Vendredi 14 septembre 2018

« Changer d’histoire pour changer l’Histoire »
Cyril Dion – Chapitre 3 du livre : « Petit manuel de résistance contemporaine »

Beaucoup d’émissions très intéressantes ont été diffusées ces dernières semaines sur le sujet du défi écologique qui se pose à l’espèce humaine.

Une première « Economie / écologie l’impossible conjugaison ? » du 1er septembre 2018 dans laquelle l’invité Gaël Giraud a rappelé cette évidence :

« Le dérèglement climatique est un problème créé par les riches dont les premières victimes sont les pauvres. »

Et puis une deuxième : « Comment rendre crédible la catastrophe écologique ? » du 8 septembre 2018, dans laquelle étaient invités la journaliste Jade Lindgaard qui insistait sur les initiatives locales (l’économie sociale et solidaire, les AMAP, l’agriculture biologique), Yves Cochet ancien ministre de l’Environnement de Jospin, et le philosophe Dominique Bourg qui faisait ce constat :

« Ça fait des siècles qu’on a dit aux gens qu’on dominait la nature, que le progrès était forcément linéaire et absolument cumulatif. Après on leur a raconté que l’économie pouvait permettre de tout comprendre et qu’il n’était pas question de nature parce que toute la technique était là pour la biffer et s’y substituer… Ça fait des siècles qu’on raconte ce genre d’âneries, vous n’attendez quand même pas, parce qu’il y a un soubresaut climatique, que les gens vont remettre ça en cause ! »

Et aussi une troisième ou au moins la première moitié de l’émission Esprit Public de dimanche dernier qui portait pour titre humoristique : « La vacance de Monsieur Hulot ». La seconde partie était consacrée à la Chine pour laquelle on apprenait que pour réaliser son ambition projet « Les routes de la Soie » elle envisageait de construire une cinquantaine d’aéroports et d’autres infrastructures qui ne vont pas dans le sens d’une atténuation de l’impact écologique humaine.

A partir de ces 3 émissions, j’envisageais d’écrire un mot du jour de synthèse qui aurait eu pour exergue : « Entre le déni et le catastrophisme » pour démontrer que l’un comme l’autre conduisent à l’inaction, le premier parce qu’il amène les gens à penser qu’il n’y a rien à faire et le second parce que dans ce cas les gens se persuadent qu’il n’y a plus rien à faire. Ce contre quoi je m’insurge, l’Histoire n’est pas écrite.

Mais j’ai préféré finir cette semaine par un extrait du dernier livre de Cyril Dion, le réalisateur du film documentaire : « Demain ». J’y avais consacré le mot du jour du lundi 11 janvier 2016.

Ce livre s’intitule : « Petit manuel de résistance contemporaine »

J’y reviendrai peut-être plus longuement dans une série ultérieure.

Aujourd’hui je m’arrêterai au chapitre 3 qui s’intitule « Changer d’histoire pour changer l’Histoire » et dans lequel, il cite plusieurs fois Yuval Noah Harari.

Il prend comme exemple les réseaux sociaux modernes et notamment Instagram. Et, il compare un article qu’on appelle « Post » dans ce monde-là dans lequel Kim Kardashian appelle à acheter son nouveau gloss à paillettes et un autre où Greenpeace appelle à agir pour le climat.

Si on lit la biographie de Kim Kardashian elle est décrite comme une femme d’affaires, productrice, styliste et animatrice de télévision américaine. On ajoute c’est une personnalité médiatique.

Mais son vrai métier est d’être une influenceuse.

Elle porte une robe, et se prend en photo, elle exhibe un sac à main et se prend en photo, elle se met du rouge à lèvres et se prend en photo.

Puis elle met cette photo sur Instagram et rapidement deux millions d’internautes cliquent pour dire qu’ils aiment cette photo, ce sont des « like ». Et plus que cela, le produit avec lequel elle s’est fait prendre en photo, voit immédiatement une augmentation de ses ventes…

En face des 2 millions de like pour un post de K.K., celui de Greenpeace arrive péniblement à 10 000.

Yuval Noah Harari explique que la formidable capacité de coopérer d’homo sapiens, sa supériorité sur les autres espèces provient de son génie de créer des mythes, des fictions, des histoires qui fédèrent des groupes extrêmement vastes et les poussent à agir ensemble.

Nous sommes aujourd’hui dans la fiction que rien n’est plus important que la vie humaine et sa recherche du bonheur et du bien-être. Et que dans cette quête la consommation est un outil extraordinaire pour se faire du bien, se sentir mieux et réaliser sa vie. Et c’est cette histoire fictionnel qui pousse les femmes et les hommes à acheter des vêtements, des produits de beauté, des voitures, des voyages, des chaines hifi, des consoles de jeu, des repas gastronomiques, des objets Hi Tech et tant d’autres choses, en écoutant leurs désirs.

Et parce qu’une foule innombrable adhère à cette histoire, à cette fiction, Kim Kardashian peut être une influenceuse et gagner énormément d’argent avec cette activité… futile si l’on y songe vraiment.

Mais les fictions humaines évoluent et alors c’est encore une caractéristique des hommes ils considèrent la fiction précédente incompréhensible, une folie…

En l’année 1000, un père chrétien européen était fier que son fils choisisse de se « croiser », c’est-à-dire devenir « croisé » pour aller combattre en Palestine contre les infidèles musulmans, « libérer Jérusalem » et probablement mourir jeune, au combat ou même de maladie dans ces contrées lointaines. Il y avait un objectif, une quête qui correspondait à un mythe, une histoire.

Aujourd’hui, quand un père voit son fils embrasser la foi musulmane pour aller faire le jihad en Syrie ou dans un autre pays proche de la Palestine, pour y aller mourir pour sa Foi, il pense que son fils est fou. Ce n’est plus la fiction d’aujourd’hui pour ce père, ce n’est pas l’histoire à laquelle il croit et qui le fait avancer.

Alors, il faut changer d’histoire, pour que plus personne ne croit que la consommation rend heureux, que l’individualisme et le culte du moi sont des valeurs qui méritent autant d’attention de notre part.

Quand nous aurons trouvé ce nouveau récit, l’hyperconsommation, acheter un nouveau smartphone tous les ans, nous passionner pour la dernière keynote d’Apple nous paraîtra une folie comme se faire tuer pour aller libérer le tombeau fantasmé et mythique du Christ.

Alors, oui il faut « Changer d’histoire pour changer l’Histoire » de l’Humanité sur terre.

<1109>

Jeudi 13 septembre 2018

« Un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres ?»
Nicolas Hulot qui n’a pas posé cette affirmation sous forme de question

Nicolas Hulot a démissionné du gouvernement le 28 août sur les ondes de France Inter.

Lors de cette émission, il a donné son point de vue et ses convictions.

Il a d’abord justifié sa démission parce que le gouvernement actuel de la France ne prend pas suffisamment en compte, selon son échelle d’exigence, l’urgence écologique et climatique.

Il s’est lancé dans un réquisitoire assez cinglant :

« Est-ce que nous avons commencé à réduire l’utilisation des pesticides ? La réponse est non.

Est-ce que nous avons commencé à enrayer l’érosion de la biodiversité ? La réponse est non.

Est-ce que nous avons commencé à nous mette en situation d’arrêter l’artificialisation des sols ? La réponse est non »

Il a dit son amitié pour le président de la république et le Premier Ministre mais a ajouté :

« Sur les sujets que je porte, on n’a pas la même grille de lecture. »

Il a aussi exprimé sa solitude :

« Ai-je une société structurée qui descend dans la rue pour défendre la biodiversité ? Ai-je une formation politique ? Est-ce que les grandes formations politiques et l’opposition sont capables de se hisser au-dessus de la mêlée pour s’entendre sur l’essentiel. »

Il a surtout donné des exemples concrets dont s’est félicité le gouvernement et qui selon lui sont à l’opposé de ce qu’il faudrait faire :

« Je me suis moi-même largement prononcé sur des traités comme le CETA et on va en avoir une floppée d’autres[…]

Où est passée la taxe sur les transactions financières ? […]

Le nucléaire, cette folie inutile, économiquement, techniquement dans lequel on s’entête.

