Jeudi 12 novembre 2020

« Ce que Jacques ramenait du lycée était inassimilable, et le silence grandissait entre sa famille et lui »
Albert Camus, « Le premier homme », Page 186. Pour exprimer la séparation du monde du lycée et de sa famille

La famille d’Albert Camus faisait partie des français d’Algérie. Mais des français pauvres, car il existait des français pauvres en Algérie.

La ville d’Alger était majoritairement habitée par des européens, je veux dire des français. Les photos d’alors nous montrent un Alger couvert d’immeubles Haussmannien, comme Paris. Mais c’était pour les français riches. Le quartier Belcourt était réservé aux familles pauvres.

Et c’était dans ce quartier que le petit Albert habitait avec sa famille, rue de Lyon au numéro 93.

La famille maternelle, comme la famille paternelle étaient pauvres. Mais la situation avait empiré quand le père d’Albert dut partir d’Algérie pour rejoindre l’armée française.

Dès son départ, la mère handicapée n’a pu faire autrement que rejoindre sa mère, la tyrannique Marie Cardona-Sintes qui habitait cette adresse du quartier Belcourt.

Camus dans « l’Envers et l’Endroit », décrit cette maison tout en parlant de lui à la troisième personne :

« Ce quartier, cette maison ! Il n’y avait qu’un étage et les escaliers n’étaient pas éclairés. Maintenant encore, après de longues années, il pourrait y retourner en pleine nuit. Il sait qu’il grimperait l’escalier à toute vitesse sans trébucher une seule fois. Son corps même est imprégné de cette maison. Ses jambes conservent en elles la mesure exacte de la hauteur des marches. Sa main, l’horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe d’escalier. Et c’était à cause des cafards. »

Dans ce petit trois-pièces pouilleux vivaient donc la grand-mère, la mère, son frère aîné, Lucien, et également l’oncle, frère de la mère, sourd aussi. Oncle avec lequel il avait une relation affectueuse et qu’il rejoignait parfois dans l’usine de tonnellerie dans laquelle il travaillait.

Et cette situation de pauvreté qu’il a vécue, va donner à Camus les mots pour faire comprendre ce que cela signifie.

Pauvre, veut évidemment dire qu’on s’inquiète du lendemain, de ce que l’on va pouvoir manger, des habits qu’on pourra se mettre ou qu’il faudra remplacer, du coût des soins en cas de pépin de santé. Tout cet aspect matériel est essentiel et on y songe spontanément quand on est épargné de ces soucis et qu’on pense à un pauvre.

Mais Camus nous éclaire davantage sur les conséquences psychiques, l’enfermement et la séparation avec le monde de la culture.

Ainsi, il décrit un échange avec sa mère dans sa recherche du père pour arriver à capter des souvenirs, mieux comprendre qui était son père.

Il interroge sa mère, la presse de questions. Elle ne répond pas de manière précise. Il constate qu’elle se contredit, alors il la bouscule un peu plus par d’autres interrogations en la confrontant à ses incohérences.

Et puis…

Il s’arrête et il écrit ceci :

« Elle disait oui, c’était peut-être non, il fallait remonter dans le temps à travers une mémoire enténébrée, rien n’était sûr.

La mémoire des pauvres déjà est moins nourrie que celles des riches, elle a moins de repères aussi dans le temps d’une vie uniforme et grise. Bien sûr, il y a la mémoire du cœur dont on dit qu’elle est la plus sûre, mais le cœur s’use à la peine et au travail, il oublie vite sous le poids des fatigues.

Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort. Et puis, pour bien supporter, il ne faut pas trop se souvenir, il fallait se tenir tout près des jours, heure après heure, comme le faisait sa mère, un peu par force sans doute, puisque cette maladie de jeunesse l’avait laissée sourde et avec un embarras de parole, puis l’avait empêché d’apprendre ce qu’on enseigne même aux plus déshérités, et forcée donc à la résignation muette, mais c’était aussi la seule manière qu’elle ait trouvée de faire face à sa vie, et que pouvait-elle faire d’autre, qui à sa place aurait trouvé autre chose ? »
Page 79

C’est bouleversant.

La mémoire des pauvres est moins nourrie que celles des riches et elle a moins de repères.

Avec son ami Pierre qui sera aussi un excellent élève, ils aiment l’école et leur instituteur, M Bernard dans le livre et M Germain dans la vraie histoire. L’école leur permet de sortir du monde de l’enfermement de la pauvreté.

Là encore, les mots de Camus sont d’une justesse et d’une émotion sans pareille :

« Seule l’école donnait à Jacques et à Pierre ces joies. Et sans doute ce qu’ils aimaient si passionnément en elle, c’est ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur elle-même : la misère est une forteresse sans pont-levis.
page137 »

Une forteresse sans pont-levis, c’est-à-dire dont on ne sort pas.

Mais le plus terrible c’est quand Pierre et Jacques vont quitter l’école, quitter leur quartier pour aller au lycée du centre-ville. Avant cela, ils vivaient entre eux, la pauvreté était leur univers. Ils considéraient que c’était la normalité.

Mais au lycée, ils vont s’apercevoir que la plupart des enfants qui s’y trouve ne sont pas pauvres comme eux. Il se dessine une séparation : deux mondes. Le monde du lycée dont Camus ne pouvait pas parler dans sa famille car elle ne pouvait pas comprendre ce qui se passait au lycée. Et le monde de sa famille qui ne pouvait être expliqué au lycée. :

« Pierre et lui s’aperçurent très vite qu’ils étaient seuls. M. Bernard, lui-même, que d’ailleurs ils n’osaient pas déranger, ne pouvait rien leur dire sur ce lycée qu’il ignorait. Chez eux, l’ignorance était encore plus totale.

Pour la famille de Jacques, le latin par exemple était un mot qui n’avait rigoureusement aucun sens.

Qu’il y ait eu (en dehors des temps de la bestialité, qu’ils pouvaient au contraire imaginer) des temps où personne ne parlait français, que des civilisations (et le mot même ne signifiait rien pour eux) se fussent succédé dont les usages et la langue fussent à ce point différents, ces vérités n’étaient pas parvenues jusqu’à eux. Ni l’image, ni la chose écrite, ni l’information parlée, ni la culture superficielle qui naît de la banale conversation ne les avaient atteints.

Dans cette maison, où il n’y avait pas de journaux, ni, jusqu’à ce que Jacques en importât, de livres, pas de radio non plus, où il n’y avait que des objets d’utilité immédiate, où l’on ne recevait que la famille, et que l’on ne quittait que rarement et toujours pour rencontrer des membres de la même famille ignorante, ce que Jacques ramenait du lycée était inassimilable, et le silence grandissait entre sa famille et lui. »
Page 186

Deux mots pour exprimer cette incompréhension : inassimilable et le silence

Je pense qu’il s’agit encore d’un problème actuel où certaines familles ne peuvent pas assimiler ce qui se passe au lycée ou pendant les études et qui conduisent à des enfants qui se sentent écartelés entre deux mondes.

Car du côté du lycée, il y a aussi séparation.

« Au lycée même, il ne pouvait parler de sa famille, dont il sentait la singularité sans pouvoir la traduire, si même il avait triomphé de l’invincible pudeur qui lui fermait la bouche sur ce sujet.

Ce n’était même pas la différence des classes qui les isolait. Dans ce pays d’immigration, d’enrichissement rapide et de ruines spectaculaires, les frontières entre les classes étaient moins marquées qu’entre les races. Si les enfants avaient été arabes, leur sentiment eût été plus douloureux et plus amer. Du reste, alors qu’ils avaient des camarades arabes à l’école communale, les lycéens arabes étaient l’exception, et ils étaient toujours des fils de notables fortunés.

Non, ce qui les séparait, et plus encore Jacques que Pierre, parce que cette singularité était plus marquée chez lui que dans la famille de Pierre, c’était l’impossibilité où il était de la rattacher à des valeurs ou des clichés traditionnels.

Aux interrogations du début d’année, il avait pu répondre certainement que son père était mort à la guerre, ce qui était en somme une situation sociale, et qu’il était pupille de la nation, ce qui s’entendait de tous.

Mais, pour le reste, les difficultés avaient commencé. Dans les imprimés qu’on leur avait remis, il ne savait que mettre à la mention « profession des parents ». Il avait d’abord mis « ménagère » pendant que Pierre avait mis « employée des P.T.T. ».

Mais Pierre lui précisa que ménagère n’était pas une profession mais se disait d’une femme qui gardait la maison et faisait son ménage. « Non, dit Jacques, elle fait le ménage des autres et surtout celui du mercier d’en face. Eh bien, dit Pierre, en hésitant, je crois qu’il faut mettre domestique ».

