Mardi 12 septembre 2017

« Tant qu’une femme sur terre sera discriminée parce qu’elle est une femme, je serai féministe»
Leïla Slimani

Leïla Slimani est née en 1981 au Maroc à Rabat

L’année dernière, en 2016, elle a eu le Prix Goncourt pour « Chanson douce », l’histoire d’une nourrice parfaite, indispensable qui fait partie de la famille, mais qui peu à peu va sombrer dans la folie et la haine et va tuer les deux petits enfants dont elle s’occupe.

C’était son second roman.

Le premier, en 2014, «Dans le jardin de l’ogre » avait pour sujet l’addiction sexuelle féminine.

Elle vient de publier cette fois un essai « Sexe et Mensonges » qui décrit la vie sexuelle au Maroc, accompagné d’un roman graphique <Paroles d’honneur>.

Le journal <Les Inrocks> présente cette plongée dans l’intime au Maroc de la manière suivante :

« Il sera donc question de la vie sexuelle des femmes marocaines[…] Or, l’ennemi est avant tout un système : un Etat, une culture, une religion, les trois confondus pour imposer des lois liberticides – pas le droit de se toucher en public ou d’aller à l’hôtel pour un couple non marié, interdiction du sexe hors mariage, de l’avortement, de l’homosexualité.

Le résultat est glaçant : cadavres de bébés trouvés dans des poubelles, filles violées obligées d’épouser leur violeur, ou alors montrées du doigt et rejetées par leur clan, ou suicidées, liaisons clandestines, femmes qui ne seront jamais épousées car elles ne sont plus vierges, peur constante d’être découverts, arrêtés, culpabilité, solitude. Sans parler de la misère qui pousse les filles à se prostituer pour subvenir aux besoins de leur famille, tout en portant sur elles la honte. »

J’ai découvert cette parution parce que Leila Slimani était l’invitée de France Inter du 28 aout 2017 .

Dans cette émission elle a expliqué comment lui est venue l’idée de cet essai qui parle de la vie sexuelle au Maroc :

« C’est une question que je me posais depuis longtemps, la question de la misère sexuelle comme on le résume aujourd’hui dans les pays arabes.

Quand j’étais journaliste et que j’ai couvert les révolutions arabes, je me souviens avoir beaucoup parlé avec les jeunes en Tunisie, en Algérie, en Egypte au Maroc.

Et on parlait beaucoup de sexualité, de harcèlement sexuel. On parlait des viols pendant les manifestations. C’est un sujet qui commençait à devenir très important [pour moi] et que j’avais absolument envie d’aborder, mais je ne trouvais pas l’angle qui m’intéressait vraiment.

Et c’est en publiant mon premier roman : « Dans le jardin de l’ogre » et en allant faire la tournée au Maroc pour le présenter que j’ai rencontré des femmes qui me racontent ça.

C’est ce que j’avais envie de faire, faire entendre des voix qu’habituellement on n’entend pas. »

Beaucoup de journaux lui ont donné la parole, ainsi l’Obs : <Les femmes, le sexe et l’Islam>

Dans cet entretien elle explique un peu plus précisément ce moment déclencheur :

Quand je suis allé présenter mon premier roman au Maroc. Là, un jour, une femme s’est assise à côté de moi. Elle m’a raconté sa vie. Pour elle, j’avais probablement [dans mon roman] eu le courage d’une parole crue et franche… En tout cas, elle m’a fait confiance. Ca m’a bouleversée. Elle n’avait pas le vocabulaire pour parler de l’intime, du plaisir. Elle n’en avait sans doute jamais parlé. Je me suis dit que c’était, le plus important : donner à entendre la voix des femmes. »

Dans l’émission de France Inter, Nicolas Demorand explique qu’à la lecture de cet essai, on découvre que la sexualité des femmes n’est pas une affaire privée au Maroc. Leila Slimani répond :

« La sexualité se retrouve au carrefour de beaucoup de choses : le pouvoir de l’Etat, le pouvoir du père, du patriarcat, du foyer, c’est la question du rapport du corps de la femme avec la rue, la religion évidemment. Tout cela en fait une question très complexe.

Mais la citoyenne marocaine reste contrainte par le groupe. Elle n’est pas encore considérée comme un individu à part entière. »

« La mixité dans l’espace public reste un combat. Elle ne va pas de soi. Elle date de la fin des années 1960. […] Même si elle est un état de fait sur les lieux de travail, dans les transports, elle n’est ni véritablement défendue, ni véritablement expliquée ni par les pouvoirs publics, ni par les intellectuels, ni par les élites, ni par la société dans son ensemble. […]

La femme est encore un intrus dans l’espace public. [Certains pensent] qu’on lui fait déjà une fleur quand on lui permet de se rendre au travail, d’avoir un travail et d’avoir une vie en dehors du foyer.

Le problème, c’est que l’évolution remet en cause le pouvoir de l’homme et toute une culture qui est fondée sur la prédominance de la masculinité, de la virilité. Ce sont ces valeurs-là qui sont mis en avant. »

On constate lors de l’entretien que l’hypocrisie est un problème mais aussi la solution. Ainsi on peut faire beaucoup de choses dans le domaine sexuel, en se cachant, en ne disant rien, dans le silence et aussi en ayant la chance de ne pas se faire dénoncer par ses voisins.

Kamel Daoud avait déjà abordé ce sujet après les viols du 31 décembre 2015, évènement qui m’avait poussé à écrire une série de mots sur la violence faite aux femmes. Il a été dès lors la cible de groupes d’anti racistes ou d’individus qui considèrent qu’analyser ou décrire sans complaisance les mœurs ou les sociétés maghrébines ou arabes ne peut être analysé que comme une stigmatisation coupable et oppressante.

Fort de cette expérience, Nicolas Demorand a prédit que Leila Slimani serait attaquée comme Kamel Daoud et lui a demandée comment elle entendait se défendre :

Et à ses futurs critiques, elle dit

«  Venez avec moi dans les bars de Tanger, où il n’y a que des hommes avec 2 ou 3 femmes qui sont toutes des prostituées. Regardez cette absence de mixité. Cette difficulté de vivre avec l’autre, d’accepter le désir. Des plaisirs aussi simple, j’en parlais avec Kamel Daoud, on se baladait dans Paris et on regardait les jeunes sur les quais de Seine, les jeunes couples, les garçons, les filles assis. On disait ça, ça parait banal, tout à fait normal. Mais quand vous êtes au Maroc que vous avez 17 ans ou 18 ans et que vous prenez la main de votre compagnon ou de votre compagne et qu’un policier vient et vous dit : Vous n’avez pas le droit, c’est extrêmement humiliant pour un jeune garçon ou une jeune fille. Et en plus ça vous met dans la tête que cette chose qui est très simple qui est la tendresse, qui est l’amour, qui est un des plus grands bonheurs qu’on puisse vivre dans la vie, cette chose elle est interdite, elle est sale, elle n’est pas bien. […]

Il n’y a pas de discours sur la sexualité, on vous dit « il faut vous taire »

Nicolas Demorand ne s’est pas trompé : la première à dégainer a été Houria Bouteldja, porte-parole des indigènes de la république qui a traité Leila Slimani de «Native informant» qui je pense en langage courant pourrait se traduire par « collabo ».

