Mercredi 27 Janvier 2016

Mercredi 27 Janvier 2016
« Vous n’êtes pas coupable ! vous êtes victime. »
Vous n’êtes pas coupable, vous êtes victime !
Combien de combats et de prise de conscience a-t-il fallu pour arriver à cette affirmation qu’il faut dire et répéter aux femmes victimes de viols comme de violence.
Et encore, même dans nos pays, cette pensée délétère, « elle a dû le chercher un peu ! » n’est jamais très loin. Elle est même exprimée par des femmes comme récemment par la maire de Cologne après les événements que nous savons.
Ma mère m’a appris tant de choses qui m’ont construit et que je continue à mettre en œuvre dans ma vie. Mais elle ne m’a appris le féminisme. Je l’ai appris ailleurs et contre son enseignement !
Et lorsqu’on quitte les pays occidentaux et qu’on va en Inde ou dans la grande majorité des pays où l’Islam est prééminent, la pensée que la femme est forcément coupable n’est pas peu présente, elle est omniprésente, première dans la démarche juridique.
Lisez donc ce billet de Tahar Ben Jelloun sur son blog.
Je reviens vers Michelle Perrot, l’historienne, dans les matins de France Culture du 20 janvier 2016 :
« La violence contre les femmes est universelle et elle est de très longue durée et nous n’en voyons aujourd’hui qu’un aspect.
C’est lié à l’idée de la hiérarchie des sexes. C’est surtout l’inégalité qui a régné, c’était l’évidence. Et pour arriver à une sorte de rupture de cette évidence, il a fallu du temps.
C’est au XVIIème, Descartes « La science n’a pas de sexe », qu’on commence à parler d’égalité.
Et puis il a fallu l’action des femmes elles-mêmes.
Le viol a mis très longtemps pour être reconnu comme crime.
C’est tout à fait récent. Le procès de 1978 à Aix en Provence, où deux jeunes femmes qui campaient avaient été violées. Elles ont protesté. Il y a eu un procès. Gisèle Halimi a été l’avocate et c’est à la suite de ce procès qu’il y a eu la fameuse loi sur le viol [de 1980] qui dit que le viol est un crime, ce n’est pas simplement un délit.
La prise de conscience de tout cela est récente et lié au changement de perception du rapport entre les hommes et les femmes. »
Revenons à cet épisode du procès d’Aix en Provence, pour lequel vous trouverez cet article assez détaillé.
Cela s’est passé en 1978, j’avais 20 ans. Je sais bien que je suis très vieux, mais ne plaisantons pas : c’était hier, dans notre pays de liberté : la France.
J’en tire les extraits suivants pour décrire comment ont été traitées, dans un premier temps,  les victimes et leur avocate:
« Jusque dans les années 1970, le viol relevait du tabou. Les victimes étaient considérées comme étant plus ou moins consentantes. Une affaire retentissante d’agression sexuelle en réunion va totalement changer le regard de la société. En août 1974, Anne Tonglet et Araceli Castellano, des touristes belges, homosexuelles, plantent leur tente dans une calanque de naturistes, à Marseille. Le lendemain, à l’aube, elles sont réveillées par trois hommes qui se jettent sur elles, les tabassent, et les violent cinq heures d’affilée. Grâce aux signalements fournis, les agresseurs sont vite interpellés. Les jeunes femmes portent plainte. Commence alors un vrai calvaire pour obtenir que les coupables soient jugés. « La presse locale considérait qu’elles l’avaient bien cherché, se souvient Alain Dugrand, qui couvrait l’affaire pour « Libération ». Comment imaginer camper dans les calanques, à Marseille, en faisant du naturisme ? C’était déjà créer une situation de pousse-au-crime. »
[…]
L’instruction d’un dossier de viol débutait par une enquête de moralité de la plaignante. La police devait s’enquérir de son degré de fiabilité. Si elle avait eu, antérieurement, des relations sexuelles, elle était soupçonnée de mentir. Il lui fallait ensuite convaincre les médecins. Anne Tonglet raconte la séance où elle et son amie ont été examinées par un professeur devant des étudiants. Tous des hommes : « On a dû écarter les jambes chacune à notre tour et il a introduit son doigt dans le vagin « pour voir si l’hymen acceptait le doigt ou pas. […]
L’affaire est requalifiée en simples coups et blessures. Déçues par leurs avocates, Anne et Araceli contactent Gisèle Halimi. […] Elle obtient d’abord que le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence se déclare incompétent pour juger les trois agresseurs – ceux-ci feront annuler cette décision. Débute une campagne contre le viol lancée en 1975 par les mouvements féministes. La honte change de camp. Pour la première fois, une femme violée témoigne à visage découvert à la télévision. […]
A chacune de leurs sorties, l’avocate et sa jeune assistante, Agnès Fichot, sont insultées. Les nombreux partisans des prévenus leur crachent dessus. Mais les trois hommes, qui n’ont cessé de clamer leur innocence, sont condamnés à six ans de prison pour l’un, et à quatre pour les deux autres. En décembre 1980, une loi définit exactement le viol, soit toute forme de pénétration, quelle qu’elle soit, et le criminalise. »
Parallèlement est sorti un film en 1978 « L’Amour violé » réalisé par Yannick Bellon et où Nathalie Nell jouait le rôle principal.
C’est un film que j’ai vu à sa sortie lors de ma période strasbourgeoise. Il m’avait profondément marqué. Ce fut la première étape de ma prise de conscience féministe qui n’a fait que se renforcer depuis.
Bien sûr, être femme ne signifie pas forcément porter des valeurs éthiques. Le jugement de Bertrand Russell reste valable : c’est une erreur de croire dans la supériorité morale des opprimés. On peut être femme et être « une mauvaise personne » et par exemple piéger un homme notamment par le biais d’une accusation de viol.
Mais ce n’est pas de cela que je parle.
Jamais la tenue vestimentaire d’une femme ne peut justifier la moindre agression.
Si une femme se promène nue dans la rue, elle commet un attentat à la pudeur, si telles sont les règles qui s’appliquent dans cette commune (je ne néglige pas les espaces naturistes). Si un homme doit réagir, il doit prendre un vêtement pour essayer de couvrir cette femme.
Il n’y a pas le début d’un commencement de consentement à l’acte sexuel de la part de cette femme. L’interpréter ainsi constitue un trouble du jugement de certains esprits masculins.
C’est pour cela qu’il m’est particulièrement pénible d’accepter le voile des femmes dans l’espace public, parce qu’il repose sur cette idée scandaleuse que les agressions sexuelles par des mâles éructant seraient justifiées par le comportement et l’habit des femmes.
Non ! Les agressions sont le fait de la perversion de la pensée mâle !
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Mardi 26 Janvier 2016