Cette idée n’était jamais venue à Jacques pour la simple raison que ce mot, trop rare, n’était jamais prononcé chez lui. Pour la raison aussi que personne chez eux, n’avait le sentiment qu’elle travaillait pour les autres, elle travaillait d’abord, pour ses enfants. Jacques se mit à écrire le mot, s’arrêta et d’un seul coup, connut la honte et la honte d’avoir eu honte »
Pages 186 & 187

La honte puis la honte d’avoir eu honte.

Et aussi une appréhension différente du monde, un autre regard : dans la famille de Camus on pensait que la mère travaillait pour ses enfants, chez les érudits on jugeait qu’elle travaillait pour les autres.

L’enfant est mal à l’aise dans ce lycée dans lequel la quasi-totalité des lycéens n’est pas comme lui. Parce que l’enfant se définit par rapport aux adultes, à sa famille. Albert Camus ajoute :

« Un enfant n’est rien par lui-même, ce sont ses parents qui le représentent. C’est par eux qu’il se définit, qu’il est défini aux yeux du monde. C’est à travers eux qu’il se sent jugé vraiment, c’est-à-dire jugé sans pouvoir faire appel. »

Le « premier homme » est un chef d’œuvre.

<1486>

Mardi 10 novembre 2020

« En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement.
Joie profonde »
Albert Camus, « Le premier homme », Annexe page 312

La lecture de la dernière œuvre de Camus : « Le premier homme » me donna des moments d’émotion et de réflexion intenses.

Pas plus que pour la musique de Schubert, je ne suis capable de parler savamment de cette œuvre, avec les outils et la connaissance des érudits de la littérature.

Si une telle approche vous intéresse, vous pourrez regarder Agnès Spiquel, présidente de la société des études camusiennes, présenter son éclairage <Le Premier Homme » de Camus, le roman de sa vie> dans une conférence d’une heure et demie, donnée à l’Université de Nantes en 2014.

Mon approche ne saurait être que le récit inspirant et émerveillé de l’histoire que raconte ce livre et les réflexions de sagesse ou d’observations de la vie qu’Albert Camus a su concentrer dans des expressions d’une justesse et d’une clarté peu commune.

Le manuscrit se trouvait dans sa serviette qu’on a retiré de la carcasse de la voiture qui avait conduit Camus à la mort.

C’est une œuvre sur laquelle il travaillait avec acharnement au cours de la dernière année de sa vie, l’année 1959. Il voulait en faire sa grande œuvre. Son « Guerre et paix ».

Son prix Nobel lui avait été décerné 2 ans auparavant. Son discours de réception du prix commençait par ces mots :

« En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier […] »

Un homme presque jeune et une œuvre encore en chantier.

Il semble bien qu’à ce moment de sa vie, Camus avait le sentiment qu’il n’avait pas encore écrit sa grande œuvre.

Il s’est donc lancé dans cette aventure. Mails il a écrit fin 1959 qu’il lui faudrait encore 8 mois de travail acharné dans sa maison du Lubéron pour finir une première version terminée de ce livre.

Première version qu’il devait donc par la suite réécrire, compléter, amender.

Le livre était prévue en 3 parties :

  • Recherche du père (d’abord appelé les nomades)
  • Le fils ou le premier homme (d’abord appelé le premier homme)
  • La mère

Il n’a eu le temps que de finir une première version de la première partie, la seconde n’est qu’entamée, la dernière n’existe pas.

Beaucoup disent que c’est une autobiographie, Camus a toujours parlé d’un roman.

Le personnage principal s’appelle « Jacques Cormery » et autour de lui tous les personnages ont un autre nom que celui que portait les proches et les personnes qui ont compté dans la vie de l’écrivain. Ainsi son instituteur, M Germain, s’appelle M Bernard. Quelquefois, le manuscrit laisse poindre l’erreur du premier jet et le vrai prénom de tel oncle ou de tel ami est écrit à la place du nom fictif.

Il est certain que l’histoire qui est racontée est très proche de ce que le jeune Albert Camus a vécue. Agnès Spiquel appelle ce livre : « roman écrit à partir d’une base autobiographique ».

L’éditeur Gallimard écrit :

« Il avait jeté les bases de ce qui serait le récit de l’enfance de son «premier homme». Cette rédaction initiale a un caractère autobiographique qui aurait sûrement disparu dans la version définitive du roman. »

Il est certain que le livre que nous tenons aujourd’hui en main, est probablement très éloigné de ce qu’imaginait ou de ce que voulait faire Albert Camus. On peut penser qu’il voulait partir de sa vie pour en faire une œuvre universelle qui aurait certainement gommé des aspects autobiographiques pour y ajouter des aspects fictifs.

Francine Faure, son épouse, qui, à sa mort, était devenu la responsable de la diffusion de l’œuvre n’a pas publié cette œuvre. Elle avait interrogé un petit cercle d’amis de Camus. Les avis étaient partagés, mais finalement la décision fut de ne pas publier.

A la mort de Francine en 1979, Catherine sa fille va reprendre le flambeau. Et c’est elle qui va faire publier le livre en 1994. L’œuvre n’avait pas de titre, Catherine Camus va choisir celui de la deuxième partie.

Quelquefois, un mot est resté illisible, alors le texte publié laisse un espace que le lecteur remplit comme il peut.

Au cœur du livre se trouve la recherche du père que Camus n’a pas connu. Puisque Camus est né le 7 novembre 1913 et que son père Lucien Auguste Camus qui a vécu toute sa vie en Algérie, n’est venu qu’une fois en Métropole pour aller se battre sur les champs de bataille de la guerre 14-18 et qu’il est mort dès le début de la guerre, en septembre 1914. Atteint à la tête par un éclat d’obus qui l’a rendu aveugle, il est évacué sur l’école du Sacré-Cœur, de Saint-Brieuc, transformée en hôpital auxiliaire, et il meurt, moins d’une semaine après, le 11 octobre 1914, à 28 ans.

Dans le livre Jacques Cormery cherche la tombe de son père dans le carré militaire de Saint Brieuc.

Quand il la trouve, une chose le marque particulièrement :

« «  C’est ici », dit le gardien. Ils étaient arrivés devant un carré entouré de petites bornes de pierre grise réunies par une grosse chaîne peinte en noir. Les pierres, nombreuses, étaient toutes semblables, de simples rectangles gravés, placés à intervalles réguliers par rangée successives. Toutes étaient ornées d’un petit bouquet de fleurs fraîches. « C’est le Souvenir français qui se charge de l’entretien depuis quarante ans. Tenez, il est là. » Il montrait une pierre dans la première rangée. Jacques Cormery s’arrêta à quelque distance de la pierre. « Je vous laisse », dit le gardien. Cormery s’approcha de la pierre et la regarda distraitement. Oui, c’était bien son nom. Il leva les yeux. Dans le ciel plus pâle, des petits nuages blancs et gris passaient lentement, et du ciel tombait tour à tour une lumière légère puis obscurcie. Autour de lui, dans le vaste champ des morts, le silence régnait. Une rumeur sourde venait seule de la ville par-dessus les hauts murs. Parfois, une silhouette noire passait entre les tombes lointaines. Jacques Cormery, le regard levé vers la lente navigation des nuages dans le ciel, tentait de saisir derrière l’odeur des fleurs mouillées la senteur salée qui venait en ce moment de la mer lointaine et immobile quand le tintement d’un seau contre le marbre d’une tombe le tira de sa rêverie. C’est à ce moment qu’il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu’il l’ignorait. Puis il lut les deux dates, « 1885-1914 » et il fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.

Et le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vient lui emplir le cœur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme fait ressent devant l’enfant injustement assassiné – quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui  immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n’étaient plus que fracas, ressac et remous où Jacques Cormery se débattait maintenant aux prises avec l’angoisse et la pitié. Il regardait les autres plaques du carré et reconnaissait aux dates que ce sol était jonché d’enfants qui avaient été les pères d’hommes grisonnants qui croyaient vivre en ce moment. »

D’abord un peu indifférent, Camus répond au gardien qui lui demande si c’est dur de se retrouver devant la tombe de son père : « Mais non. Je n’avais pas un an quand il est mort. Alors, vous comprenez ». Mais il est rempli d’émotion quand il se rend compte que la guerre c’est la mort de jeunes hommes, dans la fleur de l’âge.

Certains sont morts encore plus jeunes, si jeune qu’il n’avait même pas eu d’enfants.

