Lundi 9 décembre 2019

«Réaliste, indestructible et révolutionnaire dans un monde uniformément fade et mécanisé»
Philippe Sollers en évoquant Martha Argerich

Cette saison, c’est la fête des pianistes exceptionnels à l’Auditorium de Lyon.

Il ne manque que Grigory Sokolov.

Daniel Barenboïm est déjà venu en octobre.

Evgeni Kissin viendra en janvier et Murray Perahia en avril.

Et ce dimanche, 8 décembre, Martha Argerich était là.

Et c’est quelque chose qu’elle soit là, tant il est vrai qu’il lui arrive de renoncer à venir quand elle ne se sent pas prête.

C’est au moins sa réputation.

<Wikipedia> affirme :

« Elle n’a jamais été poursuivie en rupture de contrat simplement parce que, jalouse de son indépendance, elle n’en a jamais signé. »

Si cette affirmation est exacte, il faut être Martha Argerich pour être programmée dans un concert, sans que l’organisateur ne dispose d’un contrat solide avec l’artiste et accepte cette incertitude.

Mais quand elle est présente, la prestation tient de l’exception.

Elle arrive même à convaincre que le concerto de piano n°1 que Beethoven a composé à 25 ans, encore bien éloigné de sa maturité, constitue un chef d’œuvre.

En me replongeant dans sa biographie, j’ai appris que ce même 1er concerto de Beethoven qu’elle a interprété à Lyon était aussi au programme de son premier concert à Buenos Aires où elle est née en 1941.

Lors de ce premier concert elle avait 8 ans !

Elle a commencé le piano vers 4 ans et à le travailler vraiment à 5 ans.

Elle ne voulait pas devenir pianiste, elle voulait devenir médecin. Ses parents ont certainement insisté beaucoup.

L’Express dans un article de 2000 : « Le jour où Martha Argerich osa jouer » raconte :

« Il était une fois à Buenos Aires une petite fille de 2 ans et 8 mois qui se planta devant un piano et reproduisit instantanément l’air que fredonnait sa puéricultrice, parce qu’un petit camarade venait de lui dire: «T’es pas cap’ de jouer du piano.» Mais, cinquante-six ans plus tard, Martha Argerich n’en finit pas de regretter d’avoir relevé ce défi. «J’aime jouer du piano mais je déteste être pianiste», ne cesse-t-elle de répéter. Elle est sans doute la pianiste la plus inspirée et la plus torturée de notre époque. Si elle figure simplement en bonne place dans le hit-parade des concerts annulés, elle est la seule à refuser de se produire seule sur une scène, depuis dix-neuf ans. Plus exactement était, car, le 25 mars dernier, elle se résignait enfin à offrir un récital au public enthousiaste de Carnegie Hall. »

Cet article apporte une autre information, Martha Argerich ne veut plus jouer seul sur scène, elle a toujours besoin de partager la musique avec des amis.

Ce dimanche, elle a d’abord joué de la musique pour deux pianos avec un autre pianiste né à Buenos Aires : Eduardo Hubert.

Le concerto de Beethoven, elle l’a jouée avec un orchestre de chambre hongrois remarquable : L’orchestre de chambre Franz-Liszt de Budapest dirigé par Gabor Takacs-Nagy.

Ce concert new-yorkais dont parle l’Express et qui était donc une exception depuis 19 ans et qui l’est redevenue depuis, était tout à fait particulier.

En 1990, Martha Argerich a été atteint par le cancer : un mélanome. Elle avait été traitée avec succès. Malheureusement, elle a rechuté en 1995 avec des métastases pulmonaires et un envahissement des ganglions lymphatiques. Un nouveau traitement institué au John Wayne Cancer Institute lui a permis d’obtenir une nouvelle rémission. Et le concert de Carnegie Hall était organisé au profit du John Wayne Cancer Institute de Santa Monica (Californie), dirigé par le Dr Morton, qui a su traiter la grave affection cancéreuse dont elle souffre.

Martha Argerich est donc une survivante qui défie les statistiques morbides des récidives cancéreuses et de leurs complications métastasiques.

Quand elle joue sur scène, on voit son plaisir, son espièglerie à faire de la musique avec d’autres avec une technique sans faille et une émotion à fleur de peau.

J’ai aussi emprunté à l’article de l’express l’exergue de ce mot du jour. C’est un portrait littéraire de Martha Argerich écrit par Philippe Sollers «Réaliste, indestructible et révolutionnaire dans un monde uniformément fade et mécanisé», Et comme l’écrit le journaliste son jeu, toujours fidèle au texte de la partition, est d’une liberté et d’une spontanéité absolues, comme si la musique naissait sous ses doigts pour la première fois.

Martha Argerich fuit les journalistes et les interviews.

Et c’est donc quasi inespéré de la voir simple, attachante dans un documentaire tourné en 1972 par la <Télévision Suisse> à l’époque où elle était mariée avec le chef Charles Dutoit.

Un autre documentaire plus court sur <Euronews> la montre en Italie, en 2012, alors qu’elle prépare un concert avec Antonio Pappano.

Sur la page de présentation de ce documentaire, on lit :

« La pianiste virtuose a fait chavirer Rome dernièrement en interprétant le Concerto de Schumann aux côtés de musiciens qu’elle estime exceptionnels : […] Farouchement attachée à son indépendance, rejetant les règles imposées par la carrière et la célébrité, Martha Argerich n’interprète pas la musique, elle l’incarne. « Il est impossible de séparer la personne de la musicienne : elle est la musique, » affirme le chef Antonio Pappano […] Pour Martha, la musique n’a de sens que si elle est partagée. Insoumise et courageuse, la virtuose a lutté toute sa vie contre la solitude. « Friedrich Gulda m’avait dit : « il faut que tu apprennes tout avant 16 ans parce qu’après on devient un peu stupide, » raconte la musicienne, « je trouvais que je menais la vie d’une personne de quarante ans quand j’en avais 17 et je voulais vivre la vie des jeunes étudiants de mon âge qui étaient libres, qui s’amusaient un peu, qui n’avaient pas le trac et qui n’avaient pas ces problèmes. Je trouvais que ma vie était triste, » poursuit-elle, « je faisais des voyages, seule, j’étais très timide, je suis très timide parce que je crois que cela, on ne le perd pas ! » lance-t-elle avant de souligner : « à présent, il y a des amis partout, alors on prend soin de moi. » »

Et puis il faut voir Martha Argerich jouer :

Très jeune <La polonaise héroïque> de Chopin.

Et en 2010, à Varsovie avec un orchestre polonais <le concerto n°1 de Chopin>. Il est rare qu’un musicien classique affiche plus de 2 800 000 vues sur youtube.

A Leipzig, <le concerto de piano de Schumann> dans une interprétation lumineuse.

Et des plus petites pièces : <Une petite œuvre de Bach> dans laquelle, elle excelle.

Et un de ses bis fétiches <la sonate K141 de Scarlatti> dans laquelle s’exprime sa virtuosité.

Et pour finir France musique qui pose la question <Peut-on percer le mystère Martha Argerich ?>

<1322>

Lundi 2 décembre 2019

«Mariss Jansons avait atteint un classicisme supérieur, qui lui appartenait.»
Rémy Louis

Le 31 octobre 2019, Annie, Florence et moi étions à Paris, à la Philharmonie, pour vivre un concert avec l’orchestre de la radiodiffusion bavaroise sous la direction de Mariss Jansons. C’était il y a un mois.

Et hier dimanche, nous apprenions que Mariss Jansons, venait de décéder à l’âge de 76 ans à Saint Pétersbourg.

J’avais évoqué ce concert ,en introduction au mot du jour consacré au livre de Sylvain Tesson, « La panthère des neiges » :

« Ce fut un soir de grâce.
Je vous avais déjà présenté l’extraordinaire 10ème symphonie de Dimitri Chostakovich, écrite après la mort de Staline.
J’en avais parlé après une très belle interprétation à l’auditorium de Lyon avec l’Orchestre National de Lyon, dirigé par un jeune chef de 23 ans, plein de talent. Ce fut le mot du jour du <jeudi 16 mai 2019>

Mais cette fois, le jeudi 31 octobre 2019, cette œuvre fut interprétée par l’orchestre de la radio de Bavière avec un des meilleurs chefs d’orchestre actuels : Mariss Jansons, dans la Philharmonie de Paris.

Un orchestre qui agit comme un seul corps vivant, qui rugit, murmure, éclate, explose, chante, court à l’abime puis se régénère. On ne se trouve plus dans la même dimension, ce n’est plus une belle interprétation, c’est une offrande, un moment sublime.

Le chef de 76 ans fait peu de gestes, mais à la moindre de ses sollicitations l’orchestre répond immédiatement. Nul ne saurait, quand il assiste à un tel échange, douter de ce qu’un chef apporte à son orchestre. Il est vrai que Jansons est le directeur musical de l’orchestre de la radio de Bavière depuis 16 ans. »

Le critique musical, Michel Le Naour écrivit, précisément à propos de concert, sur le site <Concert Classic.com> :

« Mariss Jansons et l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise à la Philharmonie – Un accomplissement

Démarche hésitante et visage amaigri, Mariss Jansons donne l’impression d’être à bout de forces. Dès qu’il s’empare de la baguette à la tête de son orchestre bavarois, dont il est directeur musical depuis 2003, cette impression se dissipe tant l’investissement du chef letton et son osmose avec les instrumentistes transfigurent la musique qui paraît couler de source.

