Et Zinedine Zidane, seul entraîneur de football ayant remporté trois fois de suite la ligue des champions de football est venu, devant les journalistes sportifs incrédules, annoncer qu’il arrêtait son travail d’entraîneur du Real de Madrid.
Des centaines de journalistes, de commentateurs ont analysé ce choix, les raisons de ce choix, savoir si c’était une bonne décision.
Pendant sa conférence de presse les journalistes ont posé des questions et il a répondu simplement :
« Je ne suis pas fatigué d’entraîner, je suis fatigué d’une manière plus… globale.»
Je suis fatigué, a t’il dit.
Peut-on encore dire qu’on est fatigué ?
Tous les « winners » de la terre, ne sont jamais fatigués. Par exemple Emmanuel Macron, non seulement dort peu mais en outre n’est jamais fatigué.
La fatigue est une faiblesse, peut-être une maladie. Il faut la soigner avec des médicaments, des drogues…
C’est encore la revue de presse de Claude Askolovitch du 1er juin 2018 qui mentionne un dossier d’un journal du Sud :
« [Ces drogues] qui nient la fatigue et qui détruisent la vie, et elles sont le dossier de La Provence ce matin. Ces nouvelles drogues de synthèse, NPS (nouveaux produits de synthèse), aussi glaçantes que Zidane est solaire, qui prennent la forme de bonbons et portent les noms de fêtes, Yucatan fire, Spice, Buddha blues, sont les petits cailloux d’un voyage au bout de la nuit. Elles tuent en France et ont tué en Provence l’été dernier, c’est arrivé là-bas… Et voilà pourquoi le journal s’en saisit.
C’est un dossier pédagogique, pour des adultes qui doivent apprendre ; des molécules chimiques sont inventés par les laboratoires dans les années 50 pour comprendre le fonctionnement du cerveau. Elles sont désormais triturées et produites en chine, commercialisées sur internet, sans cesse renouvelées, elles sont des bombes chimiques. »
La revue « Psychologie » a donné la parole à un acupuncteur, Maurice Tran Dinh Can, qui dit : « Accepter sa fatigue n’est pas un aveu de faiblesse »
Dans cet article, cet acupuncteur explique :
« Nous vivons dans une société de production, de consommation et de performance. Ce qui signifie que nous sommes conditionnés depuis notre naissance pour être – ou du moins pour paraître – actifs et battants. Du coup, nous nous dépensons sans compter et sans nous écouter pour être reconnus et avoir notre place dans la société.
Le message est clair : il faut être productif, sous peine d’être socialement exclu. Nous n’avons ni le droit au repos, ni le droit à la fatigue. Notre société nous a déprogrammés – alors que la nature a mis des millions d’années à élaborer un programme d’équilibre interne que respectent toutes les autres espèces – et nous a reprogrammés en imposant des critères et des valeurs qui sont à l’opposé de notre bien-être.
Je suis persuadé que ce conflit entre ces deux impératifs – l’un naturel, l’autre culturel – est à la source de notre mal de vivre. Celui-ci s’exprime par des tensions internes très fortes qui se répercutent sur notre organisme »
Le philosophe, Eric Fiat, responsable du master d’éthique à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, va plus loin et explique :
« Vous êtes fatigué ? Tant mieux ! Car [la fatigue] a beau être un mal dont souffrent beaucoup de nos contemporains, la fatigue peut être bénéfique par son enseignement. Elle nous révèle de très belles choses sur nous-mêmes, sur les autres et sur le monde. Écouter sa fatigue c’est apprendre l’humilité, le courage et la rêverie. »
Il a écrit un livre qui vient de paraître « Ode à la fatigue » chez Payot en mai 2018.
Il a été interviewé par le journal suisse : « Le Temps »
« C’est un fait, de plus en plus de nos contemporains se plaignent d’être fatigués, d’où l’idée de cette réflexion. Mais je ne dirais pas que la fatigue soit un mal propre à notre époque. Premièrement parce que ce n’est pas toujours un mal. A côté des mauvaises fatigues, celles qui nous font ressentir l’existence davantage comme un fardeau que comme un cadeau, celles qui nous privent de ce qui nous paraît le plus propre à nous-mêmes, celles qui nous aliènent, celles qui nous accablent, celles qui créent en nous une sorte de lassitude d’être ce que l’on est, il demeure de bonnes fatigues. Celle du sportif vainqueur, des amoureux qui se sont aimés toute la nuit, de celui qui a l’impression du travail bien fait ou du devoir accompli… »
Il en appelle à Jonathan Crary qui a écrit « Le capitalisme à l’assaut du sommeil » et dont j’avais fait le mot du jour <du 26 septembre 2014> et explique qu’aussi notre fatigue est en grande partie à cause d’une certaine organisation du travail, de l’accélération de la vie, la sollicitation permanente qui nous vient de nos téléphones et ordinateurs…
« Tout cela fait que l’espace du calme, l’espace du retrait, l’espace du silence se réduisent un peu comme peau de chagrin. »
Et il cite un autre auteur, le sociologue Hartmut Rosa qui parle de « l’accélération du monde »
Et il en revient à La Fontaine :
« Pour ma part, j’aurais envie de dire de la fatigue des hommes d’aujourd’hui ce que disait La Fontaine de la peste des animaux d’hier: «Un mal qui répand la terreur […], la Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom) […] Faisait aux animaux la guerre. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.» En effet, quand on pousse un peu nos contemporains dans leurs retranchements, même ceux qui apparemment réussissent, sont performants comme l’époque veut qu’ils soient, assez vite ils disent qu’ils sont crevés ou exténués. »
Il ne fait pas la distinction entre la fatigue physique et la fatigue morale :
« Je ne pense pas qu’il y ait de la fatigue physique d’un côté et une fatigue morale de l’autre. Opposer la lassitude du corps à celle de l’âme, ce serait rallier le camp de ces philosophes dualistes, lesquels affirmaient la séparabilité du corps et de l’âme, et je ne suis pas du tout dualiste. Il n’est pas de lassitude longue de l’âme qui ne finisse par engendrer une fatigue du corps, et il n’est pas une longue fatigue du corps qui ne finisse par engendrer une lassitude de l’âme. […]
On est dans une époque qui cultive les idéaux de performance, d’indépendance, d’autonomie, de maîtrise. Je ne dis pas que ces idéaux ne soient pas de beaux idéaux, mais la fatigue les menace. Parce que, quand on est très fatigué, on est moins autonome, on est moins indépendant, on est moins maître de soi. Or c’est justement parce que notre époque pense que l’homme doit légitimer sa place dans le monde en prouvant ses performances que notre époque craint la fatigue plus que d’autres. Pour beaucoup de nos contemporains, l’avouer est un aveu de faiblesse ou d’échec. Ce que je ne crois pas. »
[…] De toute façon, ça ne sert à rien de lutter contre, car elles auront toujours le dernier mot. La Fontaine, dans sa fable Le chêne et le roseau, nous apprend que lorsque le vent puissant arrive, le roseau plie mais ne rompt pas, alors que le chêne qui lutte contre le vent qui vient va finalement être déraciné. Eh bien, plutôt que de lutter contre la fatigue, comme le ferait le chêne, acceptons qu’elle nous fasse plier, comme ferait le roseau. Soyons plutôt roseau que chêne. Puisque nous ne pouvons pas lutter, écoutons ce qu’elle a à nous dire, les leçons qu’elle a à nous apporter. »
Et c’est alors qu’il parle des vertus de la fatigue :
« La première est l’humilité. La fatigue m’apprend que je ne suis pas un dieu, je ne suis pas un ange, je ne suis pas un héros, je ne suis pas une machine. L’humilité, ce n’est pas l’humiliation. L’humble, c’est celui qui s’estime à sa juste mesure, il ne se surestime pas, mais ne se sous-estime pas non plus. La deuxième leçon, c’est le courage, parce qu’on sait bien que le courage, ce n’est pas l’absence de peur: le courage, c’est le fait de surmonter la peur. De même, je dirais que le courage, ce n’est pas l’absence de fatigue. Un être courageux, c’est un être capable de la dépasser. Enfin, cette dernière nous apprend la rêverie. […]
La fatigue, ce n’est ni la pleine lumière de la conscience ni l’obscurité de l’inconscience, mais un état un peu flottant. Cet état introduit un rapport plus souple, plus fin, plus tendre à soi-même, aux autres et au monde. La rêverie est une attention précédée d’un abandon, c’est une vigilance précédée d’un laisser-aller, c’est une caresse du monde. Donc celui qui admet sa fatigue a finalement un rapport beaucoup plus tendre à lui-même, aux autres et au monde que s’il tentait de lutter tel un héros contre elle. »
La fatigue est une caresse du monde
Et puis dans ce monde, il semble interdit ou incongru de vieillir :
« On trouvait normal qu’en vieillissant on se mette un peu en retrait. Or aujourd’hui, il faudrait pour bien vieillir ne pas vieillir. Comme l’octogénaire qui ferait du jogging, qui serait surbooké et qui aurait une activité physique, sexuelle, intellectuelle comparable à celle des hommes de 20 ans. La fatigue, c’est une petite vieillesse. Quand on est épuisé, même quand on est très jeune, c’est comme si on était un peu vieux, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui devient plus difficile dans le rapport à soi, aux autres et au monde. Le mot vient moins vite, la jambe ne bouge pas bien, le souvenir disparaît. Or notre société a tendance à considérer la fatigue comme un mal, de même que la vieillesse. […] »
Et enfin il en appelle à l’art, à Rembrandt :
« Il y a au Louvre un tableau de Rembrandt qui aide, je crois, à faire cet éloge de la fatigue. Il s’agit de Saint Mathieu et l’ange. On y voit deux visages l’un à côté de l’autre, et étonnamment la lumière ne vient pas du visage de l’ange, mais du vieux saint fatigué et plein de rides. Et je crois que cette belle lumière ne serait pas venue de ce visage s’il avait lutté contre sa fatigue. On voit sur son visage qu’il a fait le dur métier d’exister, qu’il en est fatigué et qu’en même temps il a essayé de faire de son mieux. Et ce beau visage contient une magnifique lumière qui peut-être nous invite à nous réconcilier avec nos fatigues qui ne sont pas forcément mauvaises. Les assumer, c’est faire de même avec son humanité, sa finitude – notre contingence.
A vrai dire, il n’y a guère que les morts qui ne soient plus fatigués… »
Il avait été invité par la Grande table le 25 mai 2018: « La fatigue, un mal contemporain ».
France Culture lui a consacré une page de son site : « Les trois leçons de l’Ode à la fatigue d’Eric Fiat »
En décembre 2017, Adèle Van Reeth avait consacré quatre épisodes de son émission « Les Chemins de la philosophie » à la fatigue. Le 20 décembre, c’était la 3ème émission et elle avait pour titre « Ode à la fatigue ».
Je n’aurais pas écrit ce mot du jour si je n’éprouvais pas moi-même la fatigue, « la fatigue d’une manière plus globale » comme le dit, si justement, Zinedine Zidane.
Mais grâce à Éric Fiat j’ai appris que c’est une caresse du monde et qu’elle est leçon d’humilité.
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Un « battant » qui tourne à plein régime coûte moins cher, même bien payé, que plusieurs individus qui mènent une vie normale; c’est déjà une première raison économique de le préférer aux autres.
Et quand, en plus, les places au soleil (même voilé) se raréfient, on peut comprendre qu’il ne fait pas bon mener une vie paisible
Cette vision purement économique que tu décris et que je sais que tu ne partages pas, mène à une impasse.
Et les périodes de grande fatigue nous intéroge. La manière dont nous vivons notre vie, même si elle a été choisie il y a quelques années, fait-elle sens pour nous encore aujourd’hui?
Merci pour cette ode à la fatigue. Merci, Alain, d’avoir écrit ce mot du jour.