Camus ne trouvera pas grand-chose sur son père, sauf deux épisodes essentiels dont il nourrira sa vie et ses valeurs profondes. Le premier a déjà fait l’objet d’un mot du jour, le <2 octobre 2017> : « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… » (Page 66)

Un homme ça s’empêche et même s’il y a des causes à défendre, elles ne peuvent justifier l’abomination.

Le second lui a été répété par sa mère : Son père était allé voir exécuter un assassin et quand il est revenu il était malade à en vomir. Camus a toujours été viscéralement contre la peine de mort.

Mais si le livre raconte une quête pour retrouver un peu de son père, c’est aussi un cri d’amour vers sa mère quasi sourde, analphabète, pauvre qui a toujours fait de son mieux dans un monde injuste et violent qu’elle subissait.

Il n’a pu écrire la troisième partie qui lui était consacré, mais sur la première page du manuscrit, il écrit

« A toi qui ne pourras jamais lire ce livre »

Bien sûr, puisqu’elle ne savait pas lire. Et dans les notes qui accompagnaient le manuscrit se trouve cette phrase que j’ai mis en exergue :

« En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde »

Et dans une autre note

« Dans l’idéal, si le livre était écrit à la mère, d’un bout à l’autre – et l’on apprendrait seulement à la fin qu’elle ne sait pas lire – oui ce serait cela. »
Annexe page 292

<1485>

 

Lundi 9 novembre 2020

« C’est absurde de mourir dans un accident de voiture. »
Albert Camus

C’était il y a 60 ans en 1960, mais au début de l’année : le 4 janvier 1960 dans l’Yonne sur le territoire de la commune de Villeblevin, un peu au sud de Fontainebleau

A 13h55, à pleine vitesse, la voiture conduite par Michel Gallimard arrête sa course dans un platane situé le long de la nationale 5 et se disloque.

Albert Camus, assis à la place qu’on appelle «la place du mort», perd la vie immédiatement, à 46 ans.

Michel Gallimard, transporté d’urgence dans un hôpital, mourra six jours plus tard.

A l’arrière de la voiture se trouvait l’épouse de Michel : Janine et leur fille Anne

Les deux femmes sortiront miraculeusement indemnes.

Michel est le neveu de Gaston Gallimard, l’éditeur d’Albert Camus.

Michel et son épouse sont des intimes de Camus. Michel, qui dirige la célèbre collection La Pléiade, est tuberculeux, comme Albert, ce qui crée un lien très fort entre eux.

Le philosophe de l’absurde meurt dans un accident de voiture. Lui qui a dit souvent qu’il trouvait absurde de mourir dans un accident de voiture. C’est ce que révèle ce remarquable documentaire réalisé par Georges-Marc Benamou : « Les vies d’Albert Camus ».

Comment s’est-il trouvé dans cette voiture, une Facel Vega, avec son ami Michel ?

En 1957, il avait reçu le prix Nobel de littérature et grâce au chèque de l’académie de Stockholm, il avait acheté une belle maison dans le Lubéron, une ancienne magnanerie, ces fermes où l’on élevait des vers à soie. C’était dans une petite rue de la commune de Lourmarin, village du Vaucluse. Petite rue qui s’appelait pourtant « la Grand-Rue » et qui depuis a été rebaptisée « rue Albert Camus ».

Ce village, ce lieu lui rappelait son Algérie natale qu’il aimait tant et pour laquelle il avait rêvé un autre destin que celui qui allait advenir 2 ans et demi plus tard : l’indépendance.

Lui avait ce rêve utopique d’une Algérie définitivement liée à la France, mais avec des droits strictement identiques entre ceux qu’on appelait les indigènes et les français « européens ». Il aurait voulu aussi une aide massive pour aider les algériens et notamment les kabyles à sortir de la pauvreté.Il avait publié un reportage, resté célèbre, du 5 au 15 juin 1939, dans le quotidien algérois, «Alger Républicain» fondé en 1938 par son ami Pascal Pia : «Misère de la Kabylie»

Nous comprenons, 60 ans après, que cette utopie de Camus n’avait aucune chance à prospérer.

Il aimait donc ce lieu du Lubéron loin des polémiques parisiennes, de l’ostracisme auquel l’avait condamné Jean-Paul Sartre et son clan de staliniens haineux et intolérants qui régnaient alors dans le monde intellectuel de gauche de la capitale.

<Cet article de l’Express> narre :

« Loin du ballet protocolaire du Nobel, des polémiques avec Sartre et des intrigues de couloirs de la maison Gallimard, l’auteur de L’Etranger revit dans ce pays de soleil et de vignes, qui lui rappelle son Algérie natale. On le croise régulièrement au bord du terrain de foot, encourageant la Jeunesse sportive lourmarinoise, ou à la terrasse du café Ollier. Comme en paix avec lui-même. « J’y ai passé quelques semaines en juillet 1959, se souvient sa fille Catherine, qui avait 14 ans à l’époque […]. Il était dans son élément, en adéquation avec ce ciel, cette terre. Il s’y déplaçait avec le naturel d’un chat. »

C’est dans cette ambiance que pour Noël 1959, Albert Camus est rejoint par son épouse Francine et leurs deux enfants, les jumeaux Catherine et Jean, pour les vacances.

La vie sentimentale d’Albert Camus est compliquée, comme le montre le documentaire de Georges-Marc Benamou. Ce dernier réveillon de Noël, comme le nouvel an, se passe avec sa famille.

Le 2 janvier, Francine, Catherine et Jean prennent le train à la gare d’Avignon pour rejoindre Paris. Albert Camus avait également acheté un billet de retour en train. Il avait prévu de rentrer par le chemin de fer, deux jours plus tard, en compagnie de son ami René Char.

Très souvent, comme le rapporte George-Marc Benamou dans son documentaire, il avait eu ce mot : « C’est absurde de mourir dans un accident de voiture ».

Il vaut mieux rentrer en train, mais ce billet de train pour Paris, il ne l’utilisera pas.

Car entre-temps sont arrivés à Lourmarin – au volant d’une Facel Vega… – Michel et Janine Gallimard, accompagnés de leur fille Anne.

Et Albert Camus décidera de rentrer en voiture avec ses amis.

Et je cite le même <article de l’Express> qui raconte le départ le 3 janvier au matin :

« On fait un dernier plein à la station Shell du village et le garagiste en profite pour se faire dédicacer son exemplaire de L’Etranger : « A monsieur Baumas, qui contribue à me faire revenir souvent dans le beau Lourmarin », écrit Camus… Puis ce sont les adieux à la fidèle Suzanne Ginoux. Tout le monde – Michel, au volant, Janine, Anne, Camus et Floc (le chien des Gallimard) – grimpe dans la voiture. […]

Nationale 7, déjeuner à Orange, puis remontée vers la Bourgogne, discussions animées sur les velléités théâtrales d’Anne Gallimard, encouragées par Camus, nationale 6 et, enfin, halte pour la nuit au Chapon fin, deux étoiles au Michelin, à Thoissey, un peu avant Mâcon. Le dîner est joyeux : on célèbre les 18 ans d’Anne Gallimard.

Au matin du 4 janvier, on repart tranquillement vers Paris. […]

Les amis s’arrêtent à Sens pour un bref déjeuner à l’hôtel de Paris et de la Poste. Puis c’est la nationale 5 jusqu’à Paris (autre signe du destin, la construction de l’autoroute du Sud, qui aurait peut-être pu éviter le drame, commencera cette même année 1960…), Camus est assis sur le siège passager, sans ceinture de sécurité (non obligatoire à l’époque), les deux femmes à l’arrière. La voiture vient de passer Champigny-sur-Yonne et aborde une longue ligne droite bordée de platanes. Que s’est-il exactement produit à cet instant ? La Facel Vega sort de la route, frappe de plein fouet un premier arbre puis rebondit 13 mètres plus loin sur un second platane, autour duquel le châssis s’enroule. Les débris de la voiture, littéralement coupée en deux, sont éparpillés sur des dizaines de mètres[…]. Les gendarmes, qui penchent pour un pneu éclaté et, sans doute, une vitesse excessive, relèvent une trace de 63 mètres de long. On n’a, semble-t-il, signalé aucun autre véhicule ni obstacle imprévu à proximité du drame. »

« C’est absurde de mourir dans un accident de voiture ».

Des décombres, maculée de boue, on extrait la serviette d’Albert Camus.

Il y avait glissé, quelques photographies, un exemplaire du Gai Savoir, de Nietzsche, une édition scolaire d’Othello et les 144 feuillets du manuscrit de son chef d’œuvre « Le Premier Homme »

Lors du mot du jour du <2 octobre 2017, j’avais déjà cité un extrait du premier homme, une citation de son père : « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… »

Jeune, Camus ne me « parlait » pas. J’avais étudié à l’école « L’Etranger », comme tout le monde, je pense.