Les grandes tendances demeurent. La remise en cause d’un modèle agricole dominant n’est pas là. On recherche une croissance à tout crin. Sans regarder ce qui appartient à la solution et ce qui appartient au problème. […]

Quand on se réjouit – ça va vous paraître anecdotique – de voir sortir de Saint-Nazaire un porte-conteneurs qui va porter 50 000 conteneurs. Superbe performance technologique. Est-ce bon pour la planète ? La réponse est non. […]

On se fixe des objectifs mais on n’en a pas les moyens parce qu’avec les contraintes budgétaires, on sait très bien à l’avance que les objectifs qu’on se fixe, on ne pourra pas les réaliser. Voilà ma vérité. »

Mais son avis le plus fort et le plus structurant est une dénonciation du système économique actuel :

« On s’évertue à entretenir voire à ranimer un modèle économique, marchand qui est la cause de tous ces désordres .

On n’a pas compris que c’est le modèle dominant [Le libéralisme ] qui est la cause. Est-ce qu’on le remet en cause ?»

Mais les libéraux ne sont pas d’accord.

Dominique Seux, Directeur délégué de la rédaction des Echos et chroniqueur économique sur France Inter a dit le lendemain, aussi pendant le 7-9 de France Inter :

« C’est clair : il faut refroidir l’économie, qui consomme et épuise trop d’énergies qui dégradent la nature et compromettent l’avenir de l’espèce humaine.

L’ami Thomas Legrand a été frappé par les porte-containers, on peut trouver plus absurde encore que l’on puisse traverser l’Europe en avion pour quelques dizaines d’euros parce que le kérosène est détaxé alors que le transport aérien émet du CO2.

Mais la question sous-jacente est de savoir si la transition énergétique, qui doit être plus rapide qu’on ne le pensait encore en 2015, peut se faire dans le cadre de l’économie de marché et -disons-le- du capitalisme.

La plupart des écologistes pensent que non, Nicolas Hulot aussi. On peut penser l’inverse. Avec de puissantes incitations et obligations, seul le capitalisme a les moyens d’investir, d’innover, de trouver les compromis entre la science et de nouveaux modes de vie. Ce sont des entreprises qui inventent et le solaire de demain et les véhicules électriques, dont on aura encore besoin pour se déplacer. »

Et c’est Daniel qui m’a signalé un article d’Eric Le Boucher avec lequel j’ai cru comprendre qu’il était d’accord : <Nicolas Hulot n’en serait pas là s’il avait développé une écologie applicable>.

C’est un article publié sur le site Slate.fr le 28 août 2018

Le journaliste pose la question d’une écologie non pas marquée par les quotas et les règlements imposés, mais alliée de la science, des technologies et de l’économie.

Il écrit :

«  Mais le problème est général. Les militants verts estiment que l’écologie doit être imposée «politiquement» à l’économie comme un objectif supérieur, celui de la préservation de la planète. De même que des militants de gauche considèrent que le capitalisme est intrinsèquement mauvais, les Verts idéologues croient l’économie intrinsèquement nocive. Certains vont jusqu’à penser que la solution ne sera trouvée que dans la décroissance, tous pensent que les entreprises doivent être légalement forcées dans la bonne voie.

Dès lors, le succès d’un ministre est mesuré au nombre de quotas, de règlements, d’interdictions, de lois qu’il sait faire passer dans son gouvernement contre «les lobbies» des agriculteurs (productivistes) et des industriels (pollueurs) et contre Bercy qui en est le porte-parole.

[…]

Plutôt que de crier contre l’échec du gouvernement et de se lamenter, les Verts feraient mieux de réfléchir sur le leur. Comment inventer une écologie alliée de la science, des technologies et de l’économie? Comment dépasser les slogans du type «l’écologie va engendrer à un nouveau modèle de croissance qui va créer des millions d’emplois»? Comment trouver des solutions concrètes, applicables »

Ce sont deux visions très différentes de la solution à construire.

En première analyse je suis plutôt en phase avec la position de Hulot, c’est le capitalisme libéral, son addiction à la croissance et son moteur de cupidité qui sont en contradiction avec l’objectif de sauver la vie des humains sur terre.

Mais si on prend un peu de recul, on peut légitimement s’interroger :

Le monde des humains a longtemps été régi par une litanie de règles et de contraintes imposées par les religions et ceux qui parlaient en leur nom.

Peu à peu le monde libéral a affranchi les hommes en leur donnant la liberté de créer, d’entreprendre, d’inventer.

Contre les excès du monde libéral s’est élevé le communisme qui a voulu contraindre, encadrer, planifier, normer.

Le résultat fut catastrophique.

Les communistes ont encore davantage négligé la nature que les libéraux (comme par exemple la mer d’Aral).

Et surtout ils ont anesthésié la liberté, en allant de plus en plus loin dans la brutalité, l’enfermement. Il n’y avait plus d’opposants mais des dissidents qui étaient considérés comme fous qu’on devait soigner dans des hôpitaux psychiatriques.

Alors imaginons un monde de contraintes, de normes, de règles avec pour objectif cette noble cause de sauver l’espèce humaine.

On trouvera certainement un Staline écologique, entourés de soldats fidèles. Tous ceux qui ne suivront pas les règles édictées seront forcément fous, comment ne pas se soumettre à la cause suprême de la survie des humains ?

Alors, je ne rejetterai pas si vite la voie libérale, même si je ne partage pas l’enthousiasme dans les vertus du marché libre et non faussé que défendent Dominique Seux et Eric Le Boucher.

<1108>

Mercredi 12 septembre 2018

« Le citoyen ordinaire a deux cartes très importantes en main : sa carte d’électeur et sa carte bancaire. »
Frank Courchamp

Lors de la COP23, la 23e conférence des Nations Unies sur les changements climatiques qui avait été organisée conjointement par les iles Fidji et l’Allemagne du 6 novembre au 17 novembre, 15 000 scientifiques de 184 pays ont signé un appel contre la dégradation de l’environnement qui a été publié dans la revue Bio Science de l’Université d’Oxford, le lundi 13 novembre.

Je m’en étais fait l’écho, lors du mot du jour du 20 novembre 2017 où je citais le climatologue allemand et fondateur de l’institut de Potsdam de Recherche sur le climat, Hans Joachim Schellnhuber : «La théorie des 3D : Désastres, Découvertes, Décence.»

Dans le journal du CNRS, Frank Courchamp, directeur de recherche au CNRS, revenait sur cet appel d’une ampleur inédite.

Frank Courchamp a d’ailleurs participé à la diffusion de cet appel:

« C’est effectivement du jamais-vu. La première mise en garde de ce genre, formulée en 1992 à l’issue du Sommet de la Terre à Rio, n’avait rassemblé que 1 700 signataires dont, il est vrai, une centaine de prix Nobel. Le présent manifeste a été rédigé par huit spécialistes internationaux du fonctionnement des écosystèmes […]. Il a été initié par le biologiste de la conservation américain William Ripple, qui a mis en évidence le déclin dramatique de presque tous les grands carnivores et tous les grands herbivores, des animaux qui jouent pourtant un rôle crucial dans l’équilibre des milieux naturels. William Ripple m’a contacté le 20 juillet et m’a demandé de relayer ce cri d’alarme, notamment en France, ce que j’ai fait. Au total, pas loin d’un millier de chercheurs français (soit un quinzième des signataires) ont souscrit à cet appel. »

Frank Courchamp signale que si des progrès ont été malgré tout accomplis depuis 1992, mais que sur des points essentiels le compte n’y est pas:

«  L’interdiction des chlorofluorocarbures (CFC) et d’autres substances appauvrissant la couche d’ozone a eu des effets très positifs. De même, des points ont été marqués dans la lutte contre la famine et l’extrême pauvreté. Mais qu’il s’agisse des forêts, des océans, du climat, de la biodiversité…, les trajectoires que nous avons prises sont très préoccupantes et nous mènent dans le mur.

La plupart des indicateurs qui étaient dans le rouge il y a un quart de siècle ont viré à l’écarlate.

On continue de détruire les forêts à un rythme effréné. 120 millions d’hectares ont été rayés de la carte depuis 1992, essentiellement au profit de l’agriculture.

Les « zones mortes » (dépourvues d’oxygène), dans les océans, ont explosé de 75 %, tandis que l’eau potable disponible dans le monde par tête d’habitant a diminué de 26 %. Les émissions de dioxyde de carbone (CO2) et les températures moyennes du globe se sont encore accrues.

Une proportion énorme des mammifères, des reptiles, des amphibiens, des oiseaux et des poissons a disparu.

Sans oublier qu’une étude, trop récente pour avoir été mentionnée dans l’appel, vient de montrer qu’en moins de trois décennies, les populations d’insectes volants (bourdons, libellules, papillons et autres diptères) ont chuté de près de 80 % en Europe et sans doute au-delà. »

Il y a d’une part la question de notre système économique basé sur une consommation toujours croissante et puis se pose la question démographique.