Mardi 26 Janvier 2016
« The fallacy of the superior virtue of the oppressed»
« L’erreur qui consiste à croire dans la supériorité morale des opprimés »
Bertrand Russell (mathématicien et philosophe britannique 1872-1970)
(Titre du chapitre 5 des « Unpopular Essays  »(Essais impopulaires ouvrage de 1950)
Récemment, j’ai lu « Une vie» de Simone Veil qui raconte la vie de cette grande dame qui a tant fait pour la cause des femmes et qui a été aussi survivante des camps nazis.
C’est un livre passionnant. Un extrait m’a particulièrement marqué, il se situe aux pages 82 et 83 du livre.
Il s’agit d’un épisode qui se situe à la fin de la guerre, l’armée rouge déborde partout l’armée allemande, les nazis s’affolent et évacuent les camps de la mort dans la panique et une horreur encore accentuée.
Ils mélangent les femmes et les hommes et :
« Le 18 janvier 1945, le commandant de Bobrek, reçut l’ordre de départ. Nous sommes donc partis à pied pour l’usine Buna, située dans l’enceinte d’Auschwitz–Birkenau. Nous y avons rejoint tous les autres détenus des camps d’Auschwitz, environ 40 000 personnes, et avons entamé cette mémorable longue marche de la mort, véritable cauchemar des survivants, par un froid de quelque 30 degrés en dessous de zéro. Ce fut un épisode particulièrement atroce. Ceux qui tombaient étaient aussitôt abattus. Les SS et  les vieux soldats de la Wehrmacht qu’ils encadraient jouaient leur peau et le savaient.
Il leur fallait à tout prix fuir l’avance des Russes, tenter d’échapper coûte que coûte à la mort qui les poursuivait. Enfin, nous sommes parvenus à Gleiwitz, à 70 km plus à l’ouest, je dis bien 70, où s’opérait le regroupement des déportés qui avaient réussi à survivre. La proximité croissante des troupes soviétiques affolait tellement les Allemands que nous nous sommes alors demandé si nous n’allions pas tous être exterminés. Nous attendions notre sort, hommes et femmes mélangées dans ce camp épouvantable où il n’y avait plus rien, aucune organisation, aucune nourriture, aucune lumière.
Certains hommes exerçaient sur les femmes un chantage épouvantable : « Comprenez nous, on n’a pas vu de femmes depuis des années. » C’était l’enfer de Dante. Je me souviens d’un petit Hongrois très gentil. Il avait dans les treize ans et son désarroi était tel que nous l’avions recueillie par pitié. Il disait : « les hommes, ils m’ont abandonné. Je suis tout seul. Je ne sais pas où aller. Je ne sais pas trop comment trouver à manger. N’empêche que les hommes ils seront bien contents tout de même de nous retrouver quand il n’y aura plus de femmes ». C’était à fendre le cœur. Je me demandais en mon fort intérieur : « que vont devenir ces jeunes s’ils parviennent à échapper à cet enfer ? ».
C’était l’enfer de Dante !
Simone Veil dit en quelques mots, de manière pudique la violence à l’endroit des femmes et aussi des enfants, dans un univers de violence généralisée. La violence contre les femmes s’ajoute à la violence générale : « Certains hommes exerçaient sur les femmes un chantage épouvantable.»
Ces « certains hommes » ont vécu l’horreur, ils sont des opprimés de l’extrême et l’épisode comme le décrit Simone Veil est terrifiant, ils marchent la faim au ventre, par -30°, la moindre faiblesse signifie la mort que les nazis distribuent sans état d’âme à tous les déportés qui les retardent dans cette course vers l’abîme.
Et ces misérables mâles trouvent plus faibles qu’eux et essayent de justifier leurs actes par cette supplique ignoble « comprenez-nous, on n’a pas vu de femmes depuis des années. »
Michelle Perrot dans les matins de France Culture du 20 janvier explique :
« Au XIXème siècle, les ouvriers battaient leurs femmes. Il y avait une violence contre les femmes que le mouvement ouvrier a niées pendant longtemps.
C’est toujours plus difficile à penser. Moi je crois qu’il ne faut surtout pas la nier. »
Et elle ajoute : « Que reste-t-il à dominer pour un homme particulièrement dominé sinon les femmes ? Et c’est pourquoi dans ces situations où on pourrait penser qu’il y a solidarité entre les hommes et les femmes. Eh bien non !  Il y a une dominée de plus c’est la femme ! »
Ainsi, ce n’est pas parce qu’on est migrant qu’on cesse de dominer les femmes.
Parmi les migrants opprimés, il y a plus opprimé encore : ce sont les femmes qui vivent la même oppression que les hommes et en sus l’oppression sexuelle de certains hommes.
Je crois que rien ne peut mieux décrire cette réalité que la formule de Bertrand Russell : L’«erreur qui consiste à croire dans la supériorité morale des opprimés »
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Lundi 25 Janvier 2016