Dès l’Ouverture d’Euryanthe de Weber, la profondeur sonore qui se dégage fait entendre l’inouï avec des cordes lumineuses et denses, une petite harmonie d’une perfection rare et des cors d’une absolue justesse. L’équilibre d’ensemble ainsi obtenu résout la quadrature du cercle entre puissance et clarté. La même impression prévaut avec le Concerto pour piano n° 2 de Beethoven […] Accompagnement de rêve qui laisse le soliste aller droit son chemin, doigts ailés mais toujours contrôlés. […]

La Dixième Symphonie de Chostakovitch n’a pas non plus de secret pour Jansons, et il semble encore ici la réinventer. Un miracle de progression dans la conduite du Moderato initial d’un poids dramatique quasi insoutenable, culminant dans des accords déchirants avant de mourir dans la stridence du duo des flûtes piccolo (magnifiques de cohésion) et l’homogénéité du tapis de cordes. L’Allegro – un portrait de Staline ? – est tenu de bout en bout par une direction implacable où chaque pupitre paraît mettre sa vie en danger, à l’image de l’exceptionnel timbalier Raymond Curfs. L’intensité de l’Allegretto, mortifère […], précède un final aux infinies nuances jusqu’à la jubilation tellurique de la bacchanale. Une interprétation inoubliable saluée par un public debout, sous le coup de l’émotion, et qui peine à quitter la salle. »

En matière d’art, je ne crois pas au classement. Je n’écrirai donc pas que c’était le plus grand chef d’orchestre vivant. Mais c’était de toute évidence l’un des plus grands.

Herbert von Karajan qui était sûr de son talent immense et de son mérite disait qu’il n’y avait, à son époque, qu’un autre chef d’orchestre vivant de son niveau : Evgeny Mravinsky, directeur musical austère et rigoureux de l’orchestre Philharmonique de Léningrad. C’était le nom de Saint-Pétersbourg à l’époque soviétique et donc de ce chef égal de Karajan selon ce dernier.

Il n’en reste pas moins que Mariss Jansons a été le disciple de ces deux immenses musiciens et qu’il a probablement beaucoup appris de l’un et de l’autre.

Il a dû apprendre par un autre professeur l’art de sourire et de rayonner pendant qu’il dirigeait.

Des esprits pertinents diront, en choisissant une photo, on peut lui faire dire n’importe quoi. Ce n’est pas faux. Mais j’ai vu des vidéos des trois, celui qui souriait le plus était de loin Jansons, Mravinsky ne souriait jamais, Karajan rarement.

Sur cette page « classicisme supérieur » vous verrez plusieurs vidéos de cet immense chef.

Avant de devenir le directeur musical de l’Orchestre de la Radiodiffusion Bavaroise et pendant plusieurs années parallèlement le directeur de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, il fut à partir de 1979 le directeur de l’orchestre Philharmonique d’Oslo pendant 23 ans.

C’est à ce moment-là que j’entendis parler de lui, car il réussit avec cet orchestre, peu connu, des enregistrements exceptionnels.

J’avais lu plusieurs critiques qui considéraient son enregistrement des symphonies de Tchaïkovski avec l’Orchestre Philharmonique d’Oslo comme le plus abouti, malgré la très grande concurrence d’orchestre et de chef de grand renom dans ce répertoire. J’ai acheté cette interprétation et je confirme qu’elle est splendide.

Par un hasard de l’histoire, le jeune chef de 23 ans, Klaus Mäkelä, que j’ai évoqué lors du mot du jour du 16 mai 2019 et rappelé au début de celui-ci vient d’être nommé directeur musical de l’Orchestre Philharmonique d’Oslo.

Je pense qu’on se trompe rarement quand on achète un disque dirigé par Mariss Jansons.

Il a également réalisé une intégrale des symphonies de Chostakovitch remarquable.

Tous ses derniers enregistrements avec l’orchestre bavarois ou le Concertgebouw d’Amsterdam sont très aboutis.

Vous trouverez aussi sur <cette page d’hommages> des vidéos et des enregistrements audio qui montrent l’étendue de son talent.

Le terme utilisé par Michel Le Naour « d’accomplissement » me semble très juste.

Il faut bien trouver un exergue pour ce mot du jour. Je le tire de la présentation du concert du 31 octobre 2019 par le musicologue Rémy Louis :

« Jansons a aujourd’hui atteint un classicisme supérieur, qui lui appartient. On peut trouver plusieurs raisons à cela: d’abord une présence physique, une autorité naturelle, une technique de direction claire et persuasive, épurée comme toujours par l’âge et l’expérience. Ce qui n’exclut ni le panache ni l’inspiration du moment. Il faut également souligner son sens superlatif de la forme, éclairé par la justesse fascinante de ses transitions. En outre, l’instinct musical de cet artiste de grand savoir embrasse un répertoire d’un éventail stylistique considérable, au concert comme au disque. ».

Il faut désormais parler au passé : « Jansons avait atteint un classicisme supérieur, qui lui appartenait ».

<1318> 

Jeudi 14 novembre 2019

« Ce que [Jessye Norman] projetait, silencieuse et face à nous, était si intense que l’assistance a fondu en larmes »
Bob Wilson

Jessye Norman est décédée le 30 septembre, je lui ai consacré le mot du jour 2 octobre 2019.

Le magazine de musique « Diapason » de Novembre a publié un beau dossier à l’«adieu à Jessye Norman »

Ce dossier retrace son parcours et parle aussi de sa foi religieuse.

Mais ce que je voudrais partager aujourd’hui c’est le témoignage que le grand metteur en scène Bob Wilson a donné au Los Angeles Times et que Diapason a reproduit.

Robert Wilson est metteur en scène et plasticien. Il a suivi des études de peinture et d’architecture.

Il a souvent mis en scène des spectacles de Jessye Norman.

Par exemple, en 1982 «GREAT DAY IN THE MORNING» et en 2001, il avait mis en scène, au Théâtre du Châtelet, un spectacle consacré au « Voyage d’hiver » de Schubert.

Et voilà ce que narre Bob Wilson :

« Au moment des attentats du 11 septembre, nous donnions Le Voyage d’Hiver au Châtelet. Le lendemain du drame, Jessye m’appelle pour me dire qu’elle avait pleuré toute la nuit et n’aurait pas la force de chanter. Je lui ai répondu «  Mais Jessye, c’est justement pour cela que tu dois chanter. Nous avons besoin d’entendre ta voix ».

Elle l’a fait.

Et bien sûr, à un moment, l’émotion l’a submergée , elle s’est arrêtée, demeurant immobile.

Elle ne chantait plus, ne bougeait plus, restait juste debout. Je ne connais personne d’autre qui aurait pu faire ça.

Ce qu’elle projetait, silencieuse et face à nous, était si intense que l’assistance a fondu en larmes.

Cela dura dix minutes. Dix minutes ! Son silence était plus puissant encore que son chant.»

Et il raconte une autre anecdote.

« Dès notre rencontre, au début des années 1970, j’ai été fasciné par elle. Elle a toujours compris son propre génie d’actrice […]. Il se nourrrisait de son exigence morale profonde, de sa révolte devant toute forme d’inégalité. Je me souviens avoir passé une nuit entière avec elle dans un commissariat, car elle avait vu des policiers arrêter dans la rue un homme noir qu’elle ne connaissait pas, mais voulait être certaine qu’il ne serait victime d’aucune discrimination ou mauvais traitement !

Elle l’a attendu jusqu’au matin. »

Jessye Norman, telle qu’en elle-même immense, sensible et généreuse.

Mais on ne peut finir un mot du jour sur Jessye Norman, sans un moment de chant.

Je n’ai pas trouvé d’extrait du spectacle du Voyage d’Hiver. Elle n’a d’ailleurs pas enregistré ce cycle de Schubert.

Mais écoutez donc ce bijou de moins de 2 minutes : « Zueignung » de Richard Strauss.

En voici les paroles et la traduction

Zueignung

Dédicace

Ja, du weißt es, teure Seele,
Daß ich fern von dir mich quäle,
Liebe macht die Herzen krank,
Habe Dank.

Oui tu le sais précieuse amie,
Que loin de toi, je me tourmente.
L’amour fait souffrir les cœurs
Sois remerciée.

Hielt ich nicht, der Freiheit Zecher,
Hoch den Amethysten-Becher,
Und du segnetest den Trank,
Habe Dank

Un jour assoiffé de liberté,
J’ai levé le gobelet d’améthyste
et tu as béni mon breuvage
Sois remerciée.

Und beschworst darin die Bösen,
Bis ich, was ich nie gewesen,
Heilig an das Herz dir sank,
Habe Dank.

Tu as conjuré le mal,
Et j’ai osé ce que je n’avais jamais osé,
Saintement je me suis reposé sur ton cœur,
Sois remerciée

<1307>

Mardi 5 novembre 2019

« La panthère des neiges »
Sylvain Tesson

Ce fut un soir de grâce.
Je vous avais déjà présenté l’extraordinaire 10ème symphonie de Dimitri Chostakovich, écrite après la mort de Staline.

J’en avais parlé après une très belle interprétation à l’auditorium de Lyon avec l’Orchestre National de Lyon, dirigé par un jeune chef de 23 ans, plein de talent. Ce fut le mot du jour du <jeudi 16 mai 2019>

Mais cette fois, le jeudi 31 octobre 2019, cette œuvre fut interprétée par l’orchestre de la radio de Bavière avec un des meilleurs chefs d’orchestre actuels : Mariss Jansons, dans la Philharmonie de Paris.

Un orchestre qui agit comme un seul corps vivant, qui rugit, murmure, éclate, explose, chante, court à l’abime puis se régénère.

On ne se trouve plus dans la même dimension, ce n’est plus une belle interprétation, c’est une offrande, un moment sublime.

Le chef de 76 ans fait peu de gestes, mais à la moindre de ses sollicitations l’orchestre répond immédiatement.

Nul ne saurait, quand il assiste à un tel échange, douter de ce qu’un chef apporte à son orchestre. Il est vrai que Jansons est le directeur musical de l’orchestre de la radio de Bavière depuis 16 ans.

Mais on est souvent malhabile de parler de musique et d’interprétation.

Il vaut mieux écouter.

Or il est possible d’acheter un enregistrement de cette œuvre avec ce chef et cet orchestre.

Il est plus facile de parler d’un livre, parce qu’on peut le citer, plus facilement le décrire.

Or, avant ce concert que Florence a vécu aussi, elle m’a offert un livre de beauté, de quête, de vie et de patience : « La Panthère des neiges » de Sylvain Tesson.

Ce livre vient d’ailleurs d’être couronné du Prix Renaudot.

Oui c’est un livre de grâce, grâce de l’affut, de l’attente.

Sylvain Tesson s’était lié d’amitié avec un photographe, un artiste de la photographie animalière : Vincent Munier.

Le livre commence d’abord dans une forêt française dans laquelle Vincent Munier a entraîné Sylvain Tesson pour observer des blaireaux.

