Lundi 7 février 2022

« Je pense donc je ne suis pas vraiment là. .»
Thich Nhat Hanh

C’est sur les réseaux sociaux que j’ai appris cette nouvelle : Thich Nhat Hanh s’est éteint, à l’âge de 95 ans, au Temple Từ Hiếu à Huế au Vietnam, au moment du passage du 21 au 22 Janvier 2022.

Plusieurs amis ont relayé cette information, ce qui m’a conduit à m’intéresser à cet homme issu de la spiritualité bouddhiste et qui était je crois, un grand sage.

J’aborde l’écriture de ce mot du jour avec une énorme humilité, celle de la vallée qui constitue la seconde étape de <l’effet Dunning-Kruger >

Je connais si peu de cet homme que je ne peux rien en dire de savant.

Je sais même que parmi celles et ceux qui lisent ces mots du jour, il en est qui en savent beaucoup plus sur lui.

Je suis pourtant poussé, après ce que j’ai lu et que j’ai entendu ou vu, de recommencer mon écriture quotidienne, après une longue pause, par le partage de ce que j’ai appris et qui résonne en moi du message de cet homme

Il est considéré en Occident comme celui ayant introduit le concept de « pleine conscience », « méditation de la pleine conscience » directement issu de la spiritualité bouddhiste.

Pleine conscience que l’on peut aussi appeler, il me semble, la pleine présence.

A ce stade, je vais narrer ce que j’ai vécu dans mon corps, un jour particulier.

C’était en janvier 2019. Le lendemain du jour où l’urologue qui m’avait annoncé, 8 ans auparavant, qu’il me guérirait du cancer qui venait d’être diagnostiqué, avait concédé son échec à réaliser sa promesse. Le cancer était devenu un cancer de stade 4 avec des métastases osseuses.

Je me promenais dans Lyon, et mes pensées se bousculaient dans ma tête.
Nous savons tous que nous sommes mortels, et que le rideau peut être tiré en quelques instants.
Mais l’annonce de cette nouvelle m’a conduit à penser que mon horloge de vie avait avancé beaucoup plus vite que je ne le soupçonnais.
Et puis, brusquement j’ai eu une étonnante sensation.
Et j’ai regardé les arbres, les feuilles des arbres, les troncs comme jamais je ne les avais regardés.
Je ne les ai pas rangés dans des cases, pour dire dans ma tête ceci est un platane, ceci est un marronnier.
Non, j’observais simplement avec intensité et exclusivité ce que mes yeux rapportaient comme images à mon cerveau.
Je regardais de même les humains que je croisais, les immeubles que je longeais et le ciel sous lequel je marchais.
Et, je constatais que jamais je n’avais perçu tant de beauté et d’intensité.
Un immense calme s’est alors emparé de mon être : je vivais, j’étais présent à la vie.
Et fréquemment je tente et réussis souvent à retrouver cette capacité de présence, qui passe bien sûr par le fait de se centrer sur sa respiration et l’inspiration profonde.
Depuis cette révélation, je suis calme et je vis avec bonheur tout le reste de ce que je vais avoir la grâce de vivre.

Alors je suis particulièrement attentif et réceptif quand je lis ce que dit Thich Nhat Hanh

« On peut manger dans la pleine conscience
On peut se brosser les dents dans la pleine conscience
On peut marcher dans la pleine conscience
On peut prendre une douche dans la peine conscience
On peut conduire sa voiture dans la pleine conscience
Et comme cela ont vit chaque moment de sa vie quotidienne en profondeur, chaque moment qui nous est donné à vivre. La qualité de la vie. »

Il le dit par exemple dans cette émission bouddhiste sur France 2 qui avait rapporté des échanges lors d’un rassemblement sur le parvis de la Défense que Thich Nhat Hanh avait animé : <La marche inspirante>.

Un peu plus loin il prend notre vieux Descartes, celui du « cogito ergo sum », « je pense donc je suis » à contre-pied :

« On pense beaucoup, mais nos pensées ne sont pas (toujours] très productives
Je pense donc je ne suis pas vraiment là.
Je pense donc je suis perdu dans ma pensée. »

Il ne remet pas en cause le génie cartésien et la capacité de l’homme à penser, à imaginer, à créer et à construire.

Il parle simplement de cette pollution des pensées qui se bousculent si souvent dans nos têtes et nous empêchent d’être présent à nous même et d’être présent aux autres.

J’ai lu dans plusieurs articles qu’il était la figure la plus connue du bouddhisme après le Dalaï Lama

Il est né en 1926 à Hué qui faisait alors partie du protectorat français d’Annam en Indochine française Il sera ordonné moine à 16 ans.

Il tentera toute sa vie à œuvrer pour la paix. En 1966, rencontrant le leader de la lutte pour les droits civiques Martin Luther King, il se joint à ses appels à mettre fin à la guerre du Vietnam. Cet appel déplut aux autorités vietnamiennes qui lui interdirent à rentrer dans son pays.

En 1967, Martin Luther King proposera son nom pour le Prix Nobel de la Paix, soutenant dans une lettre adressée au comité que « ce doux moine bouddhiste » était « un érudit aux immenses capacités intellectuelles ».

A partir de 1966 il se réfugie en France et continuera à pratiquer son enseignement à partir de notre pays.

En 1982, il établit, en Dordogne le monastère du village des pruniers. Le village des pruniers est le plus grand monastère bouddhiste d’Europe et d’Amérique, avec plus de 200 moines et plus de 10 000 visiteurs par an.

France 3 Nouvel-Aquitaine a réalisé un reportage en 2001 sur le <Village des pruniers>.

Parallèlement à son action spirituelle il a poursuivi une action sociale pour construire des écoles et des hôpitaux.

Le Viet Nam l’a autorisé à revisiter son pays en 2005.

En 2014, il a subi un accident vasculaire cérébral depuis lequel, il ne pouvait plus ni parler, ni se déplacer. En 2018, les autorités vietnamiennes l’ont autorisé à revenir pour finir sa vie dans son monastère originelle, c’est là qu’il a quitté la communauté des vivants en janvier 2022.

Depuis 2019, je vais régulièrement consulter un médecin asiatique, d’origine vietnamienne. J’ai la conviction, en effet, qu’il est utile de compléter la puissante et ciblée médecine occidentale par une médecine holistique, c’est-à-dire qui est plus douce et prend davantage en compte l’ensemble du corps et son équilibre.

Ce médecin est un disciple spirituel de Thich Nhat Hanh. Je lui ai demandé de me conseiller un livre, parmi la très nombreuse production, de son guide spirituel me permettant d’accéder un peu à sa pensée.

Il a choisi « Il n’y a ni mort, ni peur »

Ce livre s’inscrit totalement dans le récit spirituel bouddhiste qui m’est étranger, mais il distille aussi des paroles de sagesse et une invitation à la méditation en pleine conscience même si on n’adhère pas à la spiritualité bouddhiste

Il écrit d’ailleurs cet avertissement que je trouve remarquablement inspirant et qui devrait aussi inspirer les tenants des religions monothéistes qui sont parfois très éloignés de cette sagesse de vie :

« Le Bouddha nous a conseillé de ne pas considérer des enseignements comme vrais uniquement parce qu’un maître célèbre les enseigne ou qu’on les a trouvés dans des livres saints. Cela vaut aussi pour le canon bouddhiste. Nous ne pouvons accepter que les enseignements que nous avons mis en pratique avec notre propre compréhension éveillée, ceux dont nous avons pu nous rendre compte qu’ils étaient vrais de notre propre expérience. »
« Il n’y a ni mort, ni peur » page 94

Dans cette < Introduction lors de la Retraite pour les Enseignants et Éducateurs | 2014 10 27 > qui a eu lieu quelques semaines avant son AVC qui lui enlèvera la parole il revient sur la relation entre la respiration profonde et la vie, je veux dire de se sentir pleinement vivant :

« L’inspiration permet d’arrêter de penser
L’inspiration peut donner beaucoup de joie.
Inspirer signifie qu’on est vivant.
Et être vivant c’est un miracle.
Le plus grand miracle du monde
Quand vous inspirez vous revenez vers votre corps.
Souvent votre corps est là, mais votre esprit est ailleurs, dans le passé, dans le futur, dans vos projets, dans votre colère.Corps et esprit ne sont pas ensemble et alors vous n’êtes pas vraiment vivant, pas vraiment là. »

Dans cet enseignement il explique aussi longuement ce que peut être une « parole aimante » qui s’ouvre totalement à l’autre et une « écoute compassionnelle » qui recueille le témoignage de l’autre sans jugement simplement pour permettre l’expression en totale confiance

Dans la spiritualité dans laquelle s’inscrit Thich Nhat Hanh tout se trouve dans la continuité : la vraie nature de l’homme est dans la non naissance et la non-mort. L’être existait avant la naissance, il n’est pas créé par la naissance et il ne disparait pas par la mort.

Thich Nhat Hanh a ainsi écrit ce poème :

« Ce corps n’est pas moi.
Je ne suis pas limité par ce corps.
Je suis la vie sans limites.
Je ne suis jamais né et jamais ne mourrai.
Regarde le vaste océan et le ciel immense là-haut
Étincelant de milliers d’étoiles.
Tout n’est que la manifestation de mon esprit.
Depuis toujours, je suis libre.
Naissance et mort ne sont que jeu de cache-cache,
Portes d’entrée et de sortie.
Prends ma main et rions tous les deux.
Ceci n’est qu’un au revoir.
Nous nous reverrons encore.
Nous ne cessons de nous rencontrer
Aujourd’hui et demain
A notre source et à chaque instant
Sous toutes les formes de la vie. »
Extrait de « Cérémonie du cœur » (Ed. Sully 2010)

Un être de lumière et de spiritualité qui me semble avoir cette qualité rare : savoir parler à tous, quelles que soient leurs croyances ou non croyances et qui s’adresse à ce qu’il y a de plus profond en l’homme.

<1644>

Mardi 21 décembre 2021

« Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. ! »
Jean de la Fontaine

Nous sommes en campagne présidentielle. Des femmes et des hommes viennent nous raconter des récits qui tentent de nous séduire, de nous donner l’impression qu’ils s’intéressent à nous et qu’ils ont des solutions pour que demain soit mieux qu’hier.

Je crois sage de rappeler alors la morale de la fable <le corbeau et le renard> : « Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute »

Le Corbeau et le Renard est sa deuxième fable, plus précisément la deuxième fable du Livre I des Fables situé dans le premier recueil des Fables.

Si vous voulez connaître la toute première, celle qui a le numéro 1, du livre 1 du premier recueil c’est <La cigale et la fourmi>,

Jean de La Fontaine est né le 8 juillet 1621 à Château-Thierry, en Champagne, il y a 400 ans.

Sa particule nous trompe, il n’est pas issu de la noblesse, mais de la bourgeoisie champenoise. Son père, Charles de La Fontaine était maître des eaux et forêts du duché de Château Thierry, un métier cumulant les fonctions d’administrateur et de juge.

C’était une charge que l’on achetait ou dont on pouvait hériter.

La Fontaine fera les deux il en achètera une puis reprendra celle de son père.

Jean Orieux dans son livre « La Fontaine ou la vie est un conte » décrit cette charge :

« Pour le travail, elle lui parut lourde et elle l’était assez. Il fallait tenir les registres sur lesquels devaient être portées, avec ponctualité, les amendes et les confiscations. Il devait fournir avec régularité des rapports sur l’état des domaines placés sous sa surveillance. Ponctualité ! Régularité ! […] Il devait, l’épée au côté – c’était le Glaive de la Justice ! – présider la séance hebdomadaire du Tribunal des Eaux et Forêts dont il était juge. […] Il devait réprimander, condamner, taxer les contrevenants.
Qui étaient-ils ? De misérables paysans qui avaient laissé leur bétail brouter les jeunes pousse et les plantations ; « de pauvres bucherons » (clandestins) qui avaient abattu un beau chêne pour en faire la charpente de leur petite maison. Il fallait saisir le bétail, le vendre à la criée sur l’ordre et sous le contrôle de … mais de Jean de La Fontaine ! On le voit bien mal dans ces fonctions répressives, lui que l’injustice et la cruauté de la Justice étonnaient ; lui qui avait horreur, presque autant que des pédagogues, des tribunaux et des juges à bonnets carrés. »
Page 80

Quand Jean Orieux met entre guillemets de pauvres bucherons il cite bien sûr la fable <La Mort et le Bûcheron> qui commence ainsi :

« Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans »

Et plus loin La Fontaine décrit sa compassion

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée »

Je m’imagine, qu’un homme cupide dans la fonction qu’occupait Jean de La Fontaine peut devenir très riche. La morale est sauve, Jean de La Fontaine ne devint jamais riche.