Lundi 25 Janvier 2016
« La nuit des chasseurs »
Annick Cojean
Il s’est donc passé des agressions contre des femmes, à grande échelle, par des bandes organisées dans la ville de Cologne le 31 décembre.
Les forces de l’ordre n’ont pas su maîtriser ces actes de violence et dans un premier temps ont communiqué dans un déni de la réalité. Ils ont osé affirmer que la nuit du réveillon s’est bien passée.
« La nuit des chasseurs » est le titre d’un article où la journaliste du Monde, Annick Cojean, donne la parole à des victimes. Vous trouverez cet article derrière ce lien.
Pour une fois je n’en citerai aucun extrait, car ce ne sont pas ces faits que je vais développer, mais un sujet beaucoup plus large, qui vient de loin, qui est toujours présent dans le monde entier, à des stades différents, mais toujours présent : je veux parler de la violence faite aux femmes…
C’est dans la sphère privée que cette violence est la plus forte, la plus présente, la plus extrême.
8 femmes violées sur 10 connaissent leur violeur et le viol se passe à leur domicile ou au domicile du criminel.
En France, on estime il y aurait un viol toutes les 6,3 minutes, ce qui fait à peu près 230 viols par jour.
Concernant les meurtres et les autres violences commises à l’égard des femmes, en France, c’est aussi et massivement le domicile qui est le lieu de l’acte et le criminel un proche, souvent le compagnon de la victime.
Mais ce n’est pas de la sphère privée que je vais prioritairement parler.
Cette semaine j’ai l’intention de parler, plus particulièrement, de la violence contre les femmes dans l’espace public.
Ce n’est pas la première fois que je parle de ce problème.
J’avais déjà fait appel à Annick Cojean, cette grande journaliste du Monde le 8 septembre 2014 pour ce mot du jour : « C’est juste pas de chance d’être une femme dans la plupart des pays du Monde »
Et le mot du jour du 18 novembre 2014 parlait d’une étude pilotée par Sylvie Ayral et Yves Raibaud « la  fabrique des garçons ».
Mais que s’est-il réellement passé à Cologne ? On ne le sait toujours pas très bien 25 jours après les faits.
Et n’est-ce pas cela le plus surprenant dans cette affaire ?
Certaines choses sont sûres :  de manière massive des femmes ont été harcelées sexuellement et pour certaines violées par des hommes en groupe et d’origine immigrée semble-t-il majoritairement.
Mais il y a aussi eu beaucoup de vols.
Dans l’émission la Grande Table de France Culture du 20 janvier L’anthropologue des mondes contemporains Véronique Nahoum-Grappe, ancienne élève de François Héritier qui a beaucoup travaillé sur la question des différences des sexes, sur la domination masculine et la violence faite aux femmes explique qu’en Occident on pensait plutôt que les foules étaient protectrices, qu’avec du monde on ne risquait rien
Et ce fut la sidération de Cologne. Le fait de constater que cette foule peut devenir hostile, créer un mur qui va vous isoler pour vous peloter, vous déshabiller, vous menacer sexuellement pour mieux  vous voler votre sac à main et peut être même vous violer, est terrifiant.
Les femmes n’étaient pas préparées à cela.
Peloter, s’en prendre aux attributs physiques de la femme pour la fragiliser et lui voler son sac dans une manipulation mafieuse, qu’est ce qui est premier ? S’en prendre au corps des femmes ou voler ?
Véronique Nahoum-Grappe parle d’une ratonnade d’un nouveau type. « Les mafias entrent dans toutes les failles, c’est une mafia un peu proto-proxénète qui allie le rapt et le racket »
Alors on a parlé du choc des cultures. Ces arabes et ces migrants qui ne savaient pas se tenir !
Il ne s’agit pas de nier que les pays arabo-musulman du golfe, du moyen orient comme les pays du Maghreb à l’exception de la Tunisie ont une pratique des relations homme-femme bien pire que dans nos pays.
Dans l’émission des matins du 20/01 l’écrivaine et une militante féministe algérienne Wassyla Tamzali a reconnu  : « Il y a un rapport spécifique d’inégalité dans les pays musulmans. Ce sont les seuls pays qui ne reconnaissent pas l’égalité des hommes et des femmes »
Je ne développerai pas cette polémique concernant la provenance des agresseurs. Pour l’instant il semblerait plutôt qu’il viendrait  du Maghreb et donc de ces bandes mafieuses évoquées ci-avant.
Mais après ce malaise de se dire qu’après 25 jours on ne sait toujours pas précisément ce qui s’est passé, c’est-à-dire qui l’a fait ? Pourquoi ? Y a-t-il eu préméditation ? Quel était l’objectif ?
Il y a un second malaise, c’est pourquoi ce silence ? Pourquoi les autorités n’ont-ils rien dit ?
Alors l’explication paraît évidente : les autorités ne voulaient pas stigmatiser les réfugiés !
Ils avaient peur, parce que quelques-uns avaient commis des « mauvais actes » la population pouvait vouloir se retourner contre tous.
Peut-être.
Constatons que c’est raté. Le fait de n’avoir rien dit rend la situation beaucoup plus dangereuse : « Ils nous l’ont caché ! Qu’est ce qu’il nous cache d’autre ? »
Mais l’explication principale n’est-elle pas le fait qu’il s’agit de violences faites aux femmes ?
Marianne Meunier, journaliste à la Croix et invité des matins de France Culture a expliqué : « Les évènements  de Cologne ont entrainé des révélations en Suède. L’extrême droite a pris ce prétexte pour expliquer que ce sont ses noires prévisions qui se sont réalisés : l’afflux de personnes qui ne respectent pas nos standards de vie. Mais d’autres qui sont des associations féministes rapportent que la violence faite aux femmes n’est pas seulement le fait des émigrés. C’est une expérience quotidienne et beaucoup plus récurrente qu’éprouve les femmes en Europe et pas seulement à  Cologne. »
Vous en avez entendu parler ?
La violence faite aux femmes c’est moins grave, semble-t-il !
Si cela est arrivé, c’est qu’elles ont été imprudentes et autres explications scandaleuses !
Véronique Nahoum-Grappe fustige ces attitudes :
 « Fureur ! Fureur de fond !
Parce que cela touche à la liberté, à la liberté de sortir, le soir entre copines !
[…] je suis sidéré par ce silence.
Parce qu’on ne veut pas dire du mal sur ces personnes sur ces migrants, parce que ça gène.
Ne parlons pas de ce qui dérange ! Restons politiquement correct !
Parce que ces violences sont faites aux femmes on peut les cacher ?
Ça c’est inouï !
Ce silence montre que les violences faites aux femmes ne sont jamais perçues aussi violentes que celles qui sont commises à l’égard d’autres groupes ! »
Oui je crois profondément que c’est une des raisons du silence et aussi du peu d’empressement pour intervenir et enquêter sur ces évènements.
La maire de Cologne, une femme ! a immédiatement donné des conseils qui laissaient entendre qu’il fallait être plus prudent…
Quand ce sont des violences faites aux femmes, il y a toujours un peu de la responsabilité de la fille d’Eve …
Fureur ! fureur oui !
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Mercredi 20 Janvier 2016