Et à la fin de cette journée Vincent Munier invita Sylvain Tesson par ces mots :

« — Il y a une bête au Tibet que je poursuis depuis six ans, dit Munier. Elle vit sur les plateaux. Il faut de longues approches pour l’apercevoir. J’y retourne cet hiver, je t’emmène.
— Qui est-ce ?
— La panthère des neiges, dit-il.
— Je pensais qu’elle avait disparu, dis-je.
— C’est ce qu’elle fait croire. »

Si vous voulez une présentation de cet animal qui vit dans des contrées sauvages, les dernières que l’homme a encore laissées à la vie sauvage :

https://www.wwf.fr/especes-prioritaires/panthere-des-neiges

Il y a aussi cette <vidéo> de National Geographic :

Et c’est ainsi que Sylvain Tesson, habitué à bouger et à s’agiter, a appris à rester des heures à l’affût, dans le froid des plateaux du Tibet.

« L’affût était une prière. En regardant l’animal, on faisait comme les mystiques : on saluait le souvenir primal. L’art aussi servait à cela : recoller les débris de l’absolu. » (page 57)

Il y a de tout dans ce livre, la beauté, la philosophie, le silence, l’essentiel quand le superflu a disparu.

Il écrit :

« Les panthères des neiges étaient braconnées partout. Raison de plus pour faire le voyage. On se porterait au chevet d’un être blessé. […]

La bête mariait la puissance et la grâce. Les reflets électrisaient son pelage, ses pattes s’élargissaient en soucoupes, la queue surdimensionnée servait de balancier. Elle s’était adaptée pour peupler des endroits invivables et grimper les falaises.

C’était l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre, une vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries » (Page 24)

Et avant la rencontre, le verbe de Sylvain Tesson, poussé par la connaissance de la nature de Vincent Munier, admire le blaireau, s’émerveille devant le loup, s’émeut devant le yack.

Il s’énerve que tant de beaux esprits veulent enfermer le monde dans les nombres et philosophe en citant Eugène Labiche :

« La statistique, madame, est une science moderne et positive. Elle met en lumière les faits les plus obscurs. Ainsi dernièrement, grâce à des recherches laborieuses, nous sommes arrivés à connaître le nombre exact des veuves qui ont passé le Pont-Neuf pendant le cours de l’année 1860 »

Puis rapporte les propos de Munier :

« Un yack est un seigneur, je me fiche qu’il ait dégluti douze fois ce matin ! » (page 41)

Il partage aussi sa découverte que l’homme dans la nature est observé par les bêtes :

« J’ai été regardé et je n’en savais rien. » (page 48)

Quand il se trouve, la nuit, dans la cabane qui constitue leur abri sur le plateau himalayen, il médite sur les proies et les prédateurs :

« Je pensais aux bêtes. Elles se préparaient aux heures de sang et de gel. Dehors, la nuit du chasseur commençait. […] Chacun cherchait sa proie. Les loups, les lynx, les martres allaient lancer les attaques, et la fête barbare durerait jusqu’à l’aube. Le soleil mettrait terme à l’orgie. Les carnassiers chanceux se reposeraient alors, ventre plein, jouissant dans la lumière du résultat de la nuit. Les herbivores reprendraient leurs errances pour arracher quelques touffes à convertir en énergie de fuite. Ils étaient sommés par la nécessité de se tenir tête baissée vers le sol, rasant la pitance, cou ployé sous le fardeau du déterminisme, cortex écrasé contre l’os frontal, incapables d’échapper au programme qui les vouait au sacrifice. » (page 52)

Finalement il va rencontrer la bête étrange, rare et mystérieuse. Il y aura plusieurs apparitions :

La première est décrite par ce moment de grâce :

« Munier la repéra, à cent cinquante mètres de nous, plein sud. […] mais je mis un long moment à la détecter, c’est-à-dire à comprendre ce que je regardais. Cette bête était pourtant quelque chose de simple, de vivant, de massif mais c’était une forme inconnue à moi-même. Or la conscience met du temps à accepter ce qu’elle ne connaît pas. L’œil reçoit l’image de pleine face mais l’esprit refuse d’en convenir.

Elle reposait, couchée au pied d’un ressaut de rochers déjà sombres, dissimulée dans les buissons. Le ruisseau de la gorge serpentait cent mètres plus bas. On serait passé à un pas sans la voir. Ce fut une apparition religieuse. Aujourd’hui, le souvenir de cette vision revêt en moi un caractère sacré » (page 106)

Dans <une présentation> que Gallimard fait de ce livre en s’entretenant avec Sylvain Tesson ce dernier déclare :

« On la connaît peu et mal. Il n’en resterait que cinq mille spécimens dans des zones inaccessibles, du Pamir à l’Himalaya oriental et de l’Altaï au Népal. C’est un animal adapté à la très haute altitude : on a repéré ses traces à 6 000 mètres. Mais l’une des principales raisons pour laquelle elle est peu connue est qu’elle est très difficile à voir : elle possède des capacités de camouflage telles qu’on peut passer à dix mètres d’elle sans la voir. Comme elle est lourde, massive, et s’attaque à des proies très agiles, elle compense sa relative lenteur par ce camouflage qui lui procure l’effet de surprise et de fulgurance indispensable pour chasser. […]

Probablement. Parmi les deux raisons qui m’ont poussé à suivre Vincent Munier, il y a cette recherche de la part animale de soi, dont on s’est beaucoup éloigné. Cet éloignement constitue d’ailleurs notre propre vie, il s’appelle la culture, le langage.

Renouer avec cette part animale, tenter de comprendre à nouveau la nature dans laquelle on se place, était donc la première raison. La deuxième, c’est que Munier me proposait de me comporter dans la nature comme je ne l’avais jamais fait, en pratiquant l’art de l’affût : l’attente, la dissimulation, l’immobilité, le silence. Un art de l’intégration, de la dissolution, quasiment, dans le substrat. Moi qui suis dans l’agitation permanente, je n’avais jamais éprouvé ce genre d’usage du monde. […]

Ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est la capacité d’abnégation absolue face aux souffrances qu’on endure à l’affût. Ce qui ramène à l’idée que l’objectif mental que l’on s’assigne — le nôtre était de voir apparaître l’animal —permet d’oublier tout le reste. […] Je suis là pour l’apparition, et je pense que j’ai éprouvé très rapidement, en attendant la panthère, un sentiment qui relevait du sacré. Ce n’est ni de la pensée magique, ni du chamanisme de bistro, c’est simplement que j’étais très peu habitué à vivre dans les tensions de l’attente et de la patience. J’ai découvert les vertus de la patience, j’ai réalisé qu’entre l’espérance que quelque chose arrive et le moment où cela arrive, il y a un intervalle qui se remplit de pensées insoupçonnées, qui ne viennent jamais lorsqu’on n’attend pas.

L’affût est antimoderne dans la mesure où il nous ramène à tout ce à quoi nos vies modernes, hyperactives, désordonnées, chaotiques, vouées à l’immédiateté, nous arrachent. Il nous oblige à considérer l’hypothèse qu’on peut consacrer beaucoup de temps à attendre quelque chose qui ne viendra peut-être jamais. À l’affût, nous sortons de l’immédiat pour revenir à la possibilité de l’échec même. »

Sylvain Tesson et Vincent Munier étaient les invités de France Inter du <10 octobre 2019>.

Tout seul l’écrivain fut aussi l’hôte de la Grande Table du 25 octobre <Sylvain Tesson : Le face-à-face avec l’animal, c’est la véritable expérience de l’Altérité>

Un livre qui change notre perception du monde, de l’animal et de la nature.

<1301>

Mercredi 2 octobre 2019

« Stand Up Straight and Sing
Tiens-toi droite et chante ! »
Jessye Norman, titre de son autobiographie

Bien sûr, il y eut le 14 juillet 1989 et Jessye Norman habillée d’une robe tricolore qui prêtait sa voix, Place de la Concorde, pour chanter la marseillaise, une marseillaise pleine de passion, pleine de force.

Depuis l’annonce de la mort de la chanteuse à la voix somptueuse, ce moment a souvent été rappelé et montré.

Mais mon souvenir est antérieur.

Il date d’une époque où la télévision donnait la possibilité à Jacques Chancel d’utiliser la première partie de la soirée pour faire une longue émission consacrée à une seule artiste souvent de musique classique comme Jessye Norman. Il s’agissait du <Grand Echiquier>. Je crois que l’émission eut lieu en 1984

Et Jessye Norman avait demandé à Jacques Chancel de diffuser un extrait du discours « I have a dream » de Martin Luther King, la fin de ce discours.

Alors, Jessye Norman s’est levé et dès que la voix de Martin Luther King s’est tue, elle a chanté « Amazing grace », a capella.

Moment d’émotion et de grâce.

<Une video existe> qui retranscrit cet instant unique

Tous les fibres de son être étaient en phase avec le pasteur noir qui avait lutté contre le racisme et la ségrégation.

Elle est née dans l’état de Géorgie un des principaux états confédérés lors de la guerre de sécession. La ségrégation raciale y était toujours présente au moment de la naissance de la future cantatrice, en 1945 dans la ville d’Augusta.

Ses parents militaient au sein de l’organisation NAACP pour les droits des Afro-Américains,

Dans son livre « Tiens toi droite et chante » publiée en 2014 sous le titre original « Stand Up Straight and Sing », une phrase que lui répétait sa mère, elle écrit :

« J’ai découvert la discrimination raciale et le système américain de l’apartheid bien avant d’entrer à l’école […] Mes parents, profondément engagés dans le mouvement en faveur des droits civiques (…), n’hésitaient pas à nous dire la vérité sur la ségrégation. »

Le racisme apparaît dans sa vie à l’âge de cinq ans, lorsqu’elle souhaite s’asseoir dans un bus et qu’elle découvre les places réservées aux « Colored people ». Au cours de sa carrière, le racisme a imprimé sa marque indélébile :

Et c’est en chantant dans l’église que Jessye Norman s’initie aux « « spirituals » au sein de la communauté noire. Elle décrochera une bourse d’étude à l’université Howard, établissement fondé à Washington pour accueillir les étudiants noirs en pleine ségrégation.