Alexis Brocas dans le Hors-série de « Lire magazine » consacré à « l’homme à fables » nous révèle qu’entre la cigale et la fourmi, il tint le rôle de la première :

« La Fontaine aimait jouer de l’argent, une passion répandue à son époque et en perdit semble t’il souvent.
S’il savait donner de l’encensoir, il n’était pas du tout de ces courtisans capables de se faire couvrir de pensions. De Chapelain, le poète chargé par Colbert de dresser la liste des écrivains dignes de recevoir des gratifications royales, La Fontaine reçut bien des compliments, jamais d’argent. »

De Colbert, La Fontaine n’avait pas à attendre de bienveillance. La Fontaine avait cru trouver son Crésus, son mécène dans la personne de Nicolas Fouquet, le surintendant des Finances de Louis XIV. Nous savons comment cette histoire finit après la fête somptueuse de Vaux le Vicomte du 17 août 1661 offert à Louis XIV qui ne gouta pas le fait qu’un de ses sujets puissent exprimer plus de magnificence que le roi. En coulisse, et depuis longtemps, Colbert avait œuvré pour discréditer Fouquet aux yeux du Roi soleil.

Or La Fontaine ne reniera jamais vraiment Fouquet et Colbert ne lui pardonna pas ce manque de soumission.

Colbert qui retardera aussi son entrée à l’Académie Française mais ne put empêcher qu’il y entra en 1684.

Alexis Brocas continue :

« Quant à ses livres, ils enrichirent surtout libraires et imprimeurs.
La Fontaine était de ces hommes que les affaires d’argent ennuient, et qui se font donc voler par ceux qui s’y intéressent davantage. Lorsqu’il hérita de son père et que son frère Claude revint sur d’anciens engagements pour demander le plus possible, La Fontaine dut emprunter pour lui payer sa part. Et lorsque le fils du duc de Bouillon se trouva obligé de lui racheter se charges de maître des eaux et forêts, La Fontaine attendit quatorze ans pour être payé !
C’est ainsi qu’il s’achemina vers une ruine irrémédiable : le remboursement de ses dettes excédant ses revenus, il lui fallut vendre peu à peu son patrimoine. […] Plusieurs protecteurs le prendront sous leur aile, mais, à 70 ans, La Fontaine se trouvait encore obligé de solliciter les frères Vendôme pour survivre. »

Il dévoile probablement sa conception de l’argent dans cette fable < L’Avare qui a perdu son trésor> :

« L’Usage seulement fait la possession.
Je demande à ces gens de qui la passion
Est d’entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n’ait pas un autre homme. »

Un homme éminemment sympathique !

Et il alla jusqu’à se séparer de biens avec son épouse en 1658 pour éviter de l’entraîner dans sa ruine.

Sa relation avec femme fut, disons distante…

C’est son père qui lui organisa, en 1647, il avait donc 26 ans, un mariage avec Marie Héricart (1633-1709) qui en avait 14 !

C’était d’autres temps.

Un fils naîtra, 5 ans plus tard. Charles (1652-1722).

La Fontaine est un libertin, il va et vient et délaisse très vite son épouse.

Il ne s’occupe pas non plus de son fils. Jean Orieux rapporte qu’on avait raconté que La Fontaine croisant son fils dans la rue, à Paris, ne l’avait point reconnu !

Mais il ne laissera jamais son épouse sans revenus ou dans la difficulté financière dans laquelle il se trouvait.

Mais on parle de ses fables.

Le premier recueil dans lequel se trouvait le corbeau et le renard a été publié en 1668, il avait déjà 47 ans.

Et avait écrit bien d’autres choses avant des pièces de théâtre, opéras, roman en vers et en prose, une poésie scientifique : <Poème du quinquina>, description poétique <Le songe de Vaux> pour le palais de Fouquet mais qui ne fut achever qu’après l’arrestation sur surintendant.

Mais la grande affaire de La Fontaine avant les fables furent les Contes.

La Fontaine connaît ses premiers succès littéraires grâce à ces Contes et nouvelles en vers qualifiés de licencieux, libertins, coquins, grivois, lestes, érotiques.

Dans « Lire magazine » Robert Kopp écrit :

« Dans ses contes, aujourd’hui négligés et d’un érotisme surprenant pour qui ne connaîtrait que les fables, La Fontaine chante allègrement les joies de la chair comme remède à la mélancolie. Sans étalage pornographique, mais en sachant se montrer élégamment explicite.

Il sera obligé de renier ses contes « licencieux », disait-on, pour être reçu à l’Académie française.

Et pour obtenir l’extrême onction, c’est-à-dire les sacrements de l’Église avant de mourir il sera obligé de renier une seconde fois ses contes en public. Le prêtre chargé de cette tâche persuade Jean de la Fontaine de se confesser et insiste sur une confession publique afin que tous puissent assister au reniement de ses contes. Il le fait dans sa chambre en présence des académiciens. L’abbé lui fait promettre de ne plus écrire que des textes pieux et lui accorde l’extrême onction.

Il meurt le 13 avril 1695, à 73 ans.

Au début du second confinement, j’avais consacré un mot du jour à des fables de La Fontaine dans lesquelles il évoquait un confinement <mot du jour du 29 octobre 2020>

Eric Orsenna écrit dans « Lire Magazine » :

« A bien les lire, toutes ses fables ont des morales contemporaines. Et quelle langue ! La Fontaine, avec Racine, son lointain cousin, Buffon ou Saint Simon est un des plus grands stylistes de son temps, et de toute la littérature française. Cet homme, comme Montaigne, avec tous ses défauts, c’est notre frère. Piètre mari, père inexistant, mais ami formidable. »

<1641>

Jeudi 16 décembre 2021

« J’ai réalisé le rêve impossible de ma jeunesse […] j’ai assez vécu pour laisser des œuvres qui ont une chance de survie. ! »
Camille Saint-Saëns

Le 16 décembre 1921, il y a exactement 100 ans, Camille Saint-Saëns meurt à 86 ans, dans l’hôtel Oasis d’Alger.

Ce fut un très grand compositeur.

Il a résumé lui-même sa contribution à l’histoire de la musique. Le 23 février 1901, il écrivit à son éditeur Durand :

« J’ai réalisé le rêve impossible de ma jeunesse, j’ai atteint mon objectif ; j’ai assez vécu pour laisser des œuvres qui ont une chance de survie. Vous ne pouvez pas écrire l’histoire de la musique de cette époque sans au moins les mentionner ! Je mourrai avec la conscience d’avoir bien rempli ma journée. Il ne faut pas être ingrat envers son destin. »

J’ai trouvé cet extrait sur le site des éditions Durand, dans <cette présentation>.

J’y ai trouvé aussi cet avis du compositeur Gabriel Fauré qui a écrit au moment de sa mort :

« De nombreuses voix ont proclamé Saint-Saëns le plus grand musicien de son temps. Pendant la première moitié de sa longue carrière, il fut cependant contemporain de Berlioz et de Gounod. Ne serait-il pas plus exact et non moins glorieux de le désigner comme le musicien le plus complet que nous ayons jamais eu, au point qu’on ne puisse trouver qu’un exemple similaire chez les grands maîtres d’autrefois ? Son savoir qui ne connaissait pas de limites, sa prestigieuse technique, sa claire et fine sensibilité, sa conscience, la variété et le nombre stupéfiant de ses œuvres, ne justifient-ils point ce titre qui le rend reconnaissable à tout jamais ? »

Il est vrai qu’il a vécu longtemps, bien qu’il soit écrit partout que depuis son enfance il avait une santé fragile. il avait notamment une faiblesse aux poumons. Il voyageait beaucoup pour des raisons professionnelles et musicales, mais aussi pour se trouver dans des pays où le soleil brillait. Il allait ainsi fréquemment à Alger et il y est allé une dernière fois pour y mourir.

Saint-Saëns a rencontré plusieurs fois et brutalement la mort dans sa vie.

Il est né le 9 octobre 1835 à Paris et son père employé au ministère de l’intérieur meurt en décembre 1835 emporté par la tuberculose, il n’a pas trois mois.

Saint-Saëns se marie en 1875, âgé de quarante ans, avec Marie-Laure Truffot (1855-1950), alors âgée de 19 ans. Elle est la fille d’un industriel, également maire du Cateau-Cambrésis. Le couple aura deux enfants, deux fils, dont l’aîné, André, meurt à deux ans et demi en tombant du balcon de l’appartement familial en mai 1878. Saint-Saëns en rend responsable sa femme qui, ne pouvant plus allaiter le second, Jean-François, s’éloigne en province pour le confier à une nourrice chez qui il meurt à son tour en juillet de la même année, probablement de pneumonie.

Après trois ans d’éloignement croissant, Saint-Saëns se sépare définitivement de son épouse en 1881, sans divorcer. Il n’aura aucune autre relation stable, ni d’autres enfants

Deux autres femmes joueront un rôle essentiel dans sa vie, sa mère et sa grand-tante Charlotte Masson. Il les appellera : « mes mamans ». Il écrira :

« A ma grand’tante, je dois les premiers principes de la musique et du piano, les premiers éléments de l’instruction en tout genre, à ma mère le goût du beau, le culte de nos grands classiques littéraires les nobles ambitions. »

Son père était originaire de Dieppe. Il aura avec cette ville une relation particulière et léguera une grande partie de ses archives à cette ville

C’est à la mort de sa mère, Clémence Saint-Saëns, âgée de 79 ans, qu’il commence à se rapprocher de sa famille paternelle et d’Ambroise Millet, conservateur du Musée de Dieppe. Son projet est de créer un musée « Camille Saint-Saëns ». Son projet deviendra réalité en Juillet 1890 avec l’inauguration du Musée Saint-Saëns à Dieppe.

La ville de Dieppe fête le centenaire avec une exposition et des manifestations et a créé un site dédié : https://www.saintsaensdieppe21.fr/

Saint-Saëns fut d’abord un enfant sur doué et un pianiste prodige. Encore enfant, il commence à composer.

A 10 ans, il donne son premier concert, le 6 mai 1846 et fait sensation avec le troisième concerto de Ludwig van Beethoven, et le concerto no 15 K.450 de Mozart. Il écrit et joue même sa propre cadence pour le concerto de Mozart.

Si on essaie de le situer par rapport aux autres compositeurs, français et autres cela donne le schéma suivant :

Il eut une relation privilégiée avec Franz Liszt. Ils se rencontrent pour la première fois à Paris, en 1854. « Diapason » dans son numéro de novembre 2021 écrit :

« Malgré leur différence d’âge, ils s’entendent à merveille et vont toujours se soutenir mutuellement car tous les deux, interprètes géniaux, se heurtent aux même difficultés à se faire reconnaître comme compositeurs.

Sans Liszt, le plus grand opéra de Saint Saëns n’aurait jamais exsté : c’est lui qui encourage son jeune collègue à le terminer et s’engage à le faire donner à Weimar, avant même d’en avoir entendu une note. De son côté, Saint Saëns organise à ses frais des concerts d’œuvres orchestrales de Liszt pour les faire connaître à Paris. Et s’inspirant du modèle lisztien, il introduit le poème symphonique en France et en compose quatre : Rouet d’Omphale, Phaêton, Jeunesse d’Hercule, Dans macabre »

Il faut absolument regarder la présentation extraordinairement pédagogique de Jean-François Zygel de la <Danse macabre de Saint Saëns>

Rossini de plus de quarante ans son ainé qui était le grand compositeur à Paris des années 1850, a aussi jeté un regard bienveillant et protecteur sur sa carrière. Dans une soirée, Rossini a fait jouer une œuvre de Saint-Saëns en prétendant l’avoir écrite. Après que le public se sit extasié sur cette œuvre, Rossini a révélé qu’elle n’était pas de lui mais du jeune compositeur présent dans la salle : Camille Saint-Saëns.

Cet épisode est rapporté dans ce documentaire d’ARTE : < Saint-Saëns l’insaisissable >

ARTE qui a aussi réalisé un documentaire sur <Le carnaval des animaux> œuvre qu’il refusera de faire jouer de son vivant et dont un extrait est <la musique officielle du festival de Cannes>
mais cela je l’ai déjà raconté dans le mot du jour <du 5 juillet 2021>.