Mercredi 20 Janvier 2016
« La consommation ostentatoire »
Thorstein Veblen (1857 – 1929) économiste et sociologue américain
Les soldes !
Les soldes d’hiver 2016 ont été lancées le 6 janvier dernier.
Et on voit des grappes de personnes s’agglutiner dans des magasins, surtout des magasins de vêtements et être entraînées dans une fièvre consommatrice compulsive.
Mais qu’est-ce qui pousse tous ces gens à acheter, à consommer bien au-delà de leurs besoins ?
Thierry Brugvin a dirigé l’ouvrage « Être humain en système capitaliste ? Psychosociologie du néolibéralisme » paru en septembre 2015.
Il prend appui sur ce concept de « consommation ostentatoire » de Thorstein Veblen
Wikipedia nous apprend que : Le concept de consommation ostentatoire est la traduction française de l’expression anglaise « Conspicuous consumption », forgée par le sociologue et économiste américain Thorstein Veblen et exposée pour la première fois en 1899 dans son ouvrage Théorie de la classe de loisir. Dans cette étude des classes supérieures, de la très haute bourgeoisie aux USA, Veblen note que celle-ci gaspille temps et biens. Lorsqu’elle favorise dans la vie le loisir, elle gaspille du temps, et lorsqu’elle consomme de manière ostentatoire, elle gaspille des biens.
La consommation est statutaire, elle sert à celui qui en fait un « usage ostentatoire » à indiquer un statut social.
Thierry Brugvin explique :
« Le besoin de consommer et de posséder compense la peur de ne pas être reconnu et d’être faible. Le marketing capitaliste vise à inciter à la consommation infinie et repose sur plusieurs besoins et peurs de nature psychologique.
Le sociologue Thorstein Veblen qualifie de « consommation ostentatoire », c’est-à-dire l’acte de consommer pour se sentir exister par le regard des autres, qu’on imagine envieux et admiratif.
[…]
Le besoin de possession et d’accumulation est quasiment illimité chez certains milliardaires, qui accumulent plus qu’ils ne pourront jamais consommer ou dépenser. Car, le ressort profond de leurs besoins réside sur un besoin de puissance. Le niveau de leur consommation devient un indicateur de réussite.
L’autre aspect du besoin névrotique de possession consiste à se sécuriser, face à la peur de manquer au plan affectif et matériel. La sécurité matérielle relève des besoins essentiels physiologiques (de se nourrir et de se loger), mais aussi de posséder des technologies puissantes et multiples. Ces dernières visent à être en capacité de faire face à tous les besoins et problèmes éventuels, grâce à des instruments, à la technologie (automobile, ordinateur, outillage), mais aussi le besoin névrotique de connaissance. […]
Le besoin de consommer relève aussi d’un besoin de possession affectif et non pas seulement matériel. Le fait de consommer (de la nourriture, des vêtements, des voyages, de la culture…) s’avère nécessaire à la vie et à l’épanouissement de l’être humain. Mais à l’excès, cela manifeste le besoin de compenser une carence affective. Il s’agit à nouveau de la peur de ne pas être aimée suffisamment.
Plus le consommateur se nourrit, plus il se donne de l’amour par ce qu’il ingurgite, plus il compense alors sa peur de ne pas être aimé. C’est un comportement analogue aux boulimiques, mais eux à un degré extrême. […]
Le besoin de consommer s’alimente de la peur de manquer et de ne pas être reconnu.  […] »
Et il finit par cette réflexion toute empreinte de simplicité épicurienne :
« Le détachement et l’acceptation vis-à-vis de ces peurs névrotiques permettent aux individus de retrouver une sécurité psychologique intérieure et finalement de se recréer de vraies valeurs, telles celles d’être heureux dans et par la sobriété. »
J’entends de façon prémonitoire des réactions offusquées.
Que cette réflexion psychologique puisse s’appliquer aux milliardaires qui accumulent des biens et des finances qui dépassent de très loin leur capacité d’utilisation et  de jouissance peut être entendu.
Mais rapprocher cette réflexion des soldes n’est pas sérieux !
Du point de vue de la micro-économie, il s’agit d’une attitude pertinente pour le client d’attendre les meilleurs prix pour acheter et parallèlement les commerçants ont besoin de ces périodes pour leur chiffre d’affaire.
Du point de vue de la macro économie, il faut bien penser à la croissance du PIB et un emballement de la consommation ne peut qu’être bénéfique pour ce carburant nécessaire à l’emploi et aux performances économiques.
Certes !
Le mot du jour n’a aucune vocation de prêcher une morale mais simplement poser des questions auquel il appartient à chacun, s’il le souhaite, de répondre pour sa part.
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Vendredi, le 06/11/2015

Vendredi, le 06/11/2015
«  je vais vous prendre. Depuis ce matin, je n’ai vu défiler que des « voilées ». Finalement, vous êtes la moins pire ! »
Une maman de Chatou qui cherche une baby Sitter à une fille voilée qui postule pour ce travail Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 197 à 200, 8 juillet 2013
Le texte de l’annonce disait : «Urgent : maman parfaite mais surbookée cherche garde pour ses deux p’tits loups pendant l’été. Prolongation possible si atomes crochus.» L’adresse est à Chatou et, avant même d’être arrivée, Rim a averti les deux copines qui l’accompagnent : «C’est un coin perdu avec que des Français. » Dans le RER, on devise paisiblement des nouveaux parfums de glace chez
Haagen-Dazs et d’un DVD de Gad Elmaleh.
Il est convenu que les copines attendent devant la résidence, pendant que Rim se présente au rendez-vous. Quand elle ouvre, la « maman-parfaite-mais-surbookée» pousse un cri : « Mon Dieu !» Elle recule de deux pas.
«Je vous avais prévenue au téléphone que je portais le foulard, soupire Rim.
– Je n’avais pas réalisé. Je croyais que c’était juste un petit bandana.»
Sabrina est vêtue d’un jilbeb, robe noire tout en drapé tombant jusqu’au sol, manches longues et voile marron qui ne laisse voir que l’ovale du visage. Elle l’a acheté 37 euros dans son magasin préféré au métro Couronnes.
« Je suis opé tout de suite », poursuit Rim, comme si de rien n’était. La maman parfaite tente de reprendre ses esprits : «C’est-à-dire ?»
« Opérationnelle. Je ne fume pas, je ne bois pas, je travaille pendant les congés des Français, Noël, le 14-Juillet, et même le dimanche si vous voulez. »
La maman surbookée est déjà en train de rabattre la porte : « Je suis confuse, mais je n’assume pas par rapport aux voisines. »
En bas, les trois copines n’ont pas l’air surpris. Elles sont en jilbeb, elles aussi. Rim a été la première à le porter, il y a quatre ans. « Pas de ça à la maison ! », s’est fâché son père. Il l’a prévenue qu’il ne sortirait plus avec elle dans la rue. « On va croire que c’est moi qui t’oblige. D’ailleurs, ils le disent à la télé, c’est contre la liberté de la femme. Pourquoi il a fallu que ça m’arrive à moi ? »[…]
Elle était encore en terminale à l’époque où elle l’a mis, le genre bonne élève qui en veut. Le proviseur l’avait d’abord exclue, puis convoquée pour un compromis : les robes longues, d’accord, mais achetées dans les magasins style H & M. Et pas de foulard. Sa mère pleurait à côté d’elle à l’entretien. « On a voulu lui donner toutes les chances, celles qu’on n’a pas eues nous-mêmes. Et voilà, elle se bloque toute seule. »[…]
Les copines remontent jusqu’aux Champs-Elysées, temps gris et déprimant. «Il était bien payé, en plus, ce boulot à Chatou », râle Sabrina. Fatoumata boude, elle voudrait rentrer dans le quartier, vers La Courneuve. « Là-bas, on est tranquilles, on n’est pas obligées de se promener à trois pour se donner du courage. »
Le portable de Rim sonne. Dans l’appareil, une voix dit : « Vous ne pouvez pas l’enlever, rien que pour l’été ? » C’est la «maman-parfaite-mais-surbookée».
«Imaginez que je le retire…, lance Rim, en raccrochant.
– Je te tue», rigole Fatoumata.
[…] Sabrina devient nostalgique. Elle y buvait des coups quand elle travaillait dans le quartier, assistante de direction. Aujourd’hui, elle rêve encore de ce boulot, de la vie qu’elle s’était créée, aller à droite à gauche, faire les magasins, rigoler. A la fois, elle avait toujours cette impression de devoir jouer un rôle. La religion avait commencé à la travailler, mettre le foulard aussi. Elle s’est lancée, c’était un lundi matin, elle s’en souvient.
A l’entrée de la boîte, on ne veut pas lui ouvrir. Elle répète dans l’Interphone : «Je suis salariée.» Elle entend répondre la standardiste, avec qui elle déjeune tous les jours : «Madame, il n’y a personne comme vous ici.» Elle donne les numéros de postes de sa hiérarchie, arrive à l’accueil, où elle est à nouveau bloquée. «Je ne peux pas prendre seule la responsabilité de vous laisser entrer. Il faut qu’un chef vienne voir.» La directrice du personnel arrive, Sabrina remonte avec elle le long couloir vitré. Dans les bureaux, les gens s’arrêtent de travailler pour la regarder passer, bouche bée.
Elle veut hurler : « C’est moi Sabrina. J’ai mis un voile, mais je suis toujours la même ! » Pas un son ne sort et, en même temps, elle sent monter en elle une sensation intense et inconnue, celle d’être devenue extralucide et de voir pour la première fois les gens « en vrai », avec tout ce qu’ils pensaient d’elle sans oser le lui dire. Elle aperçoit Georges, son boss au bout du couloir. Se croit sauvée : elle a toujours été sa chouchou. Il dit : «Je ne te voyais pas comme ça. » Elle le déçoit, elle le sent, et c’est ce qui lui fait le plus mal. Le lendemain, elle envoie sa démission.
 