Elle raconte que plus récemment :

« Il n’y pas si longtemps, j’attendais dans un hall d’hôtel en Floride que la pluie cesse de tomber. Un employé a appelé la sécurité pour s’assurer que j’étais bien cliente. C’est ce que j’appelle du racisme ordinaire… »

Le musicologue Alain Pâris a rapporté qu’elle lui a dit qu’ elle a appris très jeune le piano «par amour du chant» et le chant «par amour de la vie».

Et en 2014 elle disait à la radio américaine NPR :

« Je ne me souviens pas d’un moment dans ma vie, où je n’ai pas été en train d’essayer de chanter ».

Quand elle ouvrait la bouche , son visage rayonnait et une voix somptueuse pleine d’émotion vous saisissait et vous faisait vibrer jusqu’au plus profond de votre âme.

Il faut voir et surtout entendre cette vidéo dans laquelle elle chante la mort de Didon du « Didon et Enée » de Henry Purcell : < When I am laid in earth>

Peut on trouver plus beau ?

André Tubeuf écrit : « La voix, nourrie par un souffle à sa taille, était inépuisable de nuances, d’émotion, de profondeur. »

Car elle avait un corps imposant, je dirais généreux comme ses interprétations.

Je ne l’ai vu qu’une fois en concert en 78 au Palais des Congrès et de la musique à Strasbourg. J’avais le sentiment qu’elle était très à l’aise dans son corps. Elle utilisait tout pour interpréter, sa voix chatoyante, ses bras, son expression de visage et l’ensemble de son corps.

Emmanuelle Giuliani écrit dans le journal <La Croix>

« Hors normes en effet, sa stature de déesse, imposante, majestueuse, qu’elle parait d’atours d’une somptueuse élégance ; son beau visage comme sculpté dans l’ébène, illuminé par un sourire flamboyant ; l’aisance avec laquelle, d’un mouvement de la main ou d’une inflexion de la nuque, elle donnait vie à une reine antique selon Rameau, à une Bohémienne fatale magnifiée par Bizet, à une amoureuse mythique chantée par Richard Strauss. Mais exceptionnelle, avant tout, cette voix voluptueuse, profonde, pulpeuse, capable d’emplir tout un théâtre d’un seul murmure avant d’en faire trembler les murs tant elle recelait de puissance sonore. »

Cet article nous apprend aussi que la fameuse marseillaise du bicentenaire a été chantée bénévolement :

« Je chante gratuitement ; c’est ma contribution à la France […] La Marseillaise, je la sais par cœur depuis que je suis toute petite. Et la Révolution, dont il faut remercier les Français, appartient au monde entier. »

Dans la vidéo de la mort de Didon, on la voit, à la fin, parler allemand.

Elle dit

«Ich leb’ allein in meinem Himmel,
In meinem Lieben, in meinem Lied. …
Schöner gibst nicht »

« Je vis seul dans mon ciel,
Dans mon amour, dans mon chant »

Et elle ajoute : «Il ne peut exister plus beau »

Les deux premiers vers qu’elle cite sont les derniers du lied de Gustav Mahler « Ich bin der Welt abhanden gekommen » Je suis perdu pour le monde qui fait partie du cycle des Rückert Lieder.

Elle chante ce lied dans <cette video>

L’article de la Croix précise cependant que si chez elle tout semblait extraordinaire, elle se plaisait à répéter que sa vie de diva exigeait de respecter une routine quotidienne où le travail tenait la première place, le yoga, la natation et la méditation un rôle essentiel.

Dans Paris-match elle déclare :

« Un concert de deux heures, c’est trois mois de préparation. Sur scène, je veux prendre du plaisir et en donner au public. La condition sine qua non, c’est le travail. Si on trouve ça trop astreignant, il faut faire autre chose. Moi, j’ai toujours adoré travailler. »

Toni Morrison, prix Nobel de littérature (1993), qui a quitté la communauté des vivants, en août dernier, disait :

« La beauté et le pouvoir, la singularité de la voix de Jessye Norman : je ne me souviens pas d’autre chose de semblable […] Je dois dire que parfois, lorsque j’entends votre voix, cela me brise le cœur. Mais à chaque fois, lorsque j’entends votre voix, cela soigne mon âme ».

Le Monde écrivait en 2006 pour son incarnation de Judith dans le Barbe bleue de Bartok :

« L’entrée de Jessye Norman est déjà un spectacle en soi. La cantatrice porte une luxuriance d’étoffe lourde et craquante d’un vert émeraude intense – la robe de Judith, la dernière femme de Barbe-Bleue. Magnifique de présence irradiante et de beauté lumineuse. Ce qui suit ressemble musicalement à de la magie pure. »

Elle était généreuse et engagé socialement : elle a fondé dans sa ville natale la Jessye Norman School of the Arts pour soutenir de jeunes artistes socialement défavorisés

Elle disait :

« J’espère inspirer aux gens, aux artistes, musiciens ou autres, le désir d’aller au-delà d’eux-mêmes, au-delà de leurs professions. Nous devons nous assurer d’agir au sein de nos communautés pour soutenir ceux qui en ont besoin. Il s’agit d’un devoir : c’est le prix à payer pour être un être humain. »

Et puis il faut peut être revenir à l’origine au spirituals.

Comme ici où elle chante <Give me Jesus>

Et là elle s’associe à Kathleen Battle pour chanter <Certainly, Lord>

Et si vous avez le temps le concert avec Kathleen Battle est en ligne en entier : <Spirituals in Concert, Jessye Norman & Kathleen Battle, Carnegie Hall>

C’est une reine du chant et une femme admirable qui nous a quitté !

<1281>

Jeudi 11 juillet 2019

« Seul le meilleur est acceptable »
Herbert von Karajan (5 avril 1908 – 16 juillet 1989)

Karajan est né dans une famille autrichienne et il avait aussi un ancêtre paternel originaire de Grèce comme Sappho de Mytilène.

Il est né à Salzbourg, la ville où est né Mozart

Le 16 juillet 2019, cela fera 30 ans qu’il a quitté la communauté des vivants.

Il y a 30 ans j’étais plus jeune et je crois que j’étais très injuste dans mon appréciation sur ses qualités et son importance dans la musique.

Je me souviens de discussions passionnées avec mon ami Bertrand G. qui considérait que c’était le plus grand.

Moi je ne voyais que la part d’ombre

Le fait qu’il avait par deux fois adhéré au parti nazi, pour sa tranquillité et pouvoir continuer à exercer son métier. Il n’était cependant pas dans les grâces d’Hitler qui le traitait de « freluquet autrichien ».

Je n’aimais pas, à l’époque, son côté autocrate, je disais « dictatorial ».

Je n’aimais pas ses interprétations et préféraient toujours d’autres interprétations.

Chaque fois qu’il y avait une histoire drôle à ses dépens je m’en délectais.

Comme celle qui mettait en scène 3 grands chefs de l’époque qui se disputait pour savoir qui est le plus grand.

« C’était d’abord Bernstein qui disait : c’est moi le plus grand parce que je suis aussi compositeur et que j’ai composé West Side Story,

Solti s’approchait alors en disant : Dieu m’a dit…

Immédiatement interrompu par Karajan répliquant : comment ça je ne t’ai rien dit. »

Mon frère m’a rapporté que lorsque l’Octuor de Paris dont il était membre, était allé à Berlin pour un concert à la Philharmonie, lui et ses collègues avaient demandé au chauffeur de taxi de les emmener à la Philharmonie. Le chauffeur de taxi avait conclu :

« Ah oui au Karajan Circus »

Ou cette autre histoire :

C’est Karajan qui prend un taxi à Berlin. Le chauffeur lui demande : « Où dois-je vous emmener Maestro ? ». Et la réponse de Karajan : « N’importe où, partout on a besoin de moi ! ».

Et cette manie de diriger les yeux fermés dans les années 1970 !

Simon Rattle dit aujourd’hui :

« Les dernières années lorsque Karajan se mit à diriger les yeux ouverts. […]. Ce contact visuel établi sur le tard avec ses musiciens, après des années où il sembla commander à des escadrons fanatisés, est comme une rédemption. »

Et il est vrai qu’à la fin de sa vie, Karajan est tombé gravement malade et il ne pouvait plus garder les yeux fermés pour une question d’équilibre.

Et je me souviens que Yehudi Menuhin disait : « Il est tombé malade et a gagné énormément en humanité.»

Mais ce n’était que l’écume des choses !

J’ai beaucoup appris depuis et notamment à travers les propos de Christophe André sur « l’admiration »

« L’admiration, c’est la volonté de porter son regard sur ce qui rend le monde meilleur. […]

Admirer quelqu’un alors qu’on connait bien ses travers !

L’admiration est un contraire de la mesquinerie qui va chercher les défauts derrière les qualités.

Plusieurs travaux de psychologie positive ont mesuré en laboratoire les conséquences de différentes formes d’admiration […] ont confirmé qu’admirer nous rend meilleur, plus proche des autres, plus altruiste, plus motivé à progresser »

Et maintenant 30 ans après, je vois surtout son extraordinaire capacité d’aller vers la plus grande qualité d’interprétation, l’approfondissement.

Dans des propos rapportés par le Figaro Magazine du 22 juillet 1989, il disait :

« Seul le meilleur est acceptable !

La maladie affolante de notre société c’est de ne pas demander le meilleur possible »

Contrairement à d’autres grands chefs, et à ceux d’aujourd’hui qui folâtrent d’un orchestre vers l’autre et qui ont la responsabilité de deux voire trois orchestre, lui a été le chef d’un seul orchestre : l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Parfois il allait diriger l’Orchestre Philharmonique de Vienne mais revenait toujours à son orchestre, dans un travail en profondeur pour obtenir une pate orchestrale et une qualité unique et phénoménale.

Et que dire lorsqu’on sait qu’alors il était tout à la fin de sa longue carrière et qu’il entendit Evgeny Kissin 16 ans alors, jouer du piano il fut ému aux larmes.

Son épouse Eliette Mouret raconta comment malgré ses tentatives répétées de lui faire rencontrer Pablo Picasso, elle n’arriva jamais à l’organiser, Karajan parvint toujours à se défiler.