Evidemment cette question pose grand débat.

La Chine est revenue sur sa politique de l’enfant unique.

Et il est vrai que certains témoignages de famille chinoise révélaient la brutalité et l’inhumanité de cette règle rigide.

Mais le constat est implacable :

« Le nombre d’êtres humains a augmenté de 35 % en 25 ans, ce qui est incroyablement élevé. Nous sommes de plus en plus nombreux et nous consommons trop. Or, nous vivons sur une planète aux ressources finies qui ne peut pas répondre aux besoins alimentaires, entre autres, d’une population infinie. La Terre ne pourra jamais nourrir plus de 15 milliards de bouches, même à supposer que nous mettions fin à la surconsommation actuelle, que nous répartissions mieux les ressources et que d’hypothétiques progrès agricoles et des sauts technologiques se produisent.

À la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, Malthus, qui a été beaucoup critiqué pour cela, affirmait que si les populations humaines ne se régulent pas d’elles-mêmes, la Nature s’en charge à coups de guerres, d’épidémies et de famines. L’équation est on ne peut plus simple : dans n’importe quelle population de n’importe quelle espèce, quand il y a trop d’individus, ceux-ci se retrouvent confrontés à des problèmes qui les forcent à réduire leurs effectifs.

Ce n’est pas une question de religion ou d’idéologie, mais un problème de ressources disponibles. Il est important que certains pays en développement prennent conscience de l’importance de réduire leur croissance démographique. Ceci devrait passer, comme le préconise notre appel, par une plus grande généralisation du planning familial et des programmes d’accès à l’éducation des filles. »

Ce week-end un certain nombre de manifestations ont eu lieu en France et même dans le monde. En France, elles ont été provoquées par la démission de Nicolas Hulot.

Les signataires du manifeste appelaient justement de leurs vœux « un raz-de-marée d’initiatives organisées à la base ».

Et Frank Courchamp explique que :

« Le mouvement doit venir de Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Une multitude d’initiatives individuelles et de micro-actions quotidiennes peut avoir un effet décisif, tout simplement parce que nous sommes des milliards.

Les politiques, dont l’agenda dépasse rarement l’horizon de la prochaine élection, mais qui sont sensibles aux pressions, suivront le mouvement, tout comme les acteurs économiques. J’ai l’habitude de dire que le citoyen ordinaire a deux cartes très importantes en main : sa carte d’électeur et sa carte bancaire.

Faire des choix de consommation judicieux comme acheter moins d’huile de palme, moins de viande, moins d’emballages…, conduira les industriels à produire moins d’huile de palme, moins de viande, moins d’emballages…, et améliorera l’état de la planète. »

Le scientifique n’a pas de doute sur la conclusion si la société des hommes ne parvient pas à faire évoluer son modèle de consommation, sa capacité à préserver et à réintroduire de la biodiversité enfin à diminuer l’utilisation moyenne des énergies fossiles par habitant.

«  La bonne nouvelle, c’est que la biodiversité repartira. Les modèles prédisent qu’il faudra à peu près un million d’années pour qu’elle retrouve son niveau d’avant cette sixième extinction de masse imputable à l’Homme. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il n’y aura très probablement plus de sociétés humaines pour contempler le spectacle. Les toutes prochaines générations vont donc nécessairement rentrer dans l’Histoire puisque, soit elles parviendront à stopper la destruction de l’environnement, soit elles en subiront les conséquences de plein fouet et ne s’en relèveront pas. »

<1107>

Mardi 11 septembre 2018

« L’urbanisation a transformé radicalement la société française »
Michel Lussault

Michel Lussault, est Géographe et professeur d’études urbaines à l’École Normale Supérieure de Lyon (ENS). Il dirige l’École Urbaine de Lyon (EUL) qui a été créée en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir (PIA2) par le Commissariat Général à l’Investissement (CGI).

Sur la page d’accueil du site de cette école on lit la description suivante :

« A travers son projet interdisciplinaire expérimental de recherche, de formation doctorale et de valorisation économique, sociale et culturelle des savoirs scientifiques, l’École Urbaine de Lyon innove en constituant un domaine nouveau de connaissance et d’expertise : l’urbain anthropocène.

Aux défis mondiaux de l’urbanisation et de l’entrée dans l’anthropocène correspondent en effet à la fois de nouveaux champs de recherche et de formation, de nouvelles professions et compétences, mais aussi une mutation profonde de la pensée, des représentations, des pratiques et des métiers de la ville. »

Il a été interrogé par la revue : Horizons publics
qui se présente comme ayant pour objet d’étudier la transformation de l’action publique. Elle est éditée par la maison d’édition Berger-Levrault.

Le titre de l’article est : « L’urbanisation a transformé radicalement la société française »

Dans cet article il est question de l’anthropocène, cette ère géologique qui succède à l’holocène et à partir de laquelle l’influence de l’homme marque le système Terre dans son ensemble. Le changement climatique est des manifestations les plus prégnantes de l’anthropocène.

Michel Lussault explique :

« L’urbanisation a transformé radicalement la société française en même temps que le monde. C’est un changement qui a la particularité d’être local et global. L’entrée dans l’anthropocène est également un changement global. D’ailleurs, en américain, on disait « global change » avant de parler d’anthropocène. Ces deux changements ont des conséquences simultanées sur toutes les sociétés et à toutes les échelles. Mon souci est de penser l’entrecroisement de ces deux changements globaux : comment s’alimentent-ils l’un l’autre ? Quels effets ont-ils sur les individus, sur les territoires, en fait sur le monde et toutes les échelles intermédiaires ? Il n’y a pas de plus grande urgence que de penser ces grands changements pour comprendre ce qu’ils produisent aux plans économique, politique, culturel, environnemental, social, paysager, architectural, urbanistique, etc.

D’ailleurs, plus que de changement, il faut parler de véritables mutations, qui non seulement imposent de reconsidérer les manières classiques de penser les réalités sociales et territoriales, mais aussi les façons d’agir, d’habiter les espaces et d’envisager notre futur.

Les instituts Convergence [dont fait partie l‘EUL] qui se comptent au nombre de 10 en France ont été créés [pour] rassembler sur un même site des scientifiques de haut niveau pour traiter de manière innovante des questions d’intérêts scientifique et sociétal majeurs.

Chacune des thématiques traitées par ces instituts est dite de sciences-frontières : elles imposent de sortir des cadres académiques institués, de poser les problèmes scientifiques autrement en recourant par exemple à une interdisciplinarité radicale.

Celui de l’école urbaine de Lyon consacré aux mondes urbains anthropocènes en est une parfaite illustration.

On doit y fonder des types de savoirs pertinents pour rendre intelligibles les évolutions urbaines et anthropocènes contemporaines. Nous pensons que les sciences classiques, constituées depuis deux siècles, n’offrent plus les ressorts suffisants pour saisir convenablement la complexité des systèmes urbains anthropocènes. »

Vous pourrez vous reporter à l’intégralité de l’article.

Mais j’ai trouvé cette approche intéressante et positive par rapport aux questions que nous nous posons : comment continuer à vivre sur cette planète en acceptant ses limites tout en trouvant des solutions pour permettre d’élargir le champ des possibles.

La science d’aujourd’hui doit se différencier de la science d’hier, en portant aussi la même considération aux réalités humaines et non humaines que nous observons, dans le sens de certaines anthropologies inspirées de la sociologie des sciences de Bruno Latour.

La réalité est composée d’une grande variété de modes d’existence qui oblige à sortir de notre posture anthropocentrique.

Comment écouter les voix de l’ensemble des opérateurs d’une situation données et évitant que celle du chercheur autorisé ne couvre les autres ?

« Notre projet de recherche échouera si nous ne parvenons pas à embarquer le plus grand nombre de protagonistes pour produire des savoirs différents, dans toute leur richesse et leur pluralité, des savoirs qui changeront radicalement l’intelligibilité des réalités sociales. Mais nous échouons également si nous ne répondons pas aux questions « qu’est-ce que agir, quels sont les modes de faire, quels sont les modes d’action à inventer dans l’urbain anthropocène ? » Ce sont des questions auxquelles nous nous pourrons répondre qu’avec les acteurs territoriaux, des professionnels jusqu’aux quidams si je puis dire. « Qu’est-ce que agir ? » ne relève plus dans l’anthropocène de la seule professionnalité mais fondamentalement du politique. Cela débouche sur une double interrogation : comment un individu à travers ses actions contribue-t-il à rendre intelligible la réalité du monde urbain anthropocène ? Comment un même individu à travers ses actions contribue à faire en sorte que les sociétés humaines soient capables d’affronter les défis de l’urbain anthropocène ? »

Je retiendrai aussi cette invitation de « sortir de notre posture anthropocentrique »

Grâce à Nicolas Copernic nous avons pu sortir de la théorie erronée du géocentrisme qui pensait que notre terre était au centre de l’Univers pour entrer dans l’héliocentrisme qui montrait que la terre tournait autour du soleil.

