Mardi 27 octobre 2020

«Le problème de l’échiquier de Sissa.»
Légende indienne qui permet « un peu » d’appréhender une évolution exponentielle

Il faut être bienveillant.

Les prévisions sont compliquées surtout si elles concernent l’avenir.

Dimanche 4 octobre 2020 Jean-François Toussaint, professeur de physiologie de l’Université Paris-Descartes et directeur de l’IRMES, Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport à l’INSEP, affirmait sur CNews : « Il n’y aura pas de deuxième vague, nous sommes dans une instrumentalisation»

Lundi 5 octobre 2020, le docteur Laurent Toubiana, chercheur épidémiologiste à l’Inserm, déclarait sur Sud Radio : «Il n’y aura pas de deuxième vague car nous avons atteint l’immunité collective »

Le Professeur Raoult a eu des propos divergents sur ce sujet. <RTL> a cherché à suivre la chronologie de ses analyses. Sa dernière version est qu’il n’a jamais dit qu’il n’y aurait pas de seconde vague.

Il semble, quand même, selon les soignants, qui sont en première ligne, qu’il y a bien une seconde vague.

Ainsi, dans un article paru dans le Parisien du 25 octobre, Martin Blachier, médecin de santé publique et épidémiologiste exprime son désarroi : «Quand j’ai vu les chiffres, je n’y ai pas cru» et constate une «accélération non contrôlée».

Nos hôpitaux sont à nouveau sous tension.

Je n’ai aucune compétence pour parler de ce virus, de la manière de le contrôler, de ce qu’il faut faire ou de ce qui aurait dû être fait. Mais j’entends les cris de détresse de celles et de ceux qui doivent accueillir les malades et les soigner.

Cependant, il y a un phénomène qui m’est un peu plus familier, parce que dans ma jeunesse j’avais quelque facilité en mathématiques.

Et ce phénomène est ce que les mathématiques appellent « une fonction exponentielle ». Dans le langage courant on parle d’une évolution exponentielle.

Mais connaitre conceptuellement et je dirais par les chiffres et les graphes le profil d’une courbe exponentielle, ne permet pas forcément d’appréhender la réalité du phénomène.

Un article, qui date déjà de juin, du journal Suisse « Le Temps » tente d’expliquer : « Pourquoi notre cerveau ne comprend rien à la propagation du coronavirus »

Cet article se réfère à une étude menée par des chercheurs allemands aux Etats-Unis qui met en évidence la difficulté de la population à appréhender la croissance exponentielle de l’épidémie. Un biais qui a un impact sur l’adhésion aux mesures de distanciation sociale :

« Des chercheurs allemands se sont livrés à une analyse regroupant trois études menées aux Etats-Unis pour comprendre pourquoi une importante partie de la population a du mal à accepter et à comprendre l’utilité de ces mesures. […]

Ces études ont été menées sur trois groupes différents de plus de 500 personnes pendant la deuxième partie du mois de mars, alors que la croissance de l’épidémie s’emballe aux Etats-Unis. Dans un premier temps, les chercheurs ont demandé aux participants d’estimer le nombre de nouveaux cas sur les cinq jours passés. Sur les trois premiers jours de la semaine, ces derniers ont tendance à surestimer le nombre de cas, mais la tendance s’inverse sur les deux derniers jours. Sur l’ensemble de la période, les personnes interrogées ont en moyenne sous-estimé la croissance de l’épidémie de 45,7% par rapport à son évolution réelle.

Cette double tendance s’explique par la difficulté à appréhender la propagation exponentielle du virus. Les estimations de la majorité des participants suivent en fait un modèle linéaire d’évolution de l’épidémie. Les chercheurs ont également cherché à mettre en évidence l’influence des convictions politiques sur les estimations des participants. Globalement, ceux se considérant comme conservateurs ont eu plus de mal à estimer la vitesse de diffusion du virus que ceux se présentant comme libéraux. »

Je ne cite pas tout l’article que vous pouvez consulter. Dans le domaine économique, des études avaient aussi mis en évidence cette difficulté d’appréhender le phénomène de croissance exponentielle.

Et bien sûr, quand on ne comprend pas un phénomène on a du mal à adhérer à des consignes visant à contrôler ce phénomène, surtout si ces consignes sont contraignantes.

Il existe cependant une légende qui peut nous aider à devenir un peu plus sage.

Vous l’avez certainement déjà entendu, mais ce qui est pertinent c’est de l’appliquer au contexte du COVID.

Il s’agit d’une légende, mais elle nous apprend quelque chose de vrai.

Il était une fois en Inde, un roi du nom de Belkib qui s’ennuyait beaucoup.

Il n’y avait pas les réseaux sociaux numériques à cette époque, ni Netflix et toutes ces séries qui permettent d’occuper l’esprit quand on a du mal à remplir sa vie intérieure.

Pour lutter contre son ennui il a demandé qu’on invente un jeu pour le distraire.

Aujourd’hui en France on lancerait un appel d’offre.

Un sage du nom de Sissa se mit alors à inventer le jeu d’échecs.

Le roi Belkib fut ravi et voulut comme tout bon souverain récompenser celui qui avait si bien su le distraire.

Il était tellement content qu’il demanda même à Sissa de choisir sa récompense qui pourrait être fastueuse.

Et c’est alors que…

Sissa demanda au roi de prendre le plateau du jeu et, sur la première case, poser un grain de riz, ensuite deux sur la deuxième, puis quatre sur la troisième, et ainsi de suite, en doublant à chaque fois le nombre de grains de riz que l’on met.

Et de faire ainsi jusqu’à la 64ème case.

Le roi exprima son étonnement, il ne comprenait pas alors qu’il promettait une récompense fastueuse que le sage Sissa demande un cadeau aussi « modeste ».

Alors pour comprendre qu’il n’y a rien ici de modeste, mais que nous sommes devant un phénomène exponentiel je vous renvoie vers le problème de mathématiques qu’a publié l’Académie de Paris et qui propose aussi la solution : « La légende de l’échiquier »

L’humain moderne que nous sommes, s’il veut se rendre compte, va utiliser son tableur préféré pour calculer cette évolution dans les 64 cases puis faire la somme.Et cela vous apprendra qu’à partir de la case 50, le tableur commence à réaliser des approximations parce qu’il atteint ses limites ou plutôt qu’il cherche à optimiser ses ressources. Les concepteurs du tableur ont, en effet, fait le choix qu’à ce niveau de nombre il n’était pas judicieux de mobiliser des moyens pour donner le chiffre exact.

En conclusion, sur la 64ème case, il faut déposer 263 grains de riz, ce qui se dit en français, 2 puissance 63. En effet, sur la première case Sissa met un grain ce qui se définit par 2 puissance 0, et sur la deuxième case on aura donc 2 puissance 1 qui est égale à 2. Et ainsi de suite ce qui conduit au résultat sur la 64ème case de 2 puissance 63.

Et quand on additionne tous les grains sur les 64 cases on obtient 18 446 744 073 709 600 000. Ce qui est donc une approximation du tableur

La solution mis en ligne sur le site de l’Académie de Paris, nous donne un éclairage supplémentaire sur ce chiffre qui ne signifie pas grand-chose pour nous :

« De nos jours la production annuelle mondiale de riz est environ 600 x 106 tonnes, en français 600 millions de tonnes. (en 2000)

Un grain de riz pèse environ 0,06 g.

Le tableur donne 18 446 744 073 709 600 000 comme valeur approchée du nombre de grains de riz qui auraient dû être déposés sur l’échiquier !

La masse serait alors de 1 106 804 644 422 570 000 grammes, soit approximativement 1 106 804 644 423 tonnes.

Ce qui correspondrait à 1 845 années de production mondiale de riz ! »

Là je crois que nous comprenons mieux, ou plutôt nous sommes sidérés.

La demande de Sissa conduit à demander 1845 années de production mondiale de riz de l’année 2000 !

Comment mieux expliquer qu’on perd le contrôle.

De manière technique, cet exemple se base sur la puissance de 2, c’est une fonction exponentielle. Il en existe, bien sûr, beaucoup d’autres.

C’est Gilles Finkelstein qui, lors de son face à face avec Natacha Polony du 24 octobre 2020 sur France inter, a rappelé cette légende et l’a rapprochée de l’évolution actuelle du COVID.

Le site de l’Académie de Paris a aussi mis en ligne un dessin de l’échiquier qui fait mieux que le tableur et donne les valeurs exactes sur chaque case.


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Jeudi 8 octobre 2020

« La France prend des bonnes mesures, mais elle est toujours un peu en retard. C’est ça le problème. »
Axel Kahn, le 6 octobre sur France Culture

On les appelle « les rassuristes ». Il s’agit de scientifiques et de médecins qui prétendent que les précautions contre le COVID sont excessives et que la pandémie est en déclin.

Ainsi, l’épidémiologiste de l’Inserm Laurent Toubiana, affirme qu’une partie énorme de la population a été exposée à ce virus. Il pense donc que nous disposons d’une immunité collective.

Ce à quoi répond sur un site de presse canadien, Florian Krammer, professeur de microbiologie à l’école de médecine Icahn de l’hôpital Mount Sinaï à New York :

« L’immunité collective par infection naturelle n’est pas une stratégie, c’est le signe qu’un gouvernement n’a pas réussi à contrôler une épidémie et qu’il en paie le prix en vies perdues ».

D’autres comme Jean-François Toussaint, directeur de l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (Irmes), affirme que la pandémie régresse :

« Les autorités sanitaires parlent « d’explosion », alors que «la pente actuelle [du nombre de cas positifs] est quinze fois plus faible que celle que nous avons connue en mars».

<Libération> a publié un article le 4 octobre dans lequel il fait le point sur les propos des rassuristes et tout en reconnaissant la réalité de certains constats ne partage pas la stratégie et les conséquences qu’en tirent ces scientifiques optimistes.

Le Professeur Didier Raoult, et le professeur Christian Perronne considèrent que le virus a muté et qu’il est devenu moins dangereux.

Dans les matins de France Culture de Guillaume Erner, chaque vendredi à 7h12, Nicolas Martin, producteur de l’émission « La méthode scientifique », tient une chronique qui s’appelle Radiographie du coronavirus.

Dans celle du 25 septembre, il essaie de répondre à la question « le SARS-CoV2 a-t-il muté ? ». Avec une équipe qui l’entoure, il lit les publications scientifiques avant d’en faire la synthèse pour sa chronique. Et sa conclusion et sans appel : le virus a muté de façon très marginale et :

« Donc, il n’est pas vrai de dire qu’aujourd’hui, la version qui circule et qui nous contamine est une version moins virulente que celle qu’on avait au mois de mars. C’est a priori strictement la même. »
Nicolas Martin

Pour cette chronique il a été très attaqué sur les réseaux sociaux et aussi par des courriers à la médiatrice de France Culture.

Il défend sa position devant ses accusateurs sur cette page : « Le rendez-vous de la médiatrice de France Culture du 1er octobre 2020»

Enfin le confinement est remis en cause.

Laurent Toubiana avait affirmé sur RT France, le 24 août

« On s’aperçoit que cette épidémie se propage exactement de la même manière partout, et notamment, une chose très remarquable, indépendamment des mesures prises. »

Et Jean-François Toussaint, sur Sud Radio, évoque, lui, une étude britannique prouvant l’inefficacité du confinement :

« L’université d’Oxford a démontré que dans le monde entier, il n’y avait aucun lien entre l’importance du confinement et la réalité de la mortalité pour chacun des pays qui ont défini des cas.»

Sur le premier point l’exemple de la Suède montre le contraire.

Car il faut comparer les choses comparables et donc la Suède qui n’a pratiqué aucun confinement et pas d’obligation de porter le masque, avec ses voisins immédiats, le Danemark, la Norvège et la Finlande qui ont pratiqué la politique inverse.

Sur ce <Site> vous pouvez voir la mortalité du COVID pour 100 000 habitants :

  • Suède           59,15 / 100 000
  • Danemark     11,83 / 100 000
  • Finlande         6,30 / 100 000
  • Norvège         5,17 / 100 000

Le mot du jour <du 17 juin 2020> soulignait que ces 3 derniers pays étaient gouvernés par des femmes.

Pour compléter le tableau, la France est à 48,37 / 100 000.

Le responsable scientifique de cette stratégie, l’épidémiologiste suédois Anders Tegnell, de l’Agence de santé publique, a reconnu que la mortalité était « vraiment » trop élevée.

Concernant spécifiquement le confinement, le généticien et président de la Ligue contre le cancer Axel Kahn affirme que le confinement cela marche.