Rien ne m’avait accroché, alors.

Mais depuis que l’âge permet de monter chaque jour un peu plus, les marches de la maturation, Camus m’apparait chaque jour, un peu plus, comme un de ces géants qui nous permet de progresser et de réduire notre manque d’intelligence.

J’ai appris que l’expression « des nains sur des épaules de géants » (en latin : nani gigantum humeris insidentes) est une métaphore attribuée à Bernard de Chartres, maître du XIIe siècle, utilisée pour montrer l’importance pour tout homme ayant une ambition intellectuelle de s’appuyer sur les travaux des grands penseurs du passé (les « géants »).

J’ai plusieurs fois cité Albert Camus dans les mots du jour. En partant des plus récents :

  • <jeudi 17 octobre 2019> : « Quand ils ont peur, c’est pour eux-mêmes. Mais leur haine est pour les autres. »
  • <mardi 12 juin 2018> : «Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… »
  • <vendredi 6 octobre 2017: « Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé »
  • <jeudi 22 août 2013> : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »
  • <mardi 18 décembre 2012> : « L’amitié est la science des hommes libres. »

La pause de l’été m’a permis de lire « Le premier homme » et les vacances d’octobre, d’avant le deuxième confinement, m’ont conduit à lire ce que tout le monde conseillait : « La peste ».

A partir de ces lectures et peut être davantage, si l’inspiration me vient, je vais entamer une série de mots du jour sur Albert Camus.

Je vous redonne le lien vers cet admirable documentaire de Georges-Marc Benamou : « Les vies d’Albert Camus ».

<1484>

Jeudi 7 mai 2020

«Rendre lisible un texte du VIIe siècle à un lecteur du XXIe siècle en usant d’une langue simple.»
Quête poursuivie par Malek Chebel dans sa traduction du Coran

Dans l’entretien évoqué hier, Malek Chebel revient assez longuement sur sa traduction du Coran et répond aussi aux questions que lui pose Léna Mauger sur son interprétation du livre sacré de l’Islam.

J’ai trouvé plus opérant de faire, de cette partie, un mot du jour spécifique.

Je l’ai déjà écrit, je dispose de sa traduction du Coran sur ma tablette. Mon objectif n’est pas de lire ou de m’approprier le Coran. Mais à plusieurs reprises j’ai éprouvé le besoin d’aller vérifier ce qu’il y avait vraiment d’écrit dans ce livre sur un sujet particulier ou plus encore vérifier quand on se référait précisément à une sourate du Coran.

Il me fallait donc disposer d’une traduction en laquelle je pouvais avoir confiance. Confiance que j’accorde à Malek Chebel.

J’ai d’ailleurs cité lors d’un mot du jour sa traduction du verset 32 de la Sourate V : « Celui qui sauve un seul homme est considéré comme ayant sauvé tous les hommes »

Malek Chebel explique d’abord pourquoi il a entrepris une traduction en français du Coran

« Après le 11-Septembre, j’ai été sidéré par la méconnaissance de ce texte d’une beauté extraordinaire, truffé d’images élégantes et de métaphores. Les imams, « ceux qui dirigent la prière », bloquent l’accès au Coran. Ils sont pour la plupart de simples répétiteurs d’un texte qu’ils ne comprennent pas. Les actuelles traductions du Coran sont absconses ou vieillies. Celles qui passent pour être acceptables utilisent une langue obsolète : trop savante, trop maniérée ou trop décalée. J’ai donc voulu traduire ce texte, pas pour le « détraduire », mais pour le rendre dans une langue rigoureuse, sobre, belle, actuelle et sans concession. […]

 Il m’a fallu démarrer ce travail avec une peau lisse. Il m’a pris dix ans, et j’en suis sorti plein de rides. Je m’étais fixé deux objectifs : rendre lisible un texte du VIIe siècle à un lecteur du XXIe siècle en usant d’une langue simple avec de nombreuses notes de bas de page, et le vendre à moins de 25 euros.»

Il nous apprend que même certains professeurs de l’école coranique avouent ne pas comprendre ou même tenter de comprendre leur texte sacré :

« Jeune, j’avais appris ce texte par cœur, en l’ânonnant comme tous les enfants de mon âge tenus par la peur des châtiments corporels en terre musulmane. Je suis tombé un jour sur mon professeur de l’école coranique, je l’ai interrogé sur un problème d’exégèse, il m’a pris par le coude : « Je peux t’avouer quelque chose ? Moi j’ai appris le Coran phonétiquement, sans rien y comprendre. »

Le Coran est un texte prescriptif :

« Il dicte précisément un ensemble de devoirs et d’interdits. Le Coran dit que le ramadan dure un mois, que les prières doivent être pratiquées cinq fois par jour, que l’aumône doit être prélevée et donnée aux pauvres, que les mécréants doivent être châtiés… La codification de l’inceste est très rigoureuse. »

Mais selon Malek Chebel on attribue des fausses prescriptions au Coran

« L’exigence de la circoncision ne figure pas dans le texte, c’est une tradition. L’excision est aussi absente. Et on ne trouve nulle recommandation sur la taille et la forme de la barbe, qui relève simplement d’une volonté d’imiter le Prophète. Mais il faut faire attention : d’une interprétation à l’autre, les écarts sont nombreux. […]

Le Coran ne dit rien sur la virginité. C’est la tradition bédouine patriarcale qui l’a imposée : elle faisait office de livret de famille, de filet de sécurité pour s’assurer de la paternité d’une grossesse et assurer les héritages. Les imams et les théologiens se sont appuyés au IXe siècle sur ce doute pour le cristalliser. Depuis personne n’a remis en cause leur parole, même si les mœurs ont évolué. […]

Les musulmanes étaient indépendantes à l’origine. On l’oublie souvent, mais Khadidja, la première épouse du Prophète et première musulmane, était plus âgée que lui, veuve et femme d’affaires. C’est elle qui l’a engagé comme caravanier. Sur les dix épouses du Prophète, six n’étaient pas vierges.

[Les femmes musulmanes n’ont pas d’obligation de se voiler] Seuls deux versets et demi du Coran évoquent le voile en utilisant le mot « djilbab », qui peut aussi bien se traduire par « fichu », l’accessoire traditionnel des vieilles dames en Orient. Les représentations les plus proches de l’époque coranique montrent des femmes tantôt découvertes, tantôt voilées, mais jamais intégralement.

Le voile intégral du type tchador ou burqa est apparu au XIXe siècle avec l’essor en Arabie Saoudite du wahhabisme, une vision puritaine et rigoriste de l’islam. L’obligation s’est rigidifiée avec le temps. En 1923, l’Égyptienne Huda Sharawi, leader du féminisme arabe, pouvait retirer son voile au Caire, suivie par des centaines de femmes, sans encourir de sanctions. »

Des prédicateurs affirment aujourd’hui qu’une femme non voilée n’est pas un être humain, mais une exhibitionniste, voire une hystérique. Soyons sérieux ! S’il faut voiler la femme pour en faire une musulmane, que faire des millions de femmes dévoilées pendant quatorze siècles ? Étaient-elles de mauvaises musulmanes ? Et les -Asiatiques non voilées, et les Africaines non -voilées, sont-elles encore musulmanes ?

Je défends un islam du cœur, pas un islam du fichu.

Il avait pris position contre le port du voile mais il s’est heurté aux conservateurs et aux archaïsmes instillés par les traditions des pays musulmans influents

« Oui, j’y suis allé la fleur au fusil. Je voulais montrer que l’islam était affaire de choix, que le voile est étranger à la religion.

Mais les conservateurs ont réussi leur travail de sape. Les idées des prédicateurs envoyés dans les banlieues françaises à partir des années 1970 ont infusé dans les mosquées, les salons, les mariages. Il n’y a plus de -mobilisation. Des mères nées dans les pays arabes et jamais voilées de leur vie imitent la quête identitaire de leurs filles. L’interdiction à l’école du port du foulard, selon un principe de laïcité, est défiée. Et ce, au moment même où des femmes des pays arabes revendiquent leur liberté. Au Qatar, plusieurs familles ont demandé à leurs filles de ne plus porter le voile à l’école. »

Il explique aussi la différence entre la charia et le Coran :

« Le Coran est un livre sacré ; comme tel, il donne des prescriptions relativement précises sur le dogme. La charia, en revanche, est une déclinaison, une transposition juridique du texte sacré. Elle rassemble un ensemble de normes définies par des hommes : la famille, la sexualité, l’héritage, l’éducation des enfants, l’obéissance aux préceptes dictés par les imams… De fait, elle est plus rigoriste. Œuvre des théologiens du VIIIe et du IXe siècle, elle traduit fatalement leur imaginaire et le degré d’acceptation de l’époque.

