Joie profonde »
La lecture de la dernière œuvre de Camus : « Le premier homme » me donna des moments d’émotion et de réflexion intenses.
Pas plus que pour la musique de Schubert, je ne suis capable de parler savamment de cette œuvre, avec les outils et la connaissance des érudits de la littérature.
Si une telle approche vous intéresse, vous pourrez regarder Agnès Spiquel, présidente de la société des études camusiennes, présenter son éclairage <Le Premier Homme » de Camus, le roman de sa vie> dans une conférence d’une heure et demie, donnée à l’Université de Nantes en 2014.
Mon approche ne saurait être que le récit inspirant et émerveillé de l’histoire que raconte ce livre et les réflexions de sagesse ou d’observations de la vie qu’Albert Camus a su concentrer dans des expressions d’une justesse et d’une clarté peu commune.
Le manuscrit se trouvait dans sa serviette qu’on a retiré de la carcasse de la voiture qui avait conduit Camus à la mort.
C’est une œuvre sur laquelle il travaillait avec acharnement au cours de la dernière année de sa vie, l’année 1959. Il voulait en faire sa grande œuvre. Son « Guerre et paix ».
Son prix Nobel lui avait été décerné 2 ans auparavant. Son discours de réception du prix commençait par ces mots :
« En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier […] »
Un homme presque jeune et une œuvre encore en chantier.
Il semble bien qu’à ce moment de sa vie, Camus avait le sentiment qu’il n’avait pas encore écrit sa grande œuvre.
Il s’est donc lancé dans cette aventure. Mails il a écrit fin 1959 qu’il lui faudrait encore 8 mois de travail acharné dans sa maison du Lubéron pour finir une première version terminée de ce livre.
Première version qu’il devait donc par la suite réécrire, compléter, amender.
Le livre était prévue en 3 parties :
- Recherche du père (d’abord appelé les nomades)
- Le fils ou le premier homme (d’abord appelé le premier homme)
- La mère
Il n’a eu le temps que de finir une première version de la première partie, la seconde n’est qu’entamée, la dernière n’existe pas.
Beaucoup disent que c’est une autobiographie, Camus a toujours parlé d’un roman.
Le personnage principal s’appelle « Jacques Cormery » et autour de lui tous les personnages ont un autre nom que celui que portait les proches et les personnes qui ont compté dans la vie de l’écrivain. Ainsi son instituteur, M Germain, s’appelle M Bernard. Quelquefois, le manuscrit laisse poindre l’erreur du premier jet et le vrai prénom de tel oncle ou de tel ami est écrit à la place du nom fictif.
Il est certain que l’histoire qui est racontée est très proche de ce que le jeune Albert Camus a vécue. Agnès Spiquel appelle ce livre : « roman écrit à partir d’une base autobiographique ».
L’éditeur Gallimard écrit :
« Il avait jeté les bases de ce qui serait le récit de l’enfance de son «premier homme». Cette rédaction initiale a un caractère autobiographique qui aurait sûrement disparu dans la version définitive du roman. »
Il est certain que le livre que nous tenons aujourd’hui en main, est probablement très éloigné de ce qu’imaginait ou de ce que voulait faire Albert Camus. On peut penser qu’il voulait partir de sa vie pour en faire une œuvre universelle qui aurait certainement gommé des aspects autobiographiques pour y ajouter des aspects fictifs.
Francine Faure, son épouse, qui, à sa mort, était devenu la responsable de la diffusion de l’œuvre n’a pas publié cette œuvre. Elle avait interrogé un petit cercle d’amis de Camus. Les avis étaient partagés, mais finalement la décision fut de ne pas publier.
A la mort de Francine en 1979, Catherine sa fille va reprendre le flambeau. Et c’est elle qui va faire publier le livre en 1994. L’œuvre n’avait pas de titre, Catherine Camus va choisir celui de la deuxième partie.
Quelquefois, un mot est resté illisible, alors le texte publié laisse un espace que le lecteur remplit comme il peut.