Ce que j’ai appris récemment c’est qu’il fut, en 1908, le tout premier compositeur de renom à composer une musique spécialement pour un film : «  L’Assassinat du duc de Guise ».

Il eut de grandes amitiés et de belles relations avec d’autres compositeurs comme Gabriel Fauré. Il eut aussi des relations privilégiées avec ses ainés Berlioz et Gounod. Mais avec d’autres les relations furent plus compliquées, voire hostiles, mais nous verrons cela une prochaine fois.

La société des amis de Saint-Saëns dispose d’un site instructif : https://camille-saint-saens.org/

Pour la musique je vous envoie vers cette somptueuse interprétation de ce chef d’œuvre unique qu’est la symphonie N°3 avec orgue par <L’orchestre de la Radio bavaroise dirigé par Mariss Jansons>

Et puis pour aller vers des sentiers moins connus, tous les violoncellistes jouent le 1er concerto de violoncelle opus 33 et oublient le second opus 119, composé 30 ans après. Le voici interprété par la lumineuse Sol Gabetta avec l’Orchestre national de France sous la direction de Cristian Macelaru : <Extrait du concert donné le 26 novembre 2021 à la Philharmonie de Paris.>

Je finirai ce premier épisode par le jugement du chef d’orchestre François-Xavier Roth :

« L’œuvre de ce compositeur, souvent qualifié de conservateur ou académique, regorge de passages innovants. »

Et, si vous voulez un disque, pourquoi pas l’enregistrement de la symphonie avec orgue enregistré par notre Orchestre National de Lyon dirigé par Leonard Slatkin avec l’orgue Cavaillé Coll de l’Auditorium de Lyon

<1639>

Lundi 15 Novembre 2021

« La dernière chanson de Lhasa. »
Selon un récit de son ami Arthur H

J’avais commencé cette série par une question : Connaissez-vous Lhasa ?

Et puis, je vous ai renvoyé vers ce documentaire <La route de Lhasa (1972-2010)> qui me l’a fait découvrir.

Après, je vous ai invité à entreprendre avec moi la visite de la route de Lhasa. Je n’en ai découvert qu’une partie et j’en ai partagé moins encore.

Pourtant, j’ai la faiblesse de penser que si vous avez accepté de me suivre et que vous aviez répondu à la première question, « non », vous répondrez désormais : «Oui je connais Lhasa de Sela» et ce « Oui » contiendra quelque chose comme une lumière, une gratitude envers cette artiste incroyable. Mon exploration de la route de Lhasa s’achève aujourd’hui, par la découverte de la dernière chanson de Lhasa selon le fils de Jacques Higelin.

Je l’ai écrit vendredi, Lhasa au début de son cancer, n’a pas accepté de se soumettre aux traitements conventionnels proposés par la médecine occidentale.

Si les chansons du dernier album ont été écrits avant la révélation de la maladie, l’enregistrement et la confection du disque ont été réalisés alors que la maladie était très présente.

Les traitements conventionnels, enfin tentés, ont offert une accalmie, probablement de l’espoir, mais pas de rémission.

L’accalmie a permis de débuter la promotion de l’album ultime : deux fois à Paris, une fois à Londres et deux fois en Islande.

C’est en Islande qu’eurent lieu les deux derniers concerts. Le journal canadien<Le Devoir> raconte

« Aller jouer en Islande, est-ce que ça vous tente ? » C’est ainsi que Lhasa a lancé l’offre à ses musiciens, se souvient Joe Grass, le guitariste de la chanteuse à l’époque. « Et on a évidemment dit : « Euh… oui ! » », rigole-t-il.

Deux concerts ont eu lieu au Reykjavik Arts Festival, les 23 et 24 mai 2009, en amont de la tournée prévue après le lancement du disque Lhasa — tournée qui n’aura finalement pas lieu pour des raisons de santé. « C’était dans une salle sur le carré principal à Reykjavik, une belle place, une vieille bâtisse qui devait accueillir 800 personnes ou quelque chose comme ça », raconte Grass.

Lhasa et ses musiciens — Joe Grass, Sarah Pagé, Andrew Barr et Miles Perkins — ont passé deux semaines là-bas, une avant les concerts, l’autre après. « On était dans la campagne, à une heure de Reykjavik, dans une petite cabin, se remémore Joe Grass. On cuisinait le souper chaque soir, on écrivait, on jouait chaque jour pour préparer le show. C’était plein d’incertitudes, elle savait déjà qu’elle était malade, on parlait de ne pas continuer [la tournée] ou de la faire autrement. Mais c’était une belle expérience, tous ensemble. »

Un enregistrement live a été fait de ces derniers concerts. Il s’appelle « Live in Reykjavik », il est paru en 2017.

Voilà ce qu’on pouvait lire dans TELERAMA le 29/11/2017 de ce live de Reykjavik

« Ce live, inédit, a été capté à Reykjavik en 2009, six mois avant la mort de la chanteuse. Bouleversant.

C’est un chant d’outre-tombe, gorgé de douleurs et de joies, porteur d’une sagesse infinie. C’est l’ultime concert de Lhasa, capté à Reykjavik le 24 mai 2009, un peu plus de six mois avant qu’elle disparaisse, à seulement 37 ans. Il est d’une beauté renversante. Tous ceux qui ont aimé la jeune femme de son vivant seront emplis d’émotion à entendre ainsi sa voix qui chante, parle, rit — alors qu’elle pensait donner le coup d’envoi d’une tournée que la maladie lui aura finalement interdit. […] Et que ceux qui ignoreraient le pouvoir de Lhasa se précipitent ! Ils entendront ici un concert poignant, aux ombres crépusculaires mais dansantes, qui fut donné avec recueillement. C’est de la même façon qu’il convient de le recevoir. Sans autre support qu’une contrebasse, une harpe, une guitare et une batterie, la force quasi transcendantale du chant nous revient intacte, et saisissante. »
Valérie Lehoux

C’était les chansons du troisième album avec quelques chansons des albums précédents.

En Islande, Lhasa en collaboration avec Joe Grass initiera la composition d’une ultime chanson « Island Song ».

Fred Goodman écrit :

Trois jours à peine après être rentrée à Montréal, Lhasa s’est pointée à une répétition avec l’essentiel des paroles de « Island song », la pièce qu’elle avait ébauchée avec Joe en Islande. Plus tard, cette semaine-là, alors que Sarah (la harpiste) et le guitariste l’accompagnaient dans une émission de la CBC pour promouvoir l’album, elle a insisté pour inclure la nouvelle chanson au répertoire. Quelques jours plus tard , le trio en enregistrait une version définitive. Il s’agit de l’ultime enregistrement de Lhasa »
Goodman « Envoutante Lhasa » Page 164

Je n’ai pas trouvé trace de cet enregistrement.

J’ai trouvé sur internet <Cette interprétation audio>.

Formellement il s’agit de la dernière chanson de Lhasa. Mais ce n’est pas « Island Song » dont Arthur H parle quand il évoque la dernière chanson de Lhasa

Arthur H était devenu ami de Lhasa, après son premier concert parisien au Bataclan. Il disait d’elle :

« A ses côtés, on avait l’impression que le temps se dilatait. Sous son aura, on entrait facilement dans le rêve et la création »

Et il a composé une chanson à sa mémoire : <Sous les étoiles à Montréal> qui se trouve sur son album « Chien fou » :

Sous Les étoiles à Montréal

Musique hypnotique et le thé trop chaud
Princesse mexicaine au sourire de Mona Lisa
Je te respire et tu m’inspires
Sous les étoiles chez Lhasa

Jolie sorcière tu nous tirais les cartes
Le Fou, la Lune et l’Amoureux
Le destin était si audacieux
Sous les étoiles à Montréal

La luz de tu cuerpo était si belle
La luz de tu corazón aussi
Je n’ai pas voulu te voir mourir
Sous les étoiles à Montréal

Une nuit d’hiver par la fenêtre ouverte
S’envole un souffle au-dessus
De la ville blanche et mystique
Sous les étoiles de Lhasa

Et tu chantes avec le Roi Cohen
Sous les étoiles à Montréal
Et tu chantes avec le Roi Cohen
Sous les étoiles à Montréal

Grâce à cette chanson j’ai appris qu’elle avait des liens avec Leonard Cohen. Le livre de Goodman n’en parle pas.

<Ce site > nous apprend que le directeur musical de Leonard Cohen, l’a appelée pour lui demander d’auditionner au poste crucial de choriste pour la suite de la tournée de Leonard Cohen, l’un de ses maîtres :

« Elle hésite peu ; l’aventure promet d’être riche, la bienveillance du chanteur est réputée, et son disque à elle peut être décalé : elle auditionne donc et les répétitions commencent. Au bout de quelques jours néanmoins, elle va voir Cohen et lui annonce ce qu’elle vient d’apprendre : elle souffre d’un cancer du sein, à un stade avancé. Le chanteur l’encourage à « faire le nécessaire », elle quitte donc le navire à peine embarqué pour se consacrer à sa vie, à son disque »

Quand on cherche, on trouve. Il y a cette vidéo qui montre Lhasa au Festival International de Jazz de Montréal, en 2008, chanter la chanson de Leonard Cohen <Who by Fire>.

Mais revenons à la dernière chanson de Lhasa, selon la sensibilité d’Arthur H

C’est lui qui nous fait ce récit dans lequel, il raconte les circonstances dans lesquelles il a entendu la dernière chanson de Lhasa :

«Je vais vous raconter sa dernière musique, sa dernière chanson.
Nous étions à Montréal chez trois de ses sœurs. Lhasa vivait à Montréal au Québec, et Ayin, Sky et Miriam vivaient à Montréal en Bourgogne [dans l’Yonne] (elles étaient très connectées).
Alexandra Karam, leur mère avait rapporté les cendres de sa fille dans une urne sobre.
Le matin, nous nous sommes rassemblés dans une petite grange, il y avait tous les amis de France, beaucoup de circassiens, les amis de Marseille. C’était presque six mois après sa disparition et la douleur était encore tenace.
On a projeté un bout de film, écouté quelques interviews et la tristesse est tombée sur nous comme une montagne de plomb. […]

Une étoile était morte, l’avenir avait cessé d’être, rien ne semblait plus possible.
On pouvait dans notre corps, sentir quelque chose de dur, de solide, qui nous empêchait de respirer.
Puis nous avons dû monter dans quelques voitures : il fallait se rendre dans une petite chapelle du Moyen âge perdue dans les bois. Nous nous sommes garés, nous avons marché 5 minutes dans la forêt puis nous nous sommes installés à côté de l’église, chacun trouvant sa place. Le sous-bois était frais, les arbres immenses, laissaient à peine passer la lumière du soleil, pourtant nous étions au mois de juin et il était midi. Tout est devenu très doux […]
Un calme profond est apparu qui a presque fait disparaître la tristesse.
Puis l’urne, lentement, est passée de main en main, chacun l’a serrée contre son cœur, c’étaient les dernières traces physiques de Lhasa.
Chacun a murmuré des paroles de gratitude, des encouragements pour l’autre monde, chacun a mesuré la chance inouïe d’avoir croisé cet être. Les déclarations d’amour se suivaient et se ressemblaient. Une joie très ancienne, qui était unique pour chacun, s’est installée, une joie éphémère : le deuil ne faisait que commencer. Des enfants ont récité des poèmes, chanté des chansons et quand le tour a été fini, l’atmosphère était considérablement différente, dense et légère à la fois.
L’urne est revenue dans les bras d’Alexandra et nous l’avons suivie tandis qu’elle se dirigeait vers le gros ruisseau qui coulait en contrebas. Alexandra s’est agenouillée, a ouvert l’urne et très délicatement, a pris des poignées de cendre qu’elle a jetées dans l’eau.
Au début cela faisait de grandes tâches noires puis rapidement, le courant qui était vif, a fait tournoyer la cendre.
Stupéfaits, réellement abasourdis, nous avons vu les dernières traces de Lhasa s’éclaircir puis disparaître totalement dans l’onde, un retour très concret dans la matrice de l’univers.
C’était un rite mystique, essentiel, au-delà du temps, qui nous faisait comprendre de l’intérieur que nous aussi étions destinés à retourner dans cette matrice.
Un grand silence s’est fait qui nous a permis de mieux entendre la musique de l’eau vive, puissante et gracieuse.
C’était la dernière chanson de Lhasa.
La mémoire de son sourire, de sa voix souple et chaude, la force du courant, les scintillements du soleil qui illuminait le ruisseau, le son de l’eau, tout se mélangeait et tout disait : tout va bien, ne vous inquiétez pas, je suis bien où je suis.
C’était le son de l’âme de Lhasa […]»
Préface du livre « Envoutante Lhasa » Page 12 & 13

<1622>

Mardi 26 octobre 2021

« Je suis un modeste musicien. »
Bernard Haitink

Et de manière unanime, le 22 octobre 2021, les sites de tous les plus grands orchestres symphoniques du monde ont affiché en page d’accueil la même information : Le chef d’orchestre néerlandais Bernard Haitink est mort le 21 octobre 2021

En commençant par l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, dont il fut le chef pendant 25 ans.