Et la Chine s’en sort bien. Car même si les chiffres officiels sont faux, ce n’est pas une hécatombe et l’activité et les voyages à l’intérieur de la Chine montrent que ce pays est en train de sortir de la pandémie.

Pour Axel Kahn l’explication est évidente :

« Il y a deux raisons à cela. La première raison est que, évidemment, l’épidémie l’a frappée avant tout le monde. Et la deuxième raison, c’est qu’elle a utilisé plus massivement l’arme, qui est l’arme absolue contre le virus : le confinement, le confinement complet total prolongé. On l’a vu d’ailleurs en France, il n’y a pas plus efficace. […] C’était un confinement bien pire que ce que l’on a connu en France. La Chine, évidemment, a pâti économiquement durant le confinement. Maintenant, elle a repris sa marche en avant et elle peut faire des fêtes sans masque. Et donc, elle peut dire « nous, par rapport à l’Amérique qui n’arrive pas à se tirer de ce désastre dû à une gestion épouvantable, cataclysmique ; nous, notre modèle est meilleur ». Ce à quoi on a assisté à l’occasion de cette pandémie, c’est une accélération de la bascule du monde vers l’Orient. »

C’est ce qu’il a déclaré dans l’émission du Matin de France Culture du <06/10/2020>

Dans une tribune sur le site de France Culture du 30 septembre dans laquelle il s’exprime assez longuement sur la stratégie suivie en France et sur son analyse de l’évolution de la pandémie depuis mars, il prétend que sans les gestes barrières, les masques et les autres restrictions l’épidémie repartirait comme en mars.

Il dénonce « la brochette d’abrutis qui disent que rien ne se passe »

Dans l’émission du 6 octobre après avoir fait le constat que le confinement en France a bien freiné considérablement la diffusion de la pandémie, il ajoute :

« En France, la grosse erreur a été le déconfinement. Le déconfinement a fait perdre une partie de ce que le confinement avait permis. »

Il faut préciser qu’il ne remet pas en cause la décision de déconfiner, mais la stratégie et les conseils qui ont été ou n’ont pas été donnés pour accompagner un déconfinement plus responsable.

Et son analyse c’est que :

« La France prend des bonnes mesures, mais elle est toujours un peu en retard. C’est ça le problème. Il est certain que le problème économique est majeur. Le problème de choix de la joie d’y vivre également. Mais parce qu’on veut en tenir compte un peu trop, on est obligé de serrer la vis. »

Nous sommes dans une situation très compliquée.

Il faut, je crois, rester très humble dans ses prises de position et ses affirmations.

L’article de Libération me semble très intéressant et assez nuancé.

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Vendredi 25 septembre 2020

«Un tour de France sans dopage est ce possible ?»
Question posée par France Culture

Notre nouveau maire de Lyon, Grégory Doucet a donc osé critiquer le Tour de France qui passait par la Capitale des Gaules. Il l’a traité de « machiste et de polluant. »

Machiste parce qu’il n’existe pas de Tour de France féminin.

Et aussi parce qu’on demandait à deux femmes de remettre aux vainqueurs du jour leurs différents maillots (jaune, vert, à pois, etc.). Elles leur offraient alors un bouquet et une bise. Cette tradition vient d’être abandonnée, c’est désormais un homme et une femme qui remettront les tuniques et trophées.

Et polluant !

Avec Annie, nous avons vu par hasard la fameuse caravane du Tour arriver sur les quais du Rhône à Lyon.

C’est affligeant, d’une laideur sans pareille et une invitation à une société de bullshit consommation.

Pour mettre quelques chiffres sur cette pollution qui accompagne le vélo écologique, on peut lire cet article d’Ouest France qui s’essaie à un article équilibré :

« La caravane publicitaire [c’est] : 170 véhicules qui distribuent environ 18 millions de goodies, le plus souvent des gadgets en plastique, de basse qualité, de la plus faible valeur possible et fabriqués en Chine, la plupart du temps donnés sous blister, selon Consoglobe, dont 500 000 sachets de saucisson Cochonou et 1,5 million de sachets de bonbons Haribo.

Ajoutez à cela une flotte d’environ 2 000 véhicules pour transporter équipes et matériel, 10 à 12 millions de spectateurs qui se déplacent le long des routes, dont beaucoup en camping-car, et environ 3 tonnes de déchets par ville étape »

J’ai trouvé ce reportage sur <La caravane haribo> c’est très instructif.

Pendant ce temps, dans des endroits reculés des Pyrénées il pleut des particules de plastique.

Mais le maire de Lyon a été attaqué de toute part et l’argument le plus souvent utilisé était qu’on ne peut pas critiquer un évènement aussi populaire.

Est-ce que c’est un argument ? On ne peut pas critiquer, parce que c’est populaire !

Les exécutions capitales publiques étaient aussi populaires. Mais on a eu l’intelligence d’y mettre fin, bien que ce fusse populaire.

Il était aussi populaire de boire de l’alcool sans tenir compte du fait qu’on allait prendre le volant. D’ailleurs, c’était si populaire que pendant longtemps quand on provoquait un accident en étant alcoolisé, on bénéficiait de circonstances atténuantes, parce qu’on n’était pas en possession de toute sa lucidité. Des esprits clairvoyants ont mis fin à ces pratiques et les mentalités ont évolué.

Notre président qui nous a donc révélé son opposition féroce au modèle amish, est du côté populaire : il est à 100 % pour le Tour de France.

Et à la fin de l’étape, contre la montre, qui a décidé du vainqueur du tour de France, il a twitté :

« Duel incroyable […] Après cette étape de légende nous n’avons qu’une hâte : retrouver dès l’année prochaine cette grande fête populaire et sportive qui fait la fierté du pays. »

Notre Président aime les vainqueurs.

Il a finalement gardé une âme d’enfant capable de s’enthousiasmer devant le spectacle qu’on lui montre.

L’ombre du doute ne l’effleure pas, est ce que le vainqueur est légitime ?

Car, si notre maire de Lyon a parlé de machisme et de pollution, il n’a pas évoqué la tricherie.

C’est très compliqué d’instiller le soupçon de la tricherie dans ce beau récit des combattants de la route qui se surpassent pour gagner un maillot jaune.

Finalement, il y a quand même eu un article dans le journal « l’Equipe » du lundi qui a suivi le triomphe du jeune slovène pour instiller le doute au milieu de toutes les pages qui magnifiaient cette grande fête populaire pour reprendre les termes du Président de la République.

C’est le journaliste et rédacteur en chef Alexandre Ross qui écrit dans l’édito dont le titre est « Jeune et insouciant »

« Remporter le tour de France, c’est gagner un lion en peluche et un paquet de suspicion »

Plus loin il se pose la question si nous somme victime d’une nouvelle supercherie pour répondre.

« Nous ne savons rien, encore une fois nous sommes perdus ».

Il est très prudent, mais au moins ose t’il poser la question.

<Ouest France> donne la parole à un ancien maillot jaune Stéphane Heulot, mais un maillot jaune qui n’a pas gagné la grande boucle :

« « Le dopage est tellement ancré chez certains managers, comme Mauro Gianetti, qu’ils ne peuvent pas concevoir le cyclisme autrement… » En 2008, le Rennais Stéphane Heulot, maillot jaune du Tour 1996, disait ceci de Mauro Gianetti, manager à l’époque de la sulfureuse Saunier-Duval, aujourd’hui homme fort de la formation UAE Team Emirates, celle du vainqueur du Tour Tadej Pogacar.

Stéphane Heulot connaissait bien Mauro Gianetti. Il avait été son équipier à la Française des Jeux, en 1998, quand le Suisse avait notamment fait son malaise après avoir absorbé du PFC (substance utilisée à titre expérimental dans les hôpitaux, proche de l’EPO). Il était resté trois jours dans le coma, en 1998). Quelques années plus tard, le Breton s’était retrouvé, par le biais de sa société HPC Événements, chargé des relations publiques pour le groupe Saunier-Duval sur le Tour, entre 2005 à 2007.

[…] Un temps éloigné du milieu, Mauro Gianetti a réussi à revenir dans le vélo il y a quelques années, devenant le patron de l’équipe UAE Team Emirates. […]

Mais quand même. Joint ce dimanche, Stéphane Heulot avoue se sentir « plus que mal à l’aise » par rapport au climat général de cette fin de Tour. Sans cibler Pogacar, le Breton se « pose des questions, forcément, comme tout le monde j’espère… » Il poursuit : « Honnêtement, je ne regarde plus le Tour depuis dimanche et la montée du Grand-Colombier (victoire de Tadej Pogacar). Je n’y arrive plus, en fait… Il y a des choses assez faciles à évaluer, quand même, en termes de performance. J’ai du mal à comprendre comment un coureur de 75 kg peut monter à une vitesse folle un col et maintenir sa montée ensuite. En terme de vitesse ascensionnelle, on a vu des trucs qui n’étaient pas possibles, non plus, pour certains… »

[…] Stéphane Heulot se sent mal lorsqu’il évoque ce Tour de France 2020. « C’est pire, même. Vous voyez l’émoticone avec l’envie de vomir, et bien je ressens ça, ça me dégoûte… »

[…] Le dopage sera là tant que des gens seront indéboulonnables. C’est comme si demain, Al Capone était ministre de la Justice… Comment se sortir de tout ça quand 80 % du staff de Jumbo-Visma vient de Rabobank et de l’époque Michael Rasmussen ? Non, ce n’est pas possible… Heureusement, des mecs ont changé, plein de mecs ont changé, mais il y a encore des tricheurs malheureusement, et il faut en avoir conscience. » »

Dans la revue de presse de <France inter> Askolovitch cite d’autres articles : …

«  La Dépêche me rappelle que l’homme qui a découvert Pogacar, quand il était un gamin qui chassait les pelotons sur un vélo trop grand pour lui, s’appelle Hauptman, ancien champion slovène qui en l’an 2000 avait dû renoncer à prendre le départ du Tour de France en raison d’un taux d’hématocrite trop élevé, c’était le temps de l’EPO qui densifiait le sang des coureurs… Le Monde, implacable rappelle des affaires de dopages qui ont déjà traversé le cyclisme slovène, ces dernières années… »

Dans <Slate> la journaliste rappelle simplement que

« Certains des meilleurs grimpeurs de cette édition ont battu des records d’ascension qui avaient été établis par des coureurs dopés dans les années 2000.  […]

Au sommet du col de Peyresourde dans les Pyrénées, le Slovène Tadej Pogacar a ainsi explosé le record de la montée (24 minutes 35 secondes contre 25 minutes 22 secondes) qui appartenait au très sulfureux Kazakh Alexandre Vinokourov, exclu du Tour de France 2007 après un contrôle positif à la transfusion sanguine.

Autre record inquiétant, dans la très raide montée de Marie-Blanque, toujours dans les Pyrénées, Roglic, Pogacar, Bernal et Landa, quatre des meilleurs grimpeurs de ce Tour de France de rentrée scolaire, ont grimpé 23 secondes plus vite qu’un petit groupe emmené en 2005 par Lance Armstrong, le septuple vainqueur de l’épreuve dont le nom a été effacé du palmarès pour dopage avéré. »

Il est donc possible de faire mieux sans se doper !

Lance Armstrong n’a jamais fait l’objet d’un contrôle positif pendant toutes ces années.

Comment croire qu’on ne se trouve pas aujourd’hui dans la même situation ?

<Le Parisien> cite un autre professionnel, aussi ancien maillot jaune : Romain Feillu :

« Retiré des pelotons depuis l’année dernière, Romain Feillu (36 ans) organise des stages destinés aux cyclistes chez lui en Corrèze. Durant sa carrière, l’ancien maillot jaune du Tour de France (2008) n’a jamais pratiqué la langue de bois. Alors que les performances de l’équipe Jumbo Visma du maillot jaune Roglic suscitent quelques interrogations, le sprinter aux 21 victoires pros n’a pas hésité à exprimer ses doutes publiquement avec une certaine ironie. « Quand je pense que certains s’offusquent qu’un mec de 80 kilos monte les cols plus vite que Pantani… Le maillot magique, Jumbo, les Éléphants volants! Ce n’est pas nouveau, il suffit d’y croire… », a ainsi écrit l’ancien sprinteur sur Twitter.

Des propos qu’il a précisés dans un entretien à Ouest-France : « Ceux qui connaissent le vélo savent bien que ce n’est pas normal. »

France Culture pose la question : <Un Tour de France sans dopage, est-ce possible ?>.