Fatoumata commande un deuxième Coca light. « Pour nous, il n’y a que des boulots de garde d’enfants. » Sabrina est partie se remaquiller. Le téléphone de Rim sonne à nouveau. « Ecoutez, je vais vous prendre. Depuis ce matin, je n’ai vu défiler que des « voilées ». Finalement, vous êtes la moins pire ! »
Ainsi se termine les 5 reportages que j’ai choisis arbitrairement dans ce livre où Florence Aubenas raconte simplement les gens, en ne jugeant pas et plutôt avec bienveillance.
Il y a les dogmes, des théories, de grandes évolutions économiques, des indicateurs, des politiques ou des non politiques (laisser faire) économiques et puis il y a les gens qui n’ont pas les clés, qui ont peut être fait des mauvais choix, mais qui pour la plupart sont surtout nés au mauvais endroit, au mauvais moment et dans un milieu qui n’a pas les clés, pas les réseaux. Pourtant la plupart de ces personnes ne se plaignent pas, elles cherchent à s’en sortir, comme elles peuvent…

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Jeudi, le 05/11/2015

Jeudi, le 05/11/2015
« un pays de gosses qui font des gosses »
Florence Aubenas
Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 225 à 228, 17 février 2014
 Sa première visite dans les bourgades de la Thiérache l’a sidéré, « un choc visuel », dit-il. Pourtant, Franck Audin est né ici, ou pas très loin, à Saint-Quentin, 40 km vers le Nord. Il a voyagé aussi, des missions humanitaires dans des contrées déchirées. Pourtant, dans ces rues de brique et d’ardoise, il ne parvient pas à détourner les yeux de ces filles, si jeunes, si nombreuses, la sortie de l’école, croirait-on, si chacune ne poussait un landau avec un bébé : la traversée d’un pays de gosses qui font des gosses. Bien sûr, Audin a la sale impression de basculer dans la caricature, lui qui fédère les centres sociaux de l’Aisne.
Déjà, la région de la Thiérache, collée à la frontière belge, se remet à peine d’avoir été baptisée « Chômeurland », avec ses 17,9 % de sans-emploi. Et voilà les « grossesses précoces », comme disent les institutions, deux fois plus nombreuses qu’ailleurs. Au début, on parlait de « problème ».
On évite maintenant. « Problème pour qui ? La plupart de ces jeunes filles disent désirer avoir un enfant », explique Véronique Thuez, infirmière et conseillère au rectorat d’Amiens.
[…] En fait, elles étaient quatre au collège à accoucher cette année-là. Les autres ont abandonné l’école. « De toute façon, un diplôme, ça ne veut plus rien dire », proteste une autre, deux couettes nouées haut sur la tête, comme sa toute petite fille. Sa voisine hausse les épaules : « Même les patrons n’en veulent plus, d’un CAP : on serait trop cher payées. »[…]
A la protection maternelle et infantile, Mademoiselle Couettes, 17 ans, a pris de haut les questions au sujet du père : « On a droit à sa vie privée, comme les stars, pas vrai ? » Elle compte vivre « en famille ». Avec le papa ?
Ça rigole franchement par-dessus les frites. Non, Mademoiselle Couette veut dire « vivre avec [ses] parents à [elle] »
[…]
« A une époque, les filles comme nous devaient se cacher, la honte », reprend la brune au tatouage. Les autres écarquillent les yeux. « Aujourd’hui, c’est l’inverse : on compte pour quelque chose quand on a un enfant. » Elle a été étonnée de toucher de l’argent pour sa fille. « Je savais qu’on en recevait, mais pas autant. » Ce n’est pas la fortune, bien sûr, mais une « sécurité ». « L’avenir », s’enflamme sa voisine, remuant les draps de son fils comme on tisonne. « Un enfant, c’est déjà ça, toujours quelque chose qu’on a », dit-elle […]