Il reste que pour beaucoup ce géocentrisme a subsisté sous la forme de l’anthropocentrisme, la terre n’est peut-être pas au centre du monde, mais l’homo sapiens peut-être ?

En tout cas, un doute subsiste pour certains… Les religions monothéistes y ont beaucoup contribué.

Cette vision est totalement déraisonnable.

Homo sapiens ne peut rien sans la nature, sans les produits et ressources de notre terre.

Parler d’environnement n’est pas qu’une erreur, c’est une faute. Je veux dire une faute morale.

Parler d’environnement c’est justement se placer dans la croyance de l’anthropocentrisme où homo sapiens est au centre et ce qui l’entoure est l’environnement.

C’est une théorie aussi erronée que le géocentrisme.

Nous sommes dans la nature et la nature est en nous.

Cela n’enlève rien au génie de notre espèce mais si nous ne parvenons à nous réconcilier avec la nature et la terre et à rendre notre société des hommes compatible avec les ressources et l’équilibre de la nature, nous disparaîtrons.

<1106>

.

Lundi 10 septembre 2018

« Cette climatisation qui surchauffe la planète »
Michel Revol

Il a fait chaud cet été.

Pour certains, cette chaleur est insupportable.

Dans notre société moderne, individualiste et privilégiant le court-terme, la tentation est grande d’acheter une climatisation.

Vous trouverez, de manière assez humoristique cette vidéo sur Internet : <Comment les climatiseurs ont changé le monde>

Vous apprendrez que chaque seconde, dix climatiseurs sont vendus dans le monde. En 2050, on en comptera près de six milliards. Inventé en 1902 par l’ingénieur américain Willis Carrier, le climatiseur a profondément modifié nos sociétés contemporaines. L’industrie culturelle, d’abord, en accompagnant l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Les entreprises se sont ensuite équipées en masse, la climatisation étant réputée augmenter la productivité des salariés.

S’il a fallu attendre les années 1950 pour que les climatiseurs entrent dans les ménages américains, ils représentent aujourd’hui, aux Etats-Unis, une dépense énergétique équivalente à celle du continent africain tout entier.

Arrêtons-nous un instant sur ce constat :

« La dépense énergétique des ménages américains sur l’unique consommation dû aux climatiseurs est équivalente à celle du continent africain tout entier ! »

Et nous savons que c’est une autre dimension de la mondialisation : les africains veulent vivre comme les américains.

Nous savons aussi qu’au milieu du monde des chiffres pervers, il en est qui sont davantage sérieux et fiables. C’est le cas de ceux la démographie.

Les États-Unis comptaient 325 millions d’habitants en 2016. Mais selon <Wikipedia>, l’accroissement naturel du pays est de 0,81 %. Donc même avec l’immigration la démographie des Etats-Unis devraient rester stable à moyen terme.

Or l’Afrique comptait déjà 1,2 milliard en 2016, soit plus de 4 fois la population états-uniennes. Et selon les projections démographiques, dans les années 2050 la population de l’Afrique se situera entre 2 et 3 milliards puis 4,4 milliards en 2100.

La terre qui permettrait aux africains de se climatiser comme les américains n’existe pas !

Le problème dépasse bien la seule question de la climatisation pour s’étendre à l’ensemble du spectre de la consommation, des transports, de l’alimentation etc.

Mais pour ce mot du jour restons sur le sujet de la climatisation.

A l’heure d’aujourd’hui, le remède de la climatisation pour lutter contre la canicule est dévastateur.

Michel Revol a publié dans le Point un article qui a pour titre : « Cette clim qui surchauffe la planète »

Il écrit :

« C’est ce qu’on appelle un cercle vicieux : non seulement, à raison de 0,5 à 2 degrés, la climatisation réchauffe les villes en rejetant dans les rues de l’air chaud, mais elle participe aussi à élever la température de la planète en consommant beaucoup d’électricité, produite surtout par du gaz et du charbon, deux énergies fossiles – donc actrices de l’effet de serre. Et, puisque la planète se réchauffe du fait de la clim, il faut bien la faire fonctionner encore plus fort pour refroidir les magasins et les habitations. Impitoyable.

L’Agence internationale de l’énergie vient de s’alarmer du danger dans un rapport publié en mai dernier. Selon l’organisation, le nombre de climatiseurs devrait tripler dans le monde jusqu’en 2050. Il pourrait se vendre en moyenne un climatiseur toutes les quatre secondes d’ici à cette échéance, pour atteindre un total de 5,6 milliards de machines, contre 1,6 milliard aujourd’hui ! Cette flambée pourrait provoquer ce que l’AIE appelle un « cold crunch », un choc du froid : si rien n’est fait, la consommation d’énergie pour faire fonctionner les climatiseurs pourrait tripler d’ici à 2050. À ce niveau d’équipement, et si rien n’est fait, l’électricité nécessaire pour faire tourner ces équipements pourrait atteindre l’équivalent de la consommation actuelle de la Chine. Quant aux émissions de dioxyde de carbone dues à la climatisation, elles pourraient quasiment doubler d’ici à 2050 avec un milliard de tonnes supplémentaires – soit le volume de ce gaz rejeté chaque année par l’Afrique… »

Alors, bien sûr actuellement les équipements utilisés dans le monde sont peu performants et probablement que la technique pourra améliorer le rendement énergétique de ces appareils.

Mais globalement nous sommes confrontés à un problème technique de la conservation de l’énergie qui fait que si vous voulez refroidir un endroit vous allez en réchauffer un autre.

Il apparait clairement que la climatisation n’est pas la solution.

Une des solutions serait de créer des villes végétalisées..

Et aussi de rénover ou de construire des bâtiments qui deviennent ou soient thermiquement isolés.

Ces solutions ne sont pas individualistes et ne sont pas à court terme.

<1105>

Vendredi 7 septembre 2018

« Meine Zeit wird kommen » (Mon temps viendra) »
Gustav Mahler

Bernstein fut un formidable interprète de Mahler. Mais sa relation avec Mahler fut bien plus profonde. Et il me paraît naturel de finir cette série sur Léonard Bernstein en associant ces deux noms : «Gustav Mahler» et «Léonard Bernstein».

Ils ont tellement de points communs…

Et le premier étant évidemment qu’ils étaient tous deux d’exceptionnels chefs d’orchestre reconnus parmi les plus grands par tous les critiques et musiciens et qu’en parallèle ils étaient compositeurs et voulaient avant tout s’imposer comme tel, et que dans ce domaine les critiques étaient beaucoup moins favorables.

Mahler, comme musicien juif fut banni totalement des concerts dans le monde nazi donc à Berlin et à Vienne, et cet ostracisme continua bien au-delà de la fin officielle du nazisme.

Dans le reste du monde, entre sa mort en 1911 et les années 1960, il n’était pratiquement pas joué. Seul son disciple Bruno Walter, et quelques grands chefs comme Otto Klemperer ou Jasha Horenstein parvinrent parfois à imposer aux responsables des salles de concert une de ses symphonies. Il y avait une exception aux Pays-Bas avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam et Willem Mengelberg.

Peu avant de mourir, Gustav Mahler avait eu cette phrase en parlant de son œuvre de compositeur : « Mon temps viendra ! »

Une statistique récente a montré que le compositeur le plus souvent joué de nos jours, par les plus grands orchestres symphoniques, est Gustav Mahler.

Gustav Mahler avait donc raison, son temps allait venir et il est venu.

Et je fais le pari que le compositeur Bernstein poursuivra une trajectoire parallèle et que son temps viendra aussi et qu’il est déjà en train de venir comme le prouve le succès de son œuvre « Mass » qui n’avait plus été joué pendant de nombreuses années et dont on redécouvre aujourd’hui l’incroyable richesse et beauté.

Bernstein ne fut pas le seul à défendre l’œuvre de Mahler dans les années 1960, mais il fut le premier qui enregistra toutes les symphonies de Mahler avec son Orchestre Philharmonique de New York de 1960 à 1967 pour CBS.

Un autre évènement donna une grande notoriété à Mahler ce fut « Mort à Venise » de Lucchino Visconti qui débute avec l’adagietto de la 5ème symphonie de Mahler.