Dans l’entretien publié dans l’Obs, Leila Slimani cite Malek Chebel qui expliquait que la misogynie est la chose la mieux partagée du monde. Pas besoin d’être musulman pour être machiste, les religions monothéistes sont à peu près à égalité sur la misogynie. Enfin la culture islamique a aussi être été une grande culture de l’érotisme et de la célébration de l’autre.

Elle cite souvent Simone Veil notamment lorsque :

Simone Veil disait : « il suffit d’écouter les femmes. » je le dis aussi !

Et aussi quand Simone Veil stigmatisait ceux qui disaient « Et pourquoi ne pas continuer à fermer les yeux ? » et Leila Slimani d’ajouter :

Chacun devrait se poser cette question. Peut-être que notre dignité c’est aussi à ne pas continuer à fermer les yeux. Ni sur les femmes qui se font avorter à coté de nous. Ni sur les homosexuels qui se font tabasser.

C’est aussi dans cet entretien qu’elle raconte les « délires ? ou folies ? » de certains imams, elle cite l’imam Zamzami qui dit qu’on peut coucher avec sa femme jusqu’à trois heures après sa mort pour lui dire au revoir et qui préconise la masturbation comme « solution provisoire pour les jeunes musulmanes et musulmans »

C’est enfin dans ce même article qu’elle a cette formule que je partage totalement et que j’ai mis en exergue de ce mot du jour :

« Tant qu’une femme sur terre sera discriminée parce qu’elle est une femme, je serai féministe »

<Ici vous trouverez en vidéo un entretien sur le livre sur RFI>

<926>

Lundi 22 mai 2017

« Pour nous c’est plus facile ! Moi, je fais un film quand je sens la crise venir, et vous, vous écrivez un roman. »
Charlie Chaplin (lors d’un échange avec Georges Simenon

Nous sommes en plein festival de Cannes qui cette année a ouvert le 17 mai et finira le 28 mai.

Autour de mes 20 ans je lisais beaucoup Georges Simenon qui n’est pas, comme on le croit, un auteur de roman policiers mais un écrivain de la psychologie et des tourments de l’âme humaine. Wikipedia nous apprend qu’en 1941, Gide avait dit « Simenon est un romancier de génie ».

J’allais beaucoup au cinéma aussi et j’étais grand admirateur du cinéma italien et particulièrement de Federico Fellini.

En 1960, le Festival de Cannes avait réuni ces deux génies, le premier comme président du jury et le second comme compétiteur. Il semble que Georges Simenon a joué un rôle majeur dans l’attribution de la Palme d’or à « la dolce vita » de Federico Fellini.

Dans mes souvenirs, l’exergue de ce mot du jour était de Federico Fellini au cours d’un échange avec Simenon, lors de ce festival. Mais notre mémoire nous joue des tours. Je suis retourné à la source, un livre que j’avais acheté il y a bien longtemps et qui reprenait les entretiens d’une émission de la télévision française « Portrait Souvenir » diffusés le 30 novembre et les 7,14 et 21 décembre 1963.

Et si cette phrase a bien été prononcée, ce ne fut pas par Fellini mais par Charlie Chaplin. En toute hypothèse, elle est bien d’un immense créateur. Je vous livre le paragraphe entier :

« Nous [Charlie Chaplin et Georges Simenon] bavardions et nous disions que nous étions tous plus ou moins névrosés, que généralement les névrosés vont chez le psychanalyste, et Chaplin ajoutait : Pour nous c’est plus facile ! Moi, je fais un film quand je sens la crise venir, et vous, vous écrivez un roman. Alors en me tapant l’épaule : Mais nous, on nous paie pour cela, on nous paie pour nous soigner ! Au fond, c’est un peu la même chose. Je crois qu’on ne serait ni romancier, ni peintre, ni d’aucune profession si ce n’était pas une sorte de nécessité intime. »

Georges Simenon (entretien avec Roger Stéphane) page 141 publié en 1963.

 

Le dernier mot du jour racontait ce que pouvait vivre celui qui recevait l’œuvre créative, ici il est question de ce qui se passe chez le créateur. Ceci nous dit que l’art fait du bien à celui qui crée et à celui qui bénéficie de la création.

Pour la sortie du Casanova de Fellini, en 1977, l’Express avait demandé à Fellini de se prêter aux questions de celui qui était devenu son ami : Simenon. En 1993, l’Express a republié cet entretien et cet article se trouve toujours sur leur site.

La réponse de Fellini à la dernière question de Simenon était celle-ci :

« Vous et moi n’avons jamais raconté que des échecs. Tous les romans de Simenon sont l’histoire d’un échec. Et les films de Fellini? Que sont-ils d’autre? Mais, je veux vous le dire, il faut que j’arrive à vous le dire… Lorsqu’on referme un de vos livres, même s’il finit mal, et, en général, il finit mal, on y a puisé une énergie nouvelle. Je crois que l’art, c’est ça, la possibilité de transformer l’échec en victoire, la tristesse en bonheur. L’art, c’est le miracle… ?  »

« L’art c’est le miracle », restons sur cette belle pensée.

<897>

Mercredi 17 mai 2017

« Le divertissement Pascalien »
Blaise Pascal

Entre 1976 et 1979, je me suis égaré dans les classes de mathématiques supérieures au Lycée Kléber de Strasbourg.

Mon professeur de mathématiques de Terminale, M Wilhem, m’avait prévenu ainsi que tous mes camarades qui envisageaient le même choix après le baccalauréat : « Vous êtes fous de vouloir aller là-bas ».

A la fin de ces 3 années qui furent clôturées par un échec cinglant, j’ai lu l’avis du grand professeur de mathématiques Laurent Schwartz que je cite de mémoire sans trahir sa pensée : « Cette sélection des ingénieurs par les concours des classes préparatoires est absurde. C’est comme si pour sélectionner des futurs médecins vous organisiez un concours de musique et que vous décidiez que les meilleurs à cette sélection seraient aptes à devenir médecin »

Laurent Schwartz (1915-2002) était un esprit autorisé pour exprimer son avis sur ce point : il était l’un des grands mathématiciens français du XXe siècle, le premier de ceux-ci à obtenir la médaille Fields, en 1950 et professeur emblématique à l’École polytechnique de 1959 à 1980, il avait été élève en classes préparatoires et avait intégré à l’issu de cette période l’Ecole Normale Supérieure.

Il voulait exprimer l’idée que ce que les étudiants apprenaient pendant ces 2 ou 3 années (selon qu’on redoublait la seconde, ce qui fut mon cas) ne leur servirait que très peu pour leurs futures fonctions professionnelles, l’essentiel de ce qui était appris devait servir à nourrir les épreuves qui permettraient la sélection par voie de concours.

Ces trois années furent assez pénibles mais ce que je conserve particulièrement en mémoire est une œuvre littéraire et philosophique.

Chaque année, deux œuvres littéraires étaient étudiées. La première année ce fut d’une part les petits poèmes en prose de Baudelaire et surtout les Pensées de Pascal qui m’impressionnèrent énormément et m’apprirent surtout beaucoup de leçons de vie.

On sait que cette œuvre de cet autre grand mathématicien a pour objet central la foi et la croyance en Dieu.

Mais il y avait bien d’autres réflexions comme celle-ci par exemple

« Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui faire découvrir le côté par où elle est fausse. » (Pensée N°9)

C’est une autre façon de « tourner autour du pot » comme j’aime exprimer cette manière d’analyser des concepts ou des faits par des regards différenciés.

Pour ma compréhension des humains ce qu’il m’a appris en priorité c’est son explication du besoin de divertissement de l’homme, ce qu’on résume par le concept de « divertissement pascalien »

La Pensée N° 139 est toute dédiée à ce concept de divertissement.

Une des premières phrases marquantes souvent citées est celle-ci :

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre »

Un peu plus loin dans ce chapitre se trouve ce développement :

« Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnezlui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peutêtre que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faitesle donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe luimême en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce tempslà. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie.

Avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état. »

Dans la pensée 143, Pascal montre que ce choix du divertissement occupe l’homme tout au long de sa vie et prend toutes les formes : les affaires, l’apprentissage, les soins, et toutes ces choses qui occupent l’esprit.

« On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour – Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? – Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout entier. »

Dans la pensée 171 il donne l’explication centrale, mais pas encore finale. Nous nous divertissons pour éviter de songer à nous. Nous occupons, nous remplissons notre cerveau de choses plus ou moins futiles pour que l’essentiel ne trouve pas de place :

« La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre, insensiblement. »

La pensée suivante rattache toutes ces réflexions sur le divertissement au « Rien que » de Christophe André :

« Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt: si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons pas au seul qui nous appartient ; et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. » (172)

La pensée 166 donne l’explication finale, le divertissement est ce que l’homme a inventé pour ne pas à avoir à penser à sa finitude :

« Divertissement – la mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril »

Pourquoi avons-nous tant besoin de faire tant de choses, d’activités ?

Pourquoi est-il si compliqué pour certains de se poser, simplement gouter le moment présent et vivre l’instant. Vivre l’instant, vivre la relation ou la solitude. Vivre l’échange ou se pacifier dans le silence ?

Le silence cher à Alain Corbin qui est si compliqué aujourd’hui à obtenir. Beaucoup sont drogués à ce besoin de bruit de fond : la radio ou la télévision sont allumés en permanence alors même qu’on n’écoute pas, qu’on ne regarde pas mais qu’il y a quelque chose qui remplit le silence.

L’explication de ce besoin de faire toujours quelque chose se trouve dans le divertissement pascalien qui en d’autres mots est une fuite.

Quand on se retrouve, faut-il faire quelque chose ou simplement se poser pour échanger ?

Et quand on est seul, faut-il toujours aller vers de multiples occupations ou simplement ne rien faire ou faire une seule chose, « Rien que »…

C’est sur ces questions que je vous laisse aujourd’hui.

Vous trouverez de larges extraits des Pensées sur ce site : http://www.croixsens.net/pascal/section11.php

Et aussi sur celui-ci : http://www.penseesdepascal.fr/Divertissement/Divertissement4-moderne.php

Vendredi 5 mai 2017

Vendredi 5 mai 2017
« Je crois à une France lumineuse qui se battra toujours pour ses valeurs. »
Fatou Diome lors de l’émission du Gros Journal de Canal + du 22 mars 2017
Mon ami Philippe a mis en lien sur facebook cet extrait du Gros Journal de Canal+ où le journaliste Mouloud Achour reçoit l’écrivaine et universitaire franco-sénégalaise Fatou Diome et lui pose la question : « Vous avez peur de Marine Le Pen ou pas ? »
Et qu’elle répond : « Je n’ai peur d’elle, c’est elle qui a peur de moi ! »
Cette réponse déclenche un fou rire chez le journaliste. Quand le journaliste arrive enfin à se calmer et demande à Fatou Diome d’expliquer, cette dernière se lance dans un plaidoyer remarquable, prononcé d’une seule traite, qui conduit le journaliste à rester en suspens et puis effacer une larme à l’œil.
Fatou Diome, c’est cette femme noire qui a été découverte par la France entière alors qu’elle était invitée par Frédéric Taddei à l’émission de France 2, le 24 avril 2015, après un nouveau naufrage à Lampedusa de migrants cherchant refuge en Europe : http://www.dailymotion.com/video/x2o4viv
Dans cette émission elle se lance aussi dans une harangue qui cloue le bec à ses contradicteurs et elle dit notamment :
«  Ces gens-là qui meurent sur les plages, et je mesure mes mots, si c’était des blancs, la terre entière serait en train de trembler ! Mais là, ce sont des noirs et des arabes (…) Si on voulait sauver les gens, on le ferait, mais on attend qu’ils meurent d’abord ! Et on nous dit que c’est dissuasif, mais ça ne dissuade personne, car celui qui part pour sa survie, considère que sa vie (qu’il peut perdre lors du voyage) ne vaut rien, celui-là n’a pas peur de la mort !”
A la réponse d’un invité sur l’importance de fermer les frontières pour éviter l’arrivée massive de migrants, Fatou Diome a présenté l’homme “blanc” comme un poisson rouge : « Monsieur, vous ne resterez pas comme des poissons rouges dans la forteresse Européenne ! A l’heure d’aujourd’hui, l’Europe ne sera plus jamais épargnée, tant qu’il y aura des conflits ailleurs dans le monde (…) Alors il faut arrêter l’hypocrisie, on sera riche ensemble ou on se noiera tous ensemble !  »
Vous trouverez un article de l’Humanité où elle répond à un entretien après cette émission
Mais revenons à sa réponse à Mouloud Achour où elle explique qu’elle n’a pas peur de Marine Le Pen :
« Non je n’ai pas peur d’elle !
Vous savez le rejet a toujours peur de l’amour.
Moi je suis une fille, je suis venu en France par amour. Donc rien, aucune haine, aucun rejet ne me fera rejeter la France.
Et quand vous dites cela, vous faites peur aux sectaires, vous faites peur aux populistes.
Parce que moi, quand je dis cela, je m’accroche aux lumières européennes.
Quand je dis cela, je dis vos idées ténébreuses ne peuvent pas enterrer Montesquieu.
Vos idées ténébreuses ne feront pas enterrer Marianne.
Vos idées ténébreuses n’empêchent pas que cette République a mis Marie-Antoinette au trou et Victor Hugo au Panthéon, il y a des raisons à cela.
L’amour est plus fort que la haine.
Et la culture est toujours plus forte que l’ignorance.
Je crois à une France lumineuse qui se battra toujours pour ses valeurs.
C’est pour cela que je la respecte.
Et je la somme de me donner une preuve que tout ce qu’elle m’a enseigné est absolument véridique.
Je la somme de me montrer qu’elle est à la hauteur de son histoire lumineuse et humaniste.
[…]
Je veux que la France de Victor Hugo me dise que le simple rejet des misérables d’aujourd’hui ne justifie pas le racisme
La liberté gagné à la guerre, cette liberté-là n’est pas que pour que les enfants blancs de Marianne.
Cette liberté là c’est pour tous les enfants de Marianne et tous ceux qui sont morts au front pour la défendre et pour la léguer à leurs enfants.
Je suis une de ces enfants »
Le journal l’Humanité, déjà cité, raconte son histoire :
Fatou Diome est une enfant de l’amour et du scandale. Ses parents avaient (?) 18 ans, ils s’aimaient et n’étaient pas mariés. Elle naît en 1968 à Niodior, (?) une île de pêcheurs du Sénégal. Élevée par sa grand-mère, Aminata, sa référence, elle fréquente l’école en cachette et devra se débrouiller pour aller au collège.
Commencent les petits boulots, elle n’a pas encore 14 ans.
Fatou veut être professeur de français. Elle va à l’université de Dakar. En 1994, elle arrive en France, suivant l’homme qu’elle aime et a épousé. Rejetée par sa belle-famille, elle divorce et poursuit ses études à l’université de Strasbourg. À nouveau les galères: ménages, gardes, cours … pour payer son agrégation ? de français et sa thèse de lettres.
En 2001, Fatou publie un recueil de nouvelles, « la Préférence nationale».
Elle connaît la consécration, dès 2003, avec son premier roman, « le Ventre de l’Atlantique », traduit dans plus de 20 langues. « Je n’étais pas une femme de ménage devenue écrivain, j’étais une étudiante qui faisait des petits boulots », répond-elle à ceux qui veulent faire de son parcours un conte de fées.
Si vous voulez voir l’émission du Gros journal de Canal dans son intégralité : http://www.dailymotion.com/video/x5fpitw_le-gros-journal-avec-fatou-diome-l-integrale-du-22-03-canal_tv
Elle vient de publier un nouveau livre dont parle l’émission de Canal + : <Marianne porte plainte !>, il est paru en mars 2017
Voilà ce que j’avais envie d’écrire comme mot du jour avant le vote du 7 mai 2017.