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Mercredi, le 04/11/2015

Mercredi, le 04/11/2015
« C’est vrai, on est le dernier crédit sans intérêts.»
Une employée de l’office d’HLM à une locataire qui se présente avec des loyers impayés
Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 42 à 45, 20 mai 2013
[…], pour les loyers impayés de son T3, Cassandra s’est résolue à aller à l’office HLM, « comme tout le monde ». Bouboulette l’accompagne. Depuis qu’il a pu s’offrir le permis de conduire, on le croirait promu nouveau chef de toute la famille. L’événement a été fêté, presque autant que son diplôme d’instituteur l’an dernier.
A l’office HLM, une brune enjouée avec un chignon les reçoit sous des photos de la région, la Normandie pittoresque […]
Cassandra en vient au but. Elle n’arrive plus à payer son loyer.
« On va regarder ensemble votre budget », reprend l’employée en souriant.
Cassandra commence par le « poste numéro un », les factures, « qu’on est obligé de payer, sinon ils vous coupent tout de suite » : le téléphone portable et Internet. « Sans ça, on est mort : surtout mon mari, en recherche d’emploi. » Il était commercial et « bricole dans l’informatique en attendant mieux ».
Autrement dit, il achète des sacs imitation Vuitton en Chine sur le Net et les revend en France sur le site Le Bon Coin. « Au black », précise Cassandra. Elle n’y voit aucun mal, au contraire. « Vous préféreriez qu’il ne fasse rien ? On a un fils. »
Ensuite, vient le remboursement de trois crédits à la consommation pour un frigo, un scooter d’occasion et un home-cinéma (« On doit bien se faire plaisir parfois », glisse Bouboulette, qui prend des notes). Là aussi, il faut payer, et très vite. Les boîtes de crédit ne lâchent jamais. Ils vous mettent des pénalités féroces. Ils scotchent des autocollants humiliants sur votre boîte aux lettres. Ils vous harcèlent devant l’école ou au boulot. Ils vous attaquent au tribunal. C’est l’obligation numéro deux.
[…] Après seulement, en troisième position, arrive la nourriture, surtout par la carte de crédit de l’hypermarché local. Cassandra l’a obtenue sans difficulté : elle y travaille le week-end et en nocturne. « Je fais des affaires, la baguette coûte 35 centimes, il n’y a plus personne chez le boulanger où elle est à 80. »
[…]  « Pour le reste, je vous mentirais en disant que je n’ai pas de dettes. » Le gaz et l’électricité, par exemple. « Mais là, ils comprennent. Ils patientent, pas comme les organismes de crédit. » Et pas comme les opérateurs de téléphonie, non plus.  » Le public, quand même, c’est politique, analyse Bouboulette. L’Etat ne peut pas se permettre de couper et de laisser des familles normales sans courant. »
Et pour les loyers de l’appartement ? Cassandra devient toute rouge. Elle risque : « C’est pareil, non ? On ne met pas dehors les gens comme nous ? »
L’employée la coupe, toujours souriante : « C’est vrai, on est le dernier crédit sans intérêts. »
Et soudain, Bouboulette et Cassandra pensent à leurs parents, pour qui le toit et la lumière étaient sacrés, les priorités à honorer par-dessus tout, pour les enfants et les voisins. Tout s’est inversé, cul par-dessus tête.

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Mardi, le 03/11/2015

Mardi, le 03/11/2015
« Je ne m’étais jamais posé de questions : je me sens français, c’est tout. Ou plutôt je me sentais français. »
Farid, habitant d’origine musulmane de Hénin Beaumont
Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 25 à 30, 15 juin 2012
[…] On est dimanche 10 juin à Hénin-Beaumont, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, au premier tour des législatives où se présente – entre autres – Marine Le Pen, la patronne du Front national.
Et Rachida trouve l’ambiance étrange, elle ne peut pas s’en empêcher, sans trop savoir pourquoi. [Quand elle rentre chez elle] La table est dressée avec attention, il y a son mari, ses enfants, quelques amis aussi. Tous ont des boulots solides, les hommes comme les femmes, Mohamed à la tête d’un cabinet d’assurances, Nacéra, qui est professeure ou Said, ingénieur. Les enfants font du théâtre, fréquentent les clubs de sport.
[…]
Farid, un autre voisin, près du lac, a mis un certain temps à réaliser que l’« Arabe » d’Hénin- Beaumont, montré du doigt pendant toute la campagne, désigné dans les tracts du FN et dont chacun commente la « dangerosité », c’est lui aussi.
Il s’est regardé dans la salle de bains, lunettes d’écaille, raie sur le côté, les rides précoces du type qui travaille tard.
Il a dit à sa femme en pointant sa propre image dans le miroir : « Tu crois que je vais finir par avoir peur de ce bougnoule en face de moi ? » Ils ont ri et pensé à leur vie dont il n’y a pas grand-chose à dire et tant mieux, une vie rangée et invisible comme celle des gens à l’aise.
Brusquement, ils ont eu l’impression que toute cette quiétude venait d’être balancée sur la place publique, exposée.
« Je ne m’étais jamais posé de questions : je me sens français, c’est tout, dit Farid. Ou plutôt je me sentais français. » Leurs parents venaient de la mine, comme tout le monde ici.
[…]
Déjà, à l’époque, « les houillères vivaient de l’immigration, mais pas tellement venue du Maghreb », explique Jean-François Larosière, professeur à la retraite et militant syndical.
« On en comptait peut-être trois ou quatre élèves par classe contre une douzaine d’enfants ‘polonais’. » Les mines fournissaient tout, même travail, même toit, même identité.
Et à la question « d’où viens-tu ? », il n’y avait qu’une seule réponse qui vaille : annoncer le numéro de la fosse où chacun s’enfonçait au petit jour, avec sa lampe et son casque.
Au milieu des villages miniers, Hénin-Beaumont, 25 000 habitants aujourd’hui, était la belle ville du canton, trois cinémas, autant de lycées, des cafés et des dancings réputés, le plus grand Auchan d’Europe qui vient de fêter ses quarante ans. […]
La nostalgie a sans doute embelli le passé, fait oublier, par exemple, que les mineurs algériens étaient désignés par des numéros, pas par leur nom. Il n’empêche.
[…] A quel moment le temps s’est-il mis à marcher à l’envers ? Quand a-t-on commencé à entendre claquer le mot « Arabe » comme un reproche, à relever qui l’était et qui ne l’était pas, autrement que pour blaguer ou pour les matchs de foot ? Il y a quelques années, Mustapha a eu le cœur brisé quand son fils lui a appris qu’une boîte de nuit, près de Béthune, lui avait refusé l’entrée.
Le gamin a lancé à son père : « Votre jeunesse était plus belle que la nôtre. »
[…] La famille de Mériem, qui voulait faire construire, s’est vu conseiller par une commerçante compatissante : « Dépêchez-vous, si Marine Le Pen passe, les gens comme vous n’auront plus rien du tout. »[…]
Vers Arleux, une large bande rurale derrière Douai, des parents ont confié aux professeurs que leurs gamins placardaient des Hitler en poster sur les murs de leur chambre.
Certains élèves, dans des établissements d’Hénin-Beaumont, revendiquent la « mode Marine Le Pen », qui consiste essentiellement à rouler des yeux fâchés, écouter de la musique électro et graver « Bougnoules » sur les tables de classe en clamant : « Ici, on est connu mondialement pour voter FN. » Peu à peu, la campagne a fini par tout envahir, les maisons, les esprits.
[…] Chez Rachida, dans la villa blanche du Bord des eaux, le résultat du vote vient de tomber. Marine Le Pen arrive en tête sur la circonscription, avec plus de 40 %, frôlant les 50 sur la ville même d’Hénin- Beaumont.
Une invitée murmure juste : « On ne mérite pas ça », et puis plus rien.