Après la mort du peintre, son épouse lui demanda si ça ne l’aurait pas intéressé de le connaître. Il répondit :

« Si bien sûr, beaucoup, mais je ne pouvais pas m’imaginer que ce serait intéressant pour lui de me rencontrer »

Il était aussi visionnaire et a pleinement participé à l’essor des nouvelles technologies audio.

<Il joua un rôle éminent dans l’émergence du CD>

Evidemment, 30 ans après c’est devenu un support du passé.

Jamais Karajan ne fit de concessions à l’exigence musicale.

Ce fut un des plus grands musiciens interprètes du XXème siècle.

Je me délecte aujourd’hui à écouter les enregistrements qu’il a laissés à l’Histoire.

Et si je dois en choisir qu’un petit nombre je prendrai :

Le Pélléas et Mélisande de Debussy


Le Parsifal de Wagner


Et son anthologie des œuvres de Berg, Webern et Schoenberg


Et une madeleine de Proust : Les préludes de Liszt


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Mercredi 10 juillet 2019

« Anthe Amerghissan
(J’ai vu cueillant des fleurs) »
Poème de Sappho de Mytilène mis en musique et chanté par Angélique Ionatos

Il était tôt le matin, ce lundi. J’ai allumé la radio, évidemment France Culture. C’était la fin de l’émission « Les nuits de France Culture »

L’invité était Emmanuel Guibert.

Emmanuel Guibert est un dessinateur et scénariste de bande dessinée. Il parlait de son œuvre.

Et puis pour terminer l’émission, la journaliste lui avait demandé de choisir une œuvre de musique.

Et il a choisi une chanson parce que « c’est tout simplement magnifique ».

Et c’est ainsi que j’ai découvert « Angélique Ionatos » « et « Sappho de Mytilene ».

Nous connaissons cette fresque, maintes fois représentée dans les livres d’Histoire et de l’Art.

Elle a été découverte dans une villa à Pompéi et représente un buste de femme avec un stylet et une tablette dans chaque main.

La tradition et la légende prétendent qu’il s’agit de Sappho de Mytilene.

Il n’y a quasi aucune chance qu’il y ait une quelconque ressemblance avec la grande poétesse grecque.

Cette fresque a été réalisée au I siècle après J.C.

Sappho a vécu aux VIIe siècle et VIe siècle av. J.-C., à Mytilène sur l’île de Lesbos.

Elle fut très célèbre durant l’Antiquité, mais son œuvre poétique ne subsiste plus qu’à l’état de fragment.

De nombreux poètes et auteurs anciens parlent d’elle, ne laissant aucun doute quant à son existence réelle et son talent.

Solon le célèbre législateur et homme d’État de la démocratie athénienne était son contemporain. Il aurait dit, après avoir entendu la lecture d’un de ses poèmes  :

« Mon désir est de l’apprendre et de mourir ensuite »

Selon Wikipedia quand dans le monde antique on disait « le poète » il s’agissait d’Homère, de même si l’on parlait de « la poétesse » c’était Sappho.

On lui doit la création d’une forme métrique particulière, la « strophe sapphique ».

C’était une femme libre qui est aussi connue pour avoir exprimé dans ses écrits son attirance pour les jeunes filles d’où le terme « saphisme » pour désigner l’homosexualité féminine tandis que le terme « lesbienne »est dérivé de Lesbos, l’île où elle a vécu.

Mais si vous voulez en savoir plus <Wikipedia> consacre un très long article à Sappho de Mytilene et fait un point très complet de ce que l’on sait d’elle et aussi les différentes hypothèses qui ont été développées sur sa vie et son œuvre.

<Angélique Ionatos » est compositrice, guitariste, chanteuse grecque, mais elle vit en France.

Elle a composé sur des vers d’il y a 2500 ans, des vers écrits par Sappho de Mytilène.

Et comme le dit Emmanuel Guibert « C’est tout simplement magnifique ».

« Anthe Amerghissan » une autre chanteuse intervient Nena Venetsanou.

Le soir j’ai acheté sur « Qobuz » l’album qui contenait cette chanson, mais sans livret.

Hier, j’ai emprunté le disque à la bibliothèque pour en avoir le livret et comprendre les paroles chantées.

Je suis donc en mesure de partager ce chant et ce texte parce que c’est tout simplement magnifique.

Angélique Ionatos chante aussi des poèmes du poète grecque « Odysseus Elytis » né en Crète en 1911 et dont la famille est originaire de Mytilène (Lesbos). Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1979 et il est mort en 1996.

Il écrit dans le livret de ce disque qui porte pour titre simplement « Sappho de Mytilène » ce texte :

« La nature crée ses propres parentés, quelquefois plus puissantes que celles forgées par le sang.

2500 ans en arrière, à Mytilène, je crois voir Sappho comme une cousine lointaine avec qui je jouais dans les mêmes jardins, autour des mêmes grenadiers, au-dessus des mêmes puits.

A pêine plus âgée que moi brune avec des fleurs dans les cheveux et un cahier secret plein de poèmes qu’elle ne m’a jamais permis de toucher.

Il est vrai que nous avons vécu sur la même île. […]

Mais avant tout, nous avons travaillé – chacun à sa mesure – sur les mêmes notions pour ne pas dire avec les mêmes mots : le ciel et la mer, le soleil et la lune, les végétaux, les filles, l’amour.

Qu’on ne me tienne pas rigueur, alors si je parle d’elle comme d’une contemporaine. Dans la poésie, comme dans les rêves, personne ne vieillit. »

Odysseus Elytis

<ICI> vous trouverez un autre poème du disque chanté par Angélique Ionatos, cette fois en vidéo.

« De tous les astres le plus beau »

Baudelaire a évoqué Sappho dans un des poèmes des « Fleurs du mal » : « Lesbos »

«De la mâle Sapho, l’amante et le poète,
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !
– L’oeil d’azur est vaincu par l’oeil noir que tachète
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs
De la mâle Sapho, l’amante et le poète !»

Verlaine aussi a écrit un poème sur la poétesse : <Sappho>

Et je finirai par des vers de Sappho c’est la première chanson du disque : <Aérion épéon>

« J’écris mes vers avec de l’air
Et on les aime.
J’ai servi la beauté
Etait-il en effet pour moi
Quelque chose de plus grand ?
Même dans l’avenir
Je le dis
On gardera de moi le souvenir »

J’ai servi la beauté…

Les anciens égyptiens disaient qu’un humain meurt deux fois.

La première fois quand le corps meurt.

La seconde fois quand plus personne ne prononce son nom.

Sappho de Mytilène n’a pas connu cette seconde mort.

<1266>

Jeudi 16 mai 2019

« La 10ème symphonie »
Dimitri Chostakovich

J’ai déjà évoqué Dimitri Chostakovitch et une de ses grandes œuvres :  l’opéra «Lady Macbeth du district de Mzensk».

C’était le mot du jour du lundi 1 février 2016.

Je racontais ses démêlés avec le pouvoir stalinien et Staline lui-même.

Pendant la guerre, la composition de la 7ème Symphonie « Léningrad » puis de la « Huitième », deux œuvres épiques et célébrant l’héroïsme et le courage du peuple soviétique l’avait fait rentrer en grâce auprès du dictateur et de ses affidés.

Il finit ce cycle des symphonies de guerre, par sa neuvième créée le 5 novembre 1945 à Leningrad. Staline voulait une musique flamboyante célébrant la victoire de l’armée rouge et une œuvre dédiée à sa gloire personnelle. Mais Chostakovitch fit tout autre chose, une œuvre légère, traduisant un soulagement de la fin de la guerre et de la souffrance. Une musique manifestement non militariste.

Chostakovitch fut de nouveau écarté de tout poste officiel, on ne joua plus ses œuvres et il craignait toujours d’être envoyé au goulag.

Artistiquement, il fut condamné pour «formalisme» par Jdanov, président de l’Union des Compositeurs

Et il fallut attendre la mort de Staline, pour qu’enfin il puisse faire exécuter ce chef d’œuvre qu’est la dixième symphonie.

La dixième symphonie se compose de quatre mouvements.

Le plus connu est le deuxième mouvement. Une course à l’abime qui ne s’arrête pas d’une violence sans pareil. Il dure entre 4 et 5 minutes.

Voici par exemple une interprétation de ce mouvement par l’orchestre du Concert Gebouw d’Amsterdam sou la direction d’Andris Nelson : <C’est Ici>

Mais cette version par un remarquable chef et un orchestre superlatif est bien trop sage à mon goût.

Beaucoup plus mal enregistré, voici une version plus convaincante dans l’esprit par <Gustavo Dudamel dirigeant le Simón Bolivar Youth Orchestra of Venezuela>

Peut-être que certains seront sensibles à cette <version présentée comme du heavy métal>. Ce n’est absolument pas mon cas.

A tout prendre, je préfère cette version dansée par <Beyonce>. Au moins elle n’abime pas la musique du chef d’œuvre de Chostakovitch. Bien que selon moi, cette danse n’apporte rien à la musique qui se suffit à elle-même.

Si vous voulez entendre cette musique dans sa démesure et sa violence, il faut écouter <cet enregistrement de Karajan> au sommet de son art avec son orchestre berlinois.

Ce mouvement est un cri de colère et de rage contre Staline.

Dans ses Mémoires, Chostakovitch a écrit :

« Il est difficile de dessiner l’image d’un homme politique mais ici j’ai rendu son dû à Staline ; avec moi il a trouvé chaussure à son pied. On ne peut guère me reprocher d’éviter un phénomène repoussant de notre réalité ».

Il a dit aussi que c’était un « portrait au vitriol de Staline ». Pour approfondir vous pourrez lire <cet article>

Mais cette symphonie ne se résume pas à son deuxième mouvement, elle s’ouvre par un long premier mouvement qui s’apparente à une marche funèbre, peut-être en l’honneur des victimes du dictateur. Elle s’achève de manière tonitruante comme un chant de victoire après nous avoir bousculés dans tous les méandres de l’émotion.

Samedi 27 avril, nous sommes allés, avec Annie, à l’auditorium de Lyon pour écouter une interprétation de ce monument.

Je ne savais rien du chef qui allait diriger.