Jeudi 20 avril 2017

Jeudi 20 avril 2017
«Pourquoi mes rêves ne seraient-ils pas vos rêves ?»
J.M.G. Le Clézio, écrivain
Écrivain français d’origine mauricienne, J.M.G. Le Clézio a reçu le Prix Nobel de littérature en 2008

http://le1hebdo.fr/journal/numero/1/vos-reves-ne-seraient-pas-mes-reves-55502-79.html

J’ai plusieurs fois parlé de ce journal étonnant et intéressant : «Le Un».
Fin 2016, a paru un petit livre qui reprenait certains des articles parus dans ce journal : «Le malaise français»
Aujourd’hui, je voudrais partager avec vous le premier article repris dans ce livre.
Il s’agit d’un article écrit le 13 février 2014 par le prix Nobel de littérature Le Clézio :
«J’ai grandi dans un pays imaginaire. Je ne savais pas qu’il l’était à ce point.
Mes lectures, c’était Capitaine Corcoran, Barnavaux, soldat de France, et bien sûr l’Histoire de France de Lavisse.
D’un autre côté mon père, citoyen britannique (alors on ne parlait pas des Mauriciens comme d’une identité réelle), lisait des livres sur le vaudou, était assuré que Jeanne d’Arc n’était rien qu’une sorcière, cruellement mise à mort par l’Inquisition, et que de Gaulle avait menti aux Français.
Ma mère avait vécu la guerre, elle avait une sorte de vénération pour celui qu’elle avait écouté à la radio lancer son appel à la résistance, parce qu’elle avait haï absolument la voix du Führer.
Être adolescent en France, cela voulait dire découvrir Sartre, Huysmans, Lautréamont, Rimbaud (ah, Un cœur sous une soutane, merveilleux petit roman), et bien sûr lire Les Fleurs du mal comme tout le monde. On pouvait nous faire croire à l’école que Racine était un grand tragédien et que Hugo était un libertador. La vérité c’est que le grand tragédien était William Shakespeare, par quelque bout qu’on le prenne, et que les abolitionnistes étaient tous anglais, voire anglaises.
Je ne dis pas que la France aura été le plus accompli des pays colonialistes : l’Angleterre, la Belgique et la Hollande n’ont rien à lui envier. Mais il se trouve que c’est en France qu’on a eu le plus de mal à se guérir de cette maladie infantilisante.
Le monde a tourné : quand j’avais dix-huit ans, un jeune homme, qui aimait l’art et la fête, parce qu’il travaillait mal en classe, était envoyé en Algérie pour se battre contre un peuple qui voulait être libre. Il pouvait déserter, aller en Suède, feindre la folie, il a préféré partir puisque c’était son devoir. Il l’a payé de sa vie.
Dans ce même pays, l’Algérie, l’armée française pratiquait la torture et les exécutions sommaires, et balançait sur les villages rebelles ce qu’on appelait pudiquement les « bidons spéciaux » – le napalm. Les rebelles d’ailleurs ne s’appelaient pas des rebelles, ils s’appelaient officiellement des HLL – des hors-la-loi.
À cette même époque (1960), une jeune fille, parce qu’elle attendait un bébé dont elle ne voulait pas, confiait son corps à une matrone qui la transperçait d’une aiguille à tricoter, et on appelait ça une faiseuse d’anges.
La France d’aujourd’hui, Dieu merci, a changé. On n’y cultive plus le racisme ordinaire – juste un peu honteux, ce qui est un abîme de progrès. On ne croit plus guère à la mission civilisatrice des Blancs sur le reste du monde – si peu, ce qui est miraculeux. On y pratique une certaine tolérance, à condition de ne pas exagérer. On y invente la parité, dans la douleur bien sûr. Bref tout va sans doute pour le mieux. Pourtant, la faillite du système pour ce qui concerne le chômage des jeunes, l’exclusion des pauvres, l’expulsion des métèques, tout cela ne s’améliore pas. Tout d’un coup on se prend à imaginer : et si l’on changeait ?
La faute est à la crise. La crise, parlons-en : des économistes donnent chaque jour leur précieux avis. La relève serait pour demain. Le bonheur pourra bientôt reprendre. Mais quel bonheur ? Celui d’un retour en arrière, d’une France identifiée comme l’héritière d’une longue culture, bénéficiant d’un « art de vivre ». Le modèle du village français résistant aux barbares n’existe pas. Il n’a jamais existé. Au début du xxe siècle, quand Bécassine la Bretonne vient travailler comme domestique à Paris (en ce temps les Bretonnes sont les Mauriciennes et les Philippines de la France), elle perçoit comme salaire, logée et nourrie, environ un franc par an. Le chemin de fer entre Paris et Nice coûte deux fois cette somme. Il est vrai, l’on est alors « entre soi ». La police ne fait pas de contrôles « au faciès », et tout le monde, peu ou prou, se retrouve le dimanche à la messe.
J’aimerais une France dont la puissance ne reposerait pas sur les armes, sur le joujou atomique, sur la réserve d’or dont on dit qu’elle dépasse celle de Fort Knox. Une France dont la puissance serait celle des idées, des idéaux, des œuvres, des cerveaux. Elle en a les moyens : qu’on songe seulement à ce que représentent la poésie de Christine de Pisan, les nouvelles de Marguerite de Navarre, les romans de George Sand. Qu’on pense à Colette, à Nathalie Sarraute, à Sartre, à Camus. Ou si l’on préfère, qu’on se souvienne de Jacques Cazotte, de Lautréamont, d’Artaud, de Paul Éluard. Ou encore d’Impressions d’Afrique ou du Captain Cap. Est-ce que tout cela a été dit pour rien ? Est-ce que tout cela ne constitue pas un trésor, notre seul trésor ?
Je songe à un pays – mon pays, puisque j’y suis né et que j’ai sucé le lait de sa langue – qui cesserait de se bercer dans son sommeil hypnotique avec les airs mélancoliques du passé. Un pays qui déciderait de mettre fin une fois pour toutes à son pouvoir régalien, à son aristocratie et à ses privilèges exorbitants. L’histoire coloniale ne pourra pas être réécrite : elle est inhérente à la fortune de la France, comme la richesse de ses grandes cités portuaires est due au trafic d’esclaves.
En revanche, s’ouvrir au monde, s’ouvrir au partage et se reconnaître comme culture plurielle pourraient donner à notre nation la confiance qu’elle a perdue.
Aujourd’hui, la France connaît de grandes difficultés à abandonner l’ère de l’uniculturel. Le racisme a officiellement disparu, mais cela reste toujours aussi difficile pour un Français d’origine antillaise ou africaine de trouver un job et un logement. Le paysage culturel est en train de changer mais la France reste un club fermé.
Il faut admettre qu’elle n’est plus seulement le pays de Voltaire et de Condorcet, de Michelet et de Lamartine. C’est aussi le pays d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant, le pays de Boualem Sansal et de Laabi, par la langue le pays d’Yambo Ouologuem et d’Abdourahman Waberi. La langue française est un être vivant, qui change et se modifie sans cesse. Elle n’existe que par ses adaptations, ses rencontres, ses inventions. Sa force n’est pas dans on ne sait quel « rayonnement », elle est dans ce changement. La reconnaissance des torts causés aux minorités – en vérité majoritaires dans tous les lieux névralgiques de notre pays – n’est pas un fantasme caritatif, ni une expiation : ce serait la seule chance pour cette culture ancienne, largement métissée, de continuer son aventure dans la complexité du monde. Nous y sommes, c’est le point de non-retour : ou bien l’on ouvre les ghettos, et l’on partage le bon air de la mixité, ou l’on se dessèche sur les ruines archéologiques d’une histoire devenue imaginaire.
Je suis un binational franco-mauricien qui vit une partie de son temps comme un émigré. Pourquoi mes rêves ne seraient-ils pas vos rêves ?
Albuquerque, le 13 février 2014 »

Vendredi 7 avril 2017

Vendredi 7 avril 2017
« Le wagon plombé »
Stefan Zweig : Dernier récit du livre <Les très Riches Heures de l’Humanité>
Dimanche prochain nous serons le 9 avril 2017.
Le mot du jour du 15 mars rappelait que le 15 mars 1917, le tsar de Russie Nicolas II avait abdiqué au profit de son frère, le grand-duc Michel qui avait décliné l’honneur. La Russie allait devenir pour quelques mois une République démocratique. C’est l’aboutissement de la révolution de Février (calendrier russe) qui a commencé le 8 mars (23 février) 1917.
Et ce qui va se passer, le 9 avril 1917 entre la Suisse et la Russie est l’objet du dernier récit de l’ouvrage « Les très riches Heures de l’Humanité » de Stefan Zweig :  « Le Wagon plombé ».
Stefan Zweig est un immense écrivain autrichien, pacifiste et humaniste qui a vécu la première guerre mondiale puis la montée du nazisme comme une tragédie personnelle qui l’a conduit au Suicide au Brésil le 22 février 1942 à l’âge de 60 ans. Il est l’auteur étranger le plus lu en France. ​ Il travaille durant plus de vingt ans à son recueil de nouvelles <Les Très Riches Heures de l’humanité> qui retracent les douze événements de l’histoire mondiale les plus marquants à ses yeux.
La première de ses nouvelles est la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453 et la dernière « Le Wagon plombé »
Voici comment commence ce récit :
« Le wagon plombé
Lénine, 9 avril 1917
L’homme qui habite chez le cordonnier
La Suisse, petit havre de paix, contre lequel se brisent de tous côtés le raz-de-marée de la guerre mondiale, ne cesse d’être en ces années 1915, 1916, 1917 et 1918 la scène d’un passionnant roman d’espionnage. Dans les hôtels de luxe, les employés des puissances ennemies se croisent froidement, comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés, alors que, un an auparavant, ils jouaient encore amicalement au bridge et s’invitaient les uns chez les autres.[…]
Tout est signalé, tout est surveillé ; à peine un allemand – quelque soit son rang – est-il arrivé à Zurich qu’on le sait déjà à l’ambassade ennemie à Berne, et une heure plus tard Paris. […]
Seul un homme fait l’objet de peu de rapports en ces jours-là, peut-être parce qu’il est trop insignifiant et qu’au lieu de descendre dans les grands hôtels, être assis dans les cafés, d’assister aux manifestations de propagande, il habite, complètement retiré, avec sa femme chez un cordonnier. […]
Ce petit homme trapu est discret et vit de façon aussi discrète que possible. Il évite la société, les habitants de la maison croisent rarement le regard perçant et sombre de ses yeux légèrement bridés, il reçoit très peu de visites. Mais régulièrement, jour après jour, il se rend à neuf heures du matin à la bibliothèque et il reste assis la jusqu’à ce qu’elle ferme à midi. À 12h10 exactement il est à nouveau chez lui, à une heure moins dix il quitte la maison pour être de nouveau le premier à la bibliothèque, et il y reste jusqu’à six heures du soir. Or les informateurs ne prêtent attention qu’aux gens qui parlent beaucoup, ils ne savent pas que lorsqu’il s’agit de révolutionner le monde, les plus dangereux sont toujours les individus solitaires qui lisent beaucoup et s’instruisent ; c’est pourquoi ils n’écrivent pas de rapport sur l’homme insignifiant qui habite chez le cordonnier. […]
Mais personne n’accorde importance à ce petit homme au front sévère, il n’y a pas trois douzaines de personnes à Zurich qui jugent utile de retenir le nom de ce Vladimir Illitch Oulianov, […] Lénine.
Un jour, le 15 mars 1917, le bibliothécaire de la bibliothèque de Zurich s’étonne. L’aiguille marque neuf heures et la place occupée chaque jour par le plus ponctuel de tous les usagers est vide. 9h30, 10 heures : le lecteur infatigable ne vient pas, il ne viendra plus. En effet, sur le chemin de la bibliothèque un ami russe l’a abordé ou plutôt assailli en lui annonçant que la révolution a éclaté en Russie. […]. »
Stefan Zweig explique alors le désir de Lénine de regagner la Russie, mais sa difficulté de traverser la France ou l’Italie pays allié de la Russie qui l’arrêterait en tant que révolutionnaire ou de traverser l’Allemagne pays ennemie de la Russie qui l’arrêterait en tant que ressortissant de l’ennemi.
Mais l’Allemagne va accepter que ce révolutionnaire qui pourra déstabiliser la Russie passe sur son territoire pour regagner son pays natal. Et Lénine, en fin stratège qu’il est, ne demandera pas au ministre plénipotentiaire allemand l’autorisation de traverser le territoire allemand mais lui donnera les conditions dans lesquelles il acceptera de passer par l’Allemagne pour regagner la Russie.
Le négociateur de Lénine sera Fritz Platten, un Suisse alors membre du parti socialiste ouvrier zurichois. Les conditions du « transfert » de Lénine en Russie seront :

