaîne d’approvisionnement, déficiente pour les médicaments, les masques ou les tests, mais qui fonctionne pour l’alimentation, sans quoi ce serait très vite la dislocation sociale et la mort de masse. C’est une leçon d’humilité dont sortiront peut-être, à terme, de bonnes choses, mais auparavant, il va falloir faire face à nos dénis. »

Cette crise est en effet une crise de la modernité.

J’ai partagé plusieurs articles qui dénoncent la responsabilité humaine dans la dégradation de la biosphère, de la nature qui nous nourrit et d’autres qui font un lien direct entre ce qui nous arrive et l’action délétère de l’homme sur la nature.

Ces articles contiennent leur part de vérité et annoncent surtout les grands défis qui sont devant nous.

Mais considérant la pandémie actuelle qui certes s’est élargie au monde entier dans un temps record de quelques semaines, elle n’est pas l’apanage de nos temps modernes. Le monde des humains a connu bien des épidémies dans son histoire, des épidémies autrement mortelles que COVID-19. Epidémies qui n’ont pas attendu la démesure techniques et économiques d’homo sapiens pour faire des ravages. Ce n’est pas cela qui la rend si étrange au XXIème siècle. Ce qui la rend étrange c’est que nous ne disposions pas d’outils modernes pour la stopper ou au moins la ralentir.

Et pourtant son impact réel sur la population d’homo sapiens est négligeable.

<Ce site> évoque au 16 avril environ 137.500 morts dans le monde depuis son apparition en décembre en Chine, donc en 4 mois, un tiers d’année.

Ce <site> pose comme norme dans le monde de 157.000 décès par jour, soit près de 57,3 millions chaque année. A l’aune de ce chiffre, et en rapportant le nombre de morts à une année (on multiplie 137 500 par 3), le coronavirus représente 0,7% des morts dans le monde.

Cette page de Wikipedia qui reprend le chiffre de 57 millions nous apprend qu’en moyenne 3,5 millions de personnes meurent d’infections des voies respiratoires. En moyenne 655 000 personnes meurent de paludisme.

Nous n’avons pas su réagir de manière moderne à cette épidémie qui à part sa vitesse de propagation n’est pas un phénomène particulièrement important et unique. C’est la réaction de confinement mondiale qui est unique.

Et ce qui est unique et aussi dénoncer par Boris Cyrulnik et cela est vrai une rupture historique dans le monde d’homo sapiens : l’accompagnement des mourants et des morts :

« Je reste sidéré, d’un point de vue anthropologique, par l’acceptation, sans beaucoup de protestations me semble-t-il, des modalités d’accompagnement des mourants du Covid-19 dans les Ehpad. L’obligation d’accompagnement des mourants, puis des morts, constitue en effet une caractéristique fondamentale de toutes les sociétés humaines. Or, il a été décidé que des personnes mourraient sans l’assistance de leurs proches, et que ce non-accompagnement se poursuivrait pour partie lors des enterrements, réduits au minimum. Pour moi, c’est une transgression anthropologique majeure qui s’est produite quasiment « toute seule ». Alors que si on nous avait proposé cela il y a deux mois, on se serait récriés en désignant de telles pratiques comme inhumaines et inacceptables. Je ne m’insurge pas davantage que les autres. Je dis simplement que devant le péril, en très peu de temps, les seuils de tolérance se sont modifiés à une vitesse très impressionnante, au rythme de ce qu’on a connu pendant les guerres. Cela semble indiquer que quelque chose de très profond se joue en ce moment dans le corps social. »

Pour une épidémie qui représente moins de 1% des décès dans le monde !

Dans une dizaine d’années comment regarderons-nous cette tragédie qui est en train de se jouer ?

Et nous aurons probablement d’autres pandémies, l’historien imagine qu’ils pourraient être encore plus tragique :

« Cette fois, on a le plus grand mal à penser « l’après », même si on s’y essaie, parce qu’on sait qu’on ne sera pas débarrassés de ce type de pandémie, même une fois la vague passée. On redoutera la suivante. Or, rappelons que le Covid-19 a jusqu’ici une létalité faible par rapport au Sras ou à Ebola. Mais imaginons qu’au lieu de frapper particulièrement les plus âgés, il ait atteint en priorité les enfants ?… Nos sociétés se trouveraient déjà en situation de dislocation sociale majeure.