Quand j’ai commencé à lire le programme je compris que le chef d’orchestre était particulièrement jeune : 23 ans.

J’étais un peu inquiet : n’était-ce pas un peu jeune pour s’attaquer à une telle œuvre ?

Je demandais par texto à mon ami Bertrand : «Connais-tu Klaus Mäkelä ?»

La réponse fut négative.

J’étais un peu rassuré, il venait d’être nommé directeur de l’Orchestre Philharmonique d’Oslo. Les norvégiens sont des gens sérieux et l’Orchestre Philharmonique d’Oslo a toujours accueilli des directeurs qui allaient devenir les meilleurs par la suite.

Et…

Ce fut une révélation. Ce jeune chef finlandais est remarquable et je pus renvoyer un message à Bertrand :

« Tu en entendras parler c’est un chef exceptionnel. Surtout à son âge »

Une interprétation ébouriffante, maîtrisée et profondément vécue.

Depuis je me suis intéressé à ce jeune chef qui est aussi un violoncelliste de très haut niveau.

Il dispose bien sûr d’un site : <Klaus Mäkelä>

On y lit cette critique de Classique News du 14/12/2018, après un concert avec l’orchestre du Capitole de Toulouse :

« Klaus Mäkelä, jeune maestro superlatif – Le génie n’attend pas le nombre des années

Parmi les chefs invités par l’Orchestre du Capitole, il y en a de toutes sortes. Ce n’est pas fréquent qu’un chef aussi jeune, 23 ans , fasse une impression aussi consensuelle et évidente sur d’autres qualités que la jeunesse. Le très jeune chef finlandais Klaus Mäkelä est déjà un très grand chef.

Les génies de la baguette sont rares et les plus audacieux ont su se l’attacher. Qu’apporte ce chef de si génial ? Une autorité bienveillante et naturelle, des gestes très clairs et dont la souplesse révèle une belle musicalité. Cet artiste est également un violoncelliste de grand talent ! La précision de la mise en place, la clarté des plans sont sidérantes. Il encourage l’orchestre et ne le bride pas. Il faut dire que l’Orchestre du Capitole atteint un niveau d’excellence qui permet à un chef musicien d’atteindre de suite des sommets.

Après l’entracte, le chef dirige avec un réel plaisir communicatif la pièce de Stravinski qu’il préfère, Petrouchka. Il faut reconnaître que son interprétation est marquée par une confiance absolue et une solidité remarquable. Rien ne vient ternir une énergie invincible. L’orchestre du Capitole répond comme un seul à cette direction précise et le résultat est particulièrement lumineux et même éclatant. Chaque instrumentiste est parfait. »

Ce texte est très proche de ce que j’ai vécu le 27 avril.

Quelquefois grâce à la toile, d’heureux hasards peuvent être rencontrés.

Vous trouverez derrière ce lien : <Klaus Mäkelä qui dirige la 10ème de Chostakovitch avec the Gothenburg Symphony>

Pour les impatients, le deuxième mouvement commence à 25 :40.

Et quand il joue au violoncelle, c’est très bon aussi : <un extrait du concerto de Dvorak>

Le talent n’attend pas les années.

Un bien belle rencontre.

<1236>

Vendredi 8 mars 2019

«Hector Berlioz nous paraît former, avec Hugo et Eugène Delacroix, la trinité de l’art romantique. »
Théophile Gautier

Le 8 mars 1869, Hector Berlioz mourrait au 4 rue de Calais, dans le 9e arrondissement de Paris. C’était il y a 150 ans.

Il est né dans la petite ville de l’Isère de la Côte Saint André, sous le règne de Napoléon 1er , le 11 décembre 1803.

A la mort de Beethoven en 1827, il avait déjà 24 ans.

Parmi les grands compositeurs romantiques, il ne fut précédé que par Franz Schubert (1797-1828). Les autres compositeurs de cette période lui sont postérieurs : Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), Chopin (1810-1849), Schumann (1810-1856) et Liszt (1811-1886). Brahms (1833-1897) refermera cette période romantique.

La <symphonie fantastique> créée le 5 décembre 1830, six ans après la neuvième symphonie de Beethoven, fut un coup de tonnerre, une œuvre révolutionnaire, ouvrant de nouvelles perspectives à la musique symphonique et annonçant Bruckner et surtout Mahler.

C’était un compositeur extravagant, précurseur, génial, formidable orchestrateur.

Le nombre de ses œuvres reste cependant limité. Si on se lance dans une approche quantophrénique de ce domaine et qu’on prend comme unité de compte le CD, on pourra constater que si Warner vient de publier un coffret de l’œuvre intégrale de Berlioz en 27 CD, il est loin de Mozart (170 CD), Bach (155 CD), Beethoven (100 CD), Schubert (69 CD) et même Brahms (60 CD).

Peu avant de 18 ans, j’avais acheté, en livre de poche, les « Mémoires de Berlioz » et entrepris d’en commencer la lecture. Je n’ai pas fini, mais je me souviens encore d’un épisode qu’il a raconté. Cet épisode m’a amusé et me semble assez révélateur de sa personnalité.

Pour situer le contexte, il faut préciser que Luigi Cherubini venait d’être nommé directeur du Conservatoire de Paris. Cherubini était né à Florence en 1760 soit 10 ans avant Beethoven, mais il vécut beaucoup plus longtemps, jusqu’à 81 ans. Il a composé un très bel opéra « Médée » magnifiée dans une version chantée par Maria Callas et dirigée par Bernstein. Il écrivit aussi plusieurs messes et requiem de toute beauté. Ce fut un grand compositeur, ce ne fut pas un génie. Berlioz l’était.

Et voici ce que Berlioz raconte dans ses Mémoires au chapitre 9 :

« A peine parvenu à la direction du Conservatoire, en remplacement de Perne qui venait de mourir, Cherubini voulut signaler son avènement par des rigueurs inconnues dans l’organisation intérieure de l’école, où le puritanisme n’était pas précisément à l’ordre du jour. Il ordonna, pour rendre la rencontre des élèves des deux sexes impossible hors de la surveillance des professeurs, que les hommes entrassent par la porte du Faubourg-Poissonnière, et les femmes par celle de la rue Bergère ; ces différentes entrées étant placées aux deux extrémités opposées du bâtiment.

En me rendant un matin à la bibliothèque, ignorant le décret moral qui venait d’être promulgué, j’entrai, suivant ma coutume, par la porte de la rue Bergère, la porte féminine, et j’allais arriver à la bibliothèque quand un domestique, m’arrêtant au milieu de la cour, voulut me faire sortir pour revenir ensuite au même point en rentrant par la porte masculine. Je trouvai si ridicule cette prétention que j’envoyai paître l’argus en livrée, et je poursuivis mon chemin.

Le drôle voulait faire sa cour au nouveau maître en se montrant aussi rigide que lui. Il ne se tint donc pas pour battu, et courut rapporter le fait au directeur. J’étais depuis un quart d’heure absorbé par la lecture d’Alceste, ne songeant plus à cet incident, quand Cherubini, suivi de mon dénonciateur, entra dans la salle de lecture, la figure plus cadavéreuse, les cheveux plus hérissés, les yeux plus méchants et d’un pas plus saccadé que de coutume.

Ils firent le tour de la table où étaient accoudés plusieurs lecteurs ; après les avoir tous examinés successivement, le domestique, s’arrêtant devant moi, s’écria : « Le voilà ! »
Cherubini était dans une telle colère qu’il demeura un instant sans pouvoir articuler une parole :

« Ah ! ah ! ah ! ah ! c’est vous, dit-il enfin, avec son accent italien que sa fureur rendait plus comique, c’est vous qui entrez par la porte, qué, qué, qué zé ne veux pas qu’on passe ! —

— Monsieur, je ne connaissais pas votre défense, une autre fois je m’y conformerai.

— Une autre fois ! une autre fois ! Qué-qué-qué vénez-vous faire ici ?

— Vous le voyez, monsieur, j’y viens étudier les partitions de Gluck.

— Et qu’est-ce qué, qu’est-ce qué-qué-qué vous regardent les partitions dé Gluck ? et qui vous a permis dé venir à-à-à la bibliothèque ?

— Monsieur ! (je commençais à perdre mon sang-froid), les partitions de Gluck sont ce que je connais de plus beau en musique dramatique et je n’ai besoin de la permission de personne pour venir les étudier ici. Depuis dix heures jusqu’à trois la bibliothèque du Conservatoire est ouverte au public, j’ai le droit d’en profiter.

— Lé-lé-lé-lé droit ?
— Oui, monsieur.
— Zé vous défends d’y revenir, moi !
— J’y reviendrai, néanmoins.
— Co-comme-comment-comment vous appelez-vous ? » crie-t-il, tremblant de fureur.

Et moi pâlissant à mon tour : « Monsieur ! mon nom vous sera peut-être connu quelque jour, mais pour aujourd’hui… vous ne le saurez pas !

— Arrête, a-a-arrête-le, Hottin (le domestique s’appelait ainsi), qué-qué-qué zé lé fasse zeter en prison ! »

Ils se mettent alors tous les deux, le maître et le valet, à la grande stupéfaction des assistants, à me poursuivre autour de la table, renversant tabourets et pupitres, sans pouvoir m’atteindre, et je finis par m’enfuir à la course en jetant, avec un éclat de rire, ces mots à mon persécuteur :

« Vous n’aurez ni moi ni mon nom, et je reviendrai bientôt ici étudier encore les partitions de Gluck ! »

Voilà comment se passa ma première entrevue avec Cherubini. Je ne sais s’il s’en souvenait quand je lui fus ensuite présenté d’une façon plus officielle. Il est assez plaisant en tout cas, que douze ans après, et malgré lui, je sois devenu conservateur et enfin bibliothécaire de cette même bibliothèque d’où il avait voulu me chasser. Quant à Hottin, c’est aujourd’hui mon garçon d’orchestre le plus dévoué, le plus furibond partisan de ma musique ; il prétendait même, pendant les dernières années de la vie de Cherubini, qu’il n’y avait que moi pour remplacer l’illustre maître à la direction du Conservatoire. Ce en quoi M. Auber ne fut pas de son avis.