Les califes ont gouverné pendant des siècles avec la charia. Seuls les régimes musulmans les plus conservateurs l’appliquent aujourd’hui en totalité ou partie. On n’accepte plus aussi facilement que l’on coupe la main au voleur, que l’on lapide, que l’on excommunie pour une opinion…

Les fondamentalistes ne font aucune différence entre la charia et le Coran. Ces groupuscules populistes religieux envoient des gamins à la boucherie en présentant le djihad comme un impératif de la foi musulmane, alors que le Coran interdit strictement la guerre entre musulmans !

Le djihad ne peut être qu’une guerre d’autodéfense visant à protéger ses femmes, sa terre et ses enfants.

On peut aussi interpréter le djihad dont parle le Prophète comme une guerre spirituelle contre soi-même et ses mauvais penchants, un peu dans l’esprit du bouddhisme. »

Malek Chebel a introduit sa traduction du Coran par un texte daté du 23 février 2009, cité également dans le livre d’entretien de la revue XXI.

J’en cite le début et la conclusion pleine d’humilité et de retenue :

« Tous ceux qui maîtrisent la langue arabe savent qu’il est extrêmement difficile de comprendre le Coran et que sa traduction passe pour être une vraie gageure. D’ailleurs, on ne traduit pas le Coran comme une œuvre profane, on en interprète seulement les idées, on cherche à les comprendre et, si besoin est, à les restituer aux lecteurs d’une autre langue. […]

L’Islam cherche sa place dans le cadre d’une mondialisation des échanges humains et d’une circulation rapide des idées.
Faut-il le préserver de cette dynamique ?
Qui peut d’ailleurs croire qu’il en serait prémuni pour autant ?
Aussi, pour ne pas pratiquer une politique d’omission volontaire et d’autisme, j’ai cherché les voies possibles d’une cohérence de la compréhension du monde d’aujourd’hui avec les préceptes coraniques, sans dénaturer l’esprit de la Révélation ni méconnaître les réalités complexes qui influencent la présence au monde des musulmans.
Et c’est avec la plus grande bonne foi que j’ai agi, un peu dans l’esprit de ce que Goethe disait lorsqu’il écrivit ces mots – peut-être pensait-il au Coran :
«Ce livre sacré qui, chaque fois que nous le prenons, nous rebute de nouveau, puis nous attire, nous plonge dans l’étonnement et finit par exiger le respect. »

<1417>

Dimanche 26 avril 2020

«Anywhere out of the world
N’importe où hors du monde»
Charles Baudelaire – Petits Poèmes en prose (Le Spleen de Paris)

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Après mon bac en 1976, je me suis perdu pendant 3 ans en classe de mathématiques supérieures et spéciales au Lycée Kléber de Strasbourg.

Je m’y suis perdu, parce que dans ces études on apprend très peu de choses utiles. L’étudiant est gavé, comme une oie, pour pouvoir ensuite participer avec cette connaissance largement inutile, à une compétition, sorte de «questions pour un champion». Compétition dans laquelle on choisit celles et ceux qui ont su garder dans leur mémoire les tonnes d’informations ingurgitées et disposent de la capacité de les régurgiter le plus rapidement.

Je n’étais pas dans mon élément, dans ce monde de la compétition extrême. L’échec fut au bout de l’expérience.

J’ai quand même acquis de la connaissance dans cette expérience mais qui touche davantage l’humanité que la technique.

Et puis, il y avait les deux ouvrages littéraires que l’on étudiait chaque année.

J’avais déjà parlé de cette période 1976-1979, lors du mot du jour du <Mercredi 17 mai 2017> dans lequel j’évoquais le premier ouvrage qui m’avait marqué : « Les Pensées de Pascal ».

Mais nous avions aussi étudié un livre étonnant, profond et disruptif, si on reprend un mot à la mode : « Petits poèmes en prose » de Baudelaire.

Baudelaire était un génie, un génie proche de la folie.

Le portrait de Carjat est étonnant quand on se plonge dans le regard de Baudelaire tel que le peintre l’a restitué.

Baudelaire a été candidat à l’Académie française. Sa demande a été refusée. Sainte-Beuve qui était critique littéraire, avait évoqué lors de cet épisode, La folie Baudelaire !, :

« En somme, M. Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable et par-delà les confins du romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux, où on lit de l’Edgar Poe, où l’on récite des sonnets exquis, où l’on s’enivre avec le haschisch pour en raisonner après, où l’on prend de l’opium et mille drogues abominables dans des tasses d’une porcelaine achevée. Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui, depuis quelques temps, attire les regards à la pointe du Kamtchatka romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire. L’auteur est content d’avoir fait quelque chose d’impossible, là où on ne croyait pas que personne pût aller. »

En 2011 Roberto Calasso est revenu sur ce jugement pour évoquer le monde de Baudelaire : « Calasso : la folie Baudelaire »

Dans cet enfermement, Baudelaire avait toujours le désir de s’échapper.

Dans notre période de confinement, il me semble pertinent d’en appeler à lui, lui qui savait si bien écrire sur le voyage et sur l’évasion.

Poème Anywhere out of the world N’importe où hors du monde

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.

Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.

Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir !

Mon âme ne répond pas.

Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ?

Mon âme reste muette.

Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale.

Pas un mot. – Mon âme serait-elle morte ?

En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. – Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer !

Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !

Baudelaire – Petits Poèmes en prose (Le Spleen de Paris) XLVIII

A ce poème noir, répond l’Invitation au voyage des Fleurs du mal

L’Invitation au Voyage

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

Henri Duparc a mis merveilleusement en musique ce poème. Voici une interprétation de <L’invitation au voyage par Barbara Hendricks>. L’orchestre est celui de l’Opéra de Lyon dirigé par John Eliot Gardiner.

Dans les poèmes en prose, il existe un autre poème appelé « L’invitation au voyage »

L’Invitation au Voyage

Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.

Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d’où le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence ; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois ; où tout vous ressemble, mon cher ange.

Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir !

Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l’infini des sensations. Un musicien a écrit l’Invitation à la valse ; quel est celui qui composera l’Invitation au voyage, qu’on puisse offrir à la femme aimée, à la sœur d’élection ?

Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre, — là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.

Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfévrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement.

Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfévrerie, comme une bijouterie bariolée ! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d’un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue.

Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! Qu’ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes ! Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu !

Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ?

Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée ? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?

Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’infini vers toi.

Baudelaire – Petits Poèmes en prose (Le Spleen de Paris) XVIII

<1406>

Dimanche 19 avril 2020

«C’est la bonté qui est la normalité du monde car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée, qui, à l’arrière vit grâce au sang des autres.»
Wajdi Mouawad

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Et je reviens inlassablement vers les <Lettres d’intérieur> d’Augustin Trapenard sur France Inter. Toutes sont à écouter. Bien sûr selon la sensibilité de chacune et chacun l’une ou l’autre aura un écho plus profond. La dernière que je citais était une lettre de l’écrivain algérien Yasmina Khadra à sa mère décédée il y a moins de deux ans.

Aujourd’hui je copie la lettre d’un autre écrivain à son fils Wajdi Mouawad qui est aussi metteur en scène : « Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse… », lettre lu le lundi 13 avril 2020.

Wajdi Mouawad est né en 1968 au Liban.

Il quitte son pays natal en 1978 à l’âge de dix ans à cause de la guerre civile au Liban. Sa famille immigre en France à Paris, puis au Québec dans la ville de Montréal en 1983. Il commence à faire du théâtre à Montréal et peu à peu travaille en France jusqu’à devenir le directeur du Théâtre de la Colline à partir de 2016.

<Wikipedia> nous apprend que parmi ses productions, en 2011, Wajdi Mouawad propose à 50 adolescents (sélectionnés par des théâtres) de l’accompagner pour une aventure longue de cinq ans. Ce projet est nommé « Avoir 20 ans en 2015 ». Cinq grandes villes y participent : les 50 jeunes forment cinq groupes de dix personnes provenant de Nantes, Namur, Mons, l’île de La Réunion et Montréal. En plus des jeunes, on compte aussi environ vingt accompagnateurs. Le projet est né d’une réplique d’Incendies, où une grand-mère dit à sa petite-fille :

« Si tu veux t’en sortir, tu dois apprendre à : lire, écrire, compter, parler et penser. »

Chaque verbe est associé à une année et à un voyage dans une ville où tous les jeunes sont invités et se retrouvent : Lire à Athènes, Écrire à Lyon, Compter à Auschwitz, Parler dans un pays d’Afrique, et Penser au cours d’un voyage en mer. Ils se retrouvent donc tous ensemble (Mouawad, les 50 jeunes et les accompagnateurs) une fois par an. L’aboutissement du projet n’est pas théâtral ; à la fin, les jeunes sortiront simplement d’une aventure littéraire et spirituelle exceptionnelle, enrichis d’un regard très riche sur le monde et de souvenirs inoubliables.