Je suis, au fond, frappé par la prégnance de la dimension tragique de la vie sociale telle qu’elle nous rattrape aujourd’hui, comme jamais elle ne nous avait rattrapés jusqu’ici en Europe depuis 1945. Cette confrontation à la part d’ombre, on ne peut savoir comment les sociétés et leurs acteurs vont y répondre. Ils peuvent s’y adapter tant bien que mal, mieux qu’on ne le pense en tout cas, ou bien l’inverse. »

Et sa conclusion m’interpelle, car lorsque je parcoure les réseaux sociaux mais aussi certains journaux, certains philosophes et intellectuels, je vois un grand ressentiment se faire jour et de la haine s’exprimer.

Stéphane Audoin-Rouzeau conclut :

« De ce point de vue, les accusations actuelles me semblent n’être rien par rapport à ce qui va suivre. À la sortie, le combat politique a de bonnes chances d’être plus impitoyable que jamais, d’autant qu’on ne manquera pas de déclarations imprudentes et de décisions malvenues pour alimenter la machine. Rappelons au passage qu’en France, les unions sacrées s’achèvent en général en profitant aux droites, voire à l’extrême droite. Cette seconde hypothèse, je la redoute beaucoup pour notre pays. »

Camus disait :

«  Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles. »

Il faut réfléchir à ce qui se passe, prévoir l’avenir, mais la haine et la recherche des boucs émissaires ne mèneront à rien de bon.

<1400>

2 réflexions au sujet de « Vendredi 17 avril 2020 »

  • 17 avril 2020 à 9 h 24 min
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    Je suis sceptique sur l’avènement d’une « nouvelle société » prônée par ceux qui pensent que les conditions vont être réunies pour « pousser le bouchon »
    Cette crise a créé un terrible désordre et on peut raisonnablement penser que, lors du retour à une situation plus normale, le souhait d’une majorité de la population ne sera pas de se précipiter vers des expériences sociales innovantes mais plutôt de retrouver de la stabilité dans un ordre qui avait disparu en demandant simplement qu’on intègre certains ajustements de production pour s’adapter aux nouveaux risques

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  • 17 avril 2020 à 10 h 09 min
    Permalink

    Meme si je suis fatigué du fait que le covid utilise tout l’espace médiatique, je vais répondre à ce mot que je trouve sortir du lot, par son ouverture et sa pertinence. J’ai quelques réserves et quelques avis partagés avec les extraits choisis par Alain. Tout d’abord, comme, à mon sens, les anciens combattants n’avaient pas de droits sur nous, les soignants n’en auront pas d’avantage, ou alors il faut ajouter les caissières de supermarché et les femmes de salle, dont on ne parle pas. On connait les risques de manipulation associés à la sacralisation d’une partie de la population. La sacralisation est la première marche de la censure et de la fermeture du débat démocratique. C’est ce qui s’est passé dans l’entre deux guerres.
    Meme si j’ai beaucoup d’estime pour les médecins, un en particulier, je ne les croies pas investis d’une mission divine de protection de la population, ni tout autre corps professionels d’ailleurs, . Molière se moquait en son temps des savants ou des sachants. Je ne voies pas de modernité la dedans. De même, dire que c’est une crise de la modernité, alors que nous voila revenu aux peurs du moyen-age…
    Surtout, le point qui me semble nouveau, c’est le rapport à la mort, à la maladie, sur une virus qui n’a tué « que » 18 000 personnes à ce jour, à comparer aux 600 000 morts par an et aux milliers de morts de la Grippe. Mars 2020 aura moins tué que Mars 2018. Et pourtant, la peur règne, la peur se diffuse. Le virus fait peur. On en arrive à abandonner les vieux des EHPAD. Du fait de l’individualisme, on ne respectait plus bien ses anciens, mais là…
    Pour conclure, je suis tout a fait d’accord avec la part d’ombre qui se fait jour, en particulier sur les réseaux sociaux. Et malheureusement sur le mot de Camus. Je n’avais pas connu la guerre, mais je commence à comprendre, et celà fait froid dans le dos.

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