Mais aussi l’Orchestre Philharmonique de Berlin, l’Orchestre Philharmonique de Vienne, le Chicago Symphony Orchestra, le Boston Symphony Orchestra, l’Orchestre de la Staatskapelle de Dresde.

Les plus grands !

Et aussi le London Philharmonic Orchestra dont il fut chef principal pendant 12 ans.

Il est mort de vieillesse, à l’âge de 92 ans. <La Croix> écrit :

« «  Je suis un modeste musicien », martelait Bernard Haitink si l’on s’aventurait à évoquer son impressionnante carrière. Pourtant, c’est bien l’un des plus grands chefs d’orchestre de l’histoire qui est mort jeudi 21 octobre à Londres. »

Il s’était arrêté de diriger il y a deux ans. Parce que cet homme humble avait déclaré :

« Je ne veux pas qu’on dise de moi : il est gentil mais il devrait s’arrêter là ! »

Il a ainsi décidé et réalisé son dernier concert dans la salle du Festival de Lucerne avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne le 6 septembre 2019.

Il dirigea le 4ème concerto de piano de Beethoven avec le pianiste Emmanuel Ax, puis l’immense 7ème symphonie de Bruckner.

Ce concert peut être écouté sur le site de France Musique < L’ultime concert de Bernard Haitink>.

Il y a aussi <cette vidéo> qui montre les deux dernières minutes de scène de cet immense chef d’orchestre qui d’un geste de la main gauche arrête la musique, remercie l’orchestre, remercie le public qui l’applaudit debout, puis prend sa canne et prend la main d’une femme qui l’attend en bas de l’estrade pour s’en aller tranquillement et prendre une retraite pour 2 ans, à 90 ans.

<TELERAMA> rapporte à propos de la musique de l’Autrichien Anton Bruckner (1824-1896)

« le chef d’orchestre néerlandais Bernard Haitink considérait qu’« essayer de l’expliquer, c’est déjà se tromper. » La musique, pensait-il, ça se sent et ça se vit à l’intérieur de soi. Alors à quoi bon intellectualiser sa passion pour ce compositeur ? « C’est curieux de voir comment je me sens inexplicablement si proche de lui. »

Loin des autocrates du pupitre, il fut à l’instar de Claudio Abbado, de 4 ans son cadet, un musicien parmi les musiciens.

<Le Monde> écrit :

« Chef d’orchestre d’une grande discrétion, au point d’avoir parfois été traité de « sphinx », Bernard Haitink, […] restera comme l’une des plus grandes baguettes de la seconde moitié du XXe siècle. »

Quand je me suis éveillé à la musique avec mon ami Bertrand G. dans les années 1970, nous écoutions, beaucoup la <Tribune des critiques de disques> de France Musique.

Nous étions très influencés par ces critiques, notamment Antoine Goléa qui rejetait systématiquement les interprétations de Haitink, le traitant d’apprenti, d’élève mais pas de chef d’orchestre.

Certes, Bernard Haitink a muri au cours des années et perfectionné son art, mais aujourd’hui l’ensemble de la communauté musicale reconnait que même les enregistrements de ses débuts sont d’une qualité remarquable.

Entretemps Bertrand et moi avons compris qu’il fallait se méfier des experts, de tous les experts dans tous les domaines et particulièrement dans le domaine musical.

La question à se poser : est-ce que cette interprétation me touche, me fait vibrer, me fait du bien ?

Bernard Haitink est né en 1929 à Amsterdam et apprend le violon à 9 ans.

Selon son propre jugement, il n’est pas très bon

Mais ses parents l’emmènent aux concerts du Concertgebouw où il découvre des chefs comme Willem Mengelberg, Bruno Walter ou Otto Klemperer et apprend à aimer l’orchestre symphonique.

Sa carrière musicale commence au sein de l’Orchestre de la radio néerlandaise, dont il intègre, à 25 ans, le pupitre des violons. Il exprimera longtemps une culpabilité car il se convaincra qu’il ne doit sa carrière qu’à l’éviction de ses camarades juifs, contraints au départ du Conservatoire d’Amsterdam à cause des lois nazies.

<La Croix> rapporte ses propos :

« C’est horrible à dire, mais s’il n’y avait pas eu les abominations de l’Occupation nazie, je n’aurais jamais été chef d’orchestre. Il y aurait eu des chefs beaucoup plus talentueux que moi. »

Il va se tourner rapidement vers la direction d’orchestre.

Le Monde écrit :

« En 1954, il est lauréat d’un concours de direction organisé par la radio, dont le président du jury, Ferdinand Leitner, devient alors son mentor. L’année suivante, le jeune homme est promu au rang de second chef de l’Orchestre de la radio avant d’en devenir le chef principal en 1957. Il a, dans l’intervalle, remplacé au pied levé le grand Carlo Maria Giulini à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw, le 7 novembre 1956. »

Un concours de circonstance, le directeur musical de l’orchestre du Concertgebouw décède et son talent vont le conduire à être nommé premier chef de cet orchestre prestigieux à 34 ans, ce qui était très jeune, surtout de ce temps-là. Cette jeunesse inhabituelle suscitera la méfiance et le dénigrement de certains critiques et musicologues

Mais Bernard Haitink, travaille, approfondit et réalisera ce que le Monde appelle :

«  Une aventure musicale d’un quart de siècle, parmi les plus passionnantes de l’histoire musicale, jusqu’en 1988. »

Poussé par l’éditeur néerlandais Philips, il va entreprendre une des premières intégrales de la musique de Mahler. Il entreprendra d’autres intégrales : Bruckner, Brahms, Beethoven, Tchaikovski.

Il sera le premier chef occidental à pénétrer tout l’univers de Chostakovich et réalisera une intégrale de référence avec ses deux orchestres du Concertgebouw et du London Philharmonic.

L’histoire avec le Concertgebouw lui apportera des déceptions.

Le Monde relate :

Les dernières années « En 1983, Bernard Haitink met sa démission dans la balance et fait reculer le gouvernement hollandais qui s’apprêtait à mettre en œuvre un plan d’économies qui menaçait vingt-trois des musiciens de l’orchestre. Conséquence directe : son contrat n’est pas renouvelé en 1988. »

Il ne sera même pas invité pour fêter le centenaire de l’institution qu’il a dirigé pendant un quart de cette période.

Il se sentira blessé et restera plusieurs années sans revenir diriger au Concertgebouw.

Mais d’autres institutions et orchestre lui ouvriront les bras, ceux que j’ai déjà cité en début d’articles mais aussi des institutions d’opéra comme le Festival de Glyndebourne et le Royal Opera House Covent Garden de Londres dont il présidera les destinées de 1987 à 2002.

Après 2002, il décidera de reprendre quasi exclusivement le chemin des concerts symphoniques.

En France, il dirige l’Orchestre national de France et ARTE a mis en ligne une vidéo dans laquelle Bernard Haitink dirige l’Orchestre National de France dans Mozart et Bruckner.

<TELERAMA> écrira à propos de ce concert  :

« Lors d’un concert en 2015 à l’auditorium de la Maison de la Radio à Paris, diffusé sur France Musique, il éblouit les spectateurs et auditeurs : ses gestes sont précis et secs. Rien de grandiloquent. Avec lui, l’émotion que procure la musique doit être intériorisée. Son regard est franc, presque sévère. Mais on note quelques sourires et regards complices à l’égard des musiciens, ainsi qu’un air satisfait lorsque la musique adoucit ses traits.  »

Vendredi matin sur France Musique, le musicologue Christian Merlin lui rendait hommage, le qualifiant de « modèle de sobriété » :

« Sa direction n’était parasitée par aucun geste inutile, ses gestes étaient dictés par la nécessité musicale et le souci d’aider l’orchestre. Son conseil aux jeunes chefs : « Je leur suggère d’être moins obsédés par leur image et de faire davantage confiance aux musiciens. » »

Pendant ses dernières années, il a souvent dirigé un autre orchestre londonien prestigieux : le London Symphony Orchestra. C’est avec cet orchestre qu’Annie, Florence et moi avons eu la grâce de l’entendre et de le voir le 30 mai 2017, lors d’un concert à la Philharmonie de Paris pendant lequel il a dirigé la 9ème symphonie de Bruckner.

Bernard Haitink laisse dernière lui plus de 450 enregistrements, de Beethoven, Mahler, Bruckner, R Strauss, Debussy, Brahms ou encore Chostakovitch.

<La Croix> écrit à juste titre

« Il laisse de magnifiques enregistrements en héritage. Tout est à écouter. »

<1612>

 

Lundi 25 octobre 2021

« J’aime la chanson, j’aime les mots, j’aime les notes, je gratte sur une guitare, je raconte des histoires à des amis. »
Georges Brassens

Il y a cent ans le 25 octobre 1921, Georges Brassens était âgé de quatre jours, puisqu’il était né à Sète, le samedi 22 octobre 1921.

Il est né la même année qu’Edgar Morin qui, lui, vit toujours.

Mon enfance a été bercée par les chansons de cet artiste qui avait pourtant eu énormément de difficultés à s’imposer sur la scène française avant d’en devenir un des piliers.

Cent ans, c’est une invitation à un hommage à ce poète, ce mélodiste, ce chanteur qui savait être paillard, ironique, tendre et profond.

En juin, me promenant sur les bords de Saône, lieu où se trouve les bouquinistes à Lyon, mon regard c’est arrêté sur un livre « Brassens, toute une vie pour la chanson ». Je l’ai acheté et je viens de le lire.

C’est ainsi que j’ai appris qu’il n’a pas achevé ses études au collège Paul-Valéry à Sète. Influencé par une bande de petits casseurs qui cherchaient à bon compte de l’argent de poche, il est compromis dans des vols de bijoux auxquels il n’a d’ailleurs pas participé, flirtant seulement avec la bande et avec le risque. Il se retrouve au commissariat où son père se hâte d’aller le voir.

Brassens a tiré de cet épisode une de ses plus belles chansons : <Les Quatre bacheliers>

« Nous étions quatre bacheliers
Sans vergogne,
La vraie crème des écoliers,
Des ecoliers.

Pour offrir aux filles des fleurs,
Sans vergogne,
Nous nous fîmes un peu voleurs,
Un peu voleurs. »

<suite>

Chanson dans laquelle il rend hommage à son père bienveillant :

« Mais je sais qu’un enfant perdu, […]
A de la chance quand il a,
Sans vergogne,
Un père de ce tonneau-là »

Ce livre a été écrit par un de ses amis : André Sève, son aîné de 8 ans puisqu’il est né en 1913 à Crest (Drôme) mais qui lui a survécu de 20 ans.

Brassens l’appelait « Frère André » parce qu’il était un religieux assomptionniste. Il a surtout écrit des livres spirituels et religieux mais il voulait écrire un livre d’interview de ce chanteur dont il aimait tant les chansons … sauf quelques-unes…

Car évidemment la Foi et la religion les conduisaient à des disputes fréquentes. Et quelquefois des chansons pouvaient être des objets de dispute.