Fritz Platten accompagnera les « émigrés » russes et sera le seul interlocuteur des autorités allemandes lors du voyage,

Le droit d’exterritorialité sera reconnu au wagon et l’identité de ses occupants ne sera pas contrôlée,

Le transit sera effectué sans interruption et personne ne pourra descendre de la voiture.

L’Allemagne est pressée, le 5 avril 1917, les Etats-Unis ont déclaré la guerre à l’Allemagne.
Le 6 avril, Fritz Platten, reçoit cette réponse : « Affaire réglée dans le sens souhaité »
Et je redonne la plume à Stefan Zweig :
« Le 9 avril 1917, à 2h30, un petit groupe de gens mal habillés, portant des valises [se dirige] vers la gare de Zurich. Ils sont en tout 32, on comptant les femmes et les enfants. En ce qui concerne les hommes, seuls les noms de Lénine, de Zinoviev et de Radek sont passés à la postérité. […]
Leur arrivée à la gare ne fait nullement sensation. Aucun reporter n’est venu, aucun photographe. […]
À 3h10, le contrôleur donne le signal. Et le train se met en route pour Gottmadingen, la gare frontière allemande. 3h10 : à partir de cet instant la pendule du monde tourne différemment.
Le train au wagon plombé
Des millions de projectiles destructeurs ont été lancés au cours de cette guerre mondiale, les ingénieurs ont imaginé les engins balistiques les plus puissants, les plus violents, à la portée la plus grande. Mais dans l’histoire contemporaine aucun projectile n’eut plus de portée et ne fut plus décisif que ce train, chargé des révolutionnaires les plus dangereux les plus résolus du siècle, et qui, une fois franchie la frontière suisse, file à travers l’Allemagne pour gagner Saint-Pétersbourg où il fera voler en éclats l’ordre du monde. »
Et Stefan Zweig termine ainsi son texte :
« Lorsque le train pénètre dans la gare de Finlande à Saint Pétersbourg, l’immense place devant la gare est remplie de dizaines de milliers d’ouvriers, des gardes d’honneur de toutes les armes attend celui qui revient d’exil, l’internationale retentit. Et au moment où Vladimir Ilitch Oulianov s’avance sur la place, l’homme qui avant-hier encore habitait chez le cordonnier est aussitôt saisi par des centaines de bras et hissé sur une automobile blindée. Des toits des maisons et de la forteresse, des projecteurs sont braqués sur lui et du haut de l’automobile blindée, il adresse son premier discours au peuple. Les rues frémissent : les « dix jours  qui ébranlèrent le monde » vont bientôt commencer. Le projectile a atteint son but, et il va détruire un empire, un monde. »
On connaît la suite : l’insurrection est lancée dans la nuit du 6 novembre au 7 novembre 1917 (24 et 25 octobre du calendrier julien russe), les bolcheviks sous la direction de Lénine vont s’emparer du pouvoir et créer l’URSS.
L’Allemagne a fait le bon choix de laisser passer le wagon plombé : Les bolcheviks signent l’armistice avec l’Allemagne dès le 15 décembre 1917 et le 3 mars 1918, les bolcheviks signent le traité de Brest-Litovsk qui ampute la Russie de 26 % de sa population, 27 % de sa surface cultivée, 75 % de sa production d’acier et de fer.
Les Bolcheviks et le Léninisme resteront au pouvoir moins d’un siècle. Mikhaïl Gorbatchev démissionnera de la présidence de l’Union soviétique le 25 décembre 1991 et la dissolution de l’Union Soviétique sera effective le 26 décembre 1991, 74 ans après 1917.
Des millions de morts furent la conséquence de ce rêve fou et totalitaire.
Et que devinrent les autres voyageurs du wagon plombé ?
Karl Radek,  deviendra commissaire à la propagande et sera fusillé en 1939.
Zinoviev, qui dirigea le Kominten sera fusillé en 1936.
Quant à Fritz Platten, il sera fusillé en 1942
PS : Il faut cependant noter que la date du 9 avril donnée par Stefan Zweig pour le début de ce voyage est controversée, il apparait certain que Lénine est revenu en Russie en avril 1917,
Dès son retour il a écrit les thèses d’avril, il fallait donc qu’il soit en Russie ce mois.
Sur ce site, il est affirmé que Lénine est rentré en Russie le 3 avril.
Mais en raison du récit de Stefan Zweig, la date du 9 avril 1917 reste dans l’Histoire.

Lundi 27 mars 2017

Lundi 27 mars 2017
« De l’art de dire des conneries »
Harry Gordon Frankfurt
En me promenant dans la Bibliothèque de Lyon de la Part-Dieu, dans l’Espace Civilisation, mon regard a été attiré par un tout petit ouvrage : « De l’art de dire des conneries ».
Comme dirait Annie, dire des conneries est banal, mais en faire un art est d’une toute autre ambition.
L’auteur de cet ouvrage, dont le titre original est « On bullshit » est un philosophe américain Harry Frankfurt. Sa traduction française fut effectuée en 2006.
Page 11, l’auteur nous apprend qu’il a écrit l’essai en 1984, à l’époque où il enseignait la philosophie à l’Université de Yale.
Un de ses collègues avait alors affirmé que [dans la mesure] « où le corps professoral de Yale comptait dans ses rangs Jacques Derrida et plusieurs autres têtes de file du postmodernisme, il était fort approprié que cet essai ait été écrit à  Yale qui est  après tout la capitale mondiale du baratin ».
Car page 17, cet essai commence par cette sentence « L’un des traits les plus caractéristiques de notre culture est l’omniprésence du baratin ».
Le cœur de ce petit essai est la distinction entre le baratin et le mensonge.
Et l’auteur explique « Le baratineur et le menteur donnent tous deux une représentation déformée d’eux-mêmes et voudraient nous faire croire qu’ils s’efforcent de nous communiquer la vérité. Leur succès dépend de notre crédulité. Mais le menteur dissimule ses manœuvres pour nous empêcher d’appréhender correctement la réalité, nous devons ignorer qu’il tente de nous faire avaler des informations qu’il considère comme fausses.
Au contraire, le baratineur dissimule le fait qu’il accorde peu d’importance à la véracité de ses déclarations […].
Personne ne peut mentir sans être persuadé de connaître la vérité. Cette condition n’est en rien requise pour raconter des conneries. » C’est-à-dire baratiner.
Il me semble pertinent de s’intéresser à ce sujet en pleine campagne présidentielle française où la distinction entre les baratineurs et les menteurs me semble particulièrement décisive.
Wikipedia nous apprend que Frankfurt, né en 1929, a utilisé l’essai « On Bullshit » comme base pour son livre suivant, publié en 2006, qui avait pour thème le désintérêt de la société pour la vérité et pour titre « On Truth (de la vérité) ».
Un sujet d’une très grande actualité. D’ailleurs, la question «La vérité est-elle morte ? »,  est inscrite en grosses lettres rouges sur la couverture du dernier numéro du magazine américain TIME

