Mardi 10 décembre 2019

« Un mercredi, il y a cent ans… »
Une histoire qui commence

C’était un mercredi, il y a cent ans, le 10 décembre 1919.

Dans une ville minière, d’environ 6000 habitants, au nord-est de la Lorraine, dans une maison familiale, un enfant venait de naître au monde.

C’était un garçon.

Son père était revenu dans cette maison, depuis un an à peine, soldat d’une armée vaincue.

Mais ce 10 décembre, il était citoyen d’une Nation triomphante et père d’un septième et dernier enfant, le seul à être né français.

Un an auparavant, quand il était enfin de retour, ce fut quelques jours trop tard pour accompagner son 5ème enfant, une fille du nom de Pauline, à sa dernière demeure à l’âge de 10 ans. Elle avait succombé à la grippe espagnole le 20 novembre 1918, 9 jours après l’armistice.

Félix, le père de l’enfant qui venait de naître, fut celui dans sa lignée qui fit sortir sa famille du néolithique. Aussi loin qu’on remontait le temps qu’il était possible de connaître, la famille était constituée de paysans qui vivaient dans des fermes. Lui a quitté la ferme pour se rendre vers une petite ville qui s’était construite sur un territoire industriel émergeant autour de l’activité des mines de charbon.

Il avait conservé quelques lopins de terre pour la nourriture domestique mais avait changé de métier et était devenu menuisier.

La mère s’appelait Katherine avec un « K » car elle était née dans une commune près de Mannheim qui se trouve actuellement dans le Bade-Wurtemberg mais qui historiquement faisait partie du Palatinat.

Elle n’était donc pas comme Félix, née sur ce territoire tant disputé entre les germains de l’est et les germains de l’ouest qui sont les Francs. Elle est née sur le territoire des germains de l’est.

D’ailleurs leur mariage fut célébré à Mannheim.

Le père était travailleur, rude, peu enclin au dialogue et pas très drôle.

Katherine était douce, pleine d’humour et aimait chanter.

Dans cette famille pauvre à la sortie de la terrible grande guerre, la vie n’était pas simple.

Mais quand il y avait quelques loisirs, la famille se réunissait faisait de la musique et chantait ensemble.

Dans cette ambiance et probablement sous l’influence de sa mère, le jeune garçon s’éveillait à la musique, à la poésie et à l’art.

Mais quand il exprima son souhait d’embrasser le métier de musicien et plus précisément de violoniste, la réponse du père fut catégorique et sans appel :

« Musicien est un métier de fainéant, tu seras menuisier comme ton père et tu feras de la musique comme tout le monde en amateur »

Le jeune Rodolphe bien qu’obéissant savait ce qu’il voulait et ne se soumit que provisoirement.

Il attendait patiemment l’âge de la majorité qui était de 21 ans, pour échapper à l’autorité parentale et réaliser son rêve devenir musicien professionnel.

Mais en ces temps troublés, il a eu 20 ans en 1939 et une nouvelle guerre allait embraser l’Europe, la France et l’Allemagne.

Il partit donc à la guerre, mais avant de finir ses classes la France était vaincue par l’étrange défaite de 1940 selon le livre du grand historien Marc Bloch.

Quand les autorités allemandes invitèrent les alsaciens les lorrains de revenir dans leur région natal en leur promettant qu’il ne serait pas incorporé dans la Wehrmacht il écouta le conseil d’un sage adjudant qui lui dit : « Les allemands vont perdre la guerre, et quand ils auront besoin de troupes pour leurs derniers combats, ils obligeront tous ceux qu’ils trouveront à incorporer leur armée ».

Il l’écouta et passa les années de guerre dans la petite ville de Renaison dans la Loire, près de Roanne à 100 km de Lyon.

Il ne revint dans sa région natale qu’à la fin de la guerre en 1945, il avait déjà 26 ans. C’était le temps de trouver épouse.

Il rencontra une jeune femme qui n’était pas française, mais polonaise, issue de l’immigration de travail que réclamaient les houillères de Lorraine. Elle devint française par le mariage.

Toute cette petite histoire, que je préfère appeler l’histoire à hauteur d’homme, rencontre la grande histoire et relativise beaucoup des idées et des concepts qu’on entend développer par des idéologues qui rêvent un passé qui n’a jamais existé.

La France est mélange, mélange entre peuples germains, francs, alamans, teutons, burgondes quelques latins bien sûr et aussi comme dans cet exemple des slaves et bien d’autres

Nous sommes loin de nos ancêtres les gaulois…

Il devint père une première fois en 1947 puis en 1949.

Pour nourrir sa famille, il accepta les métiers qu’il pouvait exercer. Malgré les difficultés, malgré un départ bien tardif il poursuivit son rêve de faire de la musique et d’approfondir la musique et la pratique du violon.

Il alla prendre des cours dans la ville allemande proche de Sarrebruck.

Il accéda enfin à son objectif de faire du violon son métier, lorsqu’il eut l’opportunité de participer à la création de l’école de musique de Forbach en 1951. Il avait 31 ans. Les conditions financières étaient exécrables pendant de nombreuses années, il lui fallut exercer d’autres missions pour parvenir à des revenus toujours modestes mais permettant de vivre. Mais il ne se plaignait jamais car il pratiquait le métier qu’il aimait.

Il devint un professeur remarquable qui apprit le violon à des générations d’élèves de 1951 à 1991. Les enfants et même à la fin les petits enfants de ses premiers élèves devinrent aussi ses élèves.

Il disait :

« Avant de leur apprendre le violon, j’essaye surtout de leur faire aimer la musique »

Et le miracle, c’est qu’il y parvint le plus souvent.

Vous savez compter, il a pris sa retraite en 1991, il avait 72 ans.

C’est aussi une leçon par rapport à nos débats sur les retraites. On peut travailler jusqu’à 70 ans, mais cela dépend du métier, cela dépend du sens qu’on peut lui donner. Notre problème de retraite n’est-il pas avant tout un problème de travail, de travail de seniors, de condition et de qualité de travail ? Et du sens de tout cela ?

En 1958, ce garçon né en 1919, à Stiring-Wendel, devint mon père.

Il était aussi compréhensif, bienveillant et tendre que son père était dur et rigide.

Avant de quitter la communauté des vivants en 2009, il chanta encore des chansons à ses infirmières jusqu’à ses derniers instants de lucidité.

Nous ne sommes pas des individus venus un jour au monde et qui nous construisons nous même. Nous nous inscrivons dans une lignée familiale et sommes le fruit des transmissions que nous avons su accueillir.

Mon père m’a appris à aimer la musique.

Il m’a aussi appris la bienveillance.

Il m’a aidé à avoir confiance en moi.

Il m’a conduit à aimer la vie.

<1323>

Lundi 2 décembre 2019

«Mariss Jansons avait atteint un classicisme supérieur, qui lui appartenait.»
Rémy Louis

Le 31 octobre 2019, Annie, Florence et moi étions à Paris, à la Philharmonie, pour vivre un concert avec l’orchestre de la radiodiffusion bavaroise sous la direction de Mariss Jansons. C’était il y a un mois.

Et hier dimanche, nous apprenions que Mariss Jansons, venait de décéder à l’âge de 76 ans à Saint Pétersbourg.

J’avais évoqué ce concert ,en introduction au mot du jour consacré au livre de Sylvain Tesson, « La panthère des neiges » :

« Ce fut un soir de grâce.
Je vous avais déjà présenté l’extraordinaire 10ème symphonie de Dimitri Chostakovich, écrite après la mort de Staline.
J’en avais parlé après une très belle interprétation à l’auditorium de Lyon avec l’Orchestre National de Lyon, dirigé par un jeune chef de 23 ans, plein de talent. Ce fut le mot du jour du <jeudi 16 mai 2019>

Mais cette fois, le jeudi 31 octobre 2019, cette œuvre fut interprétée par l’orchestre de la radio de Bavière avec un des meilleurs chefs d’orchestre actuels : Mariss Jansons, dans la Philharmonie de Paris.

Un orchestre qui agit comme un seul corps vivant, qui rugit, murmure, éclate, explose, chante, court à l’abime puis se régénère. On ne se trouve plus dans la même dimension, ce n’est plus une belle interprétation, c’est une offrande, un moment sublime.

Le chef de 76 ans fait peu de gestes, mais à la moindre de ses sollicitations l’orchestre répond immédiatement. Nul ne saurait, quand il assiste à un tel échange, douter de ce qu’un chef apporte à son orchestre. Il est vrai que Jansons est le directeur musical de l’orchestre de la radio de Bavière depuis 16 ans. »

Le critique musical, Michel Le Naour écrivit, précisément à propos de concert, sur le site <Concert Classic.com> :

« Mariss Jansons et l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise à la Philharmonie – Un accomplissement

Démarche hésitante et visage amaigri, Mariss Jansons donne l’impression d’être à bout de forces. Dès qu’il s’empare de la baguette à la tête de son orchestre bavarois, dont il est directeur musical depuis 2003, cette impression se dissipe tant l’investissement du chef letton et son osmose avec les instrumentistes transfigurent la musique qui paraît couler de source.

Dès l’Ouverture d’Euryanthe de Weber, la profondeur sonore qui se dégage fait entendre l’inouï avec des cordes lumineuses et denses, une petite harmonie d’une perfection rare et des cors d’une absolue justesse. L’équilibre d’ensemble ainsi obtenu résout la quadrature du cercle entre puissance et clarté. La même impression prévaut avec le Concerto pour piano n° 2 de Beethoven […] Accompagnement de rêve qui laisse le soliste aller droit son chemin, doigts ailés mais toujours contrôlés. […]

La Dixième Symphonie de Chostakovitch n’a pas non plus de secret pour Jansons, et il semble encore ici la réinventer. Un miracle de progression dans la conduite du Moderato initial d’un poids dramatique quasi insoutenable, culminant dans des accords déchirants avant de mourir dans la stridence du duo des flûtes piccolo (magnifiques de cohésion) et l’homogénéité du tapis de cordes. L’Allegro – un portrait de Staline ? – est tenu de bout en bout par une direction implacable où chaque pupitre paraît mettre sa vie en danger, à l’image de l’exceptionnel timbalier Raymond Curfs. L’intensité de l’Allegretto, mortifère […], précède un final aux infinies nuances jusqu’à la jubilation tellurique de la bacchanale. Une interprétation inoubliable saluée par un public debout, sous le coup de l’émotion, et qui peine à quitter la salle. »

En matière d’art, je ne crois pas au classement. Je n’écrirai donc pas que c’était le plus grand chef d’orchestre vivant. Mais c’était de toute évidence l’un des plus grands.

Herbert von Karajan qui était sûr de son talent immense et de son mérite disait qu’il n’y avait, à son époque, qu’un autre chef d’orchestre vivant de son niveau : Evgeny Mravinsky, directeur musical austère et rigoureux de l’orchestre Philharmonique de Léningrad. C’était le nom de Saint-Pétersbourg à l’époque soviétique et donc de ce chef égal de Karajan selon ce dernier.

Il n’en reste pas moins que Mariss Jansons a été le disciple de ces deux immenses musiciens et qu’il a probablement beaucoup appris de l’un et de l’autre.

Il a dû apprendre par un autre professeur l’art de sourire et de rayonner pendant qu’il dirigeait.

Des esprits pertinents diront, en choisissant une photo, on peut lui faire dire n’importe quoi. Ce n’est pas faux. Mais j’ai vu des vidéos des trois, celui qui souriait le plus était de loin Jansons, Mravinsky ne souriait jamais, Karajan rarement.

Sur cette page « classicisme supérieur » vous verrez plusieurs vidéos de cet immense chef.

Avant de devenir le directeur musical de l’Orchestre de la Radiodiffusion Bavaroise et pendant plusieurs années parallèlement le directeur de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, il fut à partir de 1979 le directeur de l’orchestre Philharmonique d’Oslo pendant 23 ans.

C’est à ce moment-là que j’entendis parler de lui, car il réussit avec cet orchestre, peu connu, des enregistrements exceptionnels.

J’avais lu plusieurs critiques qui considéraient son enregistrement des symphonies de Tchaïkovski avec l’Orchestre Philharmonique d’Oslo comme le plus abouti, malgré la très grande concurrence d’orchestre et de chef de grand renom dans ce répertoire. J’ai acheté cette interprétation et je confirme qu’elle est splendide.

Par un hasard de l’histoire, le jeune chef de 23 ans, Klaus Mäkelä, que j’ai évoqué lors du mot du jour du 16 mai 2019 et rappelé au début de celui-ci vient d’être nommé directeur musical de l’Orchestre Philharmonique d’Oslo.

Je pense qu’on se trompe rarement quand on achète un disque dirigé par Mariss Jansons.

Il a également réalisé une intégrale des symphonies de Chostakovitch remarquable.

Tous ses derniers enregistrements avec l’orchestre bavarois ou le Concertgebouw d’Amsterdam sont très aboutis.

Vous trouverez aussi sur <cette page d’hommages> des vidéos et des enregistrements audio qui montrent l’étendue de son talent.

Le terme utilisé par Michel Le Naour « d’accomplissement » me semble très juste.

Il faut bien trouver un exergue pour ce mot du jour. Je le tire de la présentation du concert du 31 octobre 2019 par le musicologue Rémy Louis :

« Jansons a aujourd’hui atteint un classicisme supérieur, qui lui appartient. On peut trouver plusieurs raisons à cela: d’abord une présence physique, une autorité naturelle, une technique de direction claire et persuasive, épurée comme toujours par l’âge et l’expérience. Ce qui n’exclut ni le panache ni l’inspiration du moment. Il faut également souligner son sens superlatif de la forme, éclairé par la justesse fascinante de ses transitions. En outre, l’instinct musical de cet artiste de grand savoir embrasse un répertoire d’un éventail stylistique considérable, au concert comme au disque. ».

Il faut désormais parler au passé : « Jansons avait atteint un classicisme supérieur, qui lui appartenait ».

<1318> 

Vendredi 15 novembre 2019

« Il m’est d’ailleurs arrivé de penser que gagner ne servait à rien »
Poulidor

Comme tout le monde, j’aimais Poulidor et j’aurais voulu qu’il gagne le tour de France.

Mais dire qu’il est l’éternel second est évidemment une fake news.

Son palmarès est remarquable puisqu’il peut se prévaloir de 189 victoires, dont Milan-San Remo (1961), la Flèche wallonne (1963), Paris-Nice (1972, 1973), le Critérium du Dauphiné (1966, 1969), le Tour d’Espagne (1964) etc.

Evidemment, la réputation d’éternel second est liée à la course la plus prestigieuse du cyclisme : le tour de France.

Et dans cette course il y eut comme une malédiction, un « chat noir ».

Il participa à 14 tours de France, le premier en 1962 à 26 ans et le dernier à 40 ans en 1976. Dans le premier et le dernier tour de France auquel il a participé, il a terminé troisième.

Il est d’ailleurs le recordman de podium sur le Tour de France puisqu’il termina 8 fois sur le podium dont 3 fois deuxième mais jamais premier.

Et même plus que cela, il ne porta jamais le maillot jaune, bien qu’il remporta 7 étapes.

Le moment le plus emblématique fut la course épaule contre épaule dans la montée du Puy de Dôme en 1964.

<Libération> rapporte cet affrontement avec ces mots :

« Ce jour-là, sur des pentes à 10%, le cyclisme est presque devenu un sport de contact, de combat. Épaule contre épaule, sans échanger le moindre regard, les deux hommes vont au bout de leurs limites. A la pédale et au mental, Poulidor finit par lâcher son adversaire, qu’il laisse à 42 secondes au sommet. Insuffisant pour le dépouiller de sa tunique jaune. Au final, Poulidor termine deuxième du Tour, à 55 secondes d’Anquetil. »

Ce qu’on dit rarement c’est que Poulidor ne gagna pas cette étape.

Il faut aller lire l’article de <La Montagne> pour savoir qu’il ne finit que troisième devancé par Jimenez et Bahomontés.

L’article de la Montagne est très complet et rapporte que ce Tour 1964 ne fut pas perdu lors de cette ascension mais dans les étapes précédentes :

« Sur les premières semaines, il aurait pu (dû?) s’emparer du maillot jaune. En effet, que de temps perdu dans les étapes précédentes ! D’abord, il y a cette arrivée rocambolesque à Monaco (9e étape) où le Creusois déboule en tête sur le vélodrome de la Principauté mais descend de son vélo un tour de piste trop tôt, ce qui permet à… Anquetil de lui passer devant et de remporter l’étape, empochant ainsi la bonification d’une minute promise au vainqueur…

Puis il y a ce contre-la-montre entre Peyrehorade et Bayonne (17e étape), épreuve sur laquelle Anquetil excelle d’ordinaire, où Poulidor alors en tête est victime d’une crevaison. Arrive ensuite un incroyable concours de circonstances : le mécano se précipite avec un vélo de rechange mais trébuche et tombe dans un fossé, se blessant à la cheville. Le coureur est ainsi obligé de descendre pour aller chercher sa nouvelle monture, mais suite à la chute de celle-ci, le guidon est faussé, obligeant Poulidor à s’arrêter à nouveau quelques mètres plus tard pour tout remettre en ordre. »

Mais ce que je trouve remarquable c’est ce que Poulidor raconte dans un article publié par le journal suisse « Le Temps » :

«Plus j’étais malchanceux, plus le public m’appréciait, plus je gagnais du fric. Il m’est d’ailleurs arrivé de penser que gagner ne servait à rien.»

Il répétait souvent, à la fin de sa vie:

«Si j’avais gagné le Tour, on ne parlerait plus de moi aujourd’hui.»

Il raconte dans un autre article que sa popularité était telle que pour avoir sa participation, les organisateurs de critérium lui versaient des primes plus importantes qu’à Anquetil qui gagnait davantage de courses. Ce dernier en était d’ailleurs fort marri.

Poulidor apparaissait comme le perdant, mais un perdant magnifique qui était allé au bout de lui-même.

Des esprits chagrins, croyant de la supériorité du vainqueur, ont d’ailleurs, en s’appuyant sur la popularité de Poulidor, reproché aux Français de préférer les perdants. Ils entendaient pointer ainsi du doigt, selon eux, une tare de la France dans la compétition mondiale.

Le Huffington Post a consacré un article à ce sujet : « Pourquoi on adore les perdants comme Raymond Poulidor »

Pour ma part, lors d’un des mots du jour sur le football, avant la coupe du monde 2018, je m’étais offusqué de l’injonction de notre jeune président qui fait probablement partie de ces esprits chagrins.

Ce fut le dernier de la série, publiée le 26 juin 2018 et je racontais la chose suivante :

« Et puis pour finir vraiment, je voudrais revenir à la visite d’Emmanuel Macron à l’équipe de France de football à Clairefontaine. Pendant cette visite il a eu ce jugement :

«Une compétition est réussie quand elle est gagnée»

Montrant bien que pour lui ce sont les gagnants que l’on doit admirer et honorer.

C’est une philosophie de vie, c’est une morale.

Une morale que je ne partage pas.

Et le football encore m’aide à l’expliquer.

L’équipe de France de 1982 a perdu à Séville contre l’Allemagne. Je crois que tous ceux qui aiment le foot gardent beaucoup d’affection pour cette équipe de perdants.

Et l’équipe de 1986 qui avait battu le champion du monde sortant italien en 1/8ème finale. En ¼ de finale elle a rencontré l’équipe de Brésil de Socratés que j’ai déjà évoqué lors du mot du jour de vendredi. Certains historiens du football disent que ce fut le plus beau match de l’Histoire du football, tous disent que ce fut l’un des plus beaux. Et ce fut l’Argentine qui gagna la coupe du monde, l’Argentine de Maradona qui se qualifia grâce à la tricherie de ce dernier marquant un but avec la main contre l’Angleterre.

L’équipe de France de Platini et l’équipe du Brésil de Socratés furent des équipes de perdants, mais des perdants magnifiques.

Heureusement, M Macron que le monde de nos souvenirs et de nos célébrations n’est pas qu’un monde de gagnants. Il serait beaucoup moins beau, avec moins d’émotion, d’intelligence, de saveur, plus uniforme, plus triste. »

Et je crois que le témoignage de Poulidor nous apporte cette sagesse qu’il n’y a pas que la victoire qui est belle.

C’est un monde assez affreux que celui dans lequel on n’honore que le vainqueur.

Dans un monde où le premier rafle tout.

C’est un monde assez proche de celui dans lequel nous vivons.

Mais les français aiment Poulidor, c’est peut-être cela leur particularité et leur grandeur.

« Il m’est arrivé de penser que gagner ne servait à rien »

<1308>

Jeudi 14 novembre 2019

« Ce que [Jessye Norman] projetait, silencieuse et face à nous, était si intense que l’assistance a fondu en larmes »
Bob Wilson

Jessye Norman est décédée le 30 septembre, je lui ai consacré le mot du jour 2 octobre 2019.

Le magazine de musique « Diapason » de Novembre a publié un beau dossier à l’«adieu à Jessye Norman »

Ce dossier retrace son parcours et parle aussi de sa foi religieuse.

Mais ce que je voudrais partager aujourd’hui c’est le témoignage que le grand metteur en scène Bob Wilson a donné au Los Angeles Times et que Diapason a reproduit.

Robert Wilson est metteur en scène et plasticien. Il a suivi des études de peinture et d’architecture.

Il a souvent mis en scène des spectacles de Jessye Norman.

Par exemple, en 1982 «GREAT DAY IN THE MORNING» et en 2001, il avait mis en scène, au Théâtre du Châtelet, un spectacle consacré au « Voyage d’hiver » de Schubert.

Et voilà ce que narre Bob Wilson :

« Au moment des attentats du 11 septembre, nous donnions Le Voyage d’Hiver au Châtelet. Le lendemain du drame, Jessye m’appelle pour me dire qu’elle avait pleuré toute la nuit et n’aurait pas la force de chanter. Je lui ai répondu «  Mais Jessye, c’est justement pour cela que tu dois chanter. Nous avons besoin d’entendre ta voix ».

Elle l’a fait.

Et bien sûr, à un moment, l’émotion l’a submergée , elle s’est arrêtée, demeurant immobile.

Elle ne chantait plus, ne bougeait plus, restait juste debout. Je ne connais personne d’autre qui aurait pu faire ça.

Ce qu’elle projetait, silencieuse et face à nous, était si intense que l’assistance a fondu en larmes.

Cela dura dix minutes. Dix minutes ! Son silence était plus puissant encore que son chant.»

Et il raconte une autre anecdote.

« Dès notre rencontre, au début des années 1970, j’ai été fasciné par elle. Elle a toujours compris son propre génie d’actrice […]. Il se nourrrisait de son exigence morale profonde, de sa révolte devant toute forme d’inégalité. Je me souviens avoir passé une nuit entière avec elle dans un commissariat, car elle avait vu des policiers arrêter dans la rue un homme noir qu’elle ne connaissait pas, mais voulait être certaine qu’il ne serait victime d’aucune discrimination ou mauvais traitement !

Elle l’a attendu jusqu’au matin. »

Jessye Norman, telle qu’en elle-même immense, sensible et généreuse.

Mais on ne peut finir un mot du jour sur Jessye Norman, sans un moment de chant.

Je n’ai pas trouvé d’extrait du spectacle du Voyage d’Hiver. Elle n’a d’ailleurs pas enregistré ce cycle de Schubert.

Mais écoutez donc ce bijou de moins de 2 minutes : « Zueignung » de Richard Strauss.

En voici les paroles et la traduction

Zueignung

Dédicace

Ja, du weißt es, teure Seele,
Daß ich fern von dir mich quäle,
Liebe macht die Herzen krank,
Habe Dank.

Oui tu le sais précieuse amie,
Que loin de toi, je me tourmente.
L’amour fait souffrir les cœurs
Sois remerciée.

Hielt ich nicht, der Freiheit Zecher,
Hoch den Amethysten-Becher,
Und du segnetest den Trank,
Habe Dank

Un jour assoiffé de liberté,
J’ai levé le gobelet d’améthyste
et tu as béni mon breuvage
Sois remerciée.

Und beschworst darin die Bösen,
Bis ich, was ich nie gewesen,
Heilig an das Herz dir sank,
Habe Dank.

Tu as conjuré le mal,
Et j’ai osé ce que je n’avais jamais osé,
Saintement je me suis reposé sur ton cœur,
Sois remerciée

<1307>

Mercredi 13 novembre 2019

« Mais vivre sans tendresse, on ne le pourrait pas »
Chanson interprétée par Marie Laforêt

Ce 11 novembre, je regardais par la fenêtre de mon salon et je découvrais les couleurs d’automne qui paraient les arbres de rouge, d’orange, de marron et de vert.

J’étais saisi par la beauté de ce moment. Mon premier réflexe fut de prendre une photo, mais j’arrêtais mon élan.

A quoi bon vouloir tout photographier ?

C’est vouloir privilégier la vie dans le futur où on pourra regarder la photo prise, photo qui ne sera jamais aussi belle que ce que je voyais avec mes yeux, dans le présent de ce que je vivais.

Alors j’ai plutôt appelé Annie et sa sœur Simone qui nous offrait sa visite, pour partager cette beauté ensemble, partager ce cadeau.

« La vie c’est cadeau. »

C’est ce que dit Marie Laforêt dans cet entretien à France 5 de 2005.

Elle en avait fait une chanson d’ailleurs.<Cadeau>

Elle est morte le 2 novembre 2019.

Les goûts, les affections ne se commandent pas.

Bien qu’il y eut une véritable ferveur populaire au moment de la mort de Johny Halliday par les gens de ma génération et même de la précédente, je n’éprouvais rien pour lui.

Mais j’aimais les chansons de Marie Laforêt. Elle avait une voix unique, elle était actrice autant que chanteuse et savait communiquer tous les registres de l’émotion.

C’était une personnalité complexe, avec sa part d’ombre.

Elle est née Maïtena Doumenach. C’est Louis Malle qui trouvera son nom de scène : <Marie Laforêt>.

Elle raconte qu’elle a été violée à 3 ans par un voisin. Viol sur lequel des mots n’ont pu être prononcés que bien tard.

On trouve aussi dans un magazine que je n’ai pas l’habitude de lire, une anecdote sur le tournage de « Plein Soleil » de René Clément, film qui l’a rendu célèbre comme il a rendu célèbre un jeune acteur de 25 ans : Alain Delon.

Ce dernier, bellâtre en sa splendeur, lui a simplement lancé : « Tu veux que je te saute ? ». #Meeto n’était pas encore à l’agenda. Elle lui en gardera une rancœur tenace.

Comme tant d’autres elle a connu dans sa vie la violence faite aux femmes.

L’émission <C à vous> lui a rendu un bel hommage, en insistant sur son recul et sa modestie par rapport à son talent, contrairement à Alain Delon.

Elle a dit :

« Ma carrière est de bric et de broc, mais ma vie est remplie du début à la fin »

Cette émission rappelle aussi qu’elle a incarné au Théâtre le rôle de Maria Callas dans ses Master Class.

J’aimais et j’aime toujours particulièrement, parmi ses chansons, « La tendresse », parce qu’elle est belle et parce qu’elle dit une chose simple, mais simplement vraie.

« La Tendresse » est une chanson française écrite par Noël Roux, mise en musique par Hubert Giraud.

Elle a d’abord été interprétée par Bourvil en 1963, et l’année suivante en 1964 elle a été reprise par Marie Laforêt qui l’a rendue célèbre.

Voici les paroles de cette chanson simple

On peut vivre sans richesse
Presque sans le sou
Des seigneurs et des princesses
Y’en a plus beaucoup
Mais vivre sans tendresse
On ne le pourrait pas
Non, non, non, non
On ne le pourrait pas

On peut vivre sans la gloire
Qui ne prouve rien
Etre inconnu dans l’histoire
Et s’en trouver bien
Mais vivre sans tendresse
Il n’en est pas question
Non, non, non, non
Il n’en est pas question

Quelle douce faiblesse
Quel joli sentiment
Ce besoin de tendresse
Qui nous vient en naissant
Vraiment, vraiment, vraiment

Le travail est nécessaire
Mais s’il faut rester
Des semaines sans rien faire
Eh bien… on s’y fait
Mais vivre sans tendresse
Le temps vous paraît long
Long, long, long, long
Le temps vous parait long

Dans le feu de la jeunesse
Naissent les plaisirs
Et l’amour fait des prouesses
Pour nous éblouir
Oui mais sans la tendresse
L’amour ne serait rien
Non, non, non, non
L’amour ne serait rien

Quand la vie impitoyable
Vous tombe dessus
On n’est plus qu’un pauvre diable
Broyé et déçu
Alors sans la tendresse
D’un cœur qui nous soutient
Non, non, non, non
On n’irait pas plus loin

Un enfant vous embrasse
Parce qu’on le rend heureux
Tous nos chagrins s’effacent
On a les larmes aux yeux
Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu…
Dans votre immense sagesse
Immense ferveur
Faites donc pleuvoir sans cesse
Au fond de nos cœurs
Des torrents de tendresse
Pour que règne l’amour
Règne l’amour
Jusqu’à la fin des jours

<1306>

Mercredi 2 octobre 2019

« Stand Up Straight and Sing
Tiens-toi droite et chante ! »
Jessye Norman, titre de son autobiographie

Bien sûr, il y eut le 14 juillet 1989 et Jessye Norman habillée d’une robe tricolore qui prêtait sa voix, Place de la Concorde, pour chanter la marseillaise, une marseillaise pleine de passion, pleine de force.

Depuis l’annonce de la mort de la chanteuse à la voix somptueuse, ce moment a souvent été rappelé et montré.

Mais mon souvenir est antérieur.

Il date d’une époque où la télévision donnait la possibilité à Jacques Chancel d’utiliser la première partie de la soirée pour faire une longue émission consacrée à une seule artiste souvent de musique classique comme Jessye Norman. Il s’agissait du <Grand Echiquier>. Je crois que l’émission eut lieu en 1984

Et Jessye Norman avait demandé à Jacques Chancel de diffuser un extrait du discours « I have a dream » de Martin Luther King, la fin de ce discours.

Alors, Jessye Norman s’est levé et dès que la voix de Martin Luther King s’est tue, elle a chanté « Amazing grace », a capella.

Moment d’émotion et de grâce.

<Une video existe> qui retranscrit cet instant unique

Tous les fibres de son être étaient en phase avec le pasteur noir qui avait lutté contre le racisme et la ségrégation.

Elle est née dans l’état de Géorgie un des principaux états confédérés lors de la guerre de sécession. La ségrégation raciale y était toujours présente au moment de la naissance de la future cantatrice, en 1945 dans la ville d’Augusta.

Ses parents militaient au sein de l’organisation NAACP pour les droits des Afro-Américains,

Dans son livre « Tiens toi droite et chante » publiée en 2014 sous le titre original « Stand Up Straight and Sing », une phrase que lui répétait sa mère, elle écrit :

« J’ai découvert la discrimination raciale et le système américain de l’apartheid bien avant d’entrer à l’école […] Mes parents, profondément engagés dans le mouvement en faveur des droits civiques (…), n’hésitaient pas à nous dire la vérité sur la ségrégation. »

Le racisme apparaît dans sa vie à l’âge de cinq ans, lorsqu’elle souhaite s’asseoir dans un bus et qu’elle découvre les places réservées aux « Colored people ». Au cours de sa carrière, le racisme a imprimé sa marque indélébile :

Et c’est en chantant dans l’église que Jessye Norman s’initie aux « « spirituals » au sein de la communauté noire. Elle décrochera une bourse d’étude à l’université Howard, établissement fondé à Washington pour accueillir les étudiants noirs en pleine ségrégation.

Elle raconte que plus récemment :

« Il n’y pas si longtemps, j’attendais dans un hall d’hôtel en Floride que la pluie cesse de tomber. Un employé a appelé la sécurité pour s’assurer que j’étais bien cliente. C’est ce que j’appelle du racisme ordinaire… »

Le musicologue Alain Pâris a rapporté qu’elle lui a dit qu’ elle a appris très jeune le piano «par amour du chant» et le chant «par amour de la vie».

Et en 2014 elle disait à la radio américaine NPR :

« Je ne me souviens pas d’un moment dans ma vie, où je n’ai pas été en train d’essayer de chanter ».

Quand elle ouvrait la bouche , son visage rayonnait et une voix somptueuse pleine d’émotion vous saisissait et vous faisait vibrer jusqu’au plus profond de votre âme.

Il faut voir et surtout entendre cette vidéo dans laquelle elle chante la mort de Didon du « Didon et Enée » de Henry Purcell : < When I am laid in earth>

Peut on trouver plus beau ?

André Tubeuf écrit : « La voix, nourrie par un souffle à sa taille, était inépuisable de nuances, d’émotion, de profondeur. »

Car elle avait un corps imposant, je dirais généreux comme ses interprétations.

Je ne l’ai vu qu’une fois en concert en 78 au Palais des Congrès et de la musique à Strasbourg. J’avais le sentiment qu’elle était très à l’aise dans son corps. Elle utilisait tout pour interpréter, sa voix chatoyante, ses bras, son expression de visage et l’ensemble de son corps.

Emmanuelle Giuliani écrit dans le journal <La Croix>

« Hors normes en effet, sa stature de déesse, imposante, majestueuse, qu’elle parait d’atours d’une somptueuse élégance ; son beau visage comme sculpté dans l’ébène, illuminé par un sourire flamboyant ; l’aisance avec laquelle, d’un mouvement de la main ou d’une inflexion de la nuque, elle donnait vie à une reine antique selon Rameau, à une Bohémienne fatale magnifiée par Bizet, à une amoureuse mythique chantée par Richard Strauss. Mais exceptionnelle, avant tout, cette voix voluptueuse, profonde, pulpeuse, capable d’emplir tout un théâtre d’un seul murmure avant d’en faire trembler les murs tant elle recelait de puissance sonore. »

Cet article nous apprend aussi que la fameuse marseillaise du bicentenaire a été chantée bénévolement :

« Je chante gratuitement ; c’est ma contribution à la France […] La Marseillaise, je la sais par cœur depuis que je suis toute petite. Et la Révolution, dont il faut remercier les Français, appartient au monde entier. »

Dans la vidéo de la mort de Didon, on la voit, à la fin, parler allemand.

Elle dit

«Ich leb’ allein in meinem Himmel,
In meinem Lieben, in meinem Lied. …
Schöner gibst nicht »

« Je vis seul dans mon ciel,
Dans mon amour, dans mon chant »

Et elle ajoute : «Il ne peut exister plus beau »

Les deux premiers vers qu’elle cite sont les derniers du lied de Gustav Mahler « Ich bin der Welt abhanden gekommen » Je suis perdu pour le monde qui fait partie du cycle des Rückert Lieder.

Elle chante ce lied dans <cette video>

L’article de la Croix précise cependant que si chez elle tout semblait extraordinaire, elle se plaisait à répéter que sa vie de diva exigeait de respecter une routine quotidienne où le travail tenait la première place, le yoga, la natation et la méditation un rôle essentiel.

Dans Paris-match elle déclare :

« Un concert de deux heures, c’est trois mois de préparation. Sur scène, je veux prendre du plaisir et en donner au public. La condition sine qua non, c’est le travail. Si on trouve ça trop astreignant, il faut faire autre chose. Moi, j’ai toujours adoré travailler. »

Toni Morrison, prix Nobel de littérature (1993), qui a quitté la communauté des vivants, en août dernier, disait :

« La beauté et le pouvoir, la singularité de la voix de Jessye Norman : je ne me souviens pas d’autre chose de semblable […] Je dois dire que parfois, lorsque j’entends votre voix, cela me brise le cœur. Mais à chaque fois, lorsque j’entends votre voix, cela soigne mon âme ».

Le Monde écrivait en 2006 pour son incarnation de Judith dans le Barbe bleue de Bartok :

« L’entrée de Jessye Norman est déjà un spectacle en soi. La cantatrice porte une luxuriance d’étoffe lourde et craquante d’un vert émeraude intense – la robe de Judith, la dernière femme de Barbe-Bleue. Magnifique de présence irradiante et de beauté lumineuse. Ce qui suit ressemble musicalement à de la magie pure. »

Elle était généreuse et engagé socialement : elle a fondé dans sa ville natale la Jessye Norman School of the Arts pour soutenir de jeunes artistes socialement défavorisés

Elle disait :

« J’espère inspirer aux gens, aux artistes, musiciens ou autres, le désir d’aller au-delà d’eux-mêmes, au-delà de leurs professions. Nous devons nous assurer d’agir au sein de nos communautés pour soutenir ceux qui en ont besoin. Il s’agit d’un devoir : c’est le prix à payer pour être un être humain. »

Et puis il faut peut être revenir à l’origine au spirituals.

Comme ici où elle chante <Give me Jesus>

Et là elle s’associe à Kathleen Battle pour chanter <Certainly, Lord>

Et si vous avez le temps le concert avec Kathleen Battle est en ligne en entier : <Spirituals in Concert, Jessye Norman & Kathleen Battle, Carnegie Hall>

C’est une reine du chant et une femme admirable qui nous a quitté !

<1281>

Lundi 30 septembre 2019

« Nous n’allons pas célébrer le 500ème anniversaire de la découverte de l’Amérique, mais rendre hommage aux peuples pré colombiens, en particulier aux peuples des caraïbes les tainos arawaks »
Jacques Chirac

Ce lundi nous sommes donc en deuil national. Notre ancien Président de la République, Jacques Chirac, est décédé.

Selon un sondage récent « Jacques Chirac serait le meilleur président de la Vème République » avec Charles de Gaulle quand même.

Et il est, toujours selon les sondages, extraordinairement populaire et a laissé une image « sympathique » : 87% le considèrent comme « proche des gens » et « incarnant bien la France ». Sa personnalité est considérée comme « charismatique » par 83% des sondés, et « dynamique » pour 75%.

C’est très étonnant…

<Il faut écouter Mediapolis d’Olivier Duhamel> pour savoir que les émissions spéciales qu’ont diffusées les chaines de télévision ont fait de mauvais score. Ainsi quand France 2 a décidé de se mettre en émission spéciale et TF1 a décidé de ne pas le faire, il y a eu un transfert énorme de téléspectateurs de France 2 vers TF1. Et si les journaux du lendemain ont fait de meilleures ventes qu’un jour normal, il n’y a aucune comparaison possible avec la mort de Johny Halliday.

Parce que quand même si on reprend des chiffres sérieux des élections présidentielles depuis 1974 et qu’on compare le résultat au premier tour de chaque président élu, là où se révèle les vrais sympathisants et les plus ou moins convaincus, on constate que

  • Chirac a obtenu en 1995, 20,84% (il est vrai que c’était un miracle puisque tout le monde pensait que Balladur serait élu) mais en 2002, alors qu’il était président sortant sans adversaire sérieux dans son camp il a obtenu 19,88 %
  • Giscard en 1974 a eu 32,60 %
  • Mitterrand en 1981, 25,85 % et 34,10 % en 1988
  • Sarkozy en 2007, 31,18%
  • Hollande en 2012, 28,63%
  • Macron en 2017, 24,01 %

C’est le président le plus mal élu de tous les présidents.

Jean-Louis Boulanges dans <le nouvel esprit public> de ce dimanche a probablement révélé une part de vérité :

« Que Chirac soit apprécié de tous n’est pas étonnant, puisqu’il n’a cessé de dire tout et son contraire sa vie politique durant. Ainsi, tout le monde a un morceau de Jacques Chirac dont il peut se réclamer. »

<Sur France Inter> Gilles Finkelstein a dit la même chose :

« Il a été là si longtemps et il a été si changeant que, comme l’a dit Johny, on a tous quelque chose de Jacques Chirac. Ça a fini d’être vrai, il y a au moins un moment, un discours, un acte où nous avons pu nous reconnaître en lui. »

Pour ma part, je ne crois pas qu’il fut un bon président de la république et je n’avais pas particulièrement d’affection pour lui.

Comme l’ont dit Jean-Louis Bourlanges et Gilles Finkelstein c’était un démagogue, une sorte d’archétype de démagogue !

Il en était pleinement conscient. Plusieurs journaux dont Libé rapportent qu’il avait lancé à son équipe de campagne présidentielle de 1995.

«Je vous surprendrai par ma démagogie»

Un jour qu’on l’interrogeait sur ses convictions de droite ou de gauche, il avait eu cette réponse :

«Vous voulez le fond de ma pensée  ? Vous voulez vraiment  ? Eh bien franchement, je n’en sais rien.»

C’est le même article de Libé qui rapporte cette réponse.

Il a vécu sa vie politique sur des trahisons multiples :

  • En 1974, membre de l’UDR, il trahit Chaban-Delmas candidat de l’UDR pour rallier Giscard d’Estaing. Ce dernier lui offrira pour le prix de trahison le poste de premier ministre.
  • Deux ans plus tard il démissionne et s’oppose à Giscard d’Estaing, pourquoi pas. Mais aujourd’hui, il est documenté qu’en 1981 les responsables du RPR donnaient comme consigne oral à leurs militants et sympathisants qu’il fallait voter Mitterrand contre Giscard au second tour.
  • En 1995, il fut lui-même trahi par Balladur, Sarkozy et Pasqua.

Il s’en suivit une campagne, où comme il l’a donc prédit lui-même, d’une démagogie inimaginable. Il prit pour slogan « la fracture sociale ». Gilles Finkelstein analyse très justement que pour être élu dans une élection présidentielle il faut parvenir à imposer le thème principal puis faire croire qu’on est la solution. C’est ce qu’il est parvenu à faire contre Balladur, mais il n’avait pas le début de l’esquisse d’une solution. D’ailleurs, une fois au pouvoir, très rapidement ce thème n’était plus du tout prioritaire.

En 2002, il fit de même avec Jospin et parvint à imposer le thème de l’insécurité.

Ce fut un animal politique qui sut méthodiquement détruire toute concurrence dans son camp et tout homme ou femme qui s’opposait à lui. A la fin, il fut quand même écarté par Sarkozy qui le traita de « roi fainéant ». Sa haine à l’égard de Nicolas Sarkozy n’eut pas de répit. Probablement que dans sa popularité, il y a une part de cette aversion anti sarkozienne qui plut beaucoup à tous ceux que Sarkozy indisposait.

Alors, il était sympathique avec tous ceux qui n’étaient pas des concurrents politiques. Il était capable d’aller vers les gens avec empathie et visiblement aimait cela.

Tout n’a pas été négatif.

  • Il a su s’opposer à cette guerre imbécile que Bush fils a déclenché en Irak,
  • Il a mis fin au récit gaulliste mensonger sur une France sans tâche pendant la guerre, lors de son remarquable discours du Vel d’Hiv,
  • Il a mis fin à la conscription, de cette obligation pour les jeunes garçons de passer une année voire plus dans l’armée.
  • Il a été un des hommes de droite qui a voté l’abolition de la peine de mort.
  • Il a lancé des plans qui ont eu un impact positif : le plan cancer, le plan sécurité routière et aussi la charte de l’environnement.

Vous trouverez des précisions dans cet article de Sciences et Avenir

On sait moins qu’il participa à la création de l’ANPE.

La création de l’Agence nationale pour l’emploi date du 13 juillet 1967. A l’époque, le pays ne compte guère à l’époque que 430 000 chômeurs, soit 2,1 % de la population active. L’ordonnance créant l’ANPE est signée, entre autres, par le secrétaire d’Etat aux Affaires sociales chargé des problèmes de l’emploi : Jacques Chirac.

Mais si on creuse un peu plus, on pourra trouver quand même un point où Jacques Chirac fut grand et visionnaire.

Car la bienveillance s’efforce toujours de trouver, au milieu des défauts, les qualités.

Françoise Giroud avait révélé une part de son jardin secret :

« D’habitude, les hommes lisent Playboy ou Lui cachés derrière un ouvrage de poésie. Chirac, lui, lit un livre de poésie caché derrière un Playboy »,.

Il eut la passion des autres cultures, c’est-à-dire des cultures non européennes.

Il fut le chantre des « arts premiers » terme qu’il parvint à imposer à « art primitif » qui sous-tend une hiérarchie qu’il récusait.

Le musée du quai Branly, qui a pris le nom de « Jacques Chirac » fut la concrétisation de ce beau combat.

L’année même où il refuse la guerre en Irak, il annonce la création d’un département des arts de l’Islam au Louvre.

Mais il était aussi passionné des arts et de l’Histoire de la Chine, de l’Inde et du Japon. Jamais, il n’étala cette immense culture de l’ailleurs publiquement.

Jean-Jacques Aillagon qui le connaissait bien explique :

« Chirac avait une vision de la France ouverte, généreuse, faite de collages et de synthèses. Il était contre le choc des civilisations. C’est un enfant de la première moitié du XXe siècle, de la négritude, du musée imaginaire d’André Malraux et de l’appel de Stockholm. »

On sait maintenant que lycéen il séchait des cours pour des visites répétées au Musée Guimet, à Paris, musée des arts asiatiques.

On pourrait croire que ce sont des récits qui revisitent l’histoire de Jacques Chirac pour y mettre un grain d’élévation.

Rien ne serait plus faux, aujourd’hui les témoignages se multiplient pour démontrer que cette culture n’était pas feinte, mais profonde et précise.

Ainsi, un voyage officiel à Shanghaï manque de tourner à l’incident diplomatique lors de la visite du Musée de la ville. « Ils ont voulu nous tester en sortant une silhouette en bronze d’un cochon et en prétendant qu’il s’agissait d’un objet du VIIe siècle avant J.-C. Chirac dit : « Ils sont fous, c’est du Xe siècle avant J.-C. », raconte Christian Deydier. Petite passe d’armes, les esprits s’échauffent de part et d’autre, avant que lesdits spécialistes chinois n’admettent leur erreur…

Et lors d’un voyage les 21 et 22 octobre 2000, en Chine il se rendit à Yangzhou, ville natale du président chinois de l’époque, Jiang Zemin, pour admirer les beaux paysages ainsi que la culture de cette ville ancienne.

Accompagné de Jiang Zemin, Jacques Chirac visita le musée de Yangzhou et les tombeaux de la dynastie des Han. À la fin de sa visite, M. Chirac a demandé à aller voir le Grand Canal creusé dès la dynastie des Sui. Ce canal relie Hangzhou, au Sud de la Chine, à Beijing, via les provinces du Jiangsu, du Shandong, du Hebei et la ville de Tianjin. Ce désir particulier initia une conversation sur l’ascension et la chute des Sui. À propos du nombre d’empereurs de la dynastie des Sui, un Chinois a affirmé sans réfléchir : « Deux, les empereurs Wendi et Yangdi des Sui ». « Mais non, l’a immédiatement corrigé Jacques Chirac. Ils étaient trois. Le dernier est l’empereur Gongdi, qui régna de l’an 607 à 608 ; Li Yuan était le prince régent. »

Le matin du 22 octobre, alors que le président Jiang prenait le petit-déjeuner avec le président Chirac, il dit à ce dernier :

« J’ai vérifié hier soir et vous aviez raison, la dynastie des Sui a bien eu trois empereurs. Le troisième fut l’empereur Gongdi ».

<France Culture a invité Jean-Jacques Aillagon> ancien ministre de la Culture, sous la présidence de la République, qui a narré l’histoire suivante :

En 1991, Jean-Jacques Aillagon était directeur des affaires culturelles de la Mairie de Paris. Et se souvenant qu’en 1492, l’Europe découvrit l’Amérique, il envoya plusieurs fiches à Jacques Chirac pour lui proposer de créer un évènement culturel à Paris pour célébrer ce 500ème anniversaire. Le maire de Paris ne lui répondit pas, mais lui demanda de passer le voir :

« Ecoutez Aillagon, on ne va quand même pas célébrer le 500ème anniversaire de la découverte de l’Amérique.

Nous autres européens, nous nous sommes comportés de façon ignoble.

Nous avons détruits des civilisations. Nous avons anéantis des peuples.

Nous avons importé nos maladies.

Nous avons fait croire que notre religion était meilleure que celle des peuples soumis.

Nous n’allons pas célébrer le 500ème anniversaire de la découverte de l’Amérique, mais rendre hommage aux peuples pré colombiens, en particulier aux peuples des caraïbes les tainos arawaks.

Vous savez bien sur tout sur la civilisation des tainos arawaks. ?

Ma culture sur la civilisation des tainos et des arawaks était à l’époque très sommaire et je réponds « bien sûr » Monsieur le Maire

Si vous n’en savez pas assez, allez voir Jacques Kerchache et vous pourriez peut-être, lui confier le commissariat de cette exposition qui pourrait se dérouler au Petit Palais.»

Et cette <exposition> eu lieu au Petit Palais en 1992. Si vous suivez le lien que je vous donne vous entendrez même Jacques Chirac montrer son érudition et présenter des pièces de l’exposition.

Ce qu’il y a de grand dans ce « jardin secret » de Jacques Chirac, c’est son ouverture au monde et sa compréhension que l’Europe n’est ni seule, ni au centre du monde mais qu’il y avait d’autres civilisations tout aussi respectables, qu’il a étudié et qu’il s’est efforcé de connaître et d’approfondir.

Cela explique aussi peut-être, au-delà des contingences politiques, pourquoi il s’est opposé de suivre la « petite civilisation américaine » (en terme de profondeur historique) dans sa guerre à l’Irak, lieu de la Mésopotamie et de la civilisation islamique de Bagdad.

Jacques Chirac un antidote au choc des civilisations !

<1279>

Mercredi 25 septembre 2019

« Cécile »
Je ne savais pas quel autre mot du jour écrire aujourd’hui

J’aime beaucoup le prénom de Cécile, c’est la sainte patronne des musiciens.

Selon le récit chrétien, il s’agissait d’une martyre du IIème siècle de notre ère et en allant au martyre, elle entendit la musique de Dieu et se mit à interpréter des chants mélodieux. C’est pourquoi Sainte Cécile qui est fêtée le 22 novembre est la patronne des musiciens.

<Si vous voulez en savoir plus> sur la patronne des musiciens.

Les compositeurs de l’époque baroque et aussi classique ont composé plusieurs odes à Sainte Cécile.

Dans ce concert <diffusé par Arte> il y a trois œuvres dédiées à Sainte Cécile de Purcell, de Haendel et de Haydn.

Plus récemment le domaine des chansons a aussi célébré Cécile.

<Cécile, ma fille> de Nougaro, <Cecilia> de Simon and Garfunkel, reprise en version française par Joe Dassin, <Cécile> de Julien Clerc.

Dans les années 1970, les parents aimaient donner ce prénom à leurs filles.

Cécile était le prénom d’une de nos chères collègues.

Une jeune femme pétillante qui semblait irradier la joie de vivre. Pleine d’empathie pour les autres, c’était un bonheur de travailler avec elle.

Le mot du jour est né dans une structure professionnelle par une suggestion de Betty.

Le premier fut écrit et envoyé le 9 octobre 2012 par courriel à 6 destinataires :

Betty, Fabien, Pierre, Jérôme, Anne-Laure et Cécile.

Après avoir longtemps travaillé dans la même structure, je fus appelé à d’autres fonctions, sur ma demande, le 2 janvier 2014. Ce même jour, la première à m’écrire un message fut Cécile :

«Bonjour Alain,
Quelle tristesse à mon arrivée au bureau de voir que tu n’étais plus là ! Le bureau semble vide…

Et Thierry m’a dit que tu avais pris tes nouvelles fonctions……SNIF……Tu vas nous manquer (enfin à moi c’est sûr) !

Mais heureusement que tu n’es pas loin et je sais très bien que tu es heureux de ce changement donc me voilà rassurée !
Pour toi l’année 2014 est donc l’année du changement ! Je te souhaite une belle et heureuse année remplie d’amour, de joie, de bonheur et une excellente santé bien sûr.

Je suis certaine que tu vas t’épanouir dans ce nouveau poste.

Les agents de ton service ne savent pas encore la chance qu’ils ont d’avoir un chef comme toi, mais je pense qu’ils vont vite s’en apercevoir !

Bises
Cécile»

Cécile est entièrement dans ce message ; enthousiaste, bienveillante, généreuse et attentionnée.