Ainsi <La religieuse> qui commence ainsi :

« Tous les cœurs se rallient à sa blanche cornette
Si le chrétien succombe à son charme insidieux
Le païen le plus sûr, l’athée le plus honnête
Se laisseraient aller parfois à croire en Dieu
Et les enfants de chœur font tinter leur sonnette

Il paraît que, dessous sa cornette fatale
Qu’elle arbore à la messe avec tant de rigueur
Cette petite sœur cache, c’est un scandale
Une queu’ de cheval et des accroche-cœurs
Et les enfants de chœur s’agitent dans les stalles

Il paraît que, dessous son gros habit de bure
Elle porte coquettement des bas de soie
Festons, frivolités, fanfreluches, guipures
Enfin tout ce qu’il faut pour que le diable y soit
Et les enfants de chœur ont des pensées impures »
Brassens par André Sève page 50

Mais cet épisode permet à Brassens de donner cette leçon de vie :

« Quand tu fais quelque chose qui m’agace, par exemple quand tu as écouté la religieuse ça t’a contrarié et tu ne voulais plus me voir, ça m’a refroidi à ton égard, tu comprends, mais j’ai fait un effort, j’ai essayé de me dire : « C’est normal que cette chanson ne plaise pas à Frère André, ce n’est pas une raison pour lui en vouloir à ce point. » Quand on fait cet effort, on s’aperçoit souvent que les raisons de se refroidir ne sont jamais de vraiment bonnes raisons, c’est dû au caractère, à l’égoïsme du moment. Parce que je ne trouvais pas dans mon Frère André, à ce moment-là, ce que j’espérais y trouver je me refroidissais, mais dans l’amitié il ne faut pas penser uniquement à ce que l’autre, d’après nous, doit nous apporter. Il ne faut pas prendre, prendre. Il faut donner, et dans ces moments-là, ce qu’on peut donner de mieux, c’est d’être très intelligent, pas puéril. »
Brassens par André Sève page 98

Ce livre a été écrit alors que Brassens avait 54 ans, il lui restait 6 ans à vivre.

Ce livre ne fut pas simple, Brassens bourru passa son temps à rabrouer son ami. Il l’obligea d’abord à abandonner la liste de questions qu’il avait patiemment préparées pour laisser le dialogue plus naturel et moins formaté. Après il lui reprocha de ne pas le laisser aller au bout de sa pensée et de l’interrompre pour enfin lui reprocher qu’il ne le comprenait pas ou qu’il ne l’écoutait pas.

Frère André a scrupuleusement rapporté ces rebuffades, comme celle lorsqu’il n’était pas convaincu que Brassens, qui avait écrit de si beaux textes, puisse prétendre que dans ses chansons le plus important était la mélodie :

« Est-ce que tu me suis bien ? Est-ce que j’arriverai à te faire comprendre que j’attache plus d’importance à la musique qu’aux paroles
Brassens par André Sève page 30
[…]
« C’est pour cela qu’en disant que tu aimes mes chansons sans tenir compte des musiques, tu fais preuve d’une incompétence rare en matière de chanson, et ça me fait de la peine. […]
Puisque tu les aimes, mes chansons, la musique te pénètre et te plaît sans que tu te rendes bien compte. »
Brassens par André Sève page 30

Et quand André Sève veut donner la liste de des 10 chansons préférées, il lui rétorque :

« Dis-les donc tes préférences. Mais si tu aimais la chanson et si tu aimais Brassens, tu n’aurais pas de préférences. »
Brassens par André Sève page 51

André Sève parvient cependant à lui faire avouer son amour des mots :

« Oui, j’aime bien me faire une petite fête avec les mots. Il y en a qui servent admirablement une pensée, une image. « Ventripotent…le regard oblique…Elle viendra faire sa niche entre mes bras… Le parti des myosotis… Au bois de mon cœur…Des grâces roturières… » Certains mots sont beaux par eux-mêmes, d’autres jouent bien entre eux : « Un grain de sel dans tes cheveux » »
Brassens par André Sève page 50

Il galéra pour être reconnu. Il proclame : je dois tout à Patachou :

« Je me suis fait trois amis qui m’ont dit : « On va te présenter à Patachou » Un soir on m’a amené à son cabaret-restaurant à Montmartre et après le spectacle j’ai chanté mes chansons. Je pensais n’en donner qu’une ou deux, mais Patachou m’a tout fait chanter. Elle m’a pris immédiatement plusieurs chansons et m’a demandé de revenir pour les lui apprendre. »
Brassens par André Sève page 39

La première fois qu’on a entendu en public une chanson de Brassens, c’était par Patachou.

Patachou chante <Les amoureux des bancs publics>

Mais elle ne voudra pas chanter certaines chansons comme « le Gorille », « la Mauvaise réputation » et elle le convainquit de les chanter lui-même. Elle le laissa chanter après son spectacle en le lançant ainsi :

« Je vous ai chanté la Prière, Bancs publics. Je vous ai dit que c’était d’un nommé Brassens. Il est là, Brassens. Il ne sait pas tellement bien chanter, il ne sait pas tellement bien jouer de la guitare, il ne sait pas tellement bien se tenir en public, visiblement il n’aime pas ça, mais si vous voulez passer un moment agréable, restez. »
Brassens par André Sève page 40

Et les gens sont restés.

« Tout ensuite, est allé très vite, et je le dois à Patachou, je ne cesserai jamais de le dire. Parce que tu sais à ce moment-là, j’étais un peu perdu, j’avais 31 ans et j’étais un peu désespéré, je commençais à penser que ça ne marcherait jamais. »
Brassens par André Sève page 40

<Mini interview de Patachou, très vieille, qui parle de sa rencontre avec Brassens>

La vie de Brassens décrite dans le livre : il écrivait des chansons, recevait des amis et lisait beaucoup surtout les poètes. Il se levait très tôt vers 2, 3 ou 4 heures du matin après 6 heures de sommeil.

C’était un bosseur !

« Je vis selon les chansons que j’écris, si j’en ai vraiment entrain je ne m’occupe que de ça. Je reste parfois deux heures assis à chercher un mot, un accord. Je peux travailler jusqu’à douze heures dans la journée. »
Brassens par André Sève page 79

Il écoutait parfois de la musique classique :

« Oui mais je préfère le jazz […] J’aime ce rythme »
Brassens par André Sève page 79

Et quand André s’étonne que lui homme de la ville ait pu écrire une merveille comme <Bonhomme> il répond :

« Eh bien, j’avais peut être lu quelque chose qui m’a fait vibrer. Et ce qui m’est d’abord venu, c’est « mort naturelle ». J’ai vu un vieil homme qui mourait, sa vieille femme qui allait pour chauffer Bonhomme « qui va mourir de mort naturelle ». J’ai réussi cette chanson, que j’aime beaucoup, c’est une de mes préférées, parce que j’avais dû être fortement ému/ […] c’est la mort du grand-père d’un ami qui m’avait frappé. »
Brassens par André Sève page 50

Les paroles qui débute cette chanson :

« Malgré la bise qui mord
La pauvre vieille de somme
Va ramasser du bois mort
Pour chauffer Bonhomme
Bonhomme qui va mourir
De mort naturelle

Mélancolique, elle va
À travers la forêt blême
Où jadis elle rêva
De celui qu’elle aime
Qu’elle aime et qui va mourir
De mort naturelle »
Brassens par André Sève page 50

Il aimait les chats :

« Dans ma vie, il me faut des chats. De toute façon, je respecte les animaux, je ne suis ni chasseur ni pêcheur à cause de ça. Je dois aimer les chats parce qu’ils sont très indépendants. Je respecte leur indépendance, je ne les caresse que lorsqu’ils ont envie, je ne les habille pas, je ne les mets pas dans une boîte. Je les regarde vivre. »
Brassens par André Sève page 69

J’ai lu sur le web que l’anarchiste qu’il était, aurait dit qu’il préférait les chats aux chiens parce qu’il n’y avait pas de chat policier.

Et il va encore se révolter quand Frère André veut lui faire dire qu’il y a un message, une morale, des valeurs dans ses chansons :

« Mais prends-moi comme je suis : j’aime la chanson, j’aime les mots, j’aime les notes, je gratte sur une guitare, je raconte des histoires à des amis. Il se trouve que j’ai beaucoup lu, que j’ai rencontré certaines idées, que j’ai vu des choses qui m’ont plu, d’autres qui m’ont déplu, tout ça est entré en moi et ça ressort un jour dans une chanson. Comme une vache qui se met à paître de l’herbe et ça devient du lait. Ne lui demande pas d’expliquer son lait, bois-le »
Brassens par André Sève page 49

Voilà comment était Brassens qui est né à Sète, il y a 100 ans.

<1611>

 

Jeudi 21 octobre 2021

« Essaie et cours ta chance ! »
Paul Belmondo à son fils Jean-Paul après qu’un acteur de théâtre ait démoli son rêve de faire de la comédie

Mon neveu Grégory l’avait verbalisé, ce qu’il y a de spécifique dans cet article quotidien que j’écris c’est que je suis libre de choisir le sujet que je veux.

Je l’avais déjà cité lors du mot du jour du <du 4 décembre 2018>

Cette règle est particulièrement vraie pour les hommages.

Il faut que quelque chose me touche, que je pense savoir l’exprimer pour pouvoir le partager.

C’est le cas pour Jean-Paul Belmondo qui est décédé le 6 septembre 2021.

Il a été un acteur flamboyant, populaire, avec un succès incroyable. Il a également tourné, avec un même bonheur, des films d’auteur. Il fut aussi un grand acteur de théâtre.

Mais ce que je voudrais partager, c’est le début et la fin.

Augustin Trapenard était allé lui rendre visite en novembre 2016, chez lui pour son émission <Boomerang>

Et Jean-Paul Belmondo a rappelé ses débuts : Il est né dans un milieu favorisé, à Neuilly sur Seine. Son père était un sculpteur reconnu Paul Belmondo et sa mère une artiste peintre : Madeleine Rainaud-Richard

Mais à l’école il n’y arrivait pas vraiment et il raconte :

« Comédien, je crois que j’ai voulu l’être tout de suite. A 10 ans, je faisais le clown. Ça amusait beaucoup ma mère. Et petit à petit, j’ai pensé que je pourrais être un comédien  »

Ses parents étaient un peu inquiets, mais sont toujours restés positifs. Et devant le désir du petit Jean-Paul, son père qui avait évidemment beaucoup de relations dans le monde des arts et du spectacle lui dit :

« Je vais te présenter à un ami qui est à la Comédie Française et il nous dira ce qu’il pense de toi. »

Cet acteur de théâtre avait pour nom André Bruno. Cela se passa très mal. Le professionnel du théâtre condamna sans appel le jeune enfant ému :

« Arrête. Fais autre chose ! »

Il pleura et c’est là qu’on trouve une leçon de vie donnée par son père. Leçon qu’il gardera toute sa vie.

Sans rien sous-estimer des difficultés et des immenses efforts nécessaires, son père ne l’arrête pas dans la poursuite de son rêve, mais l’encourage à y aller :

« On n’a jamais perdu, il faut garder le moral.
Je te suppose, assez clairvoyant pour envisager les difficultés que tu vas rencontrer. Essaie et cours ta chance. »

Essaie et cours ta chance !

Je trouve cette réaction très inspirante dans les circonstances telles que Jean-Paul Belmondo les décrit.

Il a été largement commenté que Jean-Paul Belmondo, lors de ses études au conservatoire de Paris, tout en faisant l’admiration de ses camarades, ne sera pas  apprécié et valorisé par ses professeurs.

Son premier professeur, qui s’appelle René Simon, lui dit qu’il n’est pas fait pour le métier. Un autre qui s’appelle Pierre Dux lui dit qu’il est moche, que jamais il ne prendra une belle femme dans ses bras.

Ce même professeur, lorsqu’il passait des scènes au conservatoire lui renvoyait :

« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. Asseyez-vous ».

Belmondo moche ! Sur ce point, il aura aussi une revanche éclatante :

« Et un jour, je me promenais sur les Champs-Elysées avec la femme avec qui je vivais, Ursula Andress, je le [Pierre Dux] rencontre et il me dit : ‘on fait ce qu’on peut.’ »

Cela c’était le début,

Mais la fin est tout aussi remarquable.

Le 8 août 2001, dans sa 68ème année, alors qu’il se trouve en vacances en Corse chez son ami Guy Bedos à Lumio, près de Calvi, Belmondo est victime d’un accident vasculaire cérébral. Il est héliporté d’urgence à l’hôpital Falconaja de Bastia.

Cet AVC va transformer le sportif, l’étincelant parleur en un vieil homme s’exprimant avec beaucoup de difficultés.