Wajdi Mouawad dispose aussi d’un site personnel : <http://www.wajdimouawad.fr/>

Voici la lettre à son fils :

Nogent-sur-Marne, le 12 avril 2020

Mon cher petit garçon,

T’écrire ces quatre mots me bouleverse. Ils rendent si réel l’homme que tu es, en cet aujourd’hui qui est le tien, quand, dans celui qui est le mien, tu n’es encore qu’un enfant.

Cette lettre je l’adresse donc à l’homme que tu n’es pas encore pour moi, mais que tu es devenu puisque te voilà en train de la lire. Tu l’auras trouvée sans doute par hasard sur cette clé où je consigne en secret les trésors de ton enfance. J’ignore l’âge que tu as, j’ignore ce qu’est devenu le monde, j’ignore même si ces clefs fonctionnent encore mais j’ai espoir que, la découvrant, tu trouveras un moyen de l’ouvrir.

Et par la magie de l’écriture, voici que cette lettre devient la fine paroi qui nous relie, et entre l’aujourd’hui où je t’écris – où tu commences à déchiffrer les phrases, où tu as peur dans le noir, où tu crois à la magie – et celui où tu me lis, chaque mot de ma lettre a gardé sa présence ; si à l’instant j’écris je t’aime, voilà qu’à ton tour, des années plus tard, tu lis je t’aime. Et que t’écrire d’autre que je t’aime, alors que nous vivons ce que nous vivons en ce confinement dont tu n’as peut-être plus qu’un vague souvenir ? Quoi dire de plus urgent que l’amour ?

En ces journées étranges où rode une mort invisible et où le monde va vers son ravin, un ravin qui semble être l’héritage laissés aux gens de ta génération, un père, plus que de raison, s’inquiète pour son fils. Je te regarde. Tu dessines un escargot. Tu lèves la tête et tu me souris. « Qu’est-ce qu’il y a papa ? » Rien mon garçon.

Je ne sauverai pas le monde. Mais j’ai beau ne pas le sauver, je peux du moins te désapprendre la peur. T’aider à ne pas hésiter le jour où il te faudra choisir entre avoir du courage ou avoir une machine à laver. T’apprendre surtout pourquoi il ne faudra jamais prononcer les mots de Cain et, toujours, rester le gardien de ton frère. Quitte à tout perdre. J’ignore d’où tu me lis, ni de quel temps, temps de paix ou temps de guerre, temps des humains ou temps des machines, j’espère simplement que ton présent est meilleur que le mien. Nous nous enterrons vivants en nous privant des gestes de l’ivresse : embrassades, accolades, partage et nul ne peut sécher les larmes d’un ami.

Mais si ton temps est pire que celui de ton enfance, si, en ce moment où tu me lis, tu es dans la crainte à ton tour, je voudrais par cette lettre te donner un peu de ce courage dont parfois j’ai manqué et, repensant à ce que nous nous sommes si souvent racontés, tu te souviennes que c’est la bonté qui est la normalité du monde car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée, qui, à l’arrière vit grâce au sang des autres. Nul ne peut expliquer la grandeur de ceux qui font la richesse du monde. Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse.

Quant à moi : je t’aime. Ton père t’aime. Sache cela et n’en doute jamais.
Ton père ».
Wajdi Mouawad

J’aurais dû choisir comme exergue, la phrase choisie par Augustin Trapenard : « Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse… » qui constitue un beau guide d’accompagnement de la vie, très inspirant et particulièrement pour ceux que les mirages de l’ambition économique pourraient entrainer vers des rivages obscurs.

Mais à l’heure où tant de femmes et d’hommes se dévouent, au prix parfois de leur propre santé, dans les hôpitaux pour sauver des vies et d’autres accompagnent nos ainés dans les EHPAD jusque dans leurs derniers instants, je trouve juste de rappeler la normalité de la bonté.

Je sais bien qu’il existe des corrompus, des cupides, des égoïstes mais pourtant je crois comme Christophe André que « Notre société ne tient que grâce aux gens gentils ».

Et pour l’instant présent, mais je crois que c’est une vérité éternelle, MEDIAPART nous rappelle que « Contre le coronavirus, les premières lignes sont des femmes ».

Ceci renvoie aussi à un mot du jour ancien, de 2016, mais qui garde tout son acuité et qui était consacré à Nancy Fraser : « Les contradictions sociales du capitalisme contemporain ». Elle écrivait :

«Historiquement, ce travail de « reproduction sociale », comme j’entends le nommer, a été assigné aux femmes.»

<1402>

Samedi 4 avril 2020

« Puisque seul l’amour sait nous raconter à ceux qui savent écouter. »
Yasmina Khadra

Mot de jour spécial pendant la période de confinement suite à la pandémie du COVID-19

Augustin Trapenard continue sur France Inter, chaque matin à neuf heures moins 5, à lire une lettre que lui a envoyé un écrivain ou un artiste dans sa chronique : <Lettres d’intérieur>

Ce sont des perles, des respirations de l’âme, des moments où nous redevenons fiers d’appartenir à l’espèce humaine qui si souvent nous désespère.

Jeudi, il a lu une lettre de l’écrivain algérien Yasmina Khadra à sa mère décédée il y a moins de deux ans.

« Paris, le 2 avril 2020.

Ma chère petite maman,

Depuis quelques jours, je suis confiné chez moi à cause du coronavirus. L’enfermement est devenu une habitude, pour moi. Je sors rarement. Le temps parisien ne se prête  guère à un enfant du Sahara qui ne reconnaît le matin qu’à sa lumière éclatante et qui a toujours rangé la grisaille du côté de la nuit.

Je suis en train de terminer un roman — le seul que j’aurais aimé que tu lises, toi qui n’as jamais su lire ni écrire. Un roman qui te ressemble sans te raconter et qui porte en lui le sort qui a été le tien.

Je sais combien tu aimais la Hamada où tu adorais traquer la gerboise dans son terrier et martyriser les jujubiers pour quelques misérables fruits. Eh bien, j’en parle dans mon livre comme si je cherchais à revisiter lieux qui avaient compté pour toi. Je parle des espaces infinis, des barkhanes taciturnes, des regs incandescents et du bruit des cavalcades. Je parle des héros qui furent les tiens, de Kenadsa et de ses poètes, des sentiers poussiéreux jalonnés de brigands et des razzias qui dépeuplaient nos tribus.

C’est toi qui m’as donné le courage de m’attaquer enfin à cette épopée qui me hante depuis des années. Je craignais de n’avoir pas assez de souffle pour aller au bout de mon texte, mais il a suffi que je pense à toi pour que mes peurs s’émiettent comme du biscuit.

Chaque fois que j’emprunte un chapitre comme on emprunte un passage secret, je perçois une présence penchée par-dessus mon épaule. Je me retourne, et c’est toi, ma maman adorée, ma petite déesse à moi. Je te demande comment tu vas, Là-haut ? Tu ne me réponds pas. Tu préfères regarder l’écran de mon ordi en souriant à cette écriture si bien agencée dont tu n’as pas les codes. Je sais combien tu aimes les histoires. Tu m’en racontais toutes les nuits, autrefois, lorsque le sommeil me boudait. Tu posais ma tête sur ta cuisse et tu me narrais les contes berbères et les contes bédouins en fourrageant tendrement dans mes cheveux. Et moi, je refusais de m’assoupir tant ta voix était belle. Je voulais qu’elle ne s’arrête jamais de bercer mon âme. Il me semblait, qu’à nous deux, nous étions le monde, que le jour et la nuit ne comptaient pas car nous étions aussi le temps.

C’est toi qui m’a appris à faire d’un mot une magie, d’une phrase une partition et d’un chapitre une saga. C’est pour toi, aussi, que j’écris. Pour que ta voix demeure en moi, pour que ton image tempère mes solitudes. Toi qui frisais le nirvana lorsque tu te dressais sur la dune en tendant la main au désert pour en cueillir les mirages ; toi qui ne pouvais dissocier un cheval qui galopait au loin d’une révélation divine, tu te sentirais dans ton élément dans ce roman en train de forcir et tu ferais de chacun de mes points d’exclamation un point d’honneur. Comment oublier l’extase qui s’emparait de toi au souk dès qu’un troubadour inspiré se mettait à affabuler en chavirant sur son piédestal de fortune ?

