Plusieurs intellectuels ont souligné ce phénomène régressif aux Etats-Unis : l’augmentation de la mortalité d’une certaine partie de la population des Etats-Unis.
Deux articles du journal « Les Echos » ont attiré mon attention :
- Un article récent du 22 mars : « L’effroyable délitement de la société américaine » écrit par Thomas Philippon / professeur de finance à la Stern Business School ;
- Un article un peu plus ancien du 16/11/2017 : « L’inquiétante augmentation de la mortalité aux Etats-Unis » écrit par François Bourguignon qui est professeur à Paris School of Economics.
Ces deux articles renvoient vers un article américain de 2015 d’un couple de professeurs de Princeton Anne Case et Angus Deaton : « La hausse de la morbidité et de la mortalité des Américains blancs non hispaniques à mi-vie au XXIe siècle »
Angus Deaton avait obtenu le Prix Nobel d’Economie de 2015. C’est un spécialiste de la consommation, la pauvreté, le développement et la mesure du bien-être
Cet article avait été commenté par Sylvie Kauffmann dans le Monde : « La vague de morts de désespérance a continué de déferler sur l’Amérique blanche »
Vous disposez ainsi de toutes mes sources…
Le point de départ est que parmi les pays développés, les Etats-Unis se singularisent par un phénomène surprenant : une hausse de la mortalité à des âges intermédiaires depuis le tournant du millénaire, hausse suffisamment importante pour affecter négativement l’espérance de vie.
Beaucoup font le rapprochement entre cette évolution et une autre particulièrement marquée aux Etats-Unis : le niveau élevé et en progression continue de l’inégalité des revenus.
Anne Case et Angus Deaton font remarquer que cette évolution touche une partie précise de la population : des Blancs âgés de 45 à 54 ans dont l’éducation ne dépasse pas le secondaire.
La mortalité se situe autour de 400 pour cent mille et augmente régulièrement depuis la fin des années 1990. Case et Deaton font marquer qu’à tout âge, la mortalité poursuit sa diminution séculaire pour les populations afro-américaines et hispaniques et pour les personnes disposant d’un niveau supérieur d’éducation. Il ne s’agit donc pas d’un effet direct de revenu puisque les Noirs et les Hispