C’était un mercredi, il y a cent ans, le 10 décembre 1919.
Dans une ville minière, d’environ 6000 habitants, au nord-est de la Lorraine, dans une maison familiale, un enfant venait de naître au monde.
C’était un garçon.
Son père était revenu dans cette maison, depuis un an à peine, soldat d’une armée vaincue.
Mais ce 10 décembre, il était citoyen d’une Nation triomphante et père d’un septième et dernier enfant, le seul à être né français.
Un an auparavant, quand il était enfin de retour, ce fut quelques jours trop tard pour accompagner son 5ème enfant, une fille du nom de Pauline, à sa dernière demeure à l’âge de 10 ans. Elle avait succombé à la grippe espagnole le 20 novembre 1918, 9 jours après l’armistice.
Félix, le père de l’enfant qui venait de naître, fut celui dans sa lignée qui fit sortir sa famille du néolithique. Aussi loin qu’on remontait le temps qu’il était possible de connaître, la famille était constituée de paysans qui vivaient dans des fermes. Lui a quitté la ferme pour se rendre vers une petite ville qui s’était construite sur un territoire industriel émergeant autour de l’activité des mines de charbon.
Il avait conservé quelques lopins de terre pour la nourriture domestique mais avait changé de métier et était devenu menuisier.
La mère s’appelait Katherine avec un « K » car elle était née dans une commune près de Mannheim qui se trouve actuellement dans le Bade-Wurtemberg mais qui historiquement faisait partie du Palatinat.
Elle n’était donc pas comme Félix, née sur ce territoire tant disputé entre les germains de l’est et les germains de l’ouest qui sont les Francs. Elle est née sur le territoire des germains de l’est.
D’ailleurs leur mariage fut célébré à Mannheim.
Le père était travailleur, rude, peu enclin au dialogue et pas très drôle.
Katherine était douce, pleine d’humour et aimait chanter.
Dans cette famille pauvre à la sortie de la terrible grande guerre, la vie n’était pas simple.
Mais quand il y avait quelques loisirs, la famille se réunissait faisait de la musique et chantait ensemble.
Dans cette ambiance et probablement sous l’influence de sa mère, le jeune garçon s’éveillait à la musique, à la poésie et à l’art.
Mais quand il exprima son souhait d’embrasser le métier de musicien et plus précisément de violoniste, la réponse du père fut catégorique et sans appel :
« Musicien est un métier de fainéant, tu seras menuisier comme ton père et tu feras de la musique comme tout le monde en amateur »
Le jeune Rodolphe bien qu’obéissant savait ce qu’il voulait et ne se soumit que provisoirement.
Il attendait patiemment l’âge de la majorité qui était de 21 ans, pour échapper à l’autorité parentale et réaliser son rêve devenir musicien professionnel.
Mais en ces temps troublés, il a eu 20 ans en 1939 et une nouvelle guerre allait embraser l’Europe, la France et l’Allemagne.
Il partit donc à la guerre, mais avant de finir ses classes la France était vaincue par l’étrange défaite de 1940 selon le livre du grand historien Marc Bloch.
Quand les autorités allemandes invitèrent les alsaciens les lorrains de revenir dans leur région natal en leur promettant qu’il ne serait pas incorporé dans la Wehrmacht il écouta le conseil d’un sage adjudant qui lui dit : « Les allemands vont perdre la guerre, et quand ils auront besoin de troupes pour leurs derniers combats, ils obligeront tous ceux qu’ils trouveront à incorporer leur armée ».
Il l’écouta et passa les années de guerre dans la petite ville de Renaison dans la Loire, près de Roanne à 100 km de Lyon.
Il ne revint dans sa région natale qu’à la fin de la guerre en 1945, il avait déjà 26 ans. C’était le temps de trouver épouse.
Il rencontra une jeune femme qui n’était pas française, mais polonaise, issue de l’immigration de travail que réclamaient les houillères de Lorraine. Elle devint française par le mariage.
Toute cette petite histoire, que je préfère appeler l’histoire à hauteur d’homme, rencontre la grande histoire et relativise beaucoup des idées et des concepts qu’on entend développer par des idéologues qui rêvent un passé qui n’a jamais existé.
La France est mélange, mélange entre peuples germains, francs, alamans, teutons, burgondes quelques latins bien sûr et aussi comme dans cet exemple des slaves et bien d’autres
Nous sommes loin de nos ancêtres les gaulois…
Il devint père une première fois en 1947 puis en 1949.
Pour nourrir sa famille, il accepta les métiers qu’il pouvait exercer. Malgré les difficultés, malgré un départ bien tardif il poursuivit son rêve de faire de la musique et d’approfondir la musique et la pratique du violon.