Vous trouverez derrière <Ce lien> ce morceau interprété par Bernstein avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne.

Mais si on creuse un peu on peut déceler bien d’autres points communs entre Bernstein et Mahler.

Tous les deux étaient juifs.

Les parents de Léonard Bernstein, des juifs ukrainiens débarquent à Ellis Island au même moment que Gustav Mahler, un peu avant 1910.

Car Gustav Mahler après avoir révolutionné la musique à Vienne et s’être fait quelques ennemis est venu à New York diriger au Metropolitan Opéra un peu avant de mourir. Bernstein a fait le chemin inverse révolutionnant d’abord la musique à New York avec le philharmonique de New York avant de venir briller à Vienne avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne, l’orchestre que Mahler avait amené vers des sommets de qualité inconnus, au début du XXème siècle.

Quand Bernstein débarque en 1966 à Vienne, le Philharmonique n’avait plus joué Mahler depuis l’Anschluss en 1938. Les archives de l’Orchestre Philharmonique de Vienne sont désormais ouvertes, on sait qu’avant l’anschluss une proportion importante de musiciens de l’orchestre avaient adhéré au Parti Nazi autrichien, alors qu’il était officiellement interdit à ce moment. Une fois les nazis au pouvoir, les juifs sont chassés de l’orchestre et les nazis deviennent largement majoritaires. Après la guerre, il n’y eut quasi aucune épuration en Autriche ni à l’Orchestre. Dans ce dernier cas c’était pour préserver la fameuse tradition viennoise ce qui a eu pour conséquence aussi de préserver « la tradition antisémite ».

C’est dans cette atmosphère hostile que Bernstein est venu à Vienne surmonter les réticences et même les haines pour refaire de l’Orchestre Philharmonique de Vienne un orchestre mahlérien. Il a entendu, lors des premières répétitions des musiciens dirent à voix basse « musique de merde ».

Il va affronter les démons, les vrais, les nazis cachés dans les replis de l’histoire. Il va les débusquer avec son sourire, son énergie et sa formidable intelligence de l’autre, et il va les faire plier par amour de la musique.

Il va les convaincre que Mahler fait partie de leur tradition et que c’est une trahison de ne plus le jouer.

Il va en résulter des concerts, des disques, des vidéos qui sont autant de réussites et de diamants éternels.

Et Bernstein au bout de son combat victorieux a pu déclarer :

«  La ville est si belle et si pleine de traditions. Tout le monde ici vit pour la musique, en particulier l’opéra, et je semble être le nouveau héros. Ce qu’ils appellent « la vague de Bernstein » qui a submergé Vienne et produit un étrange résultat ; tout à coup, il est à la mode d’être juif.. »

Tout ceci est développé dans cette remarquable émission de France Musique : <Léonard Bernstein : A nous deux Vienne !>

Mahler et Bernstein avait aussi en commun un goût pour l’humour noir, le théâtre, le folklore…

Dans l’œuvre des deux compositeurs on retrouve la même fascination pour l’innocence de l’enfance la même obsession du paradis qu’il soit terrestre ou céleste. Léonard Bernstein dans une des émissions consacrées à Mahler a dit :

«  Quand Mahler est triste, il est dans une détresse totale, rien ne peut le réconforter, c’est comme un enfant qui pleure. Et quand il est heureux il est heureux comme un enfant sans retenue. C’est là une des clefs de l’énigme Mahler, il est comme un enfant ! »

Et il signifie ainsi que lui était probablement aussi comme cela.

Renaud Machart a écrit dans sa biographie de Bernstein :

« Bernstein s’est identifié de manière quasi obsessionnelle à Gustav Mahler. Les raisons de cette identification sont multiples […]
L’identification quasi gémellaire que Bernstein ressentait quand il dirigeait la musique de Mahler est frappante dans la plupart de ses déclarations orales ou écrites. Au risque de faire sourire certains, il n’hésitait pas à dire, en ces moments d’exaltation dont il était coutumier, qu’il se sentait comme la réincarnation du Viennois »
Page 106-107

En plus d’être un formidable interprète de Mahler, il revenait à ses talents de pédagogue pour parler de Mahler et le défendre avec des mots.

Dans son émission « Young People’s Concerts » l’une d’entre elle a pour titre : «  Qui était Gustav Mahler ? » et vous pouvez la voir sur le site d’ARTE jusqu’au 25 novembre 2018.

Il a enregistré d’autres vidéos où il fait partager sa passion pour Gustav Mahler comme ce dvd : «  the Little Drummer Boy: An Essay on Gustav Mahler by and With Leonard Bernstein »

Lui qui disait : « On ne vend pas la musique, on la partage »

France Musique a également consacré une émission passionnante sur cette relation entre un génie mort en 1911 et un autre né en 1918 : <Léonard Bernstein : Une vie avec Mahler>

Je ne résiste pas à vous donner aussi ce lien vers le final de la 2ème symphonie « Résurrection » qu’il dirige à Londres dans un moment d’extase.

Bernstein s’est fait inhumer avec une copie de poche de la partition de la 5e symphonie de Mahler et aussi un exemplaire du conte Alice au pays des merveilles !


<Goodbye Lenny !>

<1104>

Jeudi 6 septembre 2018

« Un petit démon »
Léonard Bernstein parlant de sa sexualité

C’est dans le documentaire diffusé par ARTE et que j’ai évoqué lundi, que j’ai appris que Bernstein avait eu cette expression en parlant de lui.

Dans le documentaire, ce propos est d’ailleurs ambigüe car un auditeur non averti pourrait penser qu’il parle de son homosexualité, voire de sa bisexualité parce qu’il était question de cela au moment où cette phrase a été rapportée.

Il n’en n’est rien, Bernstein assumait son homosexualité.

Je n’ai lu qu’une fois explicitement, dans un article français, la réalité qui se cachait derrière cette expression « un petit démon ». Peut-être que la biographie anglaise, non traduite en français, de Meryle Secrest : « Leonard Bernstein, a life » est plus explicite, mais dans la biographie française qui fait autorité, celle de Renaud Machart chez « Actes Sud » le sujet est abordé de manière très elliptique dans un petit paragraphe à la page 17 d’un ouvrage qui en comporte plus de 200 :

« Il y eut, toujours, le goût des hommes, qu’il n’a jamais caché alentour et à sa femme Felicia, d’une grande beauté et d’une fine élégance, avec laquelle il allait former en 1951, l’un des couples les plus sémillants d’Amérique. Le musicien était véritablement attaché à sa famille et à ses trois enfants, Jamie, Alexander et Nina. Il lui fallait sûrement, pour accepter vraiment cette manière de mise sous surveillance de sa propre liberté, des échappées vers l’autre part de lui-même. Décrit par beaucoup comme un prédateur sexuel, celui qui n’hésitait pas à parler aux musiciens de « battement pelvien », voulait aussi être père poule […]

Tous ceux qui l’ont connu parlent de l’énergie incroyable de l’homme, de sa présence physique. Bernstein donnait l’accolade mais plus souvent embrassait volontiers sur la bouche, femmes comme hommes. Sa réaction au moindre soupçon de résistance était d’embrasser encore plus fort, écrit le critique John Rockwell. »

Il faut être attentif, au détour d’une phrase il est possible de comprendre. Dans le mot du jour de lundi, je citais un journaliste dans le magazine Diapason de juillet/août 2018, qui parle de sa culpabilité après la mort de son épouse et ajoute :

« Rien ne l’apaise. Le monde est plein de jolis garçons qu’il consomme sans respirer… ».

Alors tout cela est noyé dans un discours exalté et enthousiaste :

« Diriger c’est comme faire l’amour : nous tous, moi au pupitre, les musiciens et les chanteurs à leur place, nous faisons l’amour chaque fois que nous jouons. Mes musiciens sont mes amants. J’en ai beaucoup c’est vrai… Mille amants en même temps ! »

Magazine Répertoire de septembre 1998, page 13

Evidemment que ce discours représente une réalité virtuelle, un monde de rêves et d’images.

Le problème est que dans ce domaine, Leonard Bernstein ne savait pas faire la part du virtuel et de la réalité. Il était donc un consommateur compulsif de jeunes et beaux hommes rencontrés dans les orchestres, sur les scènes de spectacle. Bien sûr il était si charismatique, si beau, si séducteur, si convaincant que personne ne lui résistait. Pouvons-nous en être si sûrs, qu’ils étaient tous consentants ?

La raison et l’expérience doivent nous contraindre à répondre non. Mais personne ne résistait à Leonard Bernstein.

Aujourd’hui, il est probable qu’un tel comportement ne serait plus possible et il aurait de gros ennuis.

Après l’affaire Weinstein, le monde de la musique classique a été éclaboussé, des chefs d’orchestre très connus ont été mis en cause.

L’opéra de New York, le Metropolitan Opera, a suspendu son chef d’orchestre historique, James Levine, car plusieurs hommes, dont certains étaient mineurs au moment des faits, l’ont accusé de harcèlement et de viol.

Norman Lebrecht est un écrivain, et critique d’art, il a écrit un article : < Did Leonard Bernstein have a James Levine problem ?>, « Leonard Bernstein avait-il un problème du même type que James Levine ? »

Après avoir accepté d’écrire que Bernstein a certainement poursuivi des jeunes hommes toute sa vie d’adulte, il arrive à la conclusion que toute ressemblance entre Levine et Bernstein est purement superficielle et la raison qu’il donne est que la différence entre Bernstein et Levine est que Bernstein était, pour la plus grande partie de sa vie, physiquement attrayant et intellectuellement convaincant.

Certes Leonard Bernstein était nettement plus séduisant et beau que James Levine. Mais on peut ne pas vouloir accepter les avances sexuelles même de quelqu’un de beau et on peut même ne pas désirer avoir des relations homosexuelles quand on est hétéro sexuel et je m’empresse d’écrire que le contraire est tout aussi vrai.

Le site de France Musique est revenu sur l’affaire Levine et a aussi évoqué des sujets de harcèlement dans le monde musique suédois et plutôt que de suivre les arguments de Norman Lebrecht je préfère le constat de Sofi Jeannin qui avance le problème du « culte du génie » pour lequel « on excuse encore des comportements et des excès »

Tout ceci n’enlève pas le talent, la magie de ses interprétations et le génie d’une grande part de ses œuvres, ainsi que la part d’humanisme qu’il portait et défendait.

Cela conduit à constater la complexité du personnage et ne pas occulter sa part d’ombre.

<1103>

 

Mercredi 5 septembre 2018

« Grâce à [la musique], nous pouvons encore nous sentir unis et, j’en suis sûr, si nous voulons vraiment être des hommes, il est indispensable que nous soyons unis »
Léonard Bernstein.

Léonard Bernstein était un humaniste, un progressiste, un homme de paix.

Dans le magazine « Répertoire des disques compacts » de septembre 1998 on lit ces propos de Lenny :

« La musique, l’art en général, est le seul langage humain qui permette à l’homme de se retrouver non seulement comme individu, mais aussi et surtout comme un être humain qui vit et qui doit vivre dans la fraternité de ses semblables. La musique est le langage le plus profond de l’homme. Grâce à elle, nous pouvons encore nous sentir unis et, j’en suis sûr, si nous voulons vraiment être des hommes, il est indispensable que nous soyons unis ».

Dans ce même journal on apprend que Léonard Bernstein songeait à écrire un grand opéra dramatique sur la shoah qui devait représenter l’histoire des cinquante dernières années, à partir de la deuxième Guerre Mondiale, et mettre en scène en plusieurs langues , divers lieux et villes désolés par la barbarie nazie, mais aussi insuffler l’espérance d’un monde meilleur :

« Nous devons édifier un monde nouveau et il ne suffit pas pour cela de détruire l’ancien : il faut réussir à améliorer ce monde ci et nous devons tous contribuer à cet effort. […] J’éprouve un grand soulagement quand je vois s’effondrer un régime totalitaire et le pouvoir de ces dictateurs qui privent un peuple de sa liberté en se camouflant derrière de nobles idéaux et de bonnes intentions.»

Il dénonce le maccarthysme, cette chasse à l’homme menée par les autorités américaines dans les années 1950 contre tous ceux qu’elles soupçonnaient d’être communistes, dans son opérette « Candide » selon le texte de Voltaire.

Bernstein désapprouve ouvertement la guerre engagée par les États-Unis au Vietnam, soutient l’intégration des minorités ainsi que le mouvement des droits civiques.

L’humanisme et l’engagement de Bernstein inquiètent les services de renseignement intérieur. Aujourd’hui, on sait que le dossier que le FBI possédait contre lui comptait plus de 650 pages.

Vous pouvez écouter la journaliste Nathalie Moller raconter cette histoire en 5 minutes.

Ou encore lire cette page sur le site de France Musique <Pourquoi Leonard Bernstein était-il surveillé par le FBI ?>

J’en tire les extraits suivants :

« En 1951, le nom de Bernstein apparaît pour la première fois dans le Security Index, la fameuse liste des personnes jugées dangereuses par les services de renseignement américains. Deux ans plus tard, le compositeur se voit refuser le renouvellement de son passeport et frôle même la détention…

Pour récupérer son passeport, Bernstein doit jurer sur l’honneur qu’il ne fait pas et n’a jamais fait partie d’une quelconque organisation communiste. Voilà notre compositeur pris au piège de la folie maccarthyste et victime de la ‘chasse aux sorcières’.

Autre engagement, autre fait qui dérange. Le 14 janvier 1970, Bernstein et sa femme Félicia organisent une soirée de soutien aux Black Panthers, un mouvement afro-américain qui, du fait de son caractère révolutionnaire, a été désigné comme principale menace pour la sécurité intérieure par John Edgar Hoover, le directeur du FBI. A ses yeux, Bernstein cumule les provocations… »

Et puis il y a l’épisode de « Mass » dont nous avons déjà parlé. Nous savons donc que Jacqueline Kennedy avait commandé à son ami ‘Lenny’ une œuvre pour l’inauguration du Kennedy Center of Performing Arts, un lieu de culture ainsi nommé en hommage à son défunt mari, le président John F. Kennedy.

Pour écrire cette œuvre, Bernstein demande l’aide d’un prêtre catholique, Philip Berrigan. Un choix qui lui coûtera bien cher… Car Philip Berrigan est un militant pacifiste particulièrement actif, farouchement opposé à la guerre du Viet Nam et qui, entre deux allers-retours en prison, subit lui aussi la surveillance accrue du FBI. Berrigan et Bernstein réunis ? Il n’en faut pas plus pour rendre le FBI parano.

Et si Bernstein avait glissé des messages anti-gouvernementaux dans son texte latin ? Et s’il avait demandé à ses interprètes d’injurier le président Nixon en plein spectacle ? Réunion de crise à la Maison Blanche : Richard Nixon ne doit pas assister au concert, et il serait bien qu’une critique négative de l’œuvre soit publiée dès le lendemain, dans le New York Times.

La mauvaise critique sera publiée, le président Nixon ne viendra pas à la cérémonie.

Dans l’émission de France Musique : <Léonard Bernstein, radical chic. Vraiment ?> Vous entendrez un enregistrement de Nixon et de ses conseillers qui discutent de cet évènement avant qu’il n’ait lieu. Vous remarquerez la vulgarité de Nixon qui n’a rien à envier à celle de Donald Trump.

Radical chic renvoie vers un évènement et un article de journal qui affecteront beaucoup Bernstein et son épouse.

Nous avons évoqué la soirée de soutien aux Black Panthers organisé par les Bernstein dans leur appartement de New York

« Radical chic », par ces mots le journaliste Tom Wolfe qualifiait Bernstein dans un article publié dans les colonnes du New York Magazine en juin 1970. Article venimeux et accusateur qui allait faire beaucoup de mal à Lenny et à son entourage…

Juin 1970, en pleine révolution des Black Panthers, guerre du Vietnam et assassinats des Kennedy et Martin Luther King, le journaliste et écrivain Tom Wolfe publie un article sur Bernstein intitulé Radical Chic : That Party at Lenny ‘s. Le jeune journaliste se paye, le grand chef international, le compositeur national et le grand bourgeois parvenu  qui se revendique homme de gauche  Leonard Bernstein. Un texte archi brillant mais venimeux dont l’impact a été dramatique.

Lenny  dupe de ses bons sentiments affirme Wolfe. Rappelons que Tom Wolfe, mort en 2018 n’est pas que célèbre en raison de cet article, mais aussi parce qu’il est l’auteur du «bûcher des vanités.».

La fille de Bernstein, Jamie, révèle :

« C’est un texte très bien écrit, c’est très malin, très ironique, c’est un très bon écrivain, mais il causé des dommages incalculables à ma famille. Il ne s’est pas rendu compte à quel point il avait pu faire du mal. »

Et je finirai ce mot consacré à l’humanisme et aux combats politiques de Bernstein par son hymne à la liberté qu’il imposa en changeant, dans l’ode à la joie de Schiller qui finit la neuvième symphonie de Beethoven, le mot « Freude » c’est-à-dire « joie » par le mot « Freiheit » qui signifie en allemand « Liberté ».

La chute du mur de Berlin le 9 Novembre 1989 moins d’un an avant sa mort lui donna beaucoup de joie et un immense espoir. :

« Je vis un moment historique, incomparable avec tous les autres de ma longue, longue existence »

Bernstein accepta spontanément l’invitation à diriger deux représentations de la 9e symphonie de Beethoven, pour célébrer la liberté. Deux concerts, chacun ayant lieu dans une partie de la ville divisée pendant 28 années : à la Philharmonie de Berlin Ouest le 23 Décembre, et Berlin Est le 25 Décembre 1989. Il apparût naturel que la liberté nouvelle de l’Allemagne de l’Est soit célébrée par cette symphonie.

« Je suis sûr que Beethoven nous aurait donné sa bénédiction. »

Ajouta-t-il.

A cette occasion, Léonard Bernstein, conduisit un orchestre et chœur composés de musiciens venant des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, de France, et de l’Union soviétique.

L’orchestre de la radio bavaroise et son chœur fut ainsi rejoint par le London Symphony, le New York Philharmonic, l’Orchestre de Paris, le Staatskapelle Dresden, l’Orchestre du Théâtre Kirov à Stalingrad …

<Vous trouverez la vidéo d’un de ces concerts derrière ce lien>

Un disque existe aussi


<1102>

Mardi 4 septembre 2018

«En apprenant aux autres, j’apprends d’eux»
Leonard Bernstein

Bernstein était interprète et compositeur, mais c’était surtout un exceptionnel pédagogue.

ARTE a diffusé plusieurs épisodes tirés de l’émission emblématique  : « Young People Concerts » :

Deux semaines après sa nomination en tant que directeur musical de la Philharmonie de New-York, Bernstein enregistre son premier concert des Jeunes le 18 Janvier 1958.Cette tradition existait avant sa venue, mais c’est grâce à son talent que cette émission va connaître un immense succès et qu’aujourd’hui encore on les rediffuse pour en montrer la qualité et la richesse de l’enseignement produit.

Entre la première émission qui eut lieu au Carnegie Hall de New York, jusque la dernière le 26 mars 1972 au Lincoln Center de New York 14 ans et 53 émissions ont passées.

Il s’agissait d’abord d’une leçon de musique réalisée dans une immense salle de concert remplie entièrement de jeunes et de leurs parents, avec l’Orchestre Philharmonique de New York. Séance diffusée en prime time sur une chaîne de grande écoute la CBS

Une de ces émissions que je vous recommande est consacrée au sujet suivant : <Les modes>

Il commence par expliquer ce qu’est le mode majeur et mineur puis il décline d’autres modes plus anciens :

  • Le mode Dorien
  • Le mode Phrygien
  • Le mode Lydien
  • Le mode Mixolydien
  • Etc.

Et en illustrant ces différentes tonalités musicales par des morceaux classiques mais aussi des œuvres pop ou rock comme les Beatles ou Tandyn Almer, il rend ces théories compliquées très simples. Pour ce faire, il utilise termes simples, ludiques et accessibles à des publics profanes. Car Bernstein s’intéresse à tout : opéra, jazz, rock’n roll ou encore musiques latines. Il ne crée aucune hiérarchie entre les genres musicaux.

Essayez, vous verrez qu’on apprend énormément à l’écouter, c’est un véritable voyage dans l’histoire de la musique.

Cette série de « leçons » a abordé des sujets comme qu’est-ce qu’une mélodie ? Que signifie la musique? Qu’est-ce que l’orchestration ?

Avant cette série d’émissions, il participa déjà en 1954 à une autre émission pédagogique appelée Omnibus. Jusqu’en 1961, Bernstein participa une dizaine de fois à Omnibus avec des sujets comme «Pourquoi un orchestre a besoin d’un chef?» ou «Pourquoi la musique moderne est-elle aussi étrange?». Libération avait en 1995 publié un article plein d’éloges sur ces émissions.

Arte a diffusé deux autres émissions des « Young People Concerts <Qui était Gustav Mahler ?> et <Un quiz musical>. Toutes ces émissions sont disponible jusque fin novembre 2018.

C’est dans le magazine « Classica » de novembre 2012 que j’ai trouvé l’exergue de ce mot du jour.

« Enseigner, c’est surtout avoir le don des mots pour le dire, le don de susciter le silence et l’empathie, donner envie d’en savoir plus. Ces qualités, que Bernstein possédait comme peu, seront immédiatement profitables à son métier de chef d’orchestre. D’ailleurs Bernstein considérait que diriger était une manière d’enseigner : « En apprenant aux autres, j’apprends d’eux », aimait-il à répéter. »

Léonard Bernstein prétendait que ses talents de pédagogue étaient un héritage de son père :

« J’ai soudain compris que mon instinct de pédagogue, j’en avais hérité de mon père et de tous mes professeurs qui m’ont appris comment on enseigne. Cet instinct presque rabbinique pour instruire, expliquer, formuler, trouvait un véritable paradis dans le monde électronique de la télévision. »

Dans l’entretien qu’il avait accordé à Judith Karp dans le magazine «Musiques» de septembre 1979, il était encore plus explicite :

«Je suis un enseignant. Un rabbin caché. Voilà pourquoi peut être je fais autant de gestes au pupitre. Je cherche désespérément à communiquer.»

France musique a consacré une émission à ce talent unique : <Leonard Bernstein et l’enseignement : l’histoire d’une vie>

<1101>

Lundi 3 septembre 2018

« Le déchirement d’un génie : Leonard Bernstein »
Documentaire réalisé par Thomas von Steinaecker et présenté par Arte

J’ai écrit une introduction avant le sujet de ce mot du jour. Mais pour ne pas alourdir excessivement cet article, je l’ai finalement retirée et mise en commentaire.

Le 25 août 1918, naissait à Lawrence, dans le Massachusetts (Etats-Unis), Léonard Bernstein dont on fête les 100 ans de la naissance. Or Léonard Bernstein est un personnage considérable du monde des arts et de la musique en particulier.

J’avais déjà consacré, un premier mot le 7 mai 2018 à Bernstein et à son œuvre éclectique, visionnaire et géniale : « Mass »(1)

Lors de ce mot du jour, j’annonçais :

« C’était un homme charismatique, plein de fougue et d’excès, j’y reviendrai dans un mot du jour ultérieur, plus proche de sa date anniversaire. »

Je vais donc respecter cette promesse et évoquer cet homme talentueux, séducteur, pédagogue, humaniste et possédant aussi sa part d’ombre. Cela m’occupera toute cette semaine.

La grande cantatrice allemande Christa Ludwig qui a beaucoup travaillé avec le musicien, comme avec Herbert von Karajan a dit en toute simplicité :

«Léonard Bernstein ne faisait pas de la musique, il était la musique!»

(Propos rapportés par le Figaro du 18 mars 2018)

Et elle ajoutait :

« On estimait Karajan, on aimait Bernstein »

Car en effet si Karajan et Bernstein ont souvent été comparés, seul Bernstein avait cette dimension que Karajan ne possédait pas : il était compositeur.

Et Bernstein a aussi tenté et souvent réalisé d’aimer toutes les musiques. Finalement la seule musique qu’il a vraiment rejetée fut la « musique classique contemporaine atonale », c’est-à-dire celle dont Pierre Boulez était le chantre comme Karl Heinz Stockhausen.

Celles et ceux que je connais et qui lisent ce blog me semblent en phase avec cette vision de Bernstein de préférer les Beatles, les Pink Floyd à Stockhausen, Nono et consorts.

Il disait lui-même :

« J’éprouve beaucoup plus de plaisir à suivre les aventures musicales de Simon et Garfunkel ou du groupe qui chante « Along Comes Mary » qu’à écouter la majorité des œuvres de la communauté des compositeurs d’avant-garde »

Beaucoup d’articles et d’émissions de télévision ont été consacrés à Léonard Bernstein ces dernières semaines.

France musique lui a consacré de nombreuses émissions et notamment une série <Un été avec Bernstein> réalisée par Emmanuelle Franc que j’ai écouté intégralement.

Cependant, pour ce premier article, je vais surtout faire référence à un documentaire diffusé par Arte et que vous pourrez visualiser jusqu’au 16/11/2018 derrière ce lien <Le déchirement d’un génie>.

C’est d’ailleurs le titre de ce documentaire que j’ai choisi comme exergue de ce premier article. Ce documentaire fait notamment intervenir les 3 enfants de Léonard Bernstein.