Dans cette émission, le journaliste David Opoczynski explique :

« Tadej Pogacar a réalisé quelque chose d’exceptionnel, de l’avis même des spécialistes. C’est ce qu’il est important de souligner : aujourd’hui, effectivement, malheureusement, le doute accompagne de façon permanente les performances des meilleurs du Tour de France (certaines performances – il ne faut surtout pas généraliser). Quand il y a des choses exceptionnelles, qu’elles sont soulevées, font l’objet de critiques, et viennent des gens du milieu, même du cyclisme là, on peut vraiment commencer à s’interroger et à analyser ces performances. »

« Pour vous donner un ordre d’idée, Tadej Pogacar a fait 1 minute 21 secondes à l’arrivée de mieux que celui qui fait deuxième. Et celui qui fait deuxième était à son meilleur niveau. Quand l’écart est plus grand, quand on est au-dessus de tous les autres, de tous les meilleurs, il peut y avoir un doute. »

L’article de Slate, déjà cité donne la parole à ancien entraîneur de l’équipe Festina, celle de Richard Virenque qui a été dopé « à l’insu de son plein gré », formule qui restera éternellement attaché à ce coureur.

Et Antoine Vayer est plus explicite :

« À la question « y a-t-il des tricheurs sur ce Tour de France? », je dis oui. À la question « sont-ils devant? », je dis oui aussi»

Le cyclisme reste un sport épatant, mais il n’est pas possible de ne pas jeter un regard lucide sur les dérives qui restent prégnants malgré des récits de conte de fée pour adultes consentants.

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Lundi 27 avril 2020

«Les Hikikomori»
Phénomène japonais qui a tendance à s’étendre

France Culture a consacré deux émissions à la paresse. Grâce à la première j’ai appris l’existence des hikikomori : « Les Hikikomori, se retirer pour ne rien faire »

C’est un phénomène qui serait apparu au début des années 1990 au Japon et qui tendrait à s’étendre aux États-Unis et à l’Europe.

Les hikikomori décident soudain de se couper du monde pour une durée indéterminée, et de se murer dans leur chambre, avec l’objectif de suivre le modèle d’une vie idéale, passée à ne rien faire : aucune ambition, aucune préoccupation vis-à-vis de l’avenir, un désintérêt total pour le monde réel.

Selon cette émission le phénomène toucherait aujourd’hui, au Japon, près d’un adolescent sur cent.

L’origine du terme « hikikomori » (hiki vient de hiku (reculer), komori dérive de komoru qui signifie « entrer à l’intérieur ») traduit un repli sur soi.

Dans une société japonaise dans laquelle la réputation sociale et le culte de la performance sont très valorisées, ce phénomène met en présence un enfant qui entend se retirer de la pression sociale et des parents paralysés par la honte d’avoir à leur domicile un enfant qui n’assume pas son rôle social. C’est pourquoi souvent les parents cachent la réalité.

Si j’ai bien compris dans le lieu de résidence les interactions sociales entre les parents et l’enfant sont également très réduites.

Le jeune homme, car il s’agit essentiellement d’un phénomène masculin, reste reclus dans sa chambre et souvent s’enferme.

Mais depuis quelques années cette pathologie est reconnue au Japon, des médecins et psychologues analysent ces cas et tentent d’aider les jeunes reclus à sortir de leur condition.

Pour qu’on parle d’hikikomori il faut que la réclusion dure plusieurs mois. Selon ce que j’ai compris, on fixe la limite inférieure à 6 mois, mais la réclusion peut durer plusieurs années.

Une fois qu’on connait le mot hikikomori, on constate qu’il existe beaucoup d’articles et d’émissions qui ont été consacrés à ce phénomène.

Il y a aussi un livre : « HIkikomori, ces adolescents en retrait » chez Armand Colin.

C’est un ouvrage collectif dans lequel sociologues, anthropologues, psychiatres, psychologues et psychanalystes essayent de décrire, comprendre et prendre en charge ce phénomène qui émerge dans nos sociétés.

En 2015, un film « De l’autre côté de la porte » de Laurence Thrush a également été consacré à ce phénomène.

En 2018, une autre émission de France Culture : < Les hikikomoris ou le retrait du monde > expliquait :

« En 2016, c’était près de 600 000 personnes qui avaient fait le choix de renoncer au monde. Un chiffre qui pourrait rapidement atteindre le million, tant le phénomène prend de l’ampleur ces dernières années.

L’AFP a ainsi rencontré un de ces « retirants » -selon les termes de la sociologue Maïa Fansten, spécialiste du sujet en France- un certain M. Ikeida, nom d’emprunt donné au journaliste, âgé de 55 ans et qui vit reclus dans sa chambre depuis près de trente ans.

Et c’est surtout une grande souffrance qui transparaît de cet entretien. Une souffrance et une décision de rejeter les impératifs de conformité auxquels l’astreignent la société, son entourage, sa famille. Il explique ainsi la pression et les brimades de sa mère pour qu’il réussisse à l’école.

Il raconte aussi son parcours sans faute, des bancs de l’une des meilleures universités de Tokyo, aux offres d’emploi qu’il reçoit de la part de grandes entreprises prestigieuses. Il parle enfin du déclic, de sa terreur de passer une vie en costume, à exercer un métier dénué de sens, dans un système compétitif qu’il abhorre.

Au-delà de cette expérience personnelle, nombreux sont les témoignages de « retirants » qui expliquent leur choix comme un réflexe de défense, une réaction de survie face à l’intense pression du système scolaire et du marché du travail japonais.

Certains parlent ainsi d’une volonté de faire cesser le temps. De créer un abri, un repli face aux vicissitudes du monde. Une pause avant l’entrée définitive dans la vie adulte. C’est l’aboutissement paradoxal d’une société qui, en multipliant les injonctions à la vitesse, à la croissance et au progrès, finit par reléguer certains de ses membres dans un état de paralysie sociale et de retranchement hors du temps.

Cette faille creusée comme une grotte primaire, cette rupture temporaire pour se panser dans un monde mauvais, pourraient avoir quelque chose de poétique, si elles ne traduisaient pas dans le même temps, une profonde souffrance humaine, un sentiment d’inadéquation avec la société dans laquelle ils ont été projetés.

Une situation encore aggravée par les mutations de la famille japonaise. C’est en tout cas ce qu’explique le neuropsychiatre Takahiro Kato pour qui on est passé de la famille traditionnelle, qui comptait beaucoup d’enfants et de générations réunies sous le même toit, à une cellule familiale réduite : père, mère et enfant, réduisant d’autant les mécanismes de solidarité familiale.

Ainsi de nombreux hikikomoris résident chez leurs parents, faute de moyens financiers, mais aussi comme une manière de se construire un cocon, protecteur et familier, dans un espace connu. Mais cela n’améliore pas nécessairement la situation. Comme l’explique Rika Ueda, qui travaille pour une association de parents, « les familles éprouvent une grande honte. Elles préfèrent cacher leur situation et à leur tour s’enferment ».

Un isolement facilité selon les spécialistes par les nouvelles technologies. Ces dispositifs permettent de s’enfuir, de s’évader virtuellement, grâce à internet et aux jeux vidéos. Ces appareils permettent de maintenir des liens, aussi ténus soient-ils, par le biais de relations numériques. Une sorte d’évasion vers un monde alternatif, fait de sociabilités sans paroles, de présences sans rencontre. »

Un article plus ancien de la revue « Cerveau & Psycho » : <Hikikomori : ces jeunes enfermés chez eux> essaye d’analyser plus en profondeur le phénomène :

Il donne d’abord un exemple d’un jeune japonais de 23 ans, Tatsuya, qui vit enfermé chez soi :

«  Il n’est quasiment pas sorti de sa chambre depuis trois ans. Fils unique, il habite un deux-pièces qu’occupent ses parents dans la banlieue de Tokyo. Il passe sa journée à dormir. Il mange les repas préparés par sa mère qui les dépose sur le pas de la porte de sa chambre, toujours fermée. Il se réveille le soir pour passer la nuit à surfer sur Internet, à chatter sur des forums de discussion, lire des mangas et jouer à des jeux vidéo. Il refuse de s’inscrire dans une école de réinsertion professionnelle ou de chercher du travail, et même de partir en vacances. L’an dernier, ses parents se sont décidés à l’emmener consulter dans plusieurs hôpitaux de la région qui, tour à tour, ont évoqué une dépression ou une schizophrénie latente. La scolarité de Tatsuya à l’école élémentaire s’est déroulée normalement, mais il a commencé à manquer l’école quand il est entré au collège. Se mêlant peu à ses camarades, il se plaint d’être moqué et même humilié. Malgré ces brimades, ses résultats scolaires sont bons et il poursuit une formation universitaire d’ingénieur. Il y a trois ans, il a subitement tout arrêté et, depuis, vit cloîtré à domicile.

Tatsuya souffre d’hikikomori, c’est-à-dire en français de « retrait social ». […] Selon les critères diagnostiques réactualisés en 2010 par le ministère de la Santé japonais, le hikikomori est un phénomène qui se manifeste par un retrait des activités sociales et le fait de rester à la maison quasiment toute la journée durant plus de six mois. Il n’y a pas de limite d’âge inférieure. Bien que le hikikomori soit défini comme un état non psychotique, excluant donc la schizophrénie, les autorités sanitaires admettent qu’il est probable que certains cas correspondent en fait à des patients souffrant de schizophrénie, mais dont le diagnostic de psychose n’a pas encore été posé.

Qu’est-ce que le hikikomori ? En réalité, la situation peut se présenter sous plusieurs formes. S’il arrive que l’adolescent ou le jeune adulte puisse rester totalement reclus pendant des mois, voire des années, il peut aussi accepter de sortir, le temps de faire des courses dans le quartier, même s’il replonge dans son isolement en se barricadant dans sa chambre de retour dans l’appartement familial. Il peut aussi lui arriver de sortir la nuit ou au petit matin, lorsqu’il est le moins susceptible de rencontrer des gens, en particulier des camarades ou des voisins. Dans de rares cas, le sujet hikikomori dissimule son état en quittant son domicile chaque matin pour se promener ou prendre le train comme s’il se rendait à l’école, à l’université ou à son travail. »

La relation de cet état avec une addiction au numérique n’est pas avéré. Il semblerait plutôt que c’est la situation de réclusion qui entraîne une consommation du Web, pour occuper le temps :

« Dans 20 pour cent des cas, la pathologie commence entre 10 et 14 ans et, dans plus d’un tiers des cas, elle débute vers la fin de l’adolescence, entre 15 et 19 ans. Les premiers signes d’absentéisme scolaire ou d’isolement peuvent apparaître dès 12 à 14 ans. En 2003, on a constaté que certains élèves refusant d’aller à l’école devenaient par la suite des hikikomori. […]

Loin des idées reçues et des stéréotypes qui voudraient que cyberdépendance et hikikomori soient associés, il apparaît que si les reclus, au Japon comme en France, passent souvent beaucoup de temps sur le Web, ils ne témoignent pas d’une « addiction à Internet ». Selon Nicolas Tajan, doctorant en psychologie à l’Université Paris-Descartes et chercheur à l’Université de Kyoto, surfer sur Internet n’est qu’une de leurs activités dans la mesure où ils regardent aussi la télévision passivement pendant des heures, lisent ou écoutent de la musique. Certains ne se connectent d’ailleurs pas à Internet. Toutefois, note N. Tajan qui étudie depuis deux ans le hikikomori dans l’Archipel, une dépendance semble de plus en plus fréquente chez les hikikomori japonais, une tendance également observée en France. Surtout, il semble que l’apparition d’une utilisation intensive d’Internet soit plus le résultat de la claustration à domicile qu’une cause du retrait social. En fait, selon le psychiatre Takahiro Kato, de l’Université de Kyushu, Internet et les jeux vidéo contribuent à réduire le besoin de communication en tête-à-tête avec ses semblables et créent un sentiment de satisfaction sans qu’il soit nécessaire de passer par des échanges directs.

Internet et les jeux vidéo facilitent donc la vie du hikikomori, plutôt qu’ils n’en sont la cause. Dans de très rares cas, observés tant au Japon qu’en France, le hikikomori met à profit cette très longue période d’enfermement à domicile pour se former sur Internet et acquérir de façon autodidacte un nouveau savoir, parfois encyclopédique, sur un sujet technique ou artistique. »

Cet article souligne le lien de cette pathologie avec la culture japonaise :

« Plusieurs particularités socioculturelles et anthropologiques de la société nipponne pourraient intervenir dans « l’épidémie » d’hikikomori. Selon T. Kato, un facteur clé associé à ce phénomène tiendrait au concept d’Amae, défini par le fait de chercher à être gâté et choyé par son entourage. Cela peut parfois inciter le jeune à se comporter de façon égoïste vis-à-vis de ses parents avec le sentiment qu’ils lui pardonneront son comportement. Il existe dans la culture japonaise une tolérance, voire une complaisance, de l’entourage vis-à-vis du hikikomori, d’autant que les jeunes Japonais (comme en Corée du Sud ou à Taïwan) ont tendance à dépendre, plus encore qu’en Occident, de leurs parents sur le plan financier.