Lundi 13 mars 2017

Lundi 13 mars 2017
« Michel, Michel, je ne suis pas aussi intelligent que tu ne le crois ! »
Hergé à Michel Serres qui lui expliquait la profondeur philosophique des albums de Tintin (dans linterview d’Emmanuelle Dancourt (23:55))

Hergé, est le pseudonyme de Georges Remi (1907-1983). Il est surtout célèbre parce qu’il a été le créateur de Tintin, une des séries de bandes dessinées européennes qui a eu le plus de succès dans l’histoire de la BD.

C’est le 10 janvier 1929 que paraissait pour la première fois les aventures de Tintin, « Tintin au pays des soviets », dans un journal illustré catholique pour les enfants qui s’appelait le petit vingtième.

L’ensemble de la série compte 23 albums plus un inachevé « Tintin et l’Alph-Art », auquel Hergé a travaillé jusqu’à sa mort en 1983. Le dernier complet « Tintin et les picaros » est paru en 1976.

Dans une archive de l’INA on trouve cet extrait d’Apostrophe où Bernard Pivot interroge Hergé qui, modeste, comme le décrit Michel Serres, explique le parcours de Tintin qui au début est colonialiste et raciste et qui va évoluer, comme le monde européen, au cours de toutes ces années et devenir un personnage de plus en plus humaniste et ouvert au monde.

Michel Serres a rencontré Hergé, le créateur de Tintin tard dans sa vie, il l’appelle dans l’interview d’Emmanuelle Dancourt un « ami de vieillesse », par opposition à la notion plus répandue et plus connue d’ « ami de jeunesse ».

« Les meilleurs amis dit-on, reste de la jeunesse ; mais avez-vous eu des amis de vieillesse ? Quand le mot n’existe pas, doit-on douter de la chose ? » Page 31 du livre <Hergé mon ami>

Hergé était l’ainé de Michel Serres de 23 ans. Michel Serres introduit son ouvrage par ce texte :

« Un grand homme doux, est-ce possible ? Les grands hommes, faux ou vrais, le deviennent le plus souvent par la chamaille, la bataille, l’arrogance, le meurtre fourré, ce sont de grands fauves. Georges Rémi est un grand homme vrai, un grand homme rare, un grand homme doux. Ami délicat, fidèle, attentif, inusable comme les bandes qu’il a dessinées, ami gai, profond, modeste, retiré, le voici depuis si longtemps immortel d’avoir donné son œuvre aux enfants. Les enfants nés depuis avant les années 30 sont les enfants de son sourire et de son charme, vous comme moi et vos neveux comme les miens. Combien de grands hommes avons-nous depuis oubliés ? Tous peut-être, nous n’avons jamais oublié Hergé. […]

Paisible, profond, quotidien, inusable ami. Ai-je connu dans toute ma vie plus grand homme que lui, et plus respectable ? Ami admirable qui m’a aidé à vivre et à penser qui ne m’a jamais cru quand, les larmes aux yeux, j’essayais de lui dire qui vraiment il était. Il riait.

Il riait comme un enfant. Doucement. Il était un homme de bienfait. […]

J’ai plus appris en théorie de la communication dans les bijoux de la Castafiore que dans cent livres théoriques mortels d’ennui et stériles de résultats. J’ai plus appris, je le dirai longuement, sur le fétichisme dans l’Oreille cassée que chez Freud, Marx ou Auguste Comte […].

J’ai plus appris sur quasi objet dans l’affaire Tournesol que partout ailleurs. Je ne me suis pas seulement diverti, j’ai appris. Hergé donne à rire, à penser, à inventer : verbe unique en trois personnes.

Il disait : « je commence mon histoire et je la laisse aller. Elle se développe comme du lierre. » Qui a jamais écrit, cherché, inventé, dans nos métiers de langues, entend là une parole vraie. L’œuvre monte doucement, comme du lierre.

Toute seule. Oui, l’œuvre de génie. »

Dans l’interview d’Emmanuelle Dancourt, le livre « Hergé mon ami » est évoqué à partir de 20:13 et elle dit une chose que je partage : Quand on lit ce livre on ne lit plus Tintin de la même manière. Emmanuelle Dancourt parle de « La portée philosophique des albums de Tintin. »

Et c’est alors que Michel Serres évoque cet échange avec son ami où après lui avoir encore une fois expliqué ce qu’il y avait de génial dans un de ses albums Hergé a répondu :

« Michel, Michel, je ne suis pas aussi intelligent que tu ne le crois ! »

Dans l’interview Emmanuelle Dancourt et Michel Serres évoque « Tintin au Tibet », album dans lequel Tintin va sauver son ami Tchang qui a survécu à un accident d’avion dans le Tibet et qui a été sauvé et secouru par un immense singe appelé « le yéti »

Pour Michel Serres : L’abominable homme des neiges, de Tintin au Tibet est aussi un bon samaritain. Un être, a priori fruste et violent et qui se révèle un personnage plein de bonté qui va aider, secourir et nourrir l’ami de Tintin, Tchang. En réalité le Yéti a toutes les vertus.

La dernière image est déchirante. Le yéti n’a plus d’ami et il est infiniment triste. Par un dessin Hergé arrive à rendre l’immense humanité de ce moment


<856>

Mardi 24 janvier 2017

Mardi 24/01/2017
« Le contraire de la connaissance, ce n’est pas l’ignorance mais les certitudes.»
Rachid Benzine est né en 1971 au Maroc et il est arrivé en France à Trappes à l’âge de 7 ans. En 1996, il devient champion de France de kickboxing.
Il est aussi un intellectuel formé à l’école des sciences humaines, après avoir fait des études d’économie et de sciences politiques, il se dirige vers des études d’histoire et de philosophie.
Selon Wikipedia qui le présente «comme une des figures de proue de l’Islam libéral francophone», il «accède à la notoriété en lançant avec le père Christian Delorme, le dialogue islamo-catholique aux Minguettes, dans la banlieue de Lyon, qui donne lieu à un livre : Nous avons tant de choses à nous dire, paru en 1998.  »
En octobre 2016, il a écrit un roman épistolaire <Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ?>, dans lequel un père échange des lettres avec sa fille partie faire le djihad en Irak.  <Vous trouverez ici un article de la Croix sur cet ouvrage>
C’est de ce livre que j’ai tiré l’exergue du mot de ce jour. Cette phrase est extraite du paragraphe suivant :

