Aujourd’hui, je vais me laisser la liberté d’interrompre ma série sur les mots et expressions nouvelles et les mots anciens qui sont revenus dans l’actualité.
Parce qu’aujourd’hui je voudrais parler d’Alicia.
Le grand acteur Guillaume Gallienne, anime chaque samedi sur France Inter, depuis septembre 2009, une émission :<Ça peut pas faire de mal> dans laquelle il lit des extraits d’œuvres littéraires
Sa première émission le 5 septembre 2009 était consacrée à Marcel Proust « Les pages comiques de la Recherche »
Puis de samedi en samedi d’autres écrivains ont été à l’honneur : Balzac, Cervantès, Tchekhov, Kafka et bien d’autres.
Mais il a décidé d’arrêter cette émission ce samedi 8 février 2020, il s’en est expliqué au micro de Léa Salamé : <le 3 février 2020>.
Pour sa dernière émission, il lira des textes et des poésies d’une auteure qui est morte comme tous les écrivains qu’il a lus tout au long de ses dix ans.
Mais cette auteure : Alicia est quand même un peu particulière.
D’abord c’est sa cousine.
Ensuite, Alicia Gallienne est morte alors qu’elle avait 20 ans.
Enfin, vous lirez dans <cet article de février 2009> de Libération :
« Jusqu’à 19 ans, jamais Gallienne n’avait pensé être comédien. A cet âge, il est en hypokhâgne et rêve d’être missionnaire. Ou avocat. Ou journaliste. Bref, n’importe quoi. La mort brutale de son adorée cousine Alicia bouleverse son regard sur la vie tandis que sa sexualité en éveil chamboule ses plans religieux. «On était très proches, elle était fascinante, incroyable. Sa mort, un 24 décembre, m’a réveillé : si je peux crever demain, alors je veux faire du théâtre.»
J’ai d’abord découvert son existence grâce à la revue de Presse de Claude Askolovitch du <31 janvier 2020> dans laquelle il parle de la beauté d’Alicia :
« Une jeune femme morte le 24 décembre 1990 d’une leucémie, qui treize ans plus tôt avait pris son petit frère, mais la cruauté n’est rien, car Alicia est devant nous Alicia dans la beauté de ses vingt ans, sa dernière année sur terre, les joues enfantines, les lèvres pleines photographiées par son dernier amour…
Elle écrivait depuis l’enfance et la nuit sortait dans des lieux à la mode, Régine le Palace et Castel, elle dinait en robe moulante chez Maxim’s et festoyait d’autant plus qu’elle savait la maladie… « Depuis toujours, écrit Pascale Nivelle dans un texte au diapason de la jeune fantôme, depuis toujours, elle tient à distance ses terreurs, les ponctions qui bleuissent ses clavicules, les piqures à toute heure, il lui arrive de se piquer en parlant, seringue plantée dans la cuisse sous une table de bistro, elle veut vivre plus que de raison, la nuit elle noircit ses cahiers de poèmes d’une écriture ronde, sans rature, j’écris pour être lue dit- elle à sa mère. »
Elle écrivait ceci pour conjurer sa peur.
« Faiblesse je te hais de toi même; vivre c’est accepter de tomber sous le poids de ce qui ne nous appartient pas. »
Elle écrivait cela en pensant à son frère
« Ne touchez pas à ma petite bête épaisse ma douleur
Ne touchez pas aux plus beaux yeux du monde que j’ai fermés longtemps pour ne plus les voir
Ne touchez plus à mon enfant perdu, il est quelque part implorant le silence
A toi mon caillou ma pièce d’or
A toi ma blessure enivrée ma lune à boire
Tu es la morsure douce au creux de ma main.