Par ailleurs, le Japon se trouve être une « société de la honte ». Le concept de Haji imprègne profondément la société : honte d’avoir échoué, de déshonorer son nom, de ne pas avoir tenu ses engagements, de mettre les autres dans l’embarras. De fait, les parents éprouvent une grande honte d’avoir un enfant hikikomori et tardent à consulter un médecin. Par ailleurs, fait remarquer Maki Umeda, chercheur en santé publique au Département de santé mentale de l’Université de Tokyo, certains parents préfèrent encore que leur enfant soit un hikikomori plutôt que d’apprendre qu’il souffre d’une maladie psychiatrique ou d’un trouble du développement, ce qui entraînerait une forte stigmatisation. […]

À tout cela s’ajoutent les brimades (Ijime) que subissent certains élèves à l’école (harcèlement, intimidation, persécution). Enfin, serait également en cause l’intense pression du système scolaire. Les lycées et les universités sont très hiérarchisés, en fonction de la difficulté du concours d’entrée obligatoire, ce qui susciterait chez une fraction des jeunes une peur de l’échec conduisant au retrait social définitif. »

Mais ce phénomène n’est pas que japonais.

Ainsi « le Monde » avait publié un article <Des cas d' »hikikomori » en France> et plus récemment, en février 2019, « L’Express » s’interrogeait : <Reclus et sans projet: qui sont les Hikikomori français ?>

Le phénomène est désormais mondial : <Hikikomoris : du Japon aux Etats-Unis, vers une jeunesse évaporée>

Un article de janvier 2020 de « Sciences et Avenir » évoque des études qui élargissent le phénomène hikikomori à d’autres populations que les jeunes hommes :

« Mais, selon des experts japonais et américains de l’équipe de l’Oregon Health and Science University (Portland, Oregon, États-Unis), ce phénomène qui a désormais dépassé les frontières de l’archipel, serait plus répandu qu’on ne le pense et mérite de fait une définition plus claire, dans le but d’un meilleur repérage et d’une prise en charge adaptée.

Dans une publication récente dans la revue World psychiatry, ces scientifiques pointent un persistant manque de connaissance de ce tableau clinique par les psychiatres et souhaitent donc sensibiliser leurs pairs à sa détection, comme le précise l’auteur principal, le Dr Alan Teo. Ils estiment en effet que les adolescents et les jeunes adultes ne sont pas les seuls concernés et que le syndrome peut aussi démarrer bien après l’âge de 30 ans et concerner des personnes âgées ou aussi des femmes au foyer. »

J’ai trouvé un site français entièrement consacré à l’accompagnement des familles qui sont dans la situation d’héberger un hikikomori : <https://hikikomori.blog/>

Je finirai par ce conseil donné dans l’article de la revue « Cerveau & Psycho »

« Pour la psychiatre, le message essentiel à faire passer lors des visites à domicile auprès de ces jeunes qui vivent cette tragique situation d’enfermement est qu’« ils font toujours partie du monde des humains ». »

<1407>

Jeudi 9 avril 2020

« En santé, comme en éducation, les besoins sont infinis. »
Philippe Mossé et Corinne Grenier

Méfions-nous des explications simples.

J’écoute beaucoup d’intervenants qui racontent tous la même histoire.

L’hôpital a été délaissé par d’odieux gouvernants qui ont toujours cherché constamment à restreindre les moyens alloués à l’hôpital public.

Ce sont des criminels doublés d’imbéciles, la pandémie actuelle montre l’étendue de leur défaillance.

Dès que cette crise sera surmontée, il va falloir massivement redonner de l’argent à l’hôpital public pour que tout cela fonctionne à nouveau correctement.

J’ai l’impression que presque tout le monde est convaincu qu’énoncer ainsi nous avons à la fois le problème et la solution.

Enoncé encore plus synthétiquement le problème c’est qu’on a manqué de sous, la solution c’est de donner des sous.

C’est simple et compréhensible.

Pour mettre un peu de nuance dans cette vision de la réalité je vous renvoie vers un article de Libération écrit par Philippe Mossé, économiste, CNRS-Lest, Aix-en-Provence et Corinne Grenier, professeur Innovation en santé : <L’ajustement sans fin des ressources et des besoins>

Et pour une fois je cite cet article in extenso :

« . La difficulté extrême dans laquelle se trouve notre système de santé face à la pandémie est due à son extrême violence ; elle serait aussi la conséquence du «démantèlement de l’Etat providence» et du fait que, depuis des lustres, l’hôpital serait «la bête noire des pouvoirs publics». Ces critiques sans nuance, que vient contrebalancer le soutien exceptionnel que toute la population française apporte et devra pendant des mois encore apporter à ses soignants, ne sont pas nouvelles. Mais, paradoxalement, ce jugement sans appel rassure car il permet de cibler un ensemble de responsables : globalement les ministres de la Santé et leur administration aux commandes depuis la fin des années 1970.

Ainsi, malgré les changements de majorité politique et aveuglés par la pensée néolibérale, c’est à une entreprise de démolition systématique à laquelle tous et toutes se seraient livrés. Une fois ce constat posé et les boucs émissaires identifiés, il ne reste plus qu’à énoncer la solution : reconstruire un système de santé «cassé» et «démantelé» en faisant, enfin, de la santé une priorité, c’est-à-dire en y affectant, enfin, des moyens conséquents. Convenue et rassurante, attendue et souvent efficace, facile et accessible, cette solution est bienvenue. C’est que son caractère familier possède une vertu considérable : présente bien avant le problème, elle évite de l’identifier avec précision.

Certes, la France a connu sa tentation libérale. Par exemple, l’insistance mise à évoquer le concept trompeur de «l’hôpital-entreprise» aurait pu jouer un sale tour à l’hôpital public. En effet, c’est au nom de ce leurre que la tarification à l’activité (la fameuse T2A, ersatz de tarification à l’acte) a failli devenir le seul mode de financement de l’hôpital. Mais suite, notamment, à un rapport de l’actuel ministre, Olivier Véran, et via le plan «Ma santé 2022», porté par la ministre précédente, la T2A était sur le point d’être fortement limitée. De fait, ces retournements de modalités de financement, ces palinodies de «modes» de gouvernances, l’hôpital en a connu et en connaîtra encore. Car le malaise des professionnels de santé est un des traits structurels, à vrai dire, un levier de la négociation-confrontation entre l’Etat et l’ensemble des protagonistes du secteur.

Car, oui, l’hôpital et ses personnels manquent de moyens comme tout le système de santé et médico-social ; car oui, il faudra augmenter ces moyens et les citoyens, éclairés, qui seront sur ce point plus vigilants qu’avant la pandémie. Mais le niveau actuel des ressources n’est pas le résultat d’un rationnement, volontaire et orchestré, pour la bonne raison que cette politique n’a jamais existé, du moins en France. Ainsi, par exemple, depuis les années 1980, la part du PIB consacré à la santé n’a cessé d’augmenter et le reste à charge moyen des malades contenu à moins de 10%. De même, l’emploi sanitaire s’est régulièrement accru pour avoisiner les deux millions de professionnels dont la formation est devenue l’une des meilleures du monde. Quant aux nombreuses réformes institutionnelles, elles ont toutes ont eu pour objet de rationaliser l’offre sans la rationner : création des Agences régionales de santé, extension du champ de la Haute Autorité de santé, encouragement des gouvernances territoriales, incitation à la coopération entre professionnels et la recherche d’une meilleure localisation des ressources. Il va sans dire que les critères et les attendus de cette rationalisation (par exemple privilégier les malades chroniques et graves, favoriser la «médecine par les preuves» ou bien encore, encourager les soins individualisés au détriment de la santé publique) peuvent être discutés et ils le sont.

Mais alors que se passe-t-il puisque le malaise est bien présent et que les revendications sont à la fois nombreuses, quasi unanimes et, pour la plupart, justifiées autant que légitimes ? Esquissons une réponse, ou plutôt, mettons en débat une tentative d’explication. En santé, comme en éducation, les besoins sont infinis. S’il en était besoin en atteste le vieillissement de la population dû, pour partie, aux succès de la médecine, l’augmentation des maladies chroniques, la qualité croissante (technique et humaine) des prises en charge de plus en plus souvent au domicile, la demande d’égalité d’accès aux soins et à un accompagnement social, etc. Dans cette configuration, accroître l’offre revient à révéler des demandes correspondant à un besoin réel mais non encore satisfait.

Cette course entre besoins, demandes et offre est donc perdue d’avance. Pourtant, si elle est sans fin, elle n’est pas sans finalité. En effet, c’est elle qui pousse les chercheurs à trouver, les professionnels à innover, les politiques à réformer, les citoyens à réclamer. Mais cette course n’a pas de ligne d’arrivée. Comme l’horizon le but (satisfaire les besoins) recule alors qu’on croit s’en approcher.

C’est pourquoi, affronter les crises sanitaires, actuelles et à venir, consiste d’abord à admettre que ce décalage irréductible entre ressources et besoins est constitutif de l’action publique en santé. Mais admettre n’est pas renoncer. C’est la première étape d’un travail de dévoilement qui doit nous conduire à réfléchir démocratiquement, aux moyens d’utiliser au mieux les ressources disponibles quels que soient leurs niveaux. Loin des règlements de comptes dont on pressent ces jours-ci, les signes avant-coureurs, cette approche devra orienter le bilan qui sera fait de l’action des uns et de l’inaction des autres. Citoyens compris. Car la pandémie nous aura rappelé que remplir nos devoirs citoyens est le meilleur moyen de défendre notre droit à la santé. »

Cet article ne dit pas qu’il n’y a pas eu des erreurs notamment la tarification à l’activité, mais il nie que le problème soit simple à résoudre, simple comme on entend tant de voix l’exprimer.

J’ai fait quelques recherches. J’aurais aimé trouver des chiffres plus explicites et plus parlants, le temps m’a manqué. Mais si quelqu’un peut apporter ces éléments je suis preneur.

J’ai toutefois trouvé sur le site de l’INSEE <ICI> l’information suivante :

  • En 2006, les soins hospitaliers de l’hôpital public s’élevaient à 54,4 milliards d’euros.
  • En 2017, cette même rubrique était de 71,5 milliards d’euros

Il s’agit donc d’une évolution de 31,4%.

Pendant ce temps que s’est t’il passé au niveau du PIB ?

Souvent le PIB n’est pas pertinent, mais ici nous avons une question d’argent : on ne donne pas assez d’argent à l’hôpital ! C’est peut-être vrai, mais on semble dire qu’on utilise l’argent à autre chose.

Sur <ce site> vous découvrez l’évolution du PIB entre 2000 et 2018. Je suis parti en 2007 avec un PIB de valeur 100, en appliquant les hausses et la baisse d’une année après la crise de 2008, on arrive à un PIB en 2017 de 110,7.

Alors que les soins de l’hôpital public augmentait de de 31,4%, la richesse du pays a augmenté parallèlement de 10,7% soit 3 fois moins.

Philippe Meyer et ses coéquipiers ont invité l’ancienne Ministre de la Santé Roselyne Bachelot pour réfléchir sur ces sujets : <Thématique Hôpital Public et Pandémie>. Ils n’ont pas de solution toute faite, mais ils expliquent très justement que l’augmentation du budget ne suffit pas et surtout constitue un puits sans fond parce que les besoins tendent vers l’infini.

Notre population vieillit et exprime le besoin de plus en plus de soins. Les médicaments et les équipements sont de plus en plus onéreux.

Alors, il y a des questions intéressantes comme celle de l’arbitrage entre ce que nous acceptons de mutualiser donc de niveau de cotisation et ce que nous voulons individualiser donc le pouvoir d’achat. Je trouve que ce débat est trop souvent tronqué par le seul critère de la diminution des cotisations pour améliorer la compétitivité des entreprises ou augmenter le pouvoir sans que jamais ce problème de fond : qu’est-ce que nous acceptons de mutualiser soit au centre des débats !

Et ce sujet ne peut pas se résoudre uniquement par la pirouette : les riches paieront !

Accepter de mutualiser davantage cela peut vouloir dire accepter de prélever davantage les actifs et les retraités pour un meilleur service de l’hôpital. De toute façon si les dépenses augmentent plus vite que la richesse nationale, il n’y a pas de recette miracle, il faut diminuer certaines autres dépenses pour compenser.