« Notre mission en tant qu’humains n’est pas de trouver des réponses, mais de chercher. Les musulmans sont appelés à être d’humbles chercheurs, et pas des ânes qui ânonneraient sans cesse des histoires abracadabrantes. Tu le sais bien, ma petite Nour :  Le contraire de la connaissance, ce n’est pas l’ignorance mais les certitudes. Ces certitudes qui vous mènent aujourd’hui tout droit en enfer. »

« Le contraire de la connaissance, ce n’est pas l’ignorance mais les certitudes.» Nous sommes au cœur de la sagesse, nous revenons à Socrate. L’ignorance n’est pas le souci quand elle est comprise, assumée : je sais que je ne sais pas. Ce qui est dramatique c’est d’avoir des certitudes et de ne pas les interroger, de ne pas les confronter à ce que l’on peut savoir, à la perception de la réalité, à l’expérimentation du génie scientifique ou aux recherches historiques.
Cette sagesse est indispensable à l’heure
  • De la dérive islamiste mais aussi du renouveau des idées théocratiques ou moralistes d’activistes chrétiens.
  • De l’arrivée au pouvoir de Donald Trump ;
  • Mais aussi des affirmations répétées et pourtant erronées de cette pseudo science qui s’appelle l’économie et qui assène des certitudes qui sont avant tout la défense des intérêts d’un petit nombre (1)
A cet aveuglement des certitudes, j’opposerai « le germe fécond du doute » que j’ai découvert chez Raymond Aron.

(1)  Pour ma part je ne répéterai jamais assez que le monde est complexité et que le propos que je tiens ici sur l’économie ne rejette pas l’intégralité de cette discipline mais critique certains développements qui sont présentés comme une démonstration scientifique alors qu’ils sont au mieux une croyance, au pire un mensonge visant à défendre des intérêts privés. J’en développerai un demain.

<822>

Vendredi 13 janvier 2017

Vendredi 13 janvier 2017
«S’émerveiller »
Belinda Cannone
J’ai découvert Belinda Cannone en écoutant cette émission de France Culture :https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/resister-en-semerveillant
Née en 1959, Belinda Cannone est romancière et essayiste. Elle a déjà publié plusieurs romans et <S’émerveiller est son dernier livre, un essai, qui vient de paraître>
Pour Belinda Cannone, la société vit actuellement une forme d’enténèbrement. C’est pourquoi elle nous propose de tenter de retrouver les petits bonheurs simples de la vie, ceux qui ne sont pas grand-chose mais qui pourtant nous réjouissent, bref, elle nous invite à nous émerveiller d’avantage. Un paysage, une action de courage ou un éclat de rire, la possibilité d’une lumière plus joyeuse apportée sur nos quotidiens mornes est à portée de main de tout un chacun.
Son ouvrage débute ainsi :
« L’autre fois (l’automne) je notais : Ce matin, je contemple mon chêne, cette torche de temps pur qui se dresse à deux ou trois cents mètres devant la fenêtre du bureau, dans ma maison des champs, la vision est d’autant plus nette que l’herbe à son pied est rase, ultime fenaison faite, et le soleil dissipe lentement la couverture de nuages légers. À mon lever, la brume de chaleur (un si doux septembre) le dissimulait tout à fait. Tandis que l’arbre émergeait – le détail de sa ramure devenant de plus en plus net, la haie d’arbres du fond perdant son indistinction ombreuse –, j’observais, de l’autre côté du carreau, deux merles cherchant leur nourriture, et je me suis sentie émerveillée, par la beauté du chêne, du champ, des oiseaux noirs, par le silence ouaté et la solitude.
Ce chêne, encadré par la fenêtre (je l’appelle mon chêne, bien qu’il ne m’appartienne pas), provoque souvent mon émerveillement. S’il est assez parfait (sa ramure arrondie, son tronc bien droit, sa taille vénérable), il a pourtant, dans les campagnes, des semblables par milliers. Mais sa position isolée dans un vaste champ, outre qu’elle lui confère une sorte de majesté, le désigne à mon attention qui lui fait rendre sa dimension merveilleuse : la beauté secrète du chêne apparaît sous mon regard assidu.
Depuis que j’ai acquis un téléphone qui me le permet, je photographie le chêne chaque fois que se produit une variation (oiseau, renard, lumière, nuages, ombre). Si elle en vaut la peine, j’envoie la photo à des destinataires choisis selon mon cœur. Car l’émerveillement, rarement silencieux, aime à se dire, comme s’il s’agissait de remplir l’écart entre le spectacle et mon œil, ou parce que, animaux bavards, nous réagissons toujours ainsi à la commotion de la joie – par un faire-part.
Le sentiment que j’aimerais ici décrire n’est qu’un aspect du vaste espace couvert par la notion d’émerveillement. Je pourrais le dire modeste, non parce qu’il manquerait de puissance mais parce que les objets susceptibles de l’éveiller le sont souvent. De même que le chêne que je contemple n’est qu’un arbre, l’être que j’aime n’est qu’un homme : rien de grandiose en eux mais dans mon regard, sous mon attention, ils sont l’aimé et mon chêne. Pour quelqu’un d’autre, tel jeu de lumière sur un mur en face de sa fenêtre, les variations du couchant sur un bâtiment, le chant des oiseaux juste avant la nuit – que sais-je ? –, pour quelqu’un d’autre l’émerveillement pourra être provoqué par un spectacle, des sons ou des êtres différents de ceux qui me touchent, mais il sera voisin de celui que je veux saisir s’il est lié à un objet simple, de ceux que nous croisons chaque jour sans toujours être capables d’en percevoir la beauté.
Car s’émerveiller résulte d’un mouvement intime, d’une disposition intérieure par lesquels le paysage à ma fenêtre ou l’homme devant moi deviennent des événements. L’événement survient au présent pur, dans une épiphanie. Alors je ne me projette plus dans un avenir rêvé, ni ne m’abandonne, mélancolique, à la contemplation du chimérique passé : je suis entièrement requise ici et maintenant. Savoir se rendre disponible à ces événements qui émerveillent est une voie vers le bonheur, dans la mesure où la vie heureuse est celle vécue au présent. Mais parce que nous en sommes la plupart du temps incapables, submergés par les projets, les anticipations, les choses à faire, nous devons plus d’une fois admettre, comme Pascal (quoique d’une autre manière) : « Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre. » Vivre (intensément) exige de se tenir dans le présent pur, et rien n’est moins aisé. Je le puis dans la joie de la danse, de l’étreinte, du rire et de la contemplation.
Le reste du temps, je vis légèrement en avant de moi-même, ce qui exclut l’émerveillement.»
Dans l’émission évoquée elle a cette belle formule : il n’y a pas plus grande urgence que de partager son émerveillement.
Je ne vous ai pas encore présenté mes meilleurs vœux pour l’année 2017,
Qu’elle soit remplie, pour vous, de santé, de paix intérieure et d’émerveillement.
Et que collectivement apparaissent des idées nouvelles  pour faire progresser le monde dans lequel nous vivons.
<815>