Quand Augustin Trapenard l’interviewe, il porte cette infirmité depuis 15 ans et pourtant il reste merveilleusement positif. Son élocution malhabile n’empêche pas le sourire et la joie.

ll explique à Trapenard, qu’être un bon acteur, ce n’est pas être naturel. Naturel, tout le monde peut l’être, mais c’est d’avoir un petit peu plus que ça. Et ce petit plus pour lui c’est :

« La bonne humeur, parce que même dans mes rôles difficiles, je riais quand même. »

Et quand Augustin Trapenard lui demande :

« Cette liberté, cette allégresse, cette joie de vivre, ça vient d’où ? »

Il explique :

« Je suis né comme ça. Ma mère, ou mon père, m’ont toujours élevé comme ça. Cela vient peut-être de l’époque qui était beaucoup plus gaie, beaucoup plus libre. […] On sortait de la guerre, et il y avait la joie de recommencer à vivre. »

Emmanuel Macron lui a rendu un magnifique hommage aux Invalides : <Hommage à JP Belmondo>

Pour ce genre d’exercice, il faut reconnaître qu’il a du talent.

Et il est passionnant d’écouter Clément Viktorovitch décortiquer sur <franceinfo> ce discours. C’est très instructif d’analyser ainsi la rhétorique. Vous apprendrez, en outre, des mots savants :

  • Un discours épidictique, le discours de louanges.
  • Une épiphore, qui consiste à terminer une succession de phrases par le même mot ou le même groupe de mots,
  • Une synecdoque, qui consiste à parler d’une partie pour évoquer le tout ou inversement. Emmanuel Macron l’a beaucoup fait dans tout son discours, il a narré la vie de Belmondo pour célébrer à travers elle, l’histoire de France et l’histoire du cinéma.

Mais j’ai regretté que dans la partie de son discours dans laquelle, le Président utilise Jean-Paul Belmondo comme anaphore, il s’arrête à 50 ans :

« Jean-Paul BELMONDO était nos 30 ans. Ce Don Quichotte des temps modernes, capable de repousser les limites de l’ivresse en même temps que celle de la tendresse, tel un singe en hiver.

Jean-Paul BELMONDO était nos 40 ans. Ce commissaire aussi athlétique, intrépide que tous, nous aurions rêvé d’être pour nous battre contre la peur sur la ville.

Jean-Paul BELMONDO était nos 50 ans. Cet entrepreneur à succès qui, soudain, choisit, dernière étape de l’itinéraire d’un enfant gâté, de larguer les amarres vers sa liberté et vers son destin. Il fut l’ami que chacun aimerait avoir. »

Car il aurait pu dire « Jean-Paul BELMONDO était nos 70 ans, fragile, touché, meurtri mais toujours joyeux, debout et grand. »

Pour finir, je reprendrai la conclusion du discours du Président de la République qui a rappelé que dans ses dernières années, quand ne pouvant plus exercer sa verve gouailleuse, son verbe étincelant, sa langue éblouissante, il prononçait un mot pour signifier tous les autres qu’il n’arrivait plus à dire :
« Voilà.»

<1609>

Lundi 2 août 2021

« C’est toujours un rêve quand la poésie tombe dans les filets de la musique. »
Angélique Ionatos

C’était un matin de juillet 2019, je somnolais encore, quand une voix m’a réveillé. C’était une voix grave de contralto, solaire, envoûtante, âpre et sensuelle.

Angélique Ionatos chantait un poème de Sappho de Mytilene de l’île de Lesbos, écrit il y a 2500 ans qu’elle avait mis en musique.

J’ai écrit immédiatement un mot du jour : « « Anthe Amerghissan (J’ai vu cueillant des fleurs) »

Dans ce mot du jour je parlais surtout de Sappho de Mytilene, la première lesbienne revendiquée que l’Histoire a retenue. C’était insupportable à l’Église catholique. Sur ordre du Pape Grégoire VII qui fut l’évêque de Rome de 1073 à 1085, on détruisit les poèmes de Sappho qu’on connaissait. Il n’y a que des fragments qui ont pu être sauvés grâce à quelques rebelles qui les avaient recopiés.

Toutes les religions monothéistes quand elles se sont enfermées dans leur croyance, en proclamant que c’était la vérité, ont manifesté cette intolérance et ont voulu détruire tout ce qui s’éloignait de ce qu’il prétendait être la vérité.

C’est ainsi, en 2019, que j’ai appris l’existence de cette femme, de cet artiste irradiant la lumière et l’émotion.

Il était déjà bien tard dans l’horloge de la vie.

Le dernier de ses 18 albums était sorti en 2015 « Reste la lumière » et elle n’avait pas pu donner un dernier concert au Triton, un club des Lilas, dans la banlieue de Paris, le 6 avril 2018. Le concert fut annulé en souhaitant prompt rétablissement à Angélique.

Ce souhait ne se réalisa pas. En butinant sur Internet sur d’autres sujets, je suis tombé, il y a quelques jours, sur cette page sur le site de France Musique : « La chanteuse grecque Angélique Ionatos est morte ».

On pouvait lire :

«  Angélique Ionatos était l’une des plus grandes voix de la Grèce en exil. Elle s’est éteinte aux Lilas mercredi 7 juillet.
Il est des pays dont l’histoire dramatique donne naissance à des exilés magnifiques. C’est le cas de la Grèce, où naît, en 1954, Angelikí Ionátou, plus connue sous son nom francophone, Angélique Ionatos. »

Le directeur, de sa dernière salle de spectacle « Le Triton », Jean-Pierre Vivante, fut le premier à annoncer, sur les réseaux, la disparition de « l’immense artiste, l’incroyable chanteuse, guitariste, musicienne, compositrice, la femme libre, lumineuse, drôle et grave ».

Alors depuis cette nouvelle, j’ai écouté et réécouté les disques que j’avais achetés depuis ma découverte de 2019, j’ai lu et j’ai écouté deux émissions :

<Cette interview vidéo réalisée par Qobuz en 2012> suite à son spectacle «Et les rêves prendront leur revanche. »

Et puis cette interview audio dans l’émission « A voix nue » sur France Culture, en 2016, dans laquelle celui qui l’interroge est Stéphane Manchematin

<Ici les 5 émissions sont regroupées>. Le tout dure un peu plus de 2 heures 20. C’est cette version que j’ai écoutée.

<Sur le site de France Culture> vous trouverez les 5 émissions séparées

Elle est née, en 1954 à Athènes. Son père est marin, il n’est pas souvent présent, mais elle raconte que lorsqu’il était là, c’était un enchantement.

Elle vit donc, le plus souvent, uniquement avec sa mère et son frère Phitos. Sa mère se sent très seule et elle parle aux objets dit-elle. Mais cette femme simple chante beaucoup et dit des poésies.

A la question, pourquoi le chant ? Elle répond :

« Ma mère chantait tout le temps […] Et le soir quand on ne savait pas quoi faire on chantait à trois avec mon frère. Le chant a été tissé dans ma vie depuis que je suis née. Je ne me suis jamais demandé pourquoi je chantais. »

Au début de l’entretien d’A voix Nue Stéphane Manchematin la définit comme  «  chanteuse, compositrice et guitariste » et elle ajoute je me considère avant tout comme « musicienne ».

Il est vrai que c’est une fabuleuse guitariste. Elle dit :

« Je suis assez solitaire et la guitare est mon amie j’en joue tout le temps. »

Dans les chansons qu’elle compose, les introductions et l’accompagnement sont d’une richesse et d’une complexité ébouriffante. Nous sommes loin de ces chanteurs qui s’accompagnent avec 2 ou 3 accords.

Son grand talent est de mettre en musique des poésies écrites par d’autres.

A 15 ans, une grande rupture aura lieu dans sa vie : ses parents fuient la Grèce dans laquelle la dictature des colonels vient de commencer.

Ses parents choisissent un pays francophone et dans un premier temps choisissent la Belgique « Parce que c’était un pays plus petit qui leur faisait moins peur »

Ils s’installent à Liège et comme tous les grecs antifascistes, ils ont une affection particulière pour Míkis Theodorákis.

Expulsé en 1970 et accueilli à Paris par Melina Mercouri et Costa-Gavras, Míkis Theodorákis s’est lancé dans une tournée mondiale qui fit escale au conservatoire de Liège. Toute la famille Ionatos était présente dans la salle où la diaspora grecque acclamait les exhortations du héros tout en versant des torrents de larmes.

Et Angélique Ionatos a cette formule :

« Je me suis dit : si la musique a ce pouvoir-là, je veux être musicienne »

Finalement la famille décide de s’installer en France.

Et à 18 ans, en 1972, Angélique Ionatos enregistre son premier disque avec la collaboration de son frère Photis « Résurrection » qui est couronné par le prix de l’Académie Charles-Cros. Dans ce premier disque toutes les chansons sont en français, dont cette merveille : « Y a-t-il de la place au ciel pour les poètes. »

Mais après ce disque elle décide de chanter en grec, les poètes grecs.

Son frère avec qui elle entretenait une relation fusionnelle, refuse absolument cette voie. Il lui prédit qu’elle va chanter devant des salles vides. Ils vont être en froid pendant plusieurs années, jusqu’à ce que Photis se rende à l’évidence que cela marche et qu’Angélique arrive à capter un public.

Elle va donc chanter les poètes grecs et particulièrement Odysséas Elýtis (1911-1996) qui se verra décerner le Prix Nobel de littérature en 1979.

Elle veut mettre en musique, son recueil « Marie des Brumes » elle demande l’autorisation au poète qui la lui refuse. Alors elle prend l’avion et se rend à son domicile à Athènes et arrive à le convaincre. Elle sollicitera encore beaucoup d’autorisations qui lui seront toujours accordées.

J’ai acheté le disque « Marie des Brumes » pour 4,99 euros sur Qobuz. C’est magnifique.

On peut entendre, par exemple <To Tragoudi Tis Marias Néfélis (Chanson de Marie des brumes)>

Dans les deux émissions évoquées elle explique son rapport avec la poésie et l’art.

Dans A voix nue :

« Quand je lis l’histoire de mon pays depuis l’antiquité, c’est à travers l’art que l’on sait ce que les gens ont fait, c’est ce qui reste. L’architecture, la peinture, la sculpture, la littérature, la poésie. »

Son rapport à la poésie est particulièrement forte. Elle cite un poète grecque qui a dit :

« La poésie a inventé le monde et le monde l’a oublié »

Pour elle la poésie même est grecque. En Grèce on appelle Dieu : « Le poète du monde »

Elle dit :

« C’est la poésie qui m’a donné envie de faire de la musique. Ma mère n’arrêtait pas de me dire des poèmes. […]
Pour moi la poésie est vitale. Elle est présente tout le temps. Je ne connais pas un jour sans poésie dans ma tête. [Je me demande souvent] Comment un homme a pu écrire cela ?
Les poètes sont des êtres à part. »

Et elle cite Elýtis :

« La poésie existe pour que la mort n’ait pas le dernier mot »

Dans l’interview Qobuz, elle dit la même chose autrement

« Les poètes sont indispensables à la vie et au rêve.
La poésie est la part dont on est privé quand on se trouve dans le malheur.
La poésie est indispensable pour vivre. […]
Étant le premier art, si on prive l’être humain de poésie, on le prive de son âme.
Donc on le prive de ses rêves, de son imaginaire, de son futur et de sa mémoire. […]

L’intervieweur insiste que la beauté du spectacle vient bien sûr de la poésie mais aussi de la musique d’Angélique Ionatos et rappelle un propos qu’elle lui a tenu précédemment

« C’est toujours un rêve quand la poésie tombe dans les filets de la musique »

Et elle répond :

« Je crois que je suis musicienne jusqu’au bout de l’âme. Mais je ne sais pas si je serais devenu musicienne si je n’avais pas cet amour pour la poésie. […] Ma musique est indissociable de la poésie, parce que je ne peux pas faire de la musique sans rien dire. Pourtant il y a une énorme part instrumentale dans ce que je compose.»

Elle dit aussi que la poésie et la musique se tricote ensemble et :

« SI la poésie est l’art qui me donne le goût de la vie, la musique est pour moi l’art qui fait oublier la mort »

Et elle explique pourquoi elle a voulu chanter en grec alors qu’elle vivait en France et chantait dans les salles de spectacle français et avoue son amour pour cette langue :

« Privée de ma patrie, la vraie patrie, la seule qu’on ne pouvait pas me prendre, c’était ma langue. C’est pour cela que j’ai pris la décision de ne chanter qu’en grec, parce que c’est la seule chose qu’on ne pouvait pas me prendre. […]
« Grecque me fut donnée ma langue » comme disait Elytis. C’est un cadeau immense. Je suis tellement heureuse d’être née grecque.
Cette langue n’arrêtera jamais de me révéler ses miracles. C’est une langue insondable. C’est une langue qui est belle à entendre. […] C’est une langue qui a un équilibre entre les voyelles et les consommes qui est extraordinaire. C’est le sort de l’immigré d’avoir sa langue comme patrie. […]
Cette langue est la plus belle langue du monde. Tous les mots ont leur étymologie. On sait pour chaque mot d’où il vient. […] »

Angélique Ionatos cite dans cette réponse Odysseus Elytis dont la phrase complète est : «Grecque me fut donnée ma langue ; humble ma maison sur les sables d’Homère. Mon seul souci ma langue sur les sables d’Homère.»

Et elle explique que ce n’est pas un problème pour les spectateurs d’entendre cette langue qu’ils ne connaissent pas :

« Je traduis toujours les textes dans le programme donné aux spectateurs.
Et puis pour moi la musique dépasse le langage. Il m’arrive d’écouter des chansons de peuples dont je ne parle pas langue et d’être bouleversé.
Cela veut dire qu’il y a quelque chose d’inhérent à la musique qui touche un autre endroit dans notre cerveau. Et on ressent ce que l’autre veut dire, même si on ne comprend pas le mot à mot. C’est cela qui est fabuleux dans la musique. J’adore Xenakis, le classique, le flamenco, la musique populaire, la musique des pygmées. »

Elle a aussi chanté en espagnole pour mettre en musique des poèmes de Pablo Neruda ou encore des poèmes de Frida Kahlo.

Elle était en colère pour tout ce qui a été fait à la Grèce. L’abandon de l’Europe devant la crise des migrants mais surtout les privations qu’on a imposé à sa patrie. Elle dit :

« Quand à Athènes, un vieil homme m’interpelle et me demande un euro pour manger, je suis en colère. Dans mon enfance je n’ai jamais vu quelqu’un fouiller dans les poubelles. Je hais l’Europe. Ce serait bien qu’on sorte de l’Europe. On vous laisse le nom, car Europe vient du grec. […] Je sens que le peuple grec est humiliée.[…] C’est un pays pillé. ».

Et a ajouté

« Je ne peux pas concevoir qu’un artiste ne veut pas témoigner de son temps »

Elle a vécu l’essentiel de sa vie en France. C’est d’ailleurs en France et en Belgique qu’elle a eu le plus de succès bien plus qu’en Grèce. Mais quand elle allait en Grèce elle utilisait le verbe « rentrer ». Je rentre en Grèce. Pour elle, avoir des racines est essentiel dans la vie. Elle dit

« Je suis toujours fascinée par la beauté de la Grèce. C’est quelque chose qui jusque ma mort me fascinera. J’ai vu des paysages en Grèce que je ne verrai nulle part ailleurs. Je deviens un peu stupide de dire : c’est le plus beau pays du monde, c’est la plus belle lumière du monde. Mais je ne peux pas faire autrement, je l’aime.»

J’ai aimé particulièrement deux hommages celui de TELERAMA : « La chanteuse Angélique Ionatos s’est éteinte, sa tragique lumière subsiste » .
Et aussi l’hommage trouvé sur le site Esprit Nomade : « Le chant de l’olive noire » :

« Angélique lonatos est cette belle voix grecque altière et au souffle immense, parfumée par toutes les vagues de la mer Méditerranée, et qui nous a conduits dans la forêt des hommes.
Traductrice de poètes à l’ombre immense comme Elytis, Cavafy, Ritsos, Séféris, elle a favorisé l’envol des mots par la force entêtante de ses propres musiques.
Restituant le choc élémentaire des paroles, elle a tressé des chants d’amour qui nous reviennent vague par vague, transformant « en morceaux de pierre les dires des dieux ». »

Elle aimait donc passionnément la Grèce, ses paysages, sa lumière.

Et en Grèce, elle aimait particulièrement l’ile de Lesbos. L’ile de Sapho de Méthylène et aussi de la famille de son cher poète Odysséas Elýtis :

« C’est une île d’une beauté que je ne peux pas décrire. C’est là qu’il y a ma maison avec les 10 millions d’oliviers et quelques dizaines de milliers de réfugiés désormais. C’est là que je veux vieillir»

Ce souhait d’Angélique Ionatos ne se réalisera pas. Elle est morte dans un EHPAD des Lilas « des suites d’une longue maladie » a écrit son fils.

J’ai lu qu’elle y aurait passé les trois dernières années de sa vie, donc depuis 2019, selon cette information.

Elle avait 67 ans.

Mais ses dernières volontés ont été respectées : Ces cendres ont été dispersés en Grèce, sur sa terre natale.

Il nous reste ses magnifiques chansons et ses disques.
<Hélios, hymne au soleil>
<Le coquelicot>
<J’ai habité un pays>

Et puis plus rare des chansons françaises composées par d’autres :<Le funambule (Caussimon)>
<Le clown (Esposito)>

<1599>

Vendredi 11 juin 2021

« L’amour du cinéma m’a permis de trouver une place dans l’existence »
Bertrand Tavernier

Le 25 avril 2021, le grand cinéaste, Bertrand Tavernier, aurait fêté ses 80 ans.

Mais, il ne les a pas fêtés parce qu’il est mort avant, le 21 mars 2021. Je n’ai pas pu lui rendre hommage immédiatement, car j’ai entamé la série sur la Commune le 22 mars.

Bertrand Tavernier est né à Lyon et il a habité pendant 5 ans dans la villa que possédait ses parents au 4 rue Chambovet.

Cette maison n’existe plus aujourd’hui. Elle a été démolie et le grand jardin de la propriété à été transformé en Parc public : « le Parc Chambovet » qu’Annie et moi avons beaucoup fréquenté pendant le premier confinement, car il constituait le seul espace vert, possédant une dimension de respiration suffisante [5,6 hectares] et se situant dans le kilomètre autorisé nonobstant une marge de tolérance acceptable.

Et, quand on prend la sortie rue Chambovet, deux plaques sont apposées au mur.

En juillet 2008, Telerama avait interrogé des personnes du monde de la culture pour leur faire raconter un lieu qui a marqué leur enfance. L’article du 18 juillet 2008 avait pour titre : « Bertrand Tavernier habitait au 4, rue Chambovet, à Lyon » :

« J’ai passé les cinq premières années de ma vie à Lyon, dans une maison située au 4, rue Chambovet, dans le quartier de Montchat. Nous habitions sur une petite butte, et mon premier souvenir, il m’est déjà arrivé de le raconter, ce sont les fusées éclairantes qui saluent l’arrivée des Américains. On est en 1944, j’ai 3 ans. Dans cette maison, pendant l’Occupation, mon père, René, qui dirigeait la revue littéraire Confluences, a caché Aragon. C’est chez nous que celui-ci a écrit Il n’y a pas d’amour heureux, la légende voulant que ce soit pour ma mère. Mais je n’ai aucun souvenir de lui… Plus tard, la maison a été détruite – je l’évoque dans L’Horloger de Saint-Paul -, et aujourd’hui, sur son emplacement, une plaque dit qu’elle a été le siège du Comité national des écrivains, ce rassemblement d’auteurs résistants.Nous avons emménagé à Paris quand j’avais 5 ans, mais je n’ai cessé de retourner à Lyon, où vivaient mes deux grands-mères. »

Bertrand Tavernier n’a donc vécu que 5 ans à Lyon, mais pour tous il est le cinéaste lyonnais. La Tribune de Lyon dans son numéro hommage a titré « Une passion lyonnaise ».

Et il est vrai que s’il est parti de Lyon, il y est toujours revenu, notamment pour créer l’Institut Lumière en 1982 puis le Festival Lumière .

Et, c’est à Lyon qu’il a tourné son premier long métrage, « L’Horloger de Saint Paul » avec une scène d’ouverture tournée au Garet, ce restaurant où Jean Moulin rencontra pour la première fois celui qui allait devenir son secrétaire, Daniel Cordier, comme on peut le lire dans « Alias Caracalla ».

Un peu plus loin dans le film, il évoque sa maison d’enfance rue Chambovet, lorsque le personnage de Philippe Noiret rend visite à l’ancienne nourrice de son fils.

La tribune de Lyon revient sur la création de l’Institut Lumière avec Bernard Chardère qui affirme :

« Sans Bertrand, on n’aurait jamais pu créer l’Institut Lumière. Il a joué un grand rôle notamment auprès des politiques, et n’a jamais manqué un seul conseil d’administration »

Et il ajoute pour décrire son ami :

« Il avait une boulimie de films, de livres, un peu comme un historien ».

Et en 2009, il crée le Festival Lumière avec Thierry Frémaux. Il disait à ce propos :

« J’ai hérité de Jean Vilar, j’ai toujours vécu avec des gens qui aimaient partager leurs découvertes. […] Avec Thierry Frémaux on s’est battus pour démontrer que le cinéma de patrimoine n’est pas du vieux cinéma, mais un cinéma vivant, par ses thèmes comme par sa forme. »

L’institut Lumière lui a rendu hommage. Les jours qui ont suivi le décès, de nombreux bouquets de fleurs étaient disposés devant les murs de l’Institut.


J’ai choisi comme exergue la phrase que l’Institut Lumière a affiché sur un grand panneau dans le jardin de l’Institut.

Pour ma part, mon premier souvenir de Tavernier fut le documentaire qu’il a réalisé avec son fils, Nils Tavernier en 1996 : « De l’autre côté du périph ». Nous l’avions regardé en famille. Il faut dire que ce documentaire parlait de la cité des grands pêchers et que nous habitions à Montreuil dans le quartier d’à côté, plus proche du centre. Je n’étais jamais allé dans cette cité avant d’avoir vu le documentaire, rude, dur et pourtant plein de tendresse. Je m’y suis rendu après avec le regard de tendresse que les Tavernier m’avait communiqué.

Les Inrocks en parle très bien et donne la genèse de ce documentaire. Je partage, aux deux sens du terme, leur conclusion :

« Véritable film de rencontres, la réussite de De l’autre côté du périph’ tient à ce bouillonnement de paroles brutes, surgies au hasard des errances. Sans jamais se reposer sur une argumentation pesante ­ le propre des films à thèse ­, les Tavernier se sont laissé surprendre. Et ils ont eu raison. Grâce au regard ­ amical, plein de sympathie ­ qu’ils ont porté sur la vie quotidienne de la Cité des Grands Pêchers de Montreuil, la banlieue trouve enfin à la télévision une représentation juste et nuancée, loin des caricatures imposées par les formatages des journaux télévisés.»

Et puis j’ai vu « La vie et rien d’autre ». Je l’avais évoqué lors du premier mot du jour sur la guerre 14-18 : « Mourir pour la Patrie.». C’est un des plus beaux films qu’il m’a été donné de voir dans ma vie.

Gérald m’avait prêté un coffret regroupant plusieurs films de Tavernier dont « La vie et rien d’autre » que nous avons regardé avec le même sentiment d’accomplissement et d’autres que nous connaissions ou que nous découvrions comme « Coup de torchon » que j’ai beaucoup aimé aussi.

Je ne vais pas faire la liste des 30 films que Bertrand Tavernier a tournés et qui sont tous intéressants, certains contiennent des moments de grâce.

Dans ce coffret, il y avait aussi des vidéos de présentation de chaque film par Tavernier et un ou l’autre des acteurs qui avait joué dans le film. Ce qui est remarquable c’est qu’il ne s’agissait pas de présentation de 5 minutes, mais d’une demi-heure ou plus, montrant toute la générosité et la capacité de transmission de Bertrand Tavernier.

L’hommage qui a lui a été rendu, après sa disparition, était unanime.

Enfin, presque unanime. Il y a eu un journaliste de Libération Didier Péron qui a publié le 25 mars, soit 4 jours, après le décès un article « Bertrand Tavernier, que la fête s’arrête » qui commence ainsi :

«L’Horloger de Saint-Paul», «Coup de torchon», «L.627», «la Vie et rien d’autre»… Le réalisateur prolifique et bon vivant, mémoire érudite du septième art et incarnation d’un cinéma populaire et hélas pesant, est mort jeudi. Il allait avoir 80 ans. »

Un cinéma « populaire et hélas pesant ». Où est-il allé chercher cela ?

Ce journaliste devait porter depuis longtemps ce ressentiment au fond de lui, pour écrire cela alors que les cendres étaient à peine froides. Il ne pouvait attendre pour jeter son venin.