Cécile est partie de la communauté des vivants, elle n’avait pas cinquante ans.

La cérémonie des adieux a eu lieu hier.

Notre univers de relations qui nous construit, qui nous inspire, qui nourrit notre quotidien comprend toutes celles et tous ceux que nous avons rencontrés et avec qui nous avons pu construire des échanges qui nous ont fait du bien.

Cette communauté de relations comprend des vivants et aussi ceux qui sont partis. Tant il est vrai que « Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. ».

Mais quand le départ est aussi brutal, incompréhensible surtout pour les plus proches il est nécessaire de revenir à cette recommandation d’Anton Tchekov « Enterrer les morts et réparer les vivants. »

Réparer les vivants, parce que les vivants doivent continuer leur route.

Alain Damasio écrivait :

« Le vivant n’est pas une propriété, un bien qu’on pourrait acquérir ou protéger.
C’est un milieu, c’est un chant qui nous traverse dans lequel nous sommes immergés, fondus ou électrisés.
Si bien que s’il existe une éthique en tant qu’être humain.
C’est d’être digne de ce don sublime d’être vivant.
Et d’en incarner, d’en déployer autant que faire se peut les puissances.
Qu’est-ce qu’une puissance ?
Une puissance de vie !
C’est le volume de liens, de relations qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte.
Ou encore c’est la gamme chromatique des affects dont nous sommes capables
Vivre revient alors à accroitre notre capacité à être affecté.
Donc notre spectre ou notre amplitude à être touché, changé, ému.
Contracter une sensation, contempler, habiter un instant ou un lieu.
Ce sont des liens élus. »

Une puissance de vie ! C’est le volume de liens, de relations qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte.

Et pour clôturer cet article selon le conseil de Jean-Philippe, finissons par la cathédrale Sainte Cécile d’Albi que les hommes ont érigée pour s’inscrire dans la durée.

<1276>

Jeudi 11 juillet 2019

« Seul le meilleur est acceptable »
Herbert von Karajan (5 avril 1908 – 16 juillet 1989)

Karajan est né dans une famille autrichienne et il avait aussi un ancêtre paternel originaire de Grèce comme Sappho de Mytilène.

Il est né à Salzbourg, la ville où est né Mozart

Le 16 juillet 2019, cela fera 30 ans qu’il a quitté la communauté des vivants.

Il y a 30 ans j’étais plus jeune et je crois que j’étais très injuste dans mon appréciation sur ses qualités et son importance dans la musique.

Je me souviens de discussions passionnées avec mon ami Bertrand G. qui considérait que c’était le plus grand.

Moi je ne voyais que la part d’ombre

Le fait qu’il avait par deux fois adhéré au parti nazi, pour sa tranquillité et pouvoir continuer à exercer son métier. Il n’était cependant pas dans les grâces d’Hitler qui le traitait de « freluquet autrichien ».

Je n’aimais pas, à l’époque, son côté autocrate, je disais « dictatorial ».

Je n’aimais pas ses interprétations et préféraient toujours d’autres interprétations.

Chaque fois qu’il y avait une histoire drôle à ses dépens je m’en délectais.

Comme celle qui mettait en scène 3 grands chefs de l’époque qui se disputait pour savoir qui est le plus grand.

« C’était d’abord Bernstein qui disait : c’est moi le plus grand parce que je suis aussi compositeur et que j’ai composé West Side Story,

Solti s’approchait alors en disant : Dieu m’a dit…

Immédiatement interrompu par Karajan répliquant : comment ça je ne t’ai rien dit. »

Mon frère m’a rapporté que lorsque l’Octuor de Paris dont il était membre, était allé à Berlin pour un concert à la Philharmonie, lui et ses collègues avaient demandé au chauffeur de taxi de les emmener à la Philharmonie. Le chauffeur de taxi avait conclu :

« Ah oui au Karajan Circus »

Ou cette autre histoire :

C’est Karajan qui prend un taxi à Berlin. Le chauffeur lui demande : « Où dois-je vous emmener Maestro ? ». Et la réponse de Karajan : « N’importe où, partout on a besoin de moi ! ».

Et cette manie de diriger les yeux fermés dans les années 1970 !

Simon Rattle dit aujourd’hui :

« Les dernières années lorsque Karajan se mit à diriger les yeux ouverts. […]. Ce contact visuel établi sur le tard avec ses musiciens, après des années où il sembla commander à des escadrons fanatisés, est comme une rédemption. »

Et il est vrai qu’à la fin de sa vie, Karajan est tombé gravement malade et il ne pouvait plus garder les yeux fermés pour une question d’équilibre.

Et je me souviens que Yehudi Menuhin disait : « Il est tombé malade et a gagné énormément en humanité.»

Mais ce n’était que l’écume des choses !

J’ai beaucoup appris depuis et notamment à travers les propos de Christophe André sur « l’admiration »

« L’admiration, c’est la volonté de porter son regard sur ce qui rend le monde meilleur. […]

Admirer quelqu’un alors qu’on connait bien ses travers !

L’admiration est un contraire de la mesquinerie qui va chercher les défauts derrière les qualités.

Plusieurs travaux de psychologie positive ont mesuré en laboratoire les conséquences de différentes formes d’admiration […] ont confirmé qu’admirer nous rend meilleur, plus proche des autres, plus altruiste, plus motivé à progresser »

Et maintenant 30 ans après, je vois surtout son extraordinaire capacité d’aller vers la plus grande qualité d’interprétation, l’approfondissement.

Dans des propos rapportés par le Figaro Magazine du 22 juillet 1989, il disait :

« Seul le meilleur est acceptable !

La maladie affolante de notre société c’est de ne pas demander le meilleur possible »

Contrairement à d’autres grands chefs, et à ceux d’aujourd’hui qui folâtrent d’un orchestre vers l’autre et qui ont la responsabilité de deux voire trois orchestre, lui a été le chef d’un seul orchestre : l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Parfois il allait diriger l’Orchestre Philharmonique de Vienne mais revenait toujours à son orchestre, dans un travail en profondeur pour obtenir une pate orchestrale et une qualité unique et phénoménale.

Et que dire lorsqu’on sait qu’alors il était tout à la fin de sa longue carrière et qu’il entendit Evgeny Kissin 16 ans alors, jouer du piano il fut ému aux larmes.

Son épouse Eliette Mouret raconta comment malgré ses tentatives répétées de lui faire rencontrer Pablo Picasso, elle n’arriva jamais à l’organiser, Karajan parvint toujours à se défiler.

Après la mort du peintre, son épouse lui demanda si ça ne l’aurait pas intéressé de le connaître. Il répondit :

« Si bien sûr, beaucoup, mais je ne pouvais pas m’imaginer que ce serait intéressant pour lui de me rencontrer »

Il était aussi visionnaire et a pleinement participé à l’essor des nouvelles technologies audio.

<Il joua un rôle éminent dans l’émergence du CD>

Evidemment, 30 ans après c’est devenu un support du passé.

Jamais Karajan ne fit de concessions à l’exigence musicale.

Ce fut un des plus grands musiciens interprètes du XXème siècle.

Je me délecte aujourd’hui à écouter les enregistrements qu’il a laissés à l’Histoire.

Et si je dois en choisir qu’un petit nombre je prendrai :

Le Pélléas et Mélisande de Debussy


Le Parsifal de Wagner


Et son anthologie des œuvres de Berg, Webern et Schoenberg


Et une madeleine de Proust : Les préludes de Liszt


<1267>

Lundi 3 juin 2019

« Le moraliste espiègle s’en est allé … »
Michel Serres est décédé samedi 1er juin à 19 heures

Je n’imaginais pas lorsque je publiais le mot du jour, avant le long week-end de l’ascension, dans lequel je partageais l’émission de France Inter « Michel Serres – Questions Politiques du 26 mai 2019 », que lors du mot du jour suivant, il faudrait prendre congé de cet homme qui a été si inspirant et m’a donné tant de sources de réflexions.

Il est mort de vieillesse, je pense que c’est cela qu’il aurait dit

Dans notre société actuelle, on meurt de plus en plus vieux, mais selon ce que l’on dit on meurt du cancer, d’un infarctus ou de tout autre détail technique mais plus de vieillesse.

Dans ce qui sera donc sa dernière émission de radio, il était visible que si son esprit était toujours aussi pétillant et vivace, le corps était affaibli, malade.

<Le Parisien du 23 mars 2019> rapporte une visite de Michel Serres dans une maternelle dans laquelle il échangeait avec de tous jeunes enfants.

Un garçon lui posa la question :

« C’est quoi ton projet en ce moment ? »

« Peut-être que je vais disparaître dans quelque temps. Alors j’essaye d’écrire mon dernier livre », répondit le philosophe.

Une pluie d’hommages lui a été rendue ce week-end.