J’aurai d’autres anecdotes semblables à raconter sur Cherubini, où l’on verra que s’il m’a fait avaler bien des couleuvres, je lui ai lancé en retour quelques serpents à sonnettes dont les morsures lui ont cuit. »

Berlioz, comme en lui-même. Il savait ce qu’il voulait, ne se sous estimait pas, rebelle à l’autorité qui ne lui paraissait pas légitime ou professant des normes qui lui semblaient stupide.

Dans le langage d’aujourd’hui on dirait : « Il aimait casser les codes ». Je vous invite à écouter <La revue de Presse de Bernard Pommier> du 24 février qui n’a rien à voir avec Berlioz mais qui explique la vogue actuelle de tous ceux qui veulent « casser les codes ».

Avec une telle mentalité, il a eu du mal à s’imposer en France. Cet homme qui fut le seul grand compositeur à avoir comme instrument d’origine, la guitare, aurait dû devenir médecin comme son père Louis Berlioz qui a la réputation d’avoir introduit l’acupuncture en France. Son père ne trouvait pas le métier de musicien très sérieux. Et la première ambition de Berlioz fut de convaincre ses parents du contraire.

Il eut du mal parce qu’il ne parvint jamais à vivre de ce métier de musicien. S’il eut un revenu convenable, c’est grâce à un travail de journaliste et de critique musical.

Et en général, il eut du mal à s’imposer en France. Il écrivit :

« Il faut avoir un drapeau tricolore sur les yeux pour ne pas voir que la musique est morte en France maintenant, et que c’est le dernier des arts dont nous gouvernants voudrons s’occuper. On me dit que je boude la France, non je ne boude pas, le terme est trop léger : je la fuis comme on fuit les pays barbares quand on cherche la civilisation, et ce n’est pas depuis la révolution seulement. Il y a longtemps que j’avais étouffé en moi l’amour de la France. […] Sans l’Allemagne, la Bohême, la Hongrie et surtout la Russie, je serais mort de faim en France mille fois. […] Il y a un seul théâtre lyrique à Paris, l’Opéra et il est dirigé par un crétin et il m’est fermé. »
1848, Correspondance générale, III

Et cette réserve, il la conservera longtemps en France. Ainsi pour Debussy, il était le « musicien préféré de ceux qui ne connaissaient pas très bien la musique », mais Debussy a dit beaucoup de bêtises dans sa vie.

Beaucoup plus récemment, lors de l’essor du microsillon, celui qui entreprit d’enregistrer une intégrale des œuvres de Berlioz, ne fut pas un français, mais un anglais Colin Davis
avec pour l’essentiel l’Orchestre Symphonique de Londres. Ce cycle Berlioz de Colin Davis continue à faire référence dans sa globalité.

Il y a quand même des français qui ont su reconnaître ce musicien à sa juste dimension.

Ainsi, pour l’inauguration du monument élevé à Monte-Carlo, le samedi 7 mars 1903, en l’honneur du centenaire de la naissance d’H. Berlioz, Jules Massenet commença ainsi son discours :

« C’est le propre du génie d’être de tous les pays. A ce titre Berlioz est partout chez lui. Il est le citoyen de l’entière humanité. Et pourtant il passa sa vie sans joie et sans enchantement. On peut dire que sa gloire présente est faite de douleurs passées. Incompris, il ne connut guère que des amertumes. On ne vit pas la flamme de cette énergique figure d’artiste ; on ne fut pas ébloui par l’auréole qui le couronnait déjà ».

Il est vrai que Massenet est né à Saint Etienne qui se trouve dans la même région que l’isérois Berlioz

George Sand a écrit :

« Je parle sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un véritable artiste. Il est très pauvre, très brave et très fier »
G. Sand, « Lettre à Everard », Lettres d’un voyageur, VI, 26….

Théophile Gautier qui est le poète des « Nuits d’été », chef d’œuvre de Berlioz rapproche Berlioz de Victor Hugo :

« Comme le poète a doublé la richesse des rimes pour que le vers regagnât en couleur ce qu’il perdait en cadence, le novateur musicien a nourri et serré son orchestration; il a fait chanter les instruments beaucoup plus qu’on ne l’avait fait avant lui »

T. Gautier, La Presse, 17 septembre 1838. On sait que les Nuits…

Et c’est dans l’ouvrage d’Emmanuel Reibel, « Comment la musique est devenue romantique : De Rousseau à Berlioz » paru chez Fayard, que j’ai lu la phrase de Théophile Gautier, datant de 1846, mis en exergue de ce mot du jour :

« Hector Berlioz nous paraît former, avec Hugo et Eugène Delacroix, la trinité de l’art romantique ».

Berlioz repose au cimetière de Montmartre.

L’Association Nationale Hector Berlioz qui a son adresse dans la commune de naissance du musicien, La Côte Saint André, possède <un site> qui présente l’œuvre de Berlioz

Vous trouverez aussi <ICI> un site consacré entièrement à Hector Berlioz. Sur ce site sont publiés, l’intégral des Mémoires de Berlioz.

Le Ministère de la culture consacre aussi plusieurs pages au <150ème anniversaire de sa mort>

Il faut bien sûr finir avec quelques liens musicaux :

<Les nuits d’été par l’admirable et rayonnante Véronique Gens>

Une autre perle <La captive> toujours par Véronique Gens, il n’y a pas mieux.

Le duo d’amour des troyens : < Didon et Enée : Nuit d’ivresse>

Mais là il y a beaucoup mieux, sans la vidéo <Jon Vickers et Joséphine Veasey>

Pour la symphonie fantastique, je propose ce concert étonnant à Paris où Gustave Dudamel dirigeait à la fois l’orchestre Philharmonique de Radio France et ce qui était à l’époque son orchestre Simon Bolivar du Venezuela : <Symphonie fantastique par Gustavo Dudamel>

Et pour finir, parce qu’Annie et moi avions assisté en 2012 à ce concert mémorable à l’Auditorium de Lyon <Le Requiem avec l’Orchestre National de Lyon sous la direction de Leonard Slatkin>

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Mercredi 20 février 2019

« La symphonie N°8 « des Mille » de Mahler [entonne] une hymne à la sacralité de l’univers. »
Louise Boisselier

« Sa symphonie des Mille englobe vers et mélodies pour entonner, avec toute la force de ses effets démesurés, une hymne à la sacralité de l’univers. »… C’est ainsi que Louise Boisselier conclut la présentation de la 8ème symphonie de Mahler dans le livret qui accompagnait le concert auquel nous avons assisté ce dimanche à la Philharmonie de Paris avec Annie et Florence.

Expérience unique, fabuleuse et totale.

Mais comment en parler ?

La musique, la symphonie « des Mille » de Gustav Mahler, cela peut s’écouter, se vivre, se vibrer mais cela ne peut pas s’écrire, il n’y a pas de mots pour le raconter !

Alors ?

Je vais pourtant le tenter, par approches successives, en superposant les angles de vue et d’appréciation.

Vous pouvez avoir une première approche et un reflet de ce que nous avons vécu en écoutant et regardant sur le site de la Philharmonie de Paris, l’enregistrement du concert qui restera en ligne pendant 6 mois.

Vous trouverez cette vidéo derrière ce lien : <Concert du 17 février 2019>


La première approche est certainement à trouver dans l’Histoire de la Musique Occidentale.

Je me souviens de cet historien arabe qui a dit un jour, lors d’une émission : « la civilisation occidentale ne peut se prévaloir d’aucune supériorité sur les autres civilisations, ni sur les valeurs, ni sur la politique, ni sur la littératur, ni sur l’architecture, ni sur les arts graphiques, il n’y a qu’un domaine où elle n’a pas d’équivalent : Aucune civilisation n’a généré de Bach, de Mozart, de Beethoven.»

Car c’est une longue histoire qui remonte au moyen âge, passe par la renaissance, par Machaut, De Lassus, Monteverdi, Bach, Haydn. Et à chaque époque, les musiciens ont approfondi ce que leurs prédécesseurs ont appris et ont continué à créer.

Parmi les différentes formes musicales l’une est apparue assez tardivement : la symphonie. Ce n’est, en effet, que dans le deuxième tiers du XVIIIe siècle, en pleine période de classicisme que le genre s’est stabilisé.

C’est Joseph Haydn, appelé le « père de la symphonie » qui a fixé sa structure. Mozart y a ajouté son génie.

Puis il y eut Beethoven qui impressionna tous les successeurs et finit son œuvre symphonique par la 9ème qui se finissait par un chœur : le célèbre « ode à la joie ».

Après, il y en eut beaucoup d’autres : Berlioz, Schumann, Brahms, Bruckner, Dvorak etc.

Et puis, il y eut Mahler

Et Mahler dans sa 8ème symphonie, va aller jusqu’aux limites du possible avec un orchestre gigantesque, un orgue, un piano, 2 chœurs adultes, un chœur d’enfant et 8 solistes vocaux.

En se fondant dans la tradition, en y ajoutant son propre génie mélodique et son immense science de l’orchestre il va créer une œuvre d’une ampleur gigantesque, aboutissement de l’histoire de la symphonie occidentale.

Les musicologues puristes vous diront qu’Arnold Schoenberg a encore élargi l’orchestre, par rapport à cette œuvre, pour ses « Gurre Lieder ». Mais avec le déploiement vocal et choral, rien ne surpasse en puissance, la 8ème symphonie de Mahler.

La seconde approche doit probablement partir de l’Histoire de Gustav Mahler lui-même.

Après la 8ème symphonie, il écrira encore 3 œuvres : la 9ème, le Chant de la terre, et des fragments de la 10ème symphonie. Ces 3 œuvres seront créées au concert après le décès de Gustav Mahler

La 8ème sera la dernière qui sera jouée, en concert, du vivant du compositeur et Gustav Mahler dirigeait sa création à Munich, avec l’Orchestre Philharmonique de Munich, le même qui a interprété la symphonie au concert de ce dimanche à Paris.

L’effectif que dirigea Mahler à cette occasion mobilisait 1030 interprètes. L’imprésario chargé de la promotion de ce concert, Emil Gutman, y trouva l’inspiration pour appeler cette symphonie par le surnom de « Symphonie des Mille » qu’il inscrivit sur les affiches publicitaires.