Il alla prendre des cours dans la ville allemande proche de Sarrebruck.
Il accéda enfin à son objectif de faire du violon son métier, lorsqu’il eut l’opportunité de participer à la création de l’école de musique de Forbach en 1951. Il avait 31 ans. Les conditions financières étaient exécrables pendant de nombreuses années, il lui fallut exercer d’autres missions pour parvenir à des revenus toujours modestes mais permettant de vivre. Mais il ne se plaignait jamais car il pratiquait le métier qu’il aimait.
Il devint un professeur remarquable qui apprit le violon à des générations d’élèves de 1951 à 1991. Les enfants et même à la fin les petits enfants de ses premiers élèves devinrent aussi ses élèves.
Il disait :
« Avant de leur apprendre le violon, j’essaye surtout de leur faire aimer la musique »
Et le miracle, c’est qu’il y parvint le plus souvent.
Vous savez compter, il a pris sa retraite en 1991, il avait 72 ans.
C’est aussi une leçon par rapport à nos débats sur les retraites. On peut travailler jusqu’à 70 ans, mais cela dépend du métier, cela dépend du sens qu’on peut lui donner. Notre problème de retraite n’est-il pas avant tout un problème de travail, de travail de seniors, de condition et de qualité de travail ? Et du sens de tout cela ?
En 1958, ce garçon né en 1919, à Stiring-Wendel, devint mon père.
Il était aussi compréhensif, bienveillant et tendre que son père était dur et rigide.
Avant de quitter la communauté des vivants en 2009, il chanta encore des chansons à ses infirmières jusqu’à ses derniers instants de lucidité.
Nous ne sommes pas des individus venus un jour au monde et qui nous construisons nous même. Nous nous inscrivons dans une lignée familiale et sommes le fruit des transmissions que nous avons su accueillir.
Mon père m’a appris à aimer la musique.
Il m’a aussi appris la bienveillance.
Il m’a aidé à avoir confiance en moi.
Il m’a conduit à aimer la vie.
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Bonjour Alain,
une fois de plus, la force de tes mots laisse sans voix…merci pour ce superbe récit plein d’émotion !
bien amicalement
JMarc
Portrait plein d’émotion et bien belle conclusion
Cet hommage à ton père et à son histoire, à la tienne aussi donc, me touche beaucoup. C’est très beau vraiment.
Merci Alain pour ce partage si personnel qui me touche profondément. « Nous nous inscrivons dans une lignée familiale et sommes le fruit des transmissions que nous avons su accueillir. » Et nos décisions / comportements sont inconsciemment ou sciemment dictés par cet héritage. J espère que le souvenir de mon père sera aussi bien retransmis à ma fille que tu ne l as fait de ton père, ici. Un vrai bel hommage. Bravo et encore merci.
Line.
Très bel hommage rendu à ton papa.
Quel chaos ce vingtième siècle…!!!
Bel hommage à mon papi. Merci.
Quand l’histoire familiale rencontre l’Histoire
quand l’Histoire apprise à l’école, celle des guerres, de la révolution industrielle et de la république nous ramène à l’histoire humaine, l’histoire des migrants et des rencontres, notre histoire familiale, si différente et si proche,
Je partage tout à fait les commentaires des autres : très bel hommage, doux et émouvant. Ton papa (et ta maman) a fait de toi un homme intelligent et sensible, bon et beau de l’interieur.
Je te souhaite d’entendre le témoignage de tes enfants pour tes cent ans. Je ne doute pas un instant qu’ils connaissent et reconnaissent tes valeurs.
Que de force et de tendresse dans l amour que tu portes à ton père. Merci de nous faire découvrir cette intimite
Merci pour tous ces commentaires pleins de chaleur et d’empathie.
Et dans la journée du 10 j’ai appris que :
Mercredi 10 décembre 1919, à l’heure du déjeuner. Les jurés du prix Goncourt délibèrent, au deuxième étage du restaurant Drouant, place Gaillon (Paris IIe). Marcel Proust est chez lui, dans sa chambre ; il dort encore. Au troisième tour de scrutin, une majorité se dégage en faveur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième volet d’À la recherche du temps perdu et désormais dix-septième prix Goncourt. Cette décision fait date : une nouvelle ère littéraire s’ouvre avec la publication et la consécration d’un roman sans égal, où se joue notre rapport au temps, à notre conscience propre, à l’être aimé et à l’art
Mon père est donc né le jour où Marcel Proust a eu le Prix Goncourt !
http://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/Entretiens-et-documents/Document-Marcel-Proust-prix-Goncourt-1919