Quand Alicia est morte, sa famille a gardé ses textes mais un jour sa maman a réalisé que les seuls mots de sa fille que l’on pouvait lire étaient sur sa tombe à Montparnasse. Alors, elle est allée voir son neveu, le comédien Guillaume Gallienne, que sa cousine vivante encourageait à vivre. Il est allé montrer ses poèmes chez Gallimard, une éditrice Sophie Naulleau s’est prise pour Alicia d’une de ses amitiés qui passent les frontières de la vie et le livre est là et Alicia vous attend ce matin, dans le magazine du Monde. »
Dans son entretien avec Léa Salamé, Guillaume Gallienne modifie un peu cette histoire. C’est lui qui est allé voir sa tante et l’a trouvée triste et affectée. A sa demande, elle lui expliqua qu’elle venait de se faire disputer par son frère qui lui reprochait de ne jamais avoir publié les magnifiques textes d’Alicia. Elle expliqua qu’elle avait essayé après 1990 mais que les maisons d’édition refusait en disant que cela ne les intéressait pas d’éditer un livre unique qui ne sera suivi d’aucun autre. Et c’est alors que la Mère d’Alicia a demandé à Guillaume Gallienne s’il ne pourrait pas intervenir auprès de son éditeur. Et c’est ce qu’il fit et il se trouva chez Gallimard des professionnels qui trouvèrent pertinent de publier cet ouvrage qui est paru hier le 6 février.
L’article du Monde auquel renvoie Claude Askolovitch a pour titre : < Alicia Gallienne, étoile filante de la poésie >
Ce très long article commence par une visite à la tombe d’Alicia :
« C’est une tombe toute blanche au cimetière du Montparnasse, non loin du cénotaphe de Baudelaire. Une alcôve de verdure grimpante, avec une grande croix sculptée et un quatrain gravé dans la pierre. « (…) Mon âme saura s’évader et se rendre (…). »
Morte à 20 ans d’une maladie du sang, Alicia Maria Claudia Gallienne a écrit des centaines de poèmes entre 1986 et 1990. « Qu’importe ce que je laisserai derrière moi, pourvu que la matière se souvienne de moi, pourvu que les mots qui m’habitent soient écrits quelque part et qu’ils me survivent », écrivait-elle à Sotogrande, dans la propriété de sa famille maternelle en Espagne.
Les quatre lignes inscrites sur sa tombe, déjà érodées par le temps, sont longtemps restées la seule trace visible de son œuvre. Quelques années encore et les mots se fondront dans le grain de la pierre. Envolés, comme la dernière image d’Alicia dans son cercueil, le visage serti dans la mantille blanche des mariées sévillanes. […]
Un après-midi de janvier, trente ans après la mise en bière, une longue femme brune s’avance vers la tombe, se recueille un instant devant la jeune poète disparue et l’objet qu’elle vient de déposer doucement sur la pierre. Ce livre de la collection « Blanche » de Gallimard, L’autre moitié du songe m’appartient, par Alicia Gallienne, qui sort ce 6 février, tient du miracle.
Sans la longue femme brune, Sophie Nauleau, écrivaine et éditrice, et sans le comédien et réalisateur Guillaume Gallienne, cousin d’Alicia, ce pavé de près de 400 pages, ovni dans le petit monde de la poésie, n’aurait jamais été imprimé. Et il n’aurait pas connu un tirage de 4 000 exemplaires, un chiffre très élevé pour de la poésie, genre littéraire loin de tous les classements de vente. »
Sophie Naulleau a écrit la préface du livre de poèmes.
Guillaume Gallienne raconte :
« Dans la famille, « on lisait parfois en pleurant quelques-uns de ses poèmes et on disait « le coin d’Alicia » pour désigner le secrétaire qui renfermait ses trésors. »
L’article se termine ainsi :
« Dans sa bulle aseptisée, sur son « lit de cristal », Alicia a écrit ses pensées au feutre noir, avec des étoiles, des points d’exclamation et d’interrogation. « J’ai toujours su ce qui m’attendait en venant ici. » En décembre 1990, elle remercie son amant « (…) Pour tous les moments où nous avons fait le bonheur à deux ! » Les pages suivantes sont restées blanches. »
Aujourd’hui, je voulais parler d’Alicia Gallienne.
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