Mais ce que veut surtout soulever ce mot du jour c’est qu’il faut trouver d’autres solutions que simplement une augmentation de budget disproportionnée par rapport à la croissance.

Sinon, que ferons-nous quand 100% du PIB sera consacré à la santé et que le besoin augmentera encore ?

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Vendredi 3 avril 2020

« Nous sommes devenus des cibles. »
Virginie, infirmière libérale de Marseille

Essayer de comprendre le monde…

En voir la beauté, la solidarité.

Et je ne me lasserai pas de dire que c’est de l’entraide dont nous avons besoin. Que les gens vraiment intelligents le savent et le pratiquent.

Mais essayer de comprendre et regarder le monde c’est aussi voir le mal qui s’y trouve !

Mal, fruit de la bêtise, de l’égoïsme, de la peur parfois.

Notre période singulière de cette pandémie que personne n’attendait, sauf Bill Gates et la CIA, montre de merveilleux élans de solidarité et de soutien.

Laurent Garcia, cadre de santé en Ehpad a raconté ce jeudi matin sur France Inter, l’accompagnement des ainés dans un EHPAD de Bagnolet : <Tous les jours, c’est entre rires et larmes>. Témoignage poignant, lumineux et dramatique.

J’ai lu cet été deux livres dont je n’ai pas encore parlé lors d’un mot du jour.

Le premier est « Crépuscule » de Juan Branco dont je ne sais quoi dire et penser.

Et le second : « Le mal qui vient » de Pierre-Henri Castel dont je n’avais pas envie de parler

Dans ce livre, Pierre-Henri Castel pose comme hypothèse que la société humaine ne parvient à surmonter le défi climatique et il imagine le comportement des humains dans ce contexte d’une connaissance inéluctable du désastre.

Pendant longtemps les hommes se seraient tournés vers la Foi et la Religion, certains sont encore dans cette démarche.

Edgar Morin pense que cela pourra entraîner un sursaut du plus grand nombre qui à travers l’intelligence collective sauront affronter cette épreuve par la solidarité.

Pierre-Henri Castel examine cette situation en se centrant sur ceux qui par esprit de jouissance, voudront se livrer à ce qu’il appelle une « ivresse extatique de la destruction » : « plus la fin sera certaine, donc proche, plus la dernière jouissance qui nous restera sera la jouissance du Mal ».

Bien sûr cette pandémie n’a rien à voir avec l’hypothèse du livre de Pierre-Henri Castel, mais nous sommes dans une crise très particulière qui touche toute la société. Et dans ce contexte le type de mal qu’évoque ce philosophe, se révèle.

Nous avons dans nos rangs d’homo sapiens, des nuisibles.

Je trouve totalement inapproprié que l’on utilise ce terme de nuisible que pour des rongeurs, des insectes et d’autres parasites, alors qu’il s’applique parfaitement à certains humains.

Il y a des riches parmi ces nuisibles, mais ils ne sont pas tous riches. La pauvreté n’immunise pas contre ce fléau.

Cette semaine, à Bron, en banlieue lyonnaise :

« Devant le Leader Price, il fallait faire la queue avant d’entrer. Un homme âgé d’une trentaine d’années n’avait visiblement pas l’intention d’attendre et tenta de doubler tout le monde en malmenant un senior, tentant de le convaincre de lui céder sa place. Mais un client est intervenu et a provoqué la fuite du trentenaire. »

Moins de 10 minutes plus tard, deux voitures sont arrivées en trombe sur le parking du supermarché et huit individus en sont sortis. Il s’agissait du trentenaire qui était allé chercher du renfort, se riant au passage des consignes liées au confinement.

Armés de batte de baseball, ils s’en sont pris à la vitrine du Leader Price avant de repartir. Le client qui s’était interposé et qui était vraisemblablement recherché par le groupe a échappé au pire puisqu’il était à l’intérieur du magasin. »

Et, en ces temps où nous avons tant besoin des soignants, aide soignantes, infirmier(e)s, médecins, des nuisibles les agressent pour leur voler des masques ou d’autres ustensiles, leur demande de déménager parce qu’ils pourraient être contagieux ou pratiquent d’autres insultes à l’esprit ou à la morale.

<L’Obs a fait témoigner une infirmière>, Virginie, infirmière libérale de Marseille âgée de 37 ans, passée par le service réanimation de la Timone et qui raconte les difficultés auxquelles est confrontée sa profession depuis le début de la crise sanitaire :

« Bien sûr, il y a les applaudissements chaque soir à 20 heures. Les discours sur les « héros en blouse blanche ». Tout ça réchauffe le cœur.
Et puis, il y a aussi la réalité du terrain, souvent affligeante. La tension dans l’air qu’on ressent.
L’agressivité chez certains patients.
La peur de se faire agresser pour quelques masques, des gants ou le gel hydroalcoolique qui ne nous quittent plus. »

Elle raconte son quotidien, son sentiment de solitude devant le mal.

« Chaque jour, j’ai la boule au ventre. Je me dis que j’ai plus de risques de me faire voler mon matériel que d’attraper ce virus. Deux de mes collègues se sont fait voler leur caducée. Je ne comprends pas : les gens pensent que cela leur servira de laissez-passer. Mais chaque caducée porte un nom. Mon associée s’est fait fracturer son véhicule. On lui a dérobé trois masques et du matériel médical. Moi, la semaine dernière, je n’ai reçu qu’un carton de gants sur les deux que j’avais commandés. Le bordereau de livraison indique pourtant deux cartons. L’un d’eux a donc disparu. A-t-il été égaré, volé ? Moi, j’ai un besoin impératif de ces gants pour faire les toilettes.

Au départ, je pensais que c’était un phénomène propre à Marseille. Mais en me baladant sur les forums d’infirmiers, j’ai constaté que c’était partout la même chose. C’est terrible à dire mais nous sommes devenus des cibles pour certains. Du coup, j’ai retiré le caducée de mon pare-brise. Je l’ai pourtant toujours affiché avec fierté. Maintenant, on nous conseille de l’enlever.

Quand je me rends chez un patient, je laisse aussi ouverte la boîte à gants de ma voiture, je retire la plage arrière pour bien montrer que je ne transporte rien dans mon coffre. Lors de ma tournée, je ne porte plus ma surblouse pour ne pas attirer l’attention. Les forces de l’ordre, sortis des grands axes, on ne les voit pas. On a parfois l’impression d’être seule dans la ville. Il est facile de nous attaquer, de nous prendre nos voitures. On nous parle de solidarité avec le personnel soignant mais je crains que personne ne vienne nous défendre si cela se produit. »

Et elle explique que les infirmières libérales sont plus exposées et moins pris en considération que les médecins.

« Sur mon arrondissement, 85 % des médecins sont en télétravail. Nous sommes donc les seuls à nous déplacer chez les patients. Nous et les aides à domicile. Quand il y a une suspicion de Covid-19, ou qu’il s’agit d’administrer des soins à des malades souffrant du virus, c’est souvent nous qui sommes appelées. Pourtant, quand on se présente chez les pharmaciens pour récupérer des masques, on a l’impression de faire l’aumône. « Je n’ai que ça », m’a répondu un jour un pharmacien en me tendant une boîte de masques périmés. En vérité, certains préfèrent les réserver aux médecins, dont la plupart télétravaillent, plutôt que de les donner aux infirmières libérales. Peut-être parce que nous, contrairement à eux, nous ne prescrivons pas de médicaments. Ils pensent à leurs chiffres d’affaires quand tout sera rentré dans l’ordre. »

Ces infirmières se heurtent en premier au scandale de la pénurie des masques.

« La semaine dernière, nous nous sommes partagés quinze masques avec les deux autres infirmières de notre cabinet. Qu’est-ce qu’ils croient ? Que nous sommes immunisées ? Moi, quand je rentre chez moi tous les soirs, je me déshabille dans le jardin et je jette tous mes affaires dans un sac par peur de contaminer ma famille. »

Pierre Desproges avait inventé les « Chroniques de la haine ordinaire ». Je trouve cette expression appropriée pour les descriptions qui suivent :

« L’attitude des gens à notre égard a elle aussi beaucoup changé.
J’en viens même à douter qu’il s’agisse des mêmes patients que j’avais trois mois plus tôt. On ramasse toutes les peurs, on devient leur femme à tout faire. Un jour, un médecin m’a demandé de me rendre en urgence chez une personne. En vérité, celle-ci voulait seulement des informations sur le coronavirus.
Certains patients voulaient que j’aille leur acheter des bananes, le journal ou bien faire leurs courses.

Et quand je leur demande pourquoi ils n’appellent pas leurs enfants pour le faire, ils me répondent : « Mais vous plaisantez, je ne veux pas qu’ils prennent le risque de se faire contaminer ». »

 Un jour, je suis intervenue pour un soin chez un patient. J’ai été reçu dans le couloir. Sa femme ne voulait pas que j’entre dans le reste de l’appartement. Elle avait même disposé des feuilles de papier journal partout sur le sol. Elle m’a interdit de toucher à quoi que ce soit, me suivait avec une lingette. Je comprends les peurs, mais là j’ai vraiment eu l’impression d’être une pestiférée.
Des collègues ont retrouvé des mots sur leur voiture : des voisins qui leur demandaient de déménager, leur disaient qu’ils portaient la poisse.
Moralement, c’est très dur. Je suis déçue par les gens.
Chaque soir, je rentre chez moi en pleurs. On dit que les crises révèlent certains caractères. Eh bien ce que je vois m’attriste au plus haut point. »

C’est aussi cela la crise que nous vivons en ce moment.

<1386>

Jeudi 2 avril 2020

« Si quelque chose tue plus de 10 millions de gens dans les prochaines décennies, ce sera probablement un virus hautement contagieux plutôt qu’une guerre »
Bill Gates en 2015

Quand Obama disait : « Les gens qui font de très belles choses ont des défauts. », peut être pensait-il à Bill Gates, le fondateur de Microsoft.

En mars 2015, lors dune conférence Ted, à Vancouver, Bill Gates a tenu ces propos :

« Aujourd’hui le plus grand risque de catastrophe mondiale, ne ressemble pas [à l’explosion d’une bombe atomique] mais plutôt [à un microbe]. Si quelque chose tue plus de 10 millions de gens dans les prochaines décennies, ce sera probablement un virus hautement contagieux plutôt qu’une guerre, pas des missiles, mais des microbes.

Une des raisons c’est que nous avons investi énormément dans la dissuasion nucléaire.

Mais nous n’avons n’a que très peu investi dans un système pour arrêter les épidémies.

Nous ne sommes pas prêts pour la prochaine épidémie. »

S’il n’annonçait pas le COVID-19, c’était quand même assez proche de la réalité actuelle.

Il s’exprimait après l’épidémie d’Ebola qui avait ravagée l’Afrique de l’Ouest, en 2014, tuant des milliers de personnes auparavant.

Bill Gates analysait ainsi cette crise et prévoyait la suivante :

« Regardez Ebola : le problème n’était pas que le système n’a pas assez bien marché. C’était qu’il n’y avait pas de système tout court. La prochaine épidémie pourrait être bien plus dramatique. Il pourrait y avoir un virus avec lequel les gens infectés se sentiraient suffisamment bien pour prendre l’avion, aller au marché… […] D’autres variables rendraient les choses mille fois pires : par exemple, un virus capable de se propager dans l’air comme la grippe espagnole de 1918. […] Voilà ce qu’il se passerait: il se propagerait à travers le monde entier très très rapidement. Et 30 millions de gens mourraient de cette épidémie. […]C’est un problème sérieux. Nous devons nous en préoccuper»

Et dans cette description nous sommes, cette fois, proches de COVID-19.

Pour Ebola, il souligne qu’aucune équipe médicale n’était prête à intervenir pour endiguer la propagation du virus. Il précise aussi les raisons pour lesquelles Ebola ne s’est pas propagé à l’échelle mondiale : parce que le virus n’a pas touché de zones urbaines et que le virus qui infectait les gens les rendait très malade de sorte qu’il se déplaçait peu. Ebola est en effet un virus avec une bien plus grande force létale que celui qui nous préoccupe actuellement mais avec une moindre capacité de propagation. D’où cette prévision qu’un virus moins virulent mais plus infectieux pourrait créer des dégâts géographiquement beaucoup plus importants.

Une fois les dangers explicités, Bill Gates détaille les solutions possibles. Il précise que grâce aux téléphones portables il est possible de recevoir et diffuser l’information au public. Avec des cartes satellites on peut voir les gens et où ils vont. Et il proposait un certain nombre d’actions qu’il faudrait mettre en place pour éviter une catastrophe : la constitution d’équipes de santé prêtes à intervenir, tels des soldats au sein d’armées étatiques et intégrés dans des organismes internationaux. Il insistait aussi sur l’aide à apporter aux pays pauvres pour renforcer leurs systèmes médicaux, puisque son ambition était de lutter contre une épidémie mondiale et de mettre en place un système mondial.