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Lundi 2 novembre 2015

« Ce qui était une fatalité pour nous est devenu le rêve de nos enfants. »
Un ouvrier en CDI parlant de ses enfants.
Dans « En France  » de Florence Aubenas, pages 185 à 188, 6 mai 2013
C’est en écoutant Florence Aubenas dans l’émission <Répliques> que j’ai eu envie de lire son livre <En France>.
Comme beaucoup, j’ai appris l’existence de Florence Aubenas lorsqu’elle a été kidnappée et retenue en otage en Irak en 2005. Depuis j’ai appris à connaître la remarquable journaliste qu’elle est. Comme le préconisait le journaliste suisse, Serge Michel, créateur du Bondy Blog, elle va sur le terrain, en immersion, pour réaliser ses reportages.
Elle avait publié un premier travail de reportage en France <Le quai de Ouistreham>, livre qu’elle a écrit après avoir, pendant six mois, essayé de « vivre la vie » des plus démunis, ceux et surtout celles qui tentent de s’en sortir en enchaînant des travaux précaires (femme de ménage par exemple) et du temps partiel. Elle a mené cette enquête à Caen. C’est un des emplois qu’elle a occupé : nettoyer un quai qui a donné le titre du livre.
Son livre <En France> est constitué d’une série de reportages pour «Le Monde». Elle a parcouru la France, les villages et les gens de France et a simplement rapporté ce qui se passait en France ailleurs que dans les riches métropoles , là où il devient de plus en plus difficile ou compliqué de vivre.
Je vous avais proposé une semaine de mots du jour, sur une émission et un livre de Daniel Cohen. C’était alors une réflexion érudite, argumentée, conceptuelle du monde économique dans lequel nous vivons et ensuite des questions sur l’avenir qui se prépare.
Je vous propose cette fois, 5 mots du jour, non d’érudition conceptuelle mais de reportages, de la vie vue à hauteur d’homme, comment les choses se passent et se disent dans le quotidien de cette économie en crise, parmi celles et ceux qui en sont les victimes
Je vous en proposerai quelques extraits qui expliquent la phrase que j’ai choisie comme mot du jour :
« Le rendez-vous est fixé sur le parking d’un fast-food juste à l’entrée de Montbéliard (Doubs), à quelques mètres de la grille de l’usine Peugeot. Une vingtaine de personnes attendent la camionnette qui les conduira jusqu’aux ateliers de la première équipe. Dans le froid du ciel s’étirent des nuages noirs et roses. Il doit être 4 h 30 du matin. […]
 David […] a déjà bossé dans la restauration, les espaces verts, une usine de contreplaqué, le triage des cerises. Contrats précaires, à chaque fois. Ce coup-ci, il a décroché Peugeot, ou plus exactement une mission de quatre mois en atelier par le biais d’une boîte d’intérim, qui recrute pour un sous-traitant qui travaille pour Peugeot. Peugeot ! Il répète le nom, soufflé lui-même par sa chance.
Le père de David bosse là depuis toujours. Lui se retrouve dans le même atelier, père et fils côte à côte, mais séparés par un gouffre : le contrat de travail. « Mon père, c’est un embauché », résume David. « Tous nos vieux sont des embauchés », tranche un blond d’une voix assez forte pour couvrir la musique qui sort de son portable. Il s’étonne qu’on ne connaisse pas le mot : « Ça veut dire qu’ils ont un contrat de travail à durée indéterminée. » Eux sont intérimaires, tous. Eux sont jeunes, tous sauf un grand maigre qui doit avoir la cinquantaine. Dans le groupe, ils se mettent à sourire, pas revanchards pour un sou, attendris au contraire par ces pères dont ils parlent comme si c’étaient eux les enfants, des créatures innocentes à protéger d’un monde mutant.
Quelqu’un lance : « Vous imaginez nos vieux à la case chômage, comme nous ? » Rires. Et le blond, à nouveau, un peu bravache : « Ils n’y arriveraient pas. »
 Le contrat est devenu l’unité de valeur, et le CDI, la valeur suprême. Les deux tiers des salariés qui entrent à Pôle emploi ne demandent plus un métier mais « un CDI ». Pour les employeurs, c’est l’inverse : 49 % des offres proposent de l’intérim, 30 % des CDD. L’explosion date du début des années 2000, où les entreprises ont commencé à gérer les variations de production avec un « matelas d’intérim »   […]
Tout le monde est intérimaire dans la famille […], sauf le père, ça va de soi. L’autre jour, ils en ont parlé à table. Le père a dit : « Il faut aborder ouvertement ce qui se passe : quelle boîte peut dire où en sera le carnet de commandes dans six mois ? C’est malheureux, mais s’il faut en passer par là pour sauver le reste… » Tout le monde a rigolé. « Qu’est-ce qui t’arrive, papa ? Tu parles comme à la télé. » […]
 
En général, on apprend le vendredi pour le lundi que le contrat ne sera pas renouvelé et, afin de maintenir la motivation jusqu’à la dernière heure, on délivre un certificat de bons services nécessaire pour un nouvel intérim.  […]
A la grille de l’usine, le bus des « embauchés » est déjà là. Un type à l’avant est en train de caler sa gamelle dans son sac. En 1975, quand lui a été recruté, « le terme ouvrier à la chaîne était synonyme d' »esclave moderne ». Aujourd’hui, on nous appelle « privilégiés » ». Il a fini par y croire. « Ce qui était une fatalité pour nous est devenu le rêve de nos enfants. »
Son fils est juste derrière, sur le parking du fast-food. Il monte dans la camionnette des intérimaires en faisant le V de la victoire, suivi des autres qui font pareil, pendant que le blond filme la scène sur son portable. Il est 4 h 58 quand le véhicule démarre, soulevant en gerbes éclatantes les flaques laissées par l’orage. »
N’hésitez pas à acheter ce petit livre, il coûte 6,90 €.