Pour toi, comme pour Flaubert — un roumi qui n’était ni gendarme ni soldat, rassure-toi — tout était vrai. Etaient vraies les légendes décousues, vraie la rumeur abracadabrante, vrai tout ce qui se disait parce que, pour toi, c’était cela le pouls de l’humanité. Quand il m’arrive de retourner à Oran, je vais souvent m’asseoir à notre endroit habituel et convoquer nos papotages qui se poursuivaient, naguère, jusqu’à ce que tu t’endormes comme une enfant.

C’était le bon vieux temps, même s’il ne remonte qu’à deux ans — deux ans interminables comme deux éternités. Nous prenions le frais sur la véranda, toi, allongé sur le banc matelassé et moi, tétant ma cigarette sur une marche du perron, et nous nous racontions des tas d’anecdotes en riant de notre candeur. Tu plissais les yeux pour mieux savourer chaque récit, le menton entre le pouce et l’index à la manière du Penseur.

Mon Dieu ! Que faire pour retrouver ces moments de grâce ? Quelle prière me les rendrait ? Mais n’est-ce pas dans l’ordre des choses que de devoir restituer à l’existence ce qu’elle nous a prêté ? On a beau croire que le temps nous appartient, paradoxalement, c’est à lui que revient la tâche ingrate de séparer à jamais ceux qui se chérissent. Ne reste que le souvenir pour se bercer d’illusions.

Ma petite maman d’amour, depuis que tu es partie, je te vois dans toute grand-mère ? Qu’elles soient blondes, brunes ou noires, il y a quelque chose de toi en chacune d’elles. Si ce ne sont pas tes yeux, c’est ta bouche ; si ce n’est pas ton visage, ce sont tes mains ; si ce n’est pas ta voix, c’est ta démarche ; si ce n’est rien de tout ça, c’est l’émotion que tu as toujours suscitée en moi.

Et pourtant, partout où je vais, même là où il n’y a personne, c’est toi que je vois me faire des signes au fond des horizons. Tantôt étoile filante dans le ciel soudain triste que tu lui fausses compagnie, tantôt île de mes rêves au milieu d’un océan de tendresse aussi limpide que ton cœur, tu demeures mon aurore boréale à moi. Si je devais un jour te rejoindre, maman, je voudrais qu’il y ait une part de nous deux dans tout ce qui nous survivrait. Puisque seul l’amour sait nous raconter à ceux qui savent écouter. »

Yasmina Khadra

Wikipedia nous apprend que : Yasmina Khadra est le nom de plume de l’écrivain algérien Mohammed Moulessehoul né le 10 janvier 1955 dans le Sahara.

Son père ancien officier de l’armée algérienne, l’envoie à l’âge de 9 ans à l’école des cadets de la Révolution afin de le former au grade d’officier. À 23 ans, il sort sous-lieutenant de l’Académie militaire, avant de servir comme officier dans l’armée algérienne pendant vingt-cinq ans. Durant la guerre civile algérienne, dans les années 1990, il est l’un des principaux responsables de la lutte contre l’AIS puis le GIA, en particulier en Oranie. Il atteint le grade de commandant.

Il fait valoir ses droits à la retraite et quitte l’armée algérienne en 2000 pour se consacrer à l’écriture.

À 18 ans, Mohammed Moulessehoul finit son premier recueil de nouvelles qui est publié onze ans après, en 1984. Il publie 3 recueils de nouvelles et 3 romans sous son propre nom de 1984 à 1989 et obtient plusieurs prix littéraires, parmi lesquels celui du Fonds international pour la promotion de la culture (de l’UNESCO) en 1993. Pour échapper au Comité de censure militaire, institué en 1988, il opte pour la clandestinité et publie son roman «Le Dingue au bistouri». Il écrit pendant onze ans sous différents pseudonymes et collabore à plusieurs journaux algériens et étrangers pour défendre les écrivains algériens. En 1997 paraît en France, chez l’éditeur parisien Baleine, « Morituri » qui le révèle au grand public, sous le pseudonyme Yasmina Khadra.

Il opte définitivement pour ce pseudonyme, qui sont les deux prénoms de son épouse, laquelle en porte un troisième, Amel en hommage à Amel Eldjazaïri, petite-fille de l’Emir Abdelkader. En réalité, sa femme s’appelle Yamina et c’est son éditeur qui a rajouté un « s », pensant corriger une erreur. Mohammed Moulessehoul explique ce choix :

« Mon épouse m’a soutenu et m’a permis de surmonter toutes les épreuves qui ont jalonné ma vie. En portant ses prénoms comme des lauriers, c’est ma façon de lui rester redevable. Sans elle, j’aurais abandonné. C’est elle qui m’a donné le courage de transgresser les interdits. Lorsque je lui ai parlé de la censure militaire, elle s’est portée volontaire pour signer à ma place mes contrats d’édition et m’a dit cette phrase qui restera biblique pour moi : « Tu m’as donné ton nom pour la vie. Je te donne le mien pour la postérité« . »

Dans un monde aussi conservateur que le monde arabo-musulman, porter un pseudonyme féminin, pour un homme, est une véritable révolution. Yasmina Khadra n’est pas seulement un nom de romancier, il est aussi un engagement indéfectible pour l’émancipation de la femme musulmane. Il dit à ce propos :

« Le malheur déploie sa patrie là où la femme est bafouée. »

En 2000, il part au Mexique avec sa femme et ses enfants pour s’installer par la suite en France en 2001. Cette même année il révèle sa véritable identité avec la parution de son roman autobiographique «L’Écrivain

<Une page qui renvoie vers les livres de Yasmina Khadra>

« Écoute ton cœur. Il est le seul à te parler de toi-même, le seul à détenir la vérité vraie.
Sa raison est plus forte que toutes les raisons du monde.
Fais-lui confiance, laisse-le guider tes pas.
Et surtout n’aie pas peur. »

Yasmina Khadra, Les Hirondelles de Kaboul (2002)

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Vendredi 13 mars 2020

« Le Vivant, fils de l’Éveillé »
Roman philosophique d’Ibn Tufayl

Nous avançons donc avec certitude vers un désastre économique mondial ou si tous les prochains évènements sont favorables, au moins une très grave crise.

Concernons le COVID-19, les autorités agissent avec beaucoup d’ampleur et de vigueur.

J’aime que le président Macron, contrairement à Trump, mette en avant la science et les scientifiques pour approcher de plus près le savoir actuel de l’humanité sur cette épidémie.

Pour le reste, je ne m’engagerai pas davantage dans l’expression d’un avis sur la gravité de la situation sanitaire sur laquelle je n’ai pas compétence pour me prononcer.

Je considère comme très pédagogique la mésaventure qui est arrivée à un brillant basketteur français Rudy Gobert qui joue dans le championnat américain.

Lors d’une conférence de presse, il s’est moqué du COVID-19 et par provocation il a touché tous les micros de la salle. Mais il a appris un peu plus tard qu’il était infecté du coronavirus. Et même le championnat américain (NBA) a été suspendu en raison de sa contamination.

Gobert a écrit sur les réseaux sociaux après cette expérience :

« Je veux m’excuser publiquement auprès de tous ceux que j’ai pu mettre en danger, a également écrit Gobert. À l’époque, je ne savais pas que j’étais infecté. J’ai été négligent et je n’ai pas d’excuse. J’espère que mon histoire servira d’avertissement et incitera tout le monde à prendre cela au sérieux. Je ferai tout ce que je peux pour utiliser mon expérience comme moyen d’éduquer les autres et de prévenir la propagation de ce virus. »

La solution passe donc par le civisme qui nous conduit à adopter et à appliquer toutes les mesures barrières pour nous protéger, mais aussi pour protéger les autres, si nous étions infectés sans le savoir.

Certains pourraient peut-être connaître la tentation de se retrouver dans la situation de Robin Crusoé, tout seul sur une île, loin de tout humain susceptible de les contaminer.

Lors de mon mot du jour sur l’«islamophobie » j’ai déjà évoqué la remarquable émission, du dimanche matin sur France Culture, animé par Ghaleb Bencheikh : « Questions d’Islam ».

C’est Annie qui m’a fait découvrir cette émission qui parle d’idées, de philosophie, d’Histoire, de controverses, de débats et qui est de très loin l’émission religieuse, de toutes celles produites sur France Culture, la plus riche et la plus intéressante pour celles et ceux qui ont le goût d’apprendre et de s’ouvrir l’esprit.

Et c’est grâce à cette émission que j’ai appris l’existence du philosophe andalou Ibn Tufayl (1105-1185)

Rappelons que « Robinson Crusoé » est un roman écrit par l’auteur anglais Daniel Defoe et publié en 1719.