Gustav Mahler marqua sa désapprobation pour ce titre qu’il trouva trop publicitaire. Il a trouvé cette campagne « extravagante » digne de « Barnum et Bailey » célèbre et immense cirque assurant un show jamais connu jusque-là, à la fin du XIXème siècle.

Ce nom restera cependant pour la postérité, même si aujourd’hui le nombre d’interprètes ne dépasse plus 500, à Paris ils étaient un peu plus de 350.

Il faut aussi reconnaître que la campagne publicitaire fonctionna très bien. <Ce site> rapporte :

« 19 heures 30, Munich, le 12 septembre 1910. Tout en verre et en acier, l’immense et nouvelle salle de concert de l’Exposition Internationale est déjà pleine à craquer. Trois mille quatre cents auditeurs y sont entassés devant huit cent cinquante choristes habillés de noir et de blanc (cinq cents adultes et trois cent cinquante enfants) qui ont pris place sur l’immense estrade aménagée pour l’occasion, serrés autour de l’orchestre, l’un des plus vastes jamais réunis depuis la création du célèbre Requiem de Berlioz, en l’occurrence cent quarante-six musiciens, auxquels s’ajoutent les huit solistes vocaux, plus huit trompettes et trois trombones à l’autre bout de la salle.

C’est la première impatiemment attendue de la Huitième Symphonie de Mahler. Dans la salle on reconnaît un grand nombre de visages célèbres. Outre la famille régnante de Bavière au grand complet, il y a aussi quelques princes de l’art contemporain, les compositeurs Richard Strauss, Max Reger, Camille Saint-Saens, Alfredo Casella, les écrivains Gerhard Hauptmann, Stefan Zweig, Emil Ludwig, Hermann Bahr et Arthur Schnitzler, les chefs d’orchestre Bruno Walter, Oskar Fried et Franz Schalk, le metteur en scène le plus illustre du moment Max Reinhardt, etc. etc.  »

J’ai lu que Georges Clemenceau était également présent.

Ce fut un triomphe !

Le seul vrai triomphe de Gustav Mahler en tant que compositeur. Compositeur qui aujourd’hui est le plus joué par les plus grands orchestres symphoniques du Monde, il était reconnu comme le plus grand chef d’orchestre vivant mais était vilipendé comme compositeur : on l’accusait de réaliser un amalgame des œuvres des grands compositeurs qu’il dirigeait plutôt que de créer une œuvre spécifique.

On a écrit que Claude Debussy a ostensiblement quitté la salle au plein milieu de l’exécution de la première symphonie de Mahler. Aujourd’hui des spécialistes de Debussy prétendent que ce n’est pas possible car son savoir vivre l’en aurait empêché. C’est pourtant ce que l’on a écrit.

Le temps a fait son œuvre, aujourd’hui plus personne ne discute son génie.

Le grand spécialiste de Gustav Mahler, Henry-Louis de La Grange écrit :

« La création munichoise de la Huitième Symphonie devait être suivie d’un des plus grands triomphes de l’histoire de la musique. Le génie incomparable avec lequel Mahler a équilibré les masses sonores, la richesse évidente de l’invention mélodique, à partir d’un nombre très limité de cellules, la splendeur des deux codas, ne pouvaient manquer de fasciner son public. Ce jour-là, Mahler qui venait tout juste d’atteindre cinquante ans et dont la carrière entière n’avait été qu’une suite presque ininterrompue d’échecs et de demi-succès, fut littéralement sidéré de voir la salle entière hurler, trépigner et applaudir avec transport dans un délire collectif de quelque vingt minutes. Les enfants du chœur, en particulier, à qui il n’avait cessé de prodiguer conseils et attentions pendant les répétitions, n’en finissaient plus d’applaudir, ni d’agiter leur mouchoir ou leur partition. Pour lui, ils représentaient cet avenir qu’il sentait bien lui échapper. A la fin du deuxième concert, lorsqu’ils se précipitèrent tous ensemble à l’avant de la galerie qui leur était réservée pour lui donner des fleurs et lui serrer la main, lorsqu’ils hurlèrent à tue-tête: « Vive Mahler! Notre Mahler! », lorsque le compositeur eût reçu d’eux la seule couronne de lauriers, il ne put retenir ses larmes. Plus tard, une phalange d’admirateurs déchaînés l’attendra à l’extérieur de la salle pour continuer de l’acclamer. Il aura peine à se frayer un passage jusqu’à son automobile, d’où il devra encore remercier du geste cette foule exaltée qui ne peut se résigner à le voir disparaître.

Ce soir-là, tous les témoins ont noté la pâleur extrême de Mahler (si magnifiquement décrit par Thomas Mann sous le nom d’Aschenbach dans Mort à Venise). Rien, sauf peut-être ce teint cireux, ne peut alors laisser pressentir la fin prochaine. Pourtant, un témoin anonyme, et qui ne lui a jamais adressé la parole, saura bien lire l’avenir sur ce visage étrange. C’était un « jeune artiste » qui, pendant les acclamations, confie au critique viennois Richard Specht : « Cet homme mourra bientôt. Regardez ces yeux ! Ce n’est pas le regard d’un triomphateur qui marche vers de nouvelles victoires. C’est celui d’un homme qui sent déjà le poids de la mort sur son épaule. »

Et en effet, Gustav Mahler décéda le 18 mai 1911, soit 8 mois après la création de la « symphonie des Mille ».

La troisième approche est celle de considérer l’œuvre en elle-même.

Mahler écrivit dans une lettre du 18 août 1906 à Willem Mengelberg
le directeur musical de l’orchestre du Concert-Gebouw d’Amsterdam :

«C’est ce que j’ai fait de plus grand jusqu’ici. Et de si singulier, par la forme et le contenu, qu’il est impossible d’en parler par lettre. Imaginez que l’univers se mette à résonner! Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes et des soleils qui gravitent »

De façon formelle, cette œuvre est divisée en deux parties :

Une première qui est une hymne religieuse du moyen âge : « Veni Creator Spiritus » qui en appelle à la Pentecôte et à la venue de l’Esprit créateur.

Et une seconde qui occupe les 2/3 de la durée de l’œuvre qui est la mise en musique du Second Faust de Goethe. Une œuvre littéraire emblématique du génie allemand. Moi je prétends que Goethe devait être sous l’effet de certaines drogues pour écrire de tels textes. Par exemple :

« Et pleine d’amour dans son vacarme
La masse d’eau se précipite dans l’abîme,
Destinée aussi à arroser la vallée ;
L’éclair, qui frappe de son feu
Pour purifier l’atmosphère
Qui porte en son sein poison et vapeur ;
Ce sont des messagers de l’amour, ils proclament
Que ce qui crée sans cesse nous entoure.
Que mon être intérieur s’y enflamme aussi,
Où mon esprit, confus et froid,
Agonise, prisonnier de mes sens affaiblis,
Attaché dans des chaînes douloureuses.
ô Dieu ! apaise mes pensées,
éclaire mon cœur qui est dans le besoin ! »

Annie, plus habituée aux textes ésotériques y trouve davantage de sens.

En résumé, Faust a fait beaucoup de bêtises sous l’influence de Méphistophélès. Puisque Faust a vendu son âme au diable pour vivre une seconde jeunesse. A la fin il devrait aller en enfer selon les standards religieux, mais Marguerite qui l’aimait le sauve par des prières.

Et Faust se trouvera donc après sa mort dans la félicité et ce que Mahler a mis en musique est la fin de ce second Faust.

Musique sublime qui magnifie ce texte étonnant.

Vous trouverez derrière ce lien : <L’humanité perpétuée> une analyse savante de cette scène finale de Faust.

J’ai trouvé une présentation assez humoristique et décalée d’un musicien qui poursuivait le projet  déraisonnable et exaltant de monter cette œuvre avec des chœurs amateurs de Bourg en Bresse : <Première Partie> et <Seconde Partie>

Vous trouverez une analyse plus classique derrière ce <lien> :

La quatrième approche est celle d’essayer de décrire comment on peut recevoir une telle œuvre dans une magnifique salle de concert et avec de remarquables interprètes.

Bien sûr je ne suis capable que d’essayer en toute humilité de tenter de décrire mon propre ressenti.

Un jour j’ai appris qu’il existait des concerts, mais peut-on appeler cela des concerts ?, dans lesquels on se rend avec des boules Quies. Pour moi cela reste un mystère : Peut-on aller voir des peintures dans un musée avec un bandeau noir sur les yeux ?

Mais quand un orchestre de 120 musiciens avec un orgue et plus de 200 choristes jouent et chantent à pleine puissance, le volume en décibels est très important. Mais il n’y a aucune saturation que de la plénitude, du souffle. La salle se remplit de son, les fibres les plus intimes du corps vibrent et l’émotion submerge.

Le grand chef d’orchestre roumain Sergiu Celibidache, disait quand on vient me voir à la fin d’un concert en me disant c’était magnifique ! C’était sublime ! Cela ne m’inspire pas beaucoup. Mais quand on me dit : cela m’a fait du bien, alors je pense que le concert était bon.

Récemment j’ai échangé avec mon ami Gérald qui est aux portes de la retraite et qui me disait son désir de remplir le reste de sa vie encore de quelques beaux voyages. Pour ma part c’est un absolu d’avoir pu vivre en concert cette œuvre unique qui est jouée rarement, en raison des moyens qu’il faut mettre en œuvre pour l’interpréter. Pour moi, c’est aussi un voyage, un voyage au pays de l’émotion.

Les derniers vers de Goethe mis en musique par Mahler sont :

« L’indescriptible
Est ici réalisé ;
L’éternel féminin
nous entraîne vers les cieux. »

Vous pouvez donc écouter et voir une vidéo de ce concert sur le site de la Philharmonie : <Concert du 17 février 2019>. Bien sûr ce n’est qu’un reflet de ce qui se vit en concert, dans la salle.

Pour faire une comparaison, pour les amoureux du voyage, c’est comme une belle photo des pyramides de Gizeh ou du Taj Mahal.


Pour les enregistrements audio de cette symphonie, je propose deux versions

La version de Georg Solti avec l’orchestre de Chicago et la version de Giuseppe Sinopoli avec le Philharmonia de Londres


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