Je pense que Claude Askolovitch, dans sa Revue de presse <du 26 mars 2021>, explique partiellement la rosserie de ce journaliste :

« Et c’est la beauté du cinéma, on s’en dispute… et c’est la marque de Libération, de prendre ces disputes aux sérieux et de n’en point démordre. Et quand sur le site de Libération le journaliste politique Rachid Laireche, lui aussi enfant de la cité des Grands Pêchers, se souvient des Tavernier qui ne le trahirent pas, dans les pages culture du journal, sous un titre brillant, « que la fête s’arrête », rendant hommage au Tavernier militant de gauche engagé, le critique Didier Péron ose des mots cruels pour « un cinéma populaire mais parfois pesant » que Tavernier aurait incarné, cédant parfois à la « démonstration lourdingue »…

En 1999 Tavernier avait mené une révolte des cinéastes contre des critiques jugés assassins pour le cinéma français, à fore de bons mots et d’oukases… Libération était visé, et avait organisé dans ses colonnes un débat entre Tavernier et trois critiques, cela aussi est en ligne. Tavernier disait ceci: « Vous n’arrivez pas à faire passer votre enthousiasme. Quand vous défendez des films, très souvent il n’y a aucune retombée. A votre place, je m’interrogerais. » Il disait aussi cela : «Une opinion n’est pas un fait». Et enfin:«Tout film, comme tout être humain, doit être présumé innocent.»  »

Je suis beaucoup plus en phase avec ces propos de Philippe Meyer dans « la Croix »

« Cet homme était une fontaine, de curiosité, de fidélité, d’insatisfaction. Ça coulait tout le temps. J’ai presque le même âge que lui, j’ai eu la chance de rencontrer des tas de gens, et pas des moindres, qui m’ont beaucoup appris, marqué, montré mais lui… Celui qui dit que personne n’est irremplaçable ne l’a pas connu. »

Et il ajoute pour la place qu’il conservera dans la mémoire collective :

« ll va laisser une double place. Celle de l’auteur qu’il fut. La diversité de son inspiration n’a pas fini d’étonner. On s’était habitué à le voir passer de Que la fête commence à La mort en direct, de La Princesse de Montpensier à Dans la Brume électrique, avec des comédiens tellement différents. Et celle de l’homme de la transmission qui culmine avec son admirable Voyage à travers le cinéma français qui est un chef-d’œuvre de partage. Et les passagers de ce voyage-là, il y en aura. »

Et justement ce « voyage à travers le cinéma français » je l’ai emprunté à la Bibliothèque de Lyon et j’ai été fasciné par la culture, la qualité de la transmission dont était capable cette encyclopédie vivante du cinéma. En plus de 3 heures et huit épisodes, il va nous permettre d’embrasser toute l’histoire du cinéma français.

Dans le premier épisode il parle de Max Ophuls que je connaissais, mais aussi de Jean Grémillon et de Henri Decoin que j’ignorais totalement.

Passionnant !

J’y reviendrai peut-être dans un mot du jour ultérieur.

En tout cas, je ne crois pas que Bertrand Tavernier était pesant. Il était lucide, souvent très profond, toujours bienveillant et humaniste.

J’aime Bertrand Tavernier.


<1576>

Mardi 11 mai 2021

« Le chant, c’est une métaphore de la vie : on inspire, on expire, le son arrive sur le souffle, puis c’est fini. »
Christa Ludwig

Christa Ludwig est morte, samedi 24 avril tout près de Vienne, en Autriche, elle avait 93 ans.

Et depuis le 24 avril j’ai passé beaucoup de temps avec cette artiste merveilleuse, en écoutant ses disques, en lisant des articles qui lui étaient consacrés et en regardant énormément de vidéos, pour l’essentiel en langue allemande, dans lesquelles elle révélait sa personnalité lumineuse et son esprit pétillant.

Je pourrais reprendre la description qu’en fait <Le Monde> :

« Une voix sensuelle et chaudement ambrée, d’une amplitude exceptionnelle, une artiste émouvante à la carrière en tout point exemplaire ».

C’est d’ailleurs dans cet article que j’ai trouvé la phrase que j’ai mise en exergue :

« Le chant, c’est une métaphore de la vie : on inspire, on expire, le son arrive sur le souffle, puis c’est fini. »

Dans les vidéos que j’ai regardées, elle parle parfois de la mort.

Pour elle la vie est esprit, souffle. Un corps mort ne présente pour elle plus aucun intérêt.

Elle dit par exemple à propos de sa mère qui a joué un si grand rôle pour elle, puisqu’elle fut sa seule professeure de chant tout au long de la vie en plus de la relation mère fille, elle est toujours avec moi, dans mon esprit, je la cite chaque jour. Elle est vivante en moi, le corps qui se trouve au cimetière ce n’est plus elle. C’est pourquoi Christa Ludwig n’allait jamais au cimetière.

Elle a épousé, en secondes noces, en 1972, Paul-Émile Deiber, sociétaire de la Comédie-Française et metteur en scène. C’est pour cette raison qu’elle a vécu longtemps en France.

Ils vieillirent ensemble et elle raconte qu’elle lui tenait la main au moment ultime et elle sentit quand la vie l’abandonna et elle ajouta :

« Et alors je compris que ce corps n’était plus mon mari. Il était avec moi, dans mes pensées, dans mon cœur, auprès de moi, non dans ce corps inerte. »

J’ai trouvé cette vision très apaisante et très inspirante.

Elle avait décidé de se faire incinérer.

Mais si je veux parler de Christa Ludwig, je dois dire avant tout qu’elle fait partie de mon univers musical depuis que je suis mélomane.

Quand j’ai appris son départ, je me suis posé et fait le compte des enregistrements que je possédais et dans lesquels elle chantait.

Quand on est mélomane comme moi, on collectionne patiemment des dizaines, puis des centaines et on arrive aux milliers de disque.

On achète parce qu’on a lu ou entendu une critique, découvert une interprétation dans des ouvrages qui donnent les enregistrements de référence, ou plus simplement qu’on a entendu l’enregistrement ou qu’un ami mélomane nous l’a fait découvrir.

Et alors faisant une petite liste, sans exagérer pour ne pas dépasser les limites d’un mot du jour.


Un opus magnum de la musique est constitué par « Le chant de la terre » de Gustav Mahler. Dans les dizaines d’enregistrements de cette œuvre, deux disques surplombent : la version de Bruno Walter avec Kathleen Ferrier et celle d’Otto Klemperer avec Christa Ludwig et Fritz Wunderlich.

La plus belle version du Requiem de Verdi est la première enregistrée par Carlo Maria Giulini, la partie d’alto est chantée par Christa Ludwig.

Le plus beau Cosi fan Tutte de l’histoire est celui que Karl Boehm a enregistré avec l’orchestre Philharmonia. Le rôle de Dorabella était tenu par Christa Ludwig.

La meilleure version de Fidelio de Beethoven est celle de Klemperer avec Jon Vickers. Le rôle de Fidelio est chanté par Christa Ludwig.

Un des plus belles interprétations du plus grand opéra de Wagner, Parsifal est celle de Solti, le rôle de Kundry est tenu par Christa Ludwig.

Et il serait possible de continuer à alimenter cette énumération.

Les meilleurs chefs d’orchestre voulaient Christa Ludwig, parce qu’elle était simplement extraordinaire.

Parmi ces chefs, invariablement elle en citait trois :

Karl Boehm qui fut comme un second père pour elle et l’accueillit à l’opéra de Vienne. Elle n’était pas autrichienne, elle était née à Berlin mais elle se sentait et se vivait comme viennoise.

Herbert von Karajan, en qui elle avait toute confiance. Il semble que c’est elle qui a dit un jour que Karajan était Dieu, ce que des détracteurs de ce dernier avait traduit qu’il se prenait pour Dieu. Christa Ludwig voulait simplement dire qu’elle était toujours rassuré quand Karajan dirigeait parce qu’il avait cette faculté de rassurer et de créer un écrin sonore dans lequel la voix de ses chanteurs pouvait s’épanouir sans crainte.

Mais celui pour lequel elle avait le plus d’affection était Léonard Bernstein. C’est encore elle qui a eu cette phrase :

« il était la musique »

Dans cette interview à Forum Opera elle est plus précise : .

« J’ai eu la chance de faire la connaissance de trois grands chefs d’orchestre à trois moments différents de ma carrière. Quand je suis arrivée à Vienne, j’ai vite travaillé avec Karl Böhm. C’était une grande chance, car Böhm, dont la femme était cantatrice, comprenait la voix. Bien sûr, tous les chefs aiment les voix, mais Böhm était le seul à vraiment les comprendre, à connaître précisément leur fonctionnement. Quand je l’ai rencontré, j’étais encore une très jeune chanteuse, il m’a enseigné la rigueur, la justesse, l’exactitude.

Quelques années plus tard, j’ai rencontré Karajan qui, lui, m’a appris la beauté de la phrase, l’esthétique du son. En répétition, avec le merveilleux Philharmonique de Vienne, il disait toujours aux musiciens d’écouter le son produit par les voix, et aux chanteurs de s’immerger dans le son de l’orchestre. Je n’ai jamais trouvé chez un autre chef un tel sens de la sonorité.

Et puis j’ai rencontré Bernstein quand j’avais déjà 40 ou 41 ans. J’étais un peu plus sage, plus aguerrie, et avec lui on pouvait découvrir le vrai sens de la musique, sa profondeur, ce qui se cache sous les notes. Avec lui, j’ai vraiment chanté toutes sortes de choses, y compris le tango de la Vieille Dame, dans Candide : le registre de la comédie n’est vraiment pas ma tasse de thé, mais j’ai fait ça pour lui. De tous mes collègues, Bernstein est le seul dont la mort m’a vraiment fait pleurer. C’était un authentique génie. »

La remarquable qualité de Christa Ludwig était sa capacité de pouvoir s’adapter à chacun de ses chefs. Elle dit :

« Mais si Böhm demandait un mezzo forte à tel moment, que Karajan, dans ce même passage, voulait qu’on chante piano et Bernstein, forte, ils avaient tous les trois raison, chacun à sa manière : c’était toujours justifié car ça s’inscrivait dans leur conception d’ensemble. Et moi, je me suis toujours bien entendue avec eux parce que je faisais le nécessaire pour m’intégrer dans cette conception.  »

Énormément de journaux lui ont rendu hommage.

<France Musique> lui consacre plusieurs pages en republiant de nombreuses émissions qui lui avaient été consacrées.

<Le Figaro> qui rapporte ce propos :

« On fait carrière avec sa tête, pas avec sa voix »

Mais cette voix est exigeante, il faut la protéger, ne pas trop parler, ne jamais prendre froid, ne pas être en contact avec des virus, ne pas boire, ni trop manger.

Le journal suisse <Le temps> parle de « discipline de cosmonaute » :

« Pendant 50 ans, elle «ne pense qu’à ses cordes vocales, jour et nuit», et s’administre au quotidien une discipline «semblable à celle des cosmonautes» pour préserver son timbre: pas de tabac ni d’alcool… et même pas de cinéma, «parce que je devrais m’enfuir dès que mon voisin tousse». »

Le journal canadien « Le Devoir » titre « Christa Ludwig, titan au féminin » et écrit :

«  l’une des plus grandes chanteuses du XXe siècle, nous laisse un legs immense.
A-t-on vraiment envie d’être triste ? Ou a-t-on simplement envie de dire, de crier, « Merci ! » ? Car Christa Ludwig était déjà immortelle de son vivant. »

Pour « TELERAMA », le titre est « Christa Ludwig, quand une diva s’en va. »

Je partage cet avis :

« Femme aussi disciplinée et rigoureuse dans son art que portée à la gaieté en privé, excellant dans les personnages dramatiques mais conservant toujours un grain de joie dans sa voix merveilleusement colorée, Christa Ludwig ne fut jamais plus elle-même que chez Mozart et Strauss, sans doute parce qu’elle trouvait dans leur grâce et leur finesse un reflet de ses propres qualités. »

Et je finirai par cet article du journal belge « Crescendo » : « Christa Ludwig, la voix de mezzo dans toute sa splendeur »

« Que sa personnalité était attachante, tant elle irradiait la scène par sa présence, sa musicalité et son art du dire qui justifiaient la versatilité de son répertoire à l’opéra, en récital, au concert ! »

Vous trouverez derrière ce lien <Le final du chant de la terre avec Bernstein>

Une grande Dame, une immense musicienne.

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