<La libre Belgique> qui fait référence à cette intervention de Bill Gates, rapporte qu’un rapport de 2009 de la CIA était aussi prémonitoire :

« Un ancien rapport est ressorti ces derniers jours, où les analystes américains imaginaient déjà en 2009 « une nouvelle maladie respiratoire humaine virulente, extrêmement contagieuse ».

Les services de renseignements américains établissent, tous les quatre ans, un rapport contenant leurs prévisions pour les années à venir. En 2009 donc, ils ont imaginé comment serait le monde en 2025. Et dans leur rapport, publié à l’époque en français aux Éditions Robert Laffont, un passage retient aujourd’hui l’attention: le chapitre intitulé « Le déclenchement possible d’une pandémie mondiale ».

Les analystes de la CIA y abordent l’apparition éventuelle « d’une nouvelle maladie respiratoire humaine virulente, extrêmement contagieuse, pour laquelle il n’existe pas de traitement adéquat, pourrait déclencher une pandémie mondiale ». Si une telle maladie apparaît, d’ici 2025, des tensions et des conflits internes ou transfrontaliers ne manqueront pas d’éclater », peut-on lire dans le dossier, « En effet, les nations s’efforceront alors – avec des capacités insuffisantes – de contrôler les mouvements des populations cherchant à éviter l’infection ou de préserver leur accès aux ressources naturelles ».

Tant du point de vue de l’ampleur de l’épidémie que de sa nature, les experts avaient vu juste. Ils parlaient déjà de dizaines de milliers de morts, et de « dix à plusieurs centaines de millions » de cas de contamination. Ils prévoyaient également que la contamination serait due à « la mutation génétique naturelle, de la recombinaison de souches virales déjà en circulation ou encore de l’irruption d’un nouveau facteur pathogène dans la population humaine », comme l’est le coronavirus.

Le rapport de la CIA abordait, avec exactitude là aussi, le lieu de départ d’une telle pandémie. Selon les prévisions, la maladie aurait tendance à se déclarer « dans une zone à forte densité de population, de grande proximité entre humains et animaux, comme il en existe en Chine et dans le Sud-Est asiatique où les populations vivent au contact du bétail ». Ils ne se sont donc pas trompés. »

Malheureusement, force est de constater que ni le rapport de la CIA, ni l’alerte formulée par Bill Gates n’auront conduit à des actions concrètes sauf en Corée du Sud, à Taiwan et au Japon qui avait été touchés par de précédentes épidémies de coronavirus particulièrement l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) en 2002-2003. Par la suite il y eut aussi le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) à partir de 2012, épidémie ayant infecté peu de gens mais extrêmement mortelle.

<Europe 1> rapporte que Bill Gates s’est exprimé sur l’épidémie actuelle mi-mars :

« Nous devons rester calmes, même si nous vivons une situation exceptionnelle […] Le seul modèle efficace connu est celui d’une rigoureuse distanciation sociale. Si vous ne faîtes pas ça, alors le virus touchera une large partie de la population et les hôpitaux se retrouveront en état de saturation en raison de l’afflux de personnes malades […] La Chine voit le nombre de cas diminuer désormais parce que la mise en place des tests et du confinement a été très efficace. […] Si un pays réussi à mettre en place des tests et à faire respecter le confinement, alors entre 6 à 10 semaines, il devrait voir le nombre de cas baisser et commencer à pouvoir envisager un retour à la normal. ».

Même des gens qui ont des défauts peuvent être très utiles si on les écoutait parfois…<Conférence TED de Bill Gates (2015)>

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Mardi 31 mars 2020

« C’est au moment où on lâche, où on assume le rien, qu’on va aller puiser au cœur de soi, et qu’on va pouvoir le transformer. Ennuyons-nous ! »
Odile Chabrillac

Tout le monde n’est pas égal devant ce confinement qui nous est imposé et qu’heureusement, le plus grand nombre accepte.

Il en est qui sont en confinement mais aussi en télétravail avec des responsables qui ne comprennent rien au temps présent et qui les harcèlent par des demandes de rendez vous vidéo répétitifs et trop longs. A cela s’ajoute peut être des enfants à occuper, à enseigner, à nourrir…

Il se peut aussi que des tensions apparaissent entre les occupants du lieu de confinement.

Et lorsque le chat commence à grimper aux rideaux le comble de la patience est dépassée.

Il en est aussi qui sont dans des lieux de confinement trop étroits pour le nombre de présents, c’est alors très difficile.

Mais pour d’autres qui sont davantage sans occupation précise, le risque est rapidement d’être totalement dépassé par l’ensemble des activités proposées par de nombreuses personnes

Marianne nous a fait parvenir une <petite vidéo> dans laquelle un homme confiné, cherche à trouver avec un ami, un moment pendant lequel ils pourront échanger plus longuement. Il s’aperçoit rapidement qu’il n’a plus aucun créneau disponible, tant son emploi du temps du confinement est rempli.

Surtout ne pas s’ennuyer !

Pas un moment de vide ! Un moment sans divertissement.

Le Point a publié un entretien, le 29 mars, avec Odile Chabrillac qui est psychologue et naturopathe : <Tuer l’ennui, quelle drôle d’idée ! >

L’article recommence par un rappel des Pensées de Pascal :

« Rien n’est plus insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, relevait Pascal, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

Odile Chabrillac a publié un <Petit Éloge de l’ennui> (Éditions Jouvence, 2011).

Elle explique d’abord « l’ennui » :

«  L’ennui est un sentiment extrêmement désagréable auquel on résiste, presque physiquement. Il y a quelque chose en nous qui a très peur de cet espace de vacuité parce qu’il nous fait penser à la dépression, à la mort. Alors, on met en place des stratégies d’évitement, de divertissement – au sens pascalien du terme –, on s’agite tous azimuts pour ne surtout pas en arriver là.

Or, précisément, c’est au moment où on lâche, où on assume le rien, qu’on va aller puiser au cœur de soi, et qu’on va pouvoir le transformer. Ennuyons-nous !

C’est dans cet espace vide laissé par l’ennui que se trouvent l’essence, la sève, le potentiel de joie, de créativité, d’invention. C’est la différence entre le vide vide et le vide plein. Mais évidemment, avant d’en arriver là, il est nécessaire de passer par cette phase très mélancolique, quasi dépressive, cette phase qui nous rappelle irrémédiablement les dimanches après-midi de notre enfance, lorsqu’on n’avait personne avec qui jouer et que l’on passait des heures à attendre que quelque chose se passe, que les adultes sortent de table ou prennent notre désœuvrement en compte. Ces après-midi d’enfance où le temps semblait s’étirer indéfiniment… »

Alors bien sûr, il ne s’agit pas d’un après-midi de l’enfance, mais d’une période de confinement longue dont nous ignorons pour l’instant la sortie :

« L’absence de perspective vient en effet majorer le désagrément intérieur. Non seulement on se retrouve dans une situation qu’on n’a pas l’habitude de gérer, mais surtout on ne sait pas pour combien de temps. C’est comme une maladie : il faut s’en remettre à plus grand que soi, ce qui, on le sait, n’est pas le fort des humains, qui ont tendance à vouloir tout contrôler. On se doute bien que la période engendrera de grandes transformations, autant du point de vue collectif que personnel. Mais que d’incertitudes à l’arrivée ! Cela rajoute beaucoup d’angoisse à l’ennui. C’est comme rouler avec le frein à main au plancher, c’est coûteux en énergie. Comme après tout traumatisme, notre cerveau est en train de se reconfigurer. Il se réinitialise en quelque sorte. Je pense que c’est pour cela que chacun se sent étonnamment épuisé en se couchant le soir. Certains de mes patients me décrivent une fatigue complètement disproportionnée par rapport à leur baisse d’activité. C’est bien que le cerveau est en train de turbiner. Il doute, angoisse, cherche des dérivatifs, de quoi remplir le vide, ne se satisfait pas, recommence, puis abandonne. Lessivé. »

Mais nous sommes sollicités de toute part pour ne pas nous ennuyer, remplir le silence, remplir l’attente, de dizaines de choses à faire, partager, lire, regarder, agir.

D’ailleurs lire, pendant cette période n’est pas si simple : «  Pourquoi je n’arrive pas à lire de roman pendant le confinement»

« Dès lors qu’on se rend compte que les distractions sont paradoxalement trop nombreuses, qu’on ne sait plus où donner de la tête, c’est qu’on est sur la bonne voie. On peut s’adonner plusieurs jours d’affilée à la compulsion visuelle, se noyer dans les écrans et se nourrir d’images, mais cela ne peut pas tenir sur la durée. Le jour où, lassé, on éteint la télévision ou on supprime la vidéo que l’on vient de recevoir sans y avoir jeté un œil, là, le vide devient intéressant. Angoissant, je suis tout à fait lucide là-dessus, voire fragilisant pour certaines personnes – il faut une structure psychique forte pour résister – mais c’est là que l’imagination va s’épanouir. »

Accepter le rien, grandir dans le retour sur soi.

Le mot du jour du <3 octobre 2019> donnait la parole au docteur Richard Béliveau « Malheureusement, pour beaucoup de gens, la seule fois dans leur vie où ils seront face à eux-mêmes, c’est au moment de mourir. »

« Affectivement, émotionnellement, cet enfermement peut en effet s’avérer très difficile à vivre. Je connais plein de gens qui n’auront jamais passé autant de temps avec leur femme, leur mari, leur famille, leurs enfants. C’est une bombe atomique en puissance ! Je pense qu’on est en train de vivre une véritable initiation collective. C’est mon interprétation, mais le monde occidental est aujourd’hui confronté de plein fouet à son plus grand tabou : la mort. Pour la regarder collectivement droit dans les yeux, il faut l’expérimenter chacun symboliquement, en acceptant le rien. Cela permet l’invention, on dirait, de nouveaux rituels collectifs. C’est assez fascinant à analyser.  »

L’ennui qui devrait aussi permettre de se rendre compte que l’on peut vivre avec moins :

« C’est l’une de ses grandes vertus, en effet. On va réaliser que le vide, le silence, le fait de ne rien prévoir, n’est pas mortel. Mieux encore, que le renoncement, le dépouillement, a du bon. […] Ne vous inquiétez pas, les gens se mettent la pression au début, rangent tous leurs placards, font du tri, se mettent à lire Proust, mais ça ne peut pas tenir sur la durée. À partir de maintenant, nous allons entrer dans une phase de lâcher-prise et de renoncement. Certains en sortiront peut-être des œuvres de génie [qu’ils écriront comme les invite D’Ormesson] d’autres non. L’important, c’est la transformation collective que nous allons observer à l’arrivée. Mais en attendant, il faut traverser ! »

Un autre article du Point revient sur ce rejet de l’occupation à tout prix : <Michel Richard – Arrêtez avec vos conseils de lecture, de musique ou de visite !>.

Michel Richard écrit : « Nous croulons sous leurs propositions pour occuper notre vie recluse. Ils nous gavent et ne comprennent pas que le temps nous manque. »

Nous avons compris : Ennuyons nous !

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Lundi 30 mars 2020

« Il est urgent d’enquêter sur l’origine animale de l’épidémie de Covid-19 »
Professeur Didier Sicard

Didier Sicard est un vieux professeur de médecine français. Il a 82 ans. Il a été chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin. Didier Sicard est aussi un spécialiste des maladies infectieuses, il a notamment travaillé longtemps sur le VIH. Il a également écrit de nombreux livres et a beaucoup réfléchit à l’éthique. Il a été le président du Comité consultatif national d’éthique de 1999 à 2008.

Il s’est aussi beaucoup impliqué dans la création de l’institut Pasteur au Laos.

France Culture et plus précisément la journaliste Tara Schlegel l’a longuement interrogé sur la pandémie actuelle. Avec le recul que lui donne son expérience et sa sagesse, il a fait des réponses qui m’ont interpelé et intéressé.

Je vous conseille de lire ce long article (plus long que mon mot du jour de jeudi)

Vous trouverez cet entretien derrière ce lien : < Il est urgent d’enquêter sur l’origine animale de l’épidémie de Covid-19>

J’en souligne certains points.