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Mercredi, le 28/10/2015

Mercredi, le 28/10/2015
«Ils disent que c’est un beau pays où un prince pourrait vivre
alors pourquoi l’abandonnas-tu, donne m’en la raison »
Extrait d’un chant traditionnel irlandais « Dear Old Skibbereen» se souvenant de l’immigration irlandaise du XIXème siècle.
Parmi les remarquables émissions de France Culture, il en est une encore plus singulière que les autres : « Concordance des temps » dont l’objet est celui « d’offrir sur l’actualité l’éclairage des précédents historiques, débusquer dans le passé des similitudes avec nos conjonctures contemporaines, rappeler des épisodes et des mutations qui trouvent, par les temps qui courent, des résonances inattendues, replacer dans la longue durée les événements, les émotions et les débats du présent, avec l’ambition d’aider ainsi à mieux les interpréter.»
Cette émission est animée par un homme d’une culture exceptionnelle, Jean-Noël Jeanneney né en 1942 dans une famille d’hommes politiques, son grand père, Jules, fût le dernier Président du Sénat de la 3ème République. Il fut lui-même secrétaire d’Etat, mais il est avant tout agrégé d’Histoire et fut président de Radio France, président de la mission d’organisation du bicentenaire de la révolution française et enfin président de la Bibliothèque Nationale de la France. Aujourd’hui, il jette son regard distant et cultivé sur l’Histoire et les évènements, à 73 ans.
Dans son émission du < du 03/10/2015 > il avait invité Philippe Chassaigne, professeur d’histoire des îles britanniques à l’université Michel de Montaigne à Bordeaux, pour se mettre en quête de similitudes avec notre présent en évoquant l’immigration des Irlandais.
Les irlandais catholiques avaient été dominés et colonisés par les anglais anglicans ou protestants qui étaient au début du XIXème siècle les vrais propriétaires des terres irlandaises. C’est dans ces conditions que se déclencha la grande famine en Irlande entre 1845 et 1852. Cette catastrophe fut en grande partie la conséquence de l’apparition du mildiou sur l’île, un parasite qui anéantit presque intégralement les cultures locales de pommes de terre, nourriture de base des paysans irlandais.
Dans un pays de 8 millions d’habitants, en quelques années, au moins un million de personnes sont mortes et deux millions ont été forcées de quitter leur île, dans des conditions dramatiques, quant au voyage et quant à l’accueil des terres promises, celles-ci étant pour beaucoup closes ou hostiles, en dépit des compassions et des solidarités.
Les irlandais émigrèrent aux Etats-Unis, au Canada et en Australie. Cette immigration ne fut pas facile, ils furent très mal accueillis aux Etats-Unis. Le film « Gangs of New York » de Martin Scorsese (2002) montra un exemple de cette violence et ce rejet à l’égard des migrants irlandais.
Et au début de cette émission, Jean-Noël Jeanneney eu l’excellente idée de faire écouter une chanson de la tradition irlandaise merveilleusement interprétée par <Sinéad O’Connor et que vous trouverez derrière ce lien>
Cette chanson est une réponse du migrant à la question de son fils « Pourquoi as-tu abandonné ton beau pays ?»
Voici les paroles de ce chant :
Dear Old Skibbereen.
O, father dear I often hear you speak of Erin’s Isle
Her lofty scenes, her valleys green, her mountains rude and wild
They say it is a lovely land wherein a prince might dwell
So why did you abandon it, the reason to me tell
oh cher père j’entends souvent que vous parlez de l’île d’Erin
ses vues incomparables, ses vertes vallées, ses montagnes rudes et sauvages
Ils disent que c’est un beau pays où un prince pourrait vivre
alors pourquoi l’abandonnas-tu, donne m’en la raison
My son, I loved my native land with energy and pride
Till a blight came over all my crops and my sheep and cattle died
The rents and taxes were to pay and I could not them redeem
And that’s the cruel reason why I left old Skibbereen
Mon fils j’aimais mon pays avec énergie et fierté
jusqu’à ce que ce fléau ravage toutes mes récoltes et tue mon bétail
les loyers et taxes étaient à payer et je ne pouvais rembourser
voilà la raison cruelle pour laquelle j’ai dû quitter mon vieux Skibbereen
‘Tis well I do remember that bleak November (/December) day
When the bailiff and the landlord came to drive us all away
They set the roof on fire with their cursed English spleen
And that’s another reason why I left old Skibbereen
Je me souviens en effet de ce jour de décembre glacial
quand le propriétaire et l’huissier sont venus nous chasser
ils ont mis le feu à la maison avec leur maudite mauvaise humeur d’Anglais
et c’est une autre des raisons pour laquelle j’ai quitté ce bon vieux Skibbereen
Your mother, too, God rest her soul, lay on the snowy ground
She fainted in her anguishing seeing the desolation round
She never rose, but passed away from life to immortal dreams
And that’s another reason why I left old Skibbereen
ta mère aussi, dieu ait son âme, repose sur le sol enneigé
elle s’évanouit de désespoir à la vue de la désolation alentour
elle ne s’est jamais relevée, mais elle a quitté cette vie pour les rêves immortels
et c’est une autre des raisons pour laquelle j’ai quitté ce bon vieux Skibbereen
Then sadly I recall the days of gloomy forty-eight.
I rose in vengeance with the boys to battle again’ fate.
We were hunted through the mountains as traitors to the queen,
And that, my boy, is the reason why I left old Skibbereen.
Alors tristement je me souviens de ces sinistres journées de 1848
je me soulevai l’esprit vengeur avec les garçons pour lutter contre le destin
nous étions chassés à travers les montagnes comme des traîtres à la couronne
et ça, mon gars, c’est la raison pour laquelle j’ai quitté Skibbereen.
Oh you were only two years old and feeble was your frame
I could not leave you with my friends for you bore your father’s name
So I wrapped you in my cóta mór at the dead of night unseen
And I heaved a sigh and I said goodbye to dear old Skibereen
Oh tu avais seulement deux ans et frêle était ton corps
je ne pouvais pas te laisser avec mes amis puisque tu portais le nom de ton père
alors je t’ai enroulé dans ma redingote au beau milieu de la nuit,
et j’ai soupiré et dit au revoir à ce bon vieux Skibereen
well father dear, the day will come when on vengeance we will call
And Irishmen both stout and tall will rally unto the call
I’ll be the man to lead the van beneath the flag of green
And loud and high we’ll raise the cry, « Revenge for Skibbereen! »
eh bien mon cher père, le jour de la vengeance viendra
et tous les Irlandais costauds et grands se rallieront unanimes à l’appel
je serais l’homme qui conduira le convoi sous la bannière verte
Haut et fort retentira ce cri, « revanche pour Skibbereen! »
Oh you were only two years old and feeble was your frame
I could not leave you with my friends for you bore your father’s name
So I wrapped you in my cóta mór at the dead of night unseen
And I heaved a sigh and I said goodbye to dear old Skibereen
Oh tu avais seulement deux ans et frêle était ton corps
je ne pouvais pas te laisser avec mes amis …
alors je t’ai emballé dans mon … à la fin de la nuit
j’ai soupiré et j’ai dit au revoir à ce vieux Skibereen
well father dear, the day will come when on vengeance we will call
And Irishmen both stout and tall will rally unto the call
I’ll be the man to lead the van beneath the flag of green
And loud and high we’ll raise the cry, « Revenge for Skibbereen! »
eh bien mon cher père, le jour de la vengeance viendra
et tous les Irlandais costauds et grands se rallieront unanimes à l’appel
je serais l’homme qui conduira le convoi sous la bannière verte
sonore et haut retentira ce cri, « la revanche de Skibbereen! »
<Ecoutez cette intéressante émission de la concordance des temps> et dont le titre est : « Des migrants en nombre immense : le cas de l’Irlande »
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