Sur twitter…

Rappelons cependant cette anecdote qu’il a racontée dans l’émission « Questions Politiques »

« Dernièrement j’ai fait des conférences, et j’ai parlé de bobards sur gazouillis et personne ne comprenait. Alors j’ai dit « pardon je parlais de fake news » sur Twitter ». Quand c’est en anglais, tout le monde comprend. Les classes dominantes, les grandes entreprises et les publicitaires ne parlent qu’anglais et c’est terrible. »

Donc sur Twitter, j’ai aimé Michel Field qui faisant référence à un de ces derniers livres qui voulait démontrer que « ce n’était pas mieux avant », a écrit :

« On est contraint de le contredire. Oui, Michel, c’était mieux avant. Quand tu étais là. »

Un autre a écrit :

« Nous vous avons tant aimé, Monsieur. Vous nous avez illuminés en nous faisant croire que nous étions intelligents. ».

Mais tout le monde n’était pas convaincu par le philosophe

Ainsi j’ai lu comme commentaire à l’émission « Questions Politiques du 26 mai 2019 » : « comme d’habitude Michel Serres parle, pour ne rien dire ».

Même dans <Cet article d’hommage> du Monde qui écrit de belles choses et reste globalement très positif, on lit cependant :

« Michel Serres est, pour les éditeurs, une valeur sûre, entretenue par les articles amicaux d’une pléiade d’anciens élèves. Du coup, le philosophe ne sait plus s’arrêter. C’est dommage car, pour rester un genre « noble », l’essai suppose une exigence de rigueur qui, ici, tend à se relâcher au fil des ans. Le Parasite, ces deux textes curieusement « girardiens » que sont Genèse et Rome (tous trois chez Grasset),
puis des ouvrages comme Les Cinq Sens, L’Hermaphrodite, Statues, Le Contrat naturel ou Le Tiers-Instruit (Grasset, Flammarion, François Bourin) ne peuvent pas ne pas décevoir – surtout ceux qui se souviennent des débuts du philosophe. »

Et puis <Dans un autre article d’hommage>, Le Figaro rapporte que deux intellectuels américains Sokal et Bricmont, dans les années 1990, critiquèrent « férocement » Michel Serres dans un livre «  Impostures intellectuelles »(Odile Jacob) dans lequel, ils contestent sa tendance à utiliser des concepts scientifiques hors de leur contexte.

Pour ma part, j’ai toujours été ébloui par ses fulgurances, son autre regard, sa capacité de porter un œil totalement neuf sur des sujets quelquefois inattendus.

Ainsi, je me souviens d’un jour où je l’ai entendu parler du vélo à la radio.

Il avait expliqué qu’on lui avait demandé d’écrire un article sur le vélo et la modernité du vélo.

D’abord sceptique, il a brusquement eu une idée ou disons une association d’idées.

Vous pourrez trouver cet article publié dans « Le Hors-série de Science et Vie, de mai-juin 2008 » <ICI>

Et voilà ce que donne ce plaidoyer de la bicyclette par le philosophe facétieux

« Le Cambrien – il y a 500 millions d’années – a vu émerger, chez les vivants monocellulaires mous, des parties dures, sortes de plaques de calcaire pluricellulaires. Des populations sont apparues, munies de toits dont la dureté mit à l’abri leurs parties douces : mollusques aux coques chantournées, armées d’insectes couverts de chitine, sauriens et reptiles émaillés d’écailles…

Des centaines de millions d’années après émergèrent des espèces douces dont l’anatomie inversa exactement la dureté précédente. Chair, poils, plumes, duvets,… toutes les parties souples sortirent lentement de ces coques cristallines ou de ces carapaces calcaires et devinrent parfois, à l’intérieur, os, cartilages et squelettes. Ainsi notre corps sut, à la longue, se faire doux dehors et dur dedans.

Mais avec nos mains, nous ne pouvons encore fabriquer que du dur dehors et du doux dedans, à l’image de ces véhicules d’acier qui nous entourent. Tout se passe comme si nous ne parvenions à modeler que des fossiles archaïques

Regardons passer wagons et locomotives, camions et automobiles, fonctionner grues et bétonnières, s’élever usines et fabriques… tous mous à l’intérieur et d’acier à l’extérieur. Nous voyons défiler – s’entrechoquer quelquefois mortellement – des millions de fossiles, revêtus de cuirasses comme des crustacés, mollusques, arthropodes, insectes et sauriens…

Nos automobiles ressemblent à la fois à des animaux conservés ou fossiles et à des armures de guerriers préhistoriques. Quand saurons-nous produire des techniques douces à l’image de nos corps ?

Le doux émergera tout naturellement de nous lorsque nos techniques s’ouvriront au monde au lieu de le combattre…

Une exception à cela. Nous avons su, une seule fois, fabriquer de nos mains une machine si souveraine qu’on la nomma, dès sa naissance, « la Petite Reine ».

Une machine qui, pour la première fois dans l’évolution comparée de la vie et des techniques, ne nous protège pas de sa cuirasse, mais mime au contraire l’intimité des os en laissant notre chair déborder vers le monde…

Bras sur le guidon, mains serrant les freins ou les poignées, cul sur selle, mes jambes se posent hors cadre. Mon corps entoure, surplombe, habille, environne ma bicyclette, ainsi devenue squelette interne de mon corps roulant.

Passant de l’ère primaire au quaternaire, réellement moderne, le vélo devance de millions d’années les autres véhicules, inimaginablement archaïques. »

Je trouve cette manière de décrire l’évolution absolument déroutante et pourtant pleine de sens.

Quand on se promène en ville, on voit bien que la voiture n’est pas le bon moyen de circuler. Elle pollue, elle fait du bruit. Et puis du point de vue de la bonne utilisation des ressources qui devrait être la préoccupation première de toute personne qui réfléchit un peu, je dis bien un peu : comment expliquer qu’il faut mettre en mouvement un engin de 1,5 tonnes pour transporter un humain de 75 kg. (Le SUV le plus vendu en France en 2017, le Peugeot 3008 pèse 1.480 kg) ?

L’écrire simplement montre l’aberration de la situation et de la solution mise en œuvre pour résoudre le problème de la mobilité humaine.

Donc oui ! Je trouve la manière avec laquelle Michel Serres compare la voiture et la bicyclette, particulièrement inspirante.

Le journal <Sud-Ouest> cite un auditeur qui écrit ce que j’ai souvent ressenti à l’écoute de Michel Serres :

« On se sent plus intelligent en vous écoutant »

Ce à quoi Michel Serres a répondu :

« C’est le but de ma vie. Ce n’est pas de rendre plus intelligents les gens, c’est de découvrir qu’ils sont intelligents, aider à découvrir l’activité délicieuse et joyeuse de l’exercice de l’intelligence. »

Lui qui écrivait :

« La seule autorité est celle qui grandit l’autre, qui l’«augmente ». Dans notre démocratie désormais horizontale si vous n’êtes pas investi de cette autorité, fondée sur la compétence, inutile de devenir député professeur Président voire parent »

Et aussi

«Ce qui m’intéresse, c’est l’accouchement du monde qui vient»

Alors bien sût celles et ceux qui attendent une grande explication unique et simpliste du monde en sont pour leur frais.

Dans le mot du jour du <Jeudi 16 mars 2017> il affirme que contrairement à l’allégorie de la caverne de Platon « Il n’y a pas qu’une vérité. Il y a des milliards de vérité»

Toutes ces réflexions qui autorisent le doute, le doute fécond.

Et puis il y a bien sûr les milliers de papas ronchons qui disent que c’était mieux avant et auxquels, il répond :

«Les lamentations prophétiques selon lesquelles nous allons perdre notre âme dans les laboratoires de biochimie ou devant les ordinateurs s’accordent sur cette haute note: que nous fûmes heureux dans notre petite cabane! Quel bonheur: nous ne pouvions guérir les maladies infectieuses et les années de grand vent, la famine tuait nos enfants ; nous ne parlions point aux étrangers de l’autre côté du ruisseau et n’apprenions pas de sciences difficiles (…) jamais la conscience de nos moyens ne s’accompagna d’un tel concert de regret de la part de ceux qui ne travaillèrent jamais sur ces moyens».

C’était mieux avant (Pommier, 2017).

Il n’assénait pas la vérité mais nous permettait de réfléchir.

Il ne prétendait pas posséder la vérité. Il a dit à plusieurs reprises dans l’émission « Questions Politiques »

« Je suis trop jeune et trop ignorant … »,

Et il commençait souvent ses cours avec cette invite :

« Mesdemoiselles, Messieurs, écoutez bien, car ce que vous allez entendre va changer votre vie… »

Il fut aussi l’invité de l’émission la Grande Librairie <du 28 février 2019> bouleversant.

Il fut aussi interviewé en 2019 par Léa Salamé pour évoquer sa vision de « l’art d’être Français ».

Et sur Arte, l’émission « 28 Minutes samedi » du <18/05/2019>

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