D’abord pour lui, si on veut avancer dans le domaine de la lutte contre les coronavirus, car nous serons touchés par d’autres virus de ce type, il faut réaliser des recherches fondamentales sur l’origine animale de ces virus. Or ce type de recherche n’est pas très valorisé et n’intéresse pas les laboratoires :

« Le point de départ de cette pandémie, c’est un marché ouvert de Wuhan dans lequel s’accumulent des animaux sauvages, serpents, chauves-souris, pangolins, conservés dans des caisses en osier. En Chine, ces animaux sont achetés pour la fête du Rat. Ils coûtent assez cher et ce sont des aliments de choix. Sur ce marché, ils sont touchés par les vendeurs, dépecés, alors qu’ils sont maculés d’urine et que les tiques et les moustiques font une sorte de nuage autour de ces pauvres animaux, par milliers. Ces conditions ont fait que quelques animaux infectés ont forcément infecté d’autres animaux en quelques jours. On peut faire l’hypothèse qu’un vendeur s’est blessé ou a touché des urines contaminantes avant de porter la main à son visage. Et c’est parti !

Ce qui me frappe toujours, c’est l’indifférence au point de départ. Comme si la société ne s’intéressait qu’au point d’arrivée : le vaccin, les traitements, la réanimation. Mais pour que cela ne recommence pas, il faudrait considérer que le point de départ est vital. Or c’est impressionnant de voir à quel point on le néglige. L’indifférence aux marchés d’animaux sauvages dans le monde est dramatique. On dit que ces marchés rapportent autant d’argent que le marché de la drogue. Au Mexique, il y a un tel trafic que les douaniers retrouvent même des pangolins dans des valises […] Les animaux sont effectivement à l’origine de la plupart des crises épidémiques depuis toujours : le VIH, les grippes aviaires type H5N1, Ebola. Ces maladies virales viennent toujours d’un réservoir de virus animal. Et on ne s’y intéresse pratiquement pas. »

Pour illustrer son propos, il donne l’exemple de la peste et des rats :

« La peste reste un exemple passionnant. Le réservoir de la peste, ce sont les rats.

Il y a des populations de rats qui sont très résistantes et qui transmettent le bacille de la peste, mais s’en fichent complètement. Et puis, il y a des populations de rats très sensibles. Il suffit qu’un jour, quelques individus de la population de rats sensible rencontrent la population de rats qui est résistante pour qu’ils se contaminent. Les rats sensibles meurent. A ce moment-là, les puces qui se nourrissent du sang des rats, désespérées de ne plus avoir de rats vivants, vont se mettre à piquer les hommes. Reconstituer ce tout début de la chaîne de transmission permet d’agir. Dans les endroits où la peste sévit encore, en Californie, à Madagascar, en Iran ou en Chine, lorsque l’on constate que quelques rats se mettent à mourir, c’est exactement le moment où il faut intervenir : c’est extrêmement dangereux car c’est le moment où les puces vont se mettre à vouloir piquer les humains. Dans les régions pesteuses, lorsque l’on voit des centaines de rats morts, c’est une véritable bombe.

Heureusement, la peste est une maladie du passé. Il doit y avoir encore 4 000 ou 5 000 cas de peste dans le monde. Ce n’est pas considérable et puis les antibiotiques sont efficaces. Mais c’est un exemple, pour montrer que l’origine animale est fondamentale et toujours difficile à appréhender. Elle est néanmoins essentielle pour la compréhension et permet de mettre en place des politiques de prévention. »

Et il revient alors au sujet du coronavirus et au besoin d’étudier les chauves-souris :

« C’est exactement comme le travail qui reste à faire sur les chauves-souris. Elles sont elles-mêmes porteuses d’une trentaine de coronavirus ! Il faut que l’on mène des travaux sur ces animaux. Evidemment, ce n’est pas très facile : aller dans des grottes, bien protégé, prendre des vipères, des pangolins, des fourmis, regarder les virus qu’ils hébergent, ce sont des travaux ingrats et souvent méprisés par les laboratoires. Les chercheurs disent : ‘Nous préférons travailler dans le laboratoire de biologie moléculaire avec nos cagoules de cosmonautes. Aller dans la jungle, ramener des moustiques, c’est dangereux. Pourtant, ce sont de très loin les pistes essentielles.

Par ailleurs, on sait que ces épidémies vont recommencer dans les années à venir de façon répétée si on n’interdit pas définitivement le trafic d’animaux sauvages. Cela devrait être criminalisé comme une vente de cocaïne à l’air libre. Il faudrait punir ce crime de prison. Je pense aussi à ces élevages de poulet ou de porc en batterie que l’on trouve en Chine. Ils donnent chaque année de nouvelles crises grippales à partir de virus d’origine aviaire. Rassembler comme cela des animaux, ce n’est pas sérieux.

C’est comme si l’art vétérinaire et l’art médical humain n’avaient aucun rapport. L’origine de l’épidémie devrait être l’objet d’une mobilisation internationale majeure.  »

Il donne par la suite différentes pistes qui peuvent expliquer comment le coronavirus passe de la chauve-souris qui le plus souvent le supporte très bien à l’homme qui lui souvent le supporte très mal. Mais je vous laisse lire cela sur le site de France Culture.

Je m’attarderai sur l’expérience qu’il a vécu au Laos et du constat de racine écologique qu’il en tire

« Ce qui m’a frappé au Laos, où je vais souvent, c’est que la forêt primaire est en train de régresser parce que les Chinois y construisent des gares et des trains. Ces trains, qui traversent la jungle sans aucune précaution sanitaire, peuvent devenir le vecteur de maladies parasitaires ou virales et les transporter à travers la Chine, le Laos, la Thaïlande, la Malaisie et même Singapour. La route de la soie, que les chinois sont en train d’achever, deviendra peut-être aussi la route de propagation de graves maladies.

Sur place, les grottes sont de plus en plus accessibles. Les humains ont donc tendance à s’approcher des lieux d’habitation des chauves-souris, qui sont de surcroît des aliments très recherchés. Les hommes construisent aussi désormais des parcs d’arbres à fruit tout près de ces grottes parce qu’il n’y a plus d’arbres en raison de la déforestation. Les habitants ont l’impression qu’ils peuvent gagner des territoires, comme en Amazonie. Et ils construisent donc des zones agricoles toutes proches de zones de réservoir de virus extrêmement dangereuses. »

Et puis il met l’accent sur le manque de clairvoyance et de compréhension des autorités françaises par rapport aux vrais dangers qui nous guettent :

« Quand le ministère des Affaires étrangères français retire le poste de virologue de cet Institut Pasteur qui est à quelques centaines de kilomètres de la frontière chinoise, on est atterré. Cela s’est passé en novembre 2019. Nous allons essayer de récupérer ce poste, mais c’est quand même effrayant de se dire qu’aux portes même de là où les maladies infectieuses virales viennent, on a de la peine à mettre tous les efforts. L’Institut Pasteur du Laos est soutenu très modérément par la France, il est soutenu par les Japonais, les Américains, les Luxembourgeois. La France y contribue, mais elle n’en fait pas un outil majeur de recherche.

Sa mission est de former des chercheurs locaux. De faire des études épidémiologiques sur les virus existants le chikungunya, la dengue et maintenant le coronavirus. D’être un lieu d’études scientifiques biologiques de haut niveau dans un territoire lointain, tropical, mais avec un laboratoire de haute sécurité. D’être au plus près de là où se passent les épidémies et d’avoir des laboratoires à la hauteur. C’est très difficile pour les pays relativement pauvres d’avoir un équipement scientifique de haut niveau. Le réseau des Instituts Pasteurs – qui existent dans plusieurs pays – est une structure que le monde nous envie. Mais des instituts comme celui du Laos ont besoin d’être aidé beaucoup plus qu’il ne l’est actuellement. Ces laboratoires ont du mal à boucler leur budget et ils ont aussi de la peine à recruter des chercheurs. La plupart d’entre eux préfèrent être dans leur laboratoire à l’Institut Pasteur à Paris ou dans un laboratoire Sanofi ou chez Merieux, mais se transformer en explorateur dans la jungle, il n’y a pas beaucoup de gens qui font cela. Or c’est ce que faisait Louis Pasteur, il allait voir les paysans dans les vignes, il allait voir les bergers et leurs moutons. Il sortait de son laboratoire. Tout comme Alexandre Yersin qui était sur le terrain, au Vietnam, quand il a découvert le bacille de la peste.  »

Il en appelle donc à retrouver les méthodes que Louis Pasteur avait mis en œuvre pour développer tous les médicaments et vaccins qui ont permis à l’humanité de faire des avancées majeures.

Il parle aussi du comportement des gens lors de cette pandémie surtout au début et sur l’obligation de penser à l’ensemble de la société et pas seulement en terme individuel.

« Il faut que chaque Français se dise : je fais tout pour que les autres ne puissent rien me reprocher. Nous avons besoin d’une attitude où l’on cherche le regard de l’autre avant son propre regard. Cela seul sera porteur d’efficacité. »

Il donne par exemple ces deux cas :

« L’épidémie est passée par des gens qui sont revenus de Chine ou d’Italie. Je connais l’exemple d’une femme italienne qui s’est rendue en Argentine. Elle a participé à un mariage et embrassé tout le monde. Cette femme a contaminé 56 personnes ! L’irresponsabilité en période d’épidémie fait d’immenses dégâts. Il faut au contraire respecter à la lettre les mesures barrières. Comme attendre, par exemple, devant le supermarché avant d’entrer si on voit qu’il y a du monde. »

Et puis il parle de l’hôpital :

« La souffrance du corps hospitalier, je la vois depuis dix ou quinze ans. Le nombre de mes collègues qui m’ont dit, tu as tellement de chance d’être à la retraite ! Nous souffrons, c’est épouvantable, l’hôpital est devenu une entreprise. Et je suis tout à fait d’accord avec leur discours : l’hôpital a été martyrisé. Avec des décisions purement économiques qui ont fait fi de l’intérêt des malades et des médecins.

Il faut mesurer le nombre de médecins qui sont partis en retraite anticipée en expliquant que leur métier n’avait plus d’intérêt et qu’ils avaient l’impression de passer leur temps à remplir des fiches et des cases. Il y a eu un vrai saccage de l’hôpital public depuis une décennie. Le dernier ministre de la Santé qui avait encore vraiment conscience de son rôle et qui respectait le personnel de santé, c’était Xavier Bertrand. Après, cela a été la catastrophe. »

Selon lui, cette casse du système hospitalier n’a pas trop de répercussion sur cette crise sanitaire [à l’exception cependant du manque de lit et de soignants selon moi] parce qu’on voit une inversion de l’autorité des administratifs et des médecins pour lutter contre cette pandémie?

«  Toutes les mesures qui rendaient l’hôpital non fonctionnel ont temporairement disparu. Les administrateurs sont terrifiés dans leurs bureaux et ne font plus rien. Ce sont les médecins qui font tout. Ils ont retrouvé la totalité de leur pouvoir. Il y a pour eux un certain bonheur à retrouver le métier qu’ils ont toujours voulu faire. L’administration a plié bagage, ou plus exactement elle est aux ordres. Le rapport de force s’est renversé : il y a un an, les médecins étaient aux ordres de l’administration; à présent, c’est l’administration qui est aux ordres des médecins. C’est un phénomène très intéressant. Les médecins eux-mêmes ne sont plus entravés par la contrainte de remplir leurs lits avec des malades qui rapportent de l’argent, ce qui était le principe jusqu’alors. Maintenant, ils répondent à leur cœur de métier. A ce qui est la lutte contre la mort. Au fond, ils retrouvent l’ADN profond de leur métier.

C’est presque un paradoxe : il y a moins de détresse dans le corps médical actuellement en situation d’activité maximale, qu’il n’y avait de détresse il y a six mois quand ils étaient désespérés et déprimés car ils estimaient que leur métier avait perdu son sens. »

Et il donne un exemple dans l’hôpital public où l’instinct de rentabilité trahit la vocation de l’hôpital

« Je ne donnerai pas le nom de l’hôpital mais je connais une femme chirurgien spécialiste des grands brûlés. A l’hôpital, son service a fermé et elle n’avait plus de poste. Elle souhaitait néanmoins continuer à travailler avec des enfants victimes de brûlures. Or son service d’enfants brûlés a été transformé en un service de chirurgie plastique de la fesse et du sein. Parce que cela rapporte beaucoup d’argent. Mais elle me dit toujours que s’il y avait un incendie dans une école avec quarante ou cinquante enfants brûlés, on n’aurait plus la capacité de les accueillir parce qu’on considère que la brûlure n’est pas assez rentable et qu’il vaut mieux s’intéresser à la chirurgie des stars. Cette vision économique de la médecine, qui s’est introduite depuis dix ans, est une catastrophe absolue. [Il s’agit d’un hôpital public…] que dans le public, on détruise une activité qui n’est pas rentable – car les brûlures cela coûte effectivement très cher et rapporte très peu et il n’y a pas d’activité privé capable de les prendre en charge – qu’on écarte cela au profit d’activités rentables ce n’est pas normal. Au fond, le public était angoissé à l’idée qu’il lui fallait investir énormément dans des équipements haut de gamme pour être à la hauteur du privé. Or le public n’aura jamais autant d’argent que le privé et n’arrivera jamais à suivre. Et à force de dépenser de l’argent pour des secteurs ultra pointus, on finit par négliger l’accueil des personnes les plus vulnérables, […] 90% des médecins en ont été conscients et cela a été pour eux une souffrance terrible. Tout comme pour les infirmières et les autres personnels soignants, de faire un métier qui était relié à l’argent.