Avant d’en venir à l’explication de ce déchirement qui se situe selon moi à deux niveaux, quelques mots sur le début de la carrière du musicien.

Il n’est pas né dans une famille de musicien. Et Sam Bernstein, son père a même voulu empêcher son fils de devenir musicien, il souhaitait qu’il devienne rabbin. Léonard négocie : il pourrait devenir professeur de musique et entrer à Harvard. C’est d’ailleurs là qu’il fait ses premières grandes rencontres, avec Aaron Copland et Dimitri Mitropoulos. Le jeune homme fait ses humanités et passe ses nuits à animer les fêtes en jouant du boogie woogie !

Vous trouverez plus de précisions dans cette émission de France Musique : <Les débuts de Léonard Bernstein : Un étudiant brillant, forcément brillant !>.

L’Histoire raconte que tout commença à l’âge de 10 ans avec le piano de la tante Clara  :

« Et puis un beau jour, l’année de mes 10 ans, ma tante Clara a dû quitter Boston où nous habitions. Elle ne savait pas quoi faire de quelques meubles encombrants parmi lesquels un énorme piano droit sculpté. On l’a donc entreposé chez nous avec des chaises rembourrées. Je l’ai vu, j’en suis tombé éperdument amoureux et je le suis toujours. »

10 ans c’est tard pour devenir un virtuose mais Léonard ou Lenny, comme tout le monde l’appelle, mis les bouchées doubles : il était talentueux et il travailla beaucoup et devint rapidement un incroyable musicien remarqué par des grands chefs d’orchestre installés aux Etats-Unis, tous d’origine européenne. Car ceci a une grande importance, Léonard Bernstein devint le premier grand chef d’orchestre né américain.

Il travailla beaucoup et su embrasser les opportunités notamment une qu’il raconte lui-même :

« J’étais sur le point de me noyer [au sens figuré, il n’avait pas de ressources] ce 25 août lorsque je reçu un appel téléphonique […] d’Artur Rozinski que je n’avais jamais rencontré. […] C’était un chef d’orchestre célèbre […] il me demanda de venir le voir. ».

Il se rend donc dans une ferme à Stockbridge où résidait Rozinski :

« Il m’entraîna vers une meule de foin où nous nous assîmes et me dit « comme vous le savez (je n’en savais rien) je viens d’être nommé directeur du Philharmonique de New York [et ajouta] j’ai besoin d’un chef assistant. Je ne suis pas sûr de mon choix. Alors j’ai demandé à Dieu qui je devais choisir et Dieu a dit : prenez Bernstein ! Aussi vous au-je appelé. Prenez-vous le job ? »

Authentique !

Donc Bernstein accepta et explique que son « Job » consistait à étudier les partitions et à se trouver prêt pour le cas où Rodzinski ou un chef invité serait dans l’incapacité de diriger pour les remplacer en répétitions ou au concert.

Bref une doublure. Bien sûr cela n’arrive quasi jamais :

« Je crois que pendant quinze ans, personne n’est jamais tombé malade à New York. »

Mais Bernstein étudiait toutes les partitions. Et un jour Bruno Walter, l’un des plus grands chefs de l’Histoire de la musique est tombé malade et Rodzinski n’avait pas la disponibilité de le remplacer ce fut donc à Bernstein de le faire.

Voici ce qu’on peut lire à ce propos :

« Or, le 14 Novembre 1943, le chef d’orchestre Bruno Walter qui doit assurer le concert tombe malade. C’est au tour de Lenny de jouer l’après-midi même. Il n’a pas le temps de répéter, il n’a jamais dirigé ce programme. Tétanisé, il passe au Drugstore en face du Carnegie Hall prendre un café. Il explique au pharmacien pourquoi il se sent si mal. Celui-ci lui donne une pilule pour avoir de l’énergie, une autre pour être calme… »

J’ai mis les deux pilules dans ma poche et je me souviens qu’avant de monter sur scène, je les ai prises et je les ai jetées aussi loin que j’ai pu à l’autre bout des coulisses du Carnegie Hall. Et j’y suis allé. Je ne me souviens de rien entre ce moment et la fin du concert. »

Pour en savoir plus sur ces débuts, écoutez l’émission de France musique : <Léonard Bernstein : De la vie de bohème au miracle >

Vous trouverez aussi sur le site de France Musique une copie de l’affiche de ce concert avec le nom de Bruno Walter barré et celui de Léonard Bernstein rajouté.

Ce n’est que le haut de l’affiche, car le morceau essentiel de ce concert était une partition horriblement difficile : Le Don Quichotte de Richard Strauss.

Ce fut un triomphe !

<Vous trouverez, ici une interprétation somptueuse avec le rival Karajan et l’irremplaçable Rostropovitch>

Et pour en savoir plus sur la rivalité et aussi le respect mutuel entre ces deux artistes vous pourrez écouter l’émission sur France Musique : <Léonard Bernstein et Herbert von Karajan : le duel>

Mais revenons au « déchirement ».

Le premier déchirement que Bernstein connut était celui d’être à la fois interprète et compositeur. Par raison et pour la postérité, il voulait surtout être compositeur.

Mais dans le documentaire d’Arte, sa fille Jamie dit « La direction était une véritable drogue pour lui !»

Bernstein explique lui-même que la composition est un exercice dur et solitaire, la récompense vient souvent très tard et parfois même pas du tout. Alors que l’interprétation est un exercice que l’on réalise en équipe et la récompense arrive beaucoup plus vite par les applaudissements du public.

Il a essayé plusieurs fois d’arrêter la direction pour se consacrer à la composition et chaque fois il a craqué. Quand finalement, notamment parce que son médecin lui a dit qu’il s’agissait d’une histoire de vie ou de mort il a décidé de faire son dernier concert à Boston le 19 août 1990, la vie ne lui a plus été accordée que pour quelques semaines, il est décédé le 14 octobre 1990.

Un disque a gardé le témoignage sonore de ce dernier moment d’extase.

La reconnaissance du public, des critiques et du monde musical était aussi particulièrement déséquilibrée : Des concerts de louange pour l’interprète, un scepticisme peu bienveillant, voire une hostilité manifeste à l’égard du compositeur, sauf pour les œuvres qu’il a écrite pour Broadway et notamment <West Side Story>, bien entendu.

Et nous arrivons eu second déchirement : sa bisexualité.

Il a des amours homosexuels depuis sa jeunesse mais il rencontre la belle actrice chilienne née à Costa Rica : Félicia Montaleagre en 1946, ils se marient en 1951 et auront 3 enfants.

En 1951, quelques mois seulement après leur mariage, Félicia écrit à Lenny :

« Tu es homosexuel et cela ne changera sans doute jamais […] Je suis prête à t’accepter tel que tu es […] car je t’aime passionnément ».

C’est une relation assez unique et une hauteur d’âme de la part de Felicia remarquable à une époque où l’homosexualité était encore peu admise. Et Félicia écrit aussi :

« Notre mariage n’est pas fondé sur la passion mais sur une tendresse et un respect mutuel ».

Et Lenny écrit en 1957 :

« Les principales nouvelles c’est que je t’aime et que tu me manques, plus que je n’aurai jamais su »

Pendant 25 années l’épouse a toléré les relations extra-conjugales de son mari tant que celles-ci « restent discrètes ».

Et puis voici la fin de l’Histoire telle que la relate le magazine Diapason de juillet/août 2018 :

« Quand après un quart de siècle et trois enfants, ressurgit le dieu primordial sous les traits du jeune musicologue Tom Cothran, l’ogre jamais rassasié abandonne le domicile conjugal. Quelques mois plus tard, Felicia tombe malade. Cancer du poumon. Lenny lâche Tom et rentre à la maison, où Felicia s’éteint le 16 juin 1978. Il ne dort plus : tout est de sa faute. Dieu l’a puni. Whisky, médicaments, rien ne l’apaise. Le monde est plein de jolis garçons qu’il consomme sans respirer… ».

« de jolis garçons qu’il consomme sans respirer », je reviendrai sur cette addiction jeudi.

Il ne cessera cependant de parler et d’évoquer son épouse pendant les 14 ans qui lui restent à vivre.

Il lui dédiera des œuvres ou des interprétations comme ce Requiem de Mozart du 6 juillet 1988 qui a été enregistré par DG et dont vous trouverez la version vidéo sur cette page de la Philharmonie de Paris ainsi qu’un commentaire qui exprime l’émotion de cette interprétation

(1) Depuis que j’ai écrit le mot sur « Mass> J’ai trouvé sur Youtube, une version théâtrale jouée par des artistes de l’Université de Yale.

<1100>