Cette émission m’a donc appris que près de 600 ans avant, cet auteur musulman a écrit l’histoire d’un homme sur une île déserte.

Il s’agit en fait d’un roman philosophique que l’on traduit en latin par « Philosophus autodidactus », et en français par « Le Vivant, fils de l’Éveillé ». L’original en arabe est « Hayy ibn Yaqdhan » ou « Ḥayy ibn Yaqẓān ».

C’est donc l’histoire d’un homme sur une île déserte. Il s’ouvre par la supposition d’un enfant né sans père ni mère. Il est adopté par une gazelle, qui l’allaite. Il grandit, observe, réfléchit. Doué d’une intelligence supérieure, non seulement il sait ingénieusement pourvoir à tous ses besoins, mais il arrive bientôt à découvrir de lui-même, par les seules forces de son raisonnement, les notions les plus élevées que la science humaine possède sur l’univers.

Lors de l’émission du 1er mars 2020, Ghaleb Bencheikh avait invité le philosophe Jean-Baptiste Brenet qui est professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il enseigne la philosophie arabe. Jean-Baptiste Brenet vient de publier une adaptation de ce conte : « Robinson de Guadix, une adaptation de l’épître d’Ibn Tufayl, Vivant fils d’Éveillé » aux éditions Verdier (février 2020).

Kamel Daoud en a écrit la préface

Sur le site de France Culture, on lit :

« Écrit en arabe au XIIe siècle par le penseur andalou Ibn Tufayl, Vivant fils d’Éveillé est un chef-d’œuvre de la philosophie. L’épître dévoile sous la forme d’un conte les secrets de la « sagesse orientale ». Traduite en latin en 1671, elle connaîtra un immense succès dans l’Europe des lettres. Jean-Baptiste Brenet en propose ici une adaptation qui recompose le récit et donne la parole au personnage principal. Voici l’histoire d’un homme sur une île déserte, élevé sans père ni mère, qui découvre par sa raison seule la vérité de l’univers entier, puis qui rencontre un autre homme, religieux, mais sagace, venu d’une terre voisine. « Sorte de Robinson psychologique », écrivait Ernest Renan à propos du livre. Son premier auteur, Ibn Tufayl, est né à Guadix. »

Après cette émission j’ai trouvé un article de « L’Obs » du 29/02/2020 qui a eu la pertinente idée de faire dialoguer l’auteur avec le rédacteur de sa préface : Kamel Daoud.

L’article comme l’émission précisent que ce roman a été le texte arabe le plus lu dans le monde occidental après « le Coran » et « les Mille et Une Nuits », avant d’être totalement occulté, restant sous la forme de trace mémorielle pour le seul monde arabe et quelques doctes arabisants.

Kamel Daoud explique que

« Ce livre est un manifeste de liberté. Il se clôt sur un échec de « pédagogie », la radicalité de sa conclusion, mais c’est pour mieux l’exorciser. Sinon, conséquent avec son pessimisme, Ibn Tufayl n’aurait pas écrit l’histoire de Hayy. Il aurait choisi le silence et la vérité muette de l’insulaire, au lieu de revenir vers la cité avec un livre sous le bras proposé aux siècles à venir. On comprend mieux pourquoi il fut si célèbre à son époque, si connu et traduit durant le lent éveil du Moyen Age et pourquoi aujourd’hui il mérite de revenir et d’obséder. Car on ne peut plus parier sur l’invisible comme voie de salut, mais plutôt sur la liberté de le vouloir et d’aller au-delà des murs des royaumes, il reste que cette aventure est le mythe ultime de notre condition. S’y glisse une méfiance envers l’apparent, une distance prudente avec le Dogme et une empathie discrète envers ceux qui ne peuvent pas saisir l’envers cosmique de la Lettre, mais aussi la défense d’une liberté de croire et de découvrir qui restent incessibles. »

Dans cet article Jean-Baptiste Brenet précise : .-

« Sans qu’on l’ait prouvé, il est assez évident que Defoe a eu connaissance du texte d’Ibn Tufayl. Au XVIIIe siècle, d’ailleurs, plusieurs auteurs anonymes feront eux-mêmes la connexion entre le « Robinson » de Defoe et la fable du « Philosophe autodidacte. […]

Il croise à peu près tous les thèmes caractéristiques de la philosophie de l’Andalousie au XIIe siècle fondée sur Aristote, dont la modernité héritera. Cela va du développement de l’intellect, de l’ordre du savoir, de l’accès à la vérité et au « salut », jusqu’au rapport entre spéculation et « mystique », à l’accord entre philosophie et religion, ou bien à la nature politique de l’homme et au rôle social du philosophe.

Le prologue notamment est très instructif pour nous, puisqu’il dresse un bilan de la philosophie connue : on y voit passer Avicenne, Al-Farabi, Ibn Bajja, Aristote bien sûr ; mais aussi les soufis et le théologien Al-Ghazali, qu’Ibn Tufayl utilise de façon paradoxale dans un cadre philosophique. »

Et j’aime la réponse de Kamel Daoud à cette question : Ce texte, qu’a-t-il à dire au « musulman » du XXIe siècle ?

« On a ici un philosophe qui, dans un royaume, a osé réfléchir à haute voix – parce qu’écrire, c’est parler à haute voix mieux encore qu’avec sa propre voix – la question de la liberté, du salut, du bonheur, du sens, de la possibilité de sauver à la fois l’intuition et la Loi, la vision et la soumission. Ces questions se posent encore à nous aujourd’hui, et parfois de manière très violente :
Faut-il s’engager ou pas ?
Dois-je me rétracter sur mes propres convictions ou accepter l’usage du religieux au nom d’un ordre avec lequel je n’adhère plus ?
Doit-on être solidaire ou solitaire, à la fois ?
Qui est propriétaire de la religion ?
Qui a le droit d’en parler ?…

Que je sois d’accord ou pas avec lui, ce livre plaide pour la liberté de réfléchir des choses aussi fondamentales, il prêche l’individu, la singularité, le vivant et la vigilance, la possibilité de la raison. Il est nécessaire d’y revenir et de diffuser encore plus massivement des textes comme celui-ci pour prouver que penser librement la question religieuse ne date pas de maintenant mais a toujours existé, et que cela ne s’est pas toujours conclu avec des tragédies, des massacres ou des pendaisons. Et c’est d’autant plus urgent qu’il y a aujourd’hui des textes qui ont des royaumes, des principautés, des émirats derrière le dos, et qui nous font mal. Au fond, ce n’est pas nous qui revisitons ce texte, c’est lui qui vient nous revisiter, parce que c’est important. »

Je vous renvoie vers l’émission de Ghaleb Bencheikh «Questions d’islam : Le philosophe autodidacte »

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Mardi 10 mars 2020

« L’oursin vorace »
Anagramme de Jacques Perry-Salkow

Jacques Perry-Salkow est un génie de l’anagramme. Il a écrit un livre avec Etienne Klein « Anagrammes renversantes ou Le sens caché du monde » dont j’avais parlé lors du mot du jour 12 février 2015

Je rappelle qu’une anagramme (le mot est féminin) – du grec ανά, « en arrière », et γράμμα, « lettre », anagramma : « renversement de lettres » – est une construction fondée sur une figure de style qui inverse ou permute les lettres d’un mot ou d’un groupe de mots pour en extraire un sens ou un mot nouveau.

Il a donc trouvé cette anagramme.


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Mercredi 4 mars 2020

« Il n’y a pas de socialisme en Amérique, parce qu’on n’a pas de prolétaires mais des capitalistes momentanément dans l’embarras. »
John Steinbeck

Cette phrase de John Steinbeck qu’il aurait prononcée dans les années 1930 a été citée par Christine Ockrent lors de son émission que j’ai déjà évoquée hier <Affaires étrangères>.

L’immense auteur des « Raisins de la Colère », « A l’est d’Eden », « Des souris et des hommes » voulait exprimer par cette phrase que les américains exploités n’avaient pas de conscience de classe. Ils ne considéraient pas qu’ils faisaient partie d’une même classe mais ils croyaient au récit du rêve américain qui prétendait que tout le monde avait la possibilité de devenir riche s’il travaillait beaucoup et savait saisir les opportunités qui lui étaient offerts.

John Steinbeck avait des amitiés socialistes et regrettait cette mentalité américaine.

Il y a eu quelques cas qui ont pu faire croire que ce mythe constituait une réalité atteignable par un grand nombre de personnes.

Aujourd’hui ce récit est de moins en moins vrai, ce qui explique probablement le succès qu’obtient Bernie Sanders.

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