Il reste optimiste quant à l’avenir en espérant que les politiques sauront se souvenir de cette crise pour faire évoluer les ressources et l’organisation de l’hôpital.

Je redonne le lien vers cette émission : < Il est urgent d’enquêter sur l’origine animale de l’épidémie de Covid-19>

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Vendredi 14 février 2020

« La vie »
Eternellement actuel, ce mot est aussi le titre d’un livre de Didier Fassin

Je termine aujourd’hui cette série sur les mots et expression d’aujourd’hui.

Il s’agissait de mots nouveaux qui viennent d’être inventés : « TikTok », « Méga-feux », « Flygskam » ou des expressions : « OK boomer »

Et puis il y avait aussi des mots qui ont une signification différente que celle attendue « Les sardines » ou des mots dont on retrouve la signification réelle comme « le consentement ».

Enfin des mots plus anciens mais qui ont une brûlante actualité « Populisme », « Hôpital public »

J’aurais pu parler d’« agribashing » de « Brexit » de « retraite » de « censure » et sur ce dernier mot il faut lire l’édito de Riss sur le site de Charlie Hebdo : « Les nouveaux visages de la censure »

Et puis « Féminicide » qui a été désigné comme le <mot de l’année> par le dictionnaire du Petit Robert. Ce terme qui <interroge la magistrature> et <le Droit> mais qui correspond à cette triste réalité de la violence que les hommes exercent à l’égard des femmes.

Mais je veux terminer par ce mot : « La vie ».

Je ne crois pas qu’il puisse exister un mot plus éternellement actuel que « la vie ».

Si je n’étais pas en vie je ne pourrais pas écrire, et si vous ne l’étiez pas vous ne pourriez pas lire. La vie est ce que nous avons de plus précieux.

La vie qui est relation comme l’écrit si bien Alain Damasio :

« Une puissance de vie !
C’est le volume de liens, de relations qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte. »

L’académicien François Cheng qui parle si bien de la beauté (regardez cette <vidéo> à partir de 21’10 qui est un replay de la Grande Librairie) et qui a rédigé « Cinq méditations sur la mort autrement dit sur la vie » a écrit :

« Disons dès à présent sans détour que je fais partie de ceux qui se situent résolument dans l’ordre de la vie. […] pour nous, le principe de vie est contenu dès le départ dans l’avènement de l’univers. Et l’esprit, qui porte ce principe, n’est pas un simple dérivé de la matière. Il participe de l’Origine, et par là de tout le processus d’apparition de la vie, qui nous frappe par sa stupéfiante complexité. Sensibles aux conditions tragiques de notre destin, nous laissons néanmoins la vie nous envahir de toute son insondable épaisseur, flux de promesses inconnues et d’indicibles sources d’émotion. »
Cinq méditations sur la mort, pages 16 & 17

Si un jeune, dans un moment de sérénité pendant lequel il n’aurait pas la tentation de me lancer « Ok boomer » mais plutôt de me demander : à ton âge, avec ce que tu as appris si tu n’avais qu’une phrase à me dire, laquelle serait-elle ?

Je répondrai certainement

« N’oublie pas qu’il y a une vie avant la mort ! »

Qu’il y ait une vie après la mort, certains le croient, mais ce n’est pas sûr.

En revanche, avant la mort il y a une vie à vivre.

L’actualité du mot « vie » est aussi liée aux menaces qui pèsent sur la biodiversité. « La sixième extinction massive a déjà commencé ». La disparition des insectes est profondément préoccupante.

L’homme n’est pas seul sur terre. Sa vie, son équilibre dépendent aussi de la vie d’autres espèces.

Le médecin Marie François Xavier Bichat (1771-1802) a écrit dans son livre « Recherches physiologiques sur la vie et la mort » un aphorisme souvent repris :

« La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »

Jean d’Ormesson a nuancé cette définition :

« Ma définition à moi serait plutôt l’inverse : la vie, c’est ce qui meurt. La vie et la mort sont unies si étroitement qu’elles n’ont de sens que l’une par l’autre. »

La vie est aussi tout ce qui se passe entre la naissance et la mort.

Et cette vie n’est pas la même pour tous, ni en ce qui concerne la durée, la santé, la souffrance, le plaisir et la joie.

Et ainsi l’actualité du mot « La vie » vient aussi de la leçon inaugurale, le 16 janvier, de Didier Fassin au Collège de France sur « l’inégalité des vies ».

Vous trouverez sa leçon inaugurale derrière <ce lien>

Didier Fassin, né en 1955, est un anthropologue, sociologue et médecin français. Il est professeur de sciences sociales à Princeton et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a été élu au Collège de France pour occuper une chaire annuelle en 2020 consacrée à la santé publique. Il a travaillé sur les malades du sida, les demandeurs d’asile, l’humanitaire, la police, la justice, la prison, et sur « l’inégalité des vies ».

Il a écrit un livre paru en 2018 qui pour titre « La vie » et sous-titre « Mode d’emploi critique ».

Je l’ai d’abord entendu sur France Inter, le 17 janvier 2020, invité par Ali Baddou puis sur France Culture, le 18 janvier 2020, pour évoquer sa leçon inaugurale pour parler de ses recherches et de sa réflexion.

L’Obs a republié un grand entretien qu’il avait mené avec Didier Fassin lors de la sortie de son livre sur la « Vie »

Ces différents points d’entrée dans la réflexion et les études de Didier Fassin m’ont énormément intéressé.

Il arrive à réaliser cette performance de décliner avec naturel les statistiques et les études générales sur l’espérance de vie, la qualité de vie et les inégalités mais aussi de se mettre à hauteur d’homme pour illustrer la froideur des chiffres par l’émotion et la vérité de l’histoire de la vie d’êtres humains dont il raconte la réalité.

Il ne m’est pas possible de faire une synthèse de son propos mais je citerai un extrait de sa leçon inaugurale qui commence par l’espérance de vie :

« (…) Ce que nous nommons d’une expression aussi élégante que trompeuse « espérance de vie » n’est qu’une mesure abstraite résultant de la sommation de la probabilité de décéder aux différents âges et imaginant une génération fictive soumise aux conditions de mortalité de l’année considérée. Mais où donc est passée la vie ? Certes, l’espérance de vie nous informe sur un fait majeur : les disparités considérables de longévité existant dans nos sociétés – treize ans en France, quinze ans aux Etats-Unis, quand on compare les plus riches et les plus pauvres.

Mais ce qu’on peut dire de l’inégalité des vies tient-il dans cette seule mesure ? Deux illustrations suggèrent que cette quantification est nécessaire mais non suffisante. Elément troublant, en France, mais l’observation vaut pour d’autres pays occidentaux, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, les femmes ont une mortalité plus faible que les hommes. Ainsi les ouvrières vivent-elles plus longtemps que les hommes cadres, même si l’écart s’est réduit au cours des dernières décennies.

Ce fait, principalement lié à des différences de comportements à risque au regard de la santé, a souvent été décrit comme signant un privilège pour le sexe féminin. Or, d’une part, si les ouvrières ont une espérance de vie à 35 ans de deux années supérieure aux hommes cadres, leur espérance de vie sans incapacité est de sept ans inférieure, conséquence probable de conditions de travail défavorables ; l’avantage apparent est donc un artifice. D’autre part, et surtout, l’espérance de vie ne renseigne pas sur la qualité de vie, que ce soit en termes d’autonomie, d’émancipation, d’exposition au sexisme, et finalement de réalisation de soi ; nul besoin de souligner combien, sur ces différents plans, les femmes ont été et sont encore pénalisées dans un pays où elles n’ont obtenu que récemment le droit de voter et d’ouvrir un compte bancaire, l’accès à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse, l’autorité parentale conjointe et l’égalité des époux dans la gestion des biens de la famille, la reconnaissance des violences conjugales et du harcèlement sexuel.

 Comme n’a cessé d’y insister Françoise Héritier [1933-2017], ce qu’elle appelle la « valence différentielle des sexes » est, dans toutes les sociétés humaines connues, le produit de hiérarchies qui opèrent dans l’univers symbolique autant que dans le monde social, le premier servant souvent de justification au second pour distribuer inégalement le pouvoir. Qu’en France, ou ailleurs, les femmes vivent plus longtemps que les hommes ne nous dit rien, par conséquent, de ce qu’est leur vie ou, plus précisément, ce que la société en fait.

Une réflexion en quelque sorte symétrique peut être développée pour ce qui est des hommes noirs aux Etats-Unis qui, eux, vivent moins longtemps que les hommes blancs. La mort d’hommes et d’adolescents afro-américains tués par des policiers, et notamment d’Eric Garner étouffé lors de son interpellation pour vente de cigarettes à la sauvette [le 17 juillet août 2014, à New York], de Michael Brown abattu de plusieurs balles alors qu’il marchait dans la rue [le 11 août 2014, à Ferguson], de Freddie Gray victime de fractures cervicales occasionnées par son arrestation à la suite d’un contrôle d’identité [le 15 avril 2015, à Baltimore], de l’enfant Tamir Rice tué sur un terrain de jeux alors qu’il portait à la ceinture un pistolet factice [à Cleveland, le 22 novembre 2014], et de bien d’autres, a révélé la fréquence de ces incidents mortels. »

Et il revient à la réflexion sur la vie que j’ai essayé d’esquisser au début de ce mot du jour mais en la confrontant à la réalité des inégalités :

« Il y a ainsi, d’un côté, la vie qui s’écoule avec un commencement et une fin, et de l’autre, la vie qui fait la singularité humaine parce qu’elle peut être racontée : vie biologique et vie biographique, en somme. L’espérance de vie mesure l’étendue de la première. L’histoire de vie relate la richesse de la seconde. L’inégalité des vies ne peut être appréhendée que dans la reconnaissance des deux. Elle doit à la fois les distinguer et les connecter. Les distinguer, car le paradoxe des femmes françaises montre qu’une vie longue ne suffit pas à garantir une vie bonne. Les connecter, car l’expérience des hommes afro-américains rappelle qu’une vie dévalorisée finit par produire une vie abîmée. »

Et il cite Bourdieu et parle de notre société économique et sociale :

« Comme Pierre Bourdieu, dont les livres m’ont fait découvrir les sciences sociales, l’a montré à propos de sa propre histoire : c’est en prenant la distance épistémologique nécessaire qu’on transforme une expérience en connaissance et qu’on fait d’une dette sociale une œuvre scientifique. La question de l’inégalité est présente dans toute la sienne, même s’il lui donne d’autres noms, reproduction et domination, force de l’habitus et lutte des classements. De cette inégalité, qui prend de multiples formes, à l’école et dans le travail, en termes de capital économique et de capital social, la plus profonde est celle devant la vie même. »

J’ai donc voulu terminer cette série de mots par la « vie » avec un regard d’abord philosophique et poétique pour ensuite, grâce à Didier Fassin, esquisser la réalité sociologique des inégalités devant la vie. Car la vie n’est pas la même si un enfant nait en Somalie ou en Allemagne, s’il nait dans une famille pauvre ou dans une famille riche, s’il nait dans une famille noire ou dans une famille blanche, s’il nait femme ou homme dans beaucoup de pays du monde.

Et sur ce point on comprend bien que les solutions ne sauraient être individuelles mais sont politiques au sens le plus noble de ce terme.

Je sais que beaucoup ne croit plus en la politique. C’est pourtant la seule solution, celle de ne pas s’occuper de son seul ego, de sa petite famille, de son petit jardin mais de s’intéresser plus globalement à la communauté des vivants.

Didier Fassin restreint son propos à homo sapiens. J’aimerais élargir cette vision et inclure dans la communauté des vivants, non seulement l’espèce humaine mais aussi les autres espèces et les végétaux qui sont « en vie ».

Je finirai pas un dessin qui pose une question :


<La Leçon inaugurale de Didier Fassin : l’inégalité des vies>

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