Au cœur du livre se trouve la recherche du père que Camus n’a pas connu. Puisque Camus est né le 7 novembre 1913 et que son père Lucien Auguste Camus qui a vécu toute sa vie en Algérie, n’est venu qu’une fois en Métropole pour aller se battre sur les champs de bataille de la guerre 14-18 et qu’il est mort dès le début de la guerre, en septembre 1914. Atteint à la tête par un éclat d’obus qui l’a rendu aveugle, il est évacué sur l’école du Sacré-Cœur, de Saint-Brieuc, transformée en hôpital auxiliaire, et il meurt, moins d’une semaine après, le 11 octobre 1914, à 28 ans.
Dans le livre Jacques Cormery cherche la tombe de son père dans le carré militaire de Saint Brieuc.
Quand il la trouve, une chose le marque particulièrement :
« « C’est ici », dit le gardien. Ils étaient arrivés devant un carré entouré de petites bornes de pierre grise réunies par une grosse chaîne peinte en noir. Les pierres, nombreuses, étaient toutes semblables, de simples rectangles gravés, placés à intervalles réguliers par rangée successives. Toutes étaient ornées d’un petit bouquet de fleurs fraîches. « C’est le Souvenir français qui se charge de l’entretien depuis quarante ans. Tenez, il est là. » Il montrait une pierre dans la première rangée. Jacques Cormery s’arrêta à quelque distance de la pierre. « Je vous laisse », dit le gardien. Cormery s’approcha de la pierre et la regarda distraitement. Oui, c’était bien son nom. Il leva les yeux. Dans le ciel plus pâle, des petits nuages blancs et gris passaient lentement, et du ciel tombait tour à tour une lumière légère puis obscurcie. Autour de lui, dans le vaste champ des morts, le silence régnait. Une rumeur sourde venait seule de la ville par-dessus les hauts murs. Parfois, une silhouette noire passait entre les tombes lointaines. Jacques Cormery, le regard levé vers la lente navigation des nuages dans le ciel, tentait de saisir derrière l’odeur des fleurs mouillées la senteur salée qui venait en ce moment de la mer lointaine et immobile quand le tintement d’un seau contre le marbre d’une tombe le tira de sa rêverie. C’est à ce moment qu’il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu’il l’ignorait. Puis il lut les deux dates, « 1885-1914 » et il fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.
Et le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vient lui emplir le cœur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme fait ressent devant l’enfant injustement assassiné – quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n’étaient plus que fracas, ressac et remous où Jacques Cormery se débattait maintenant aux prises avec l’angoisse et la pitié. Il regardait les autres plaques du carré et reconnaissait aux dates que ce sol était jonché d’enfants qui avaient été les pères d’hommes grisonnants qui croyaient vivre en ce moment. »
D’abord un peu indifférent, Camus répond au gardien qui lui demande si c’est dur de se retrouver devant la tombe de son père : « Mais non. Je n’avais pas un an quand il est mort. Alors, vous comprenez ». Mais il est rempli d’émotion quand il se rend compte que la guerre c’est la mort de jeunes hommes, dans la fleur de l’âge.
Certains sont morts encore plus jeunes, si jeune qu’il n’avait même pas eu d’enfants.
Camus ne trouvera pas grand-chose sur son père, sauf deux épisodes essentiels dont il nourrira sa vie et ses valeurs profondes. Le premier a déjà fait l’objet d’un mot du jour, le <2 octobre 2017> : « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… » (Page 66)
Un homme ça s’empêche et même s’il y a des causes à défendre, elles ne peuvent justifier l’abomination.
Le second lui a été répété par sa mère : Son père était allé voir exécuter un assassin et quand il est revenu il était malade à en vomir. Camus a toujours été viscéralement contre la peine de mort.
Mais si le livre raconte une quête pour retrouver un peu de son père, c’est aussi un cri d’amour vers sa mère quasi sourde, analphabète, pauvre qui a toujours fait de son mieux dans un monde injuste et violent qu’elle subissait.
Il n’a pu écrire la troisième partie qui lui était consacré, mais sur la première page du manuscrit, il écrit
« A toi qui ne pourras jamais lire ce livre »
Bien sûr, puisqu’elle ne savait pas lire. Et dans les notes qui accompagnaient le manuscrit se trouve cette phrase que j’ai mis en exergue :
« En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde »
Et dans une autre note
« Dans l’idéal, si le livre était écrit à la mère, d’un bout à l’autre – et l’on apprendrait seulement à la fin qu’elle ne sait pas lire – oui ce serait cela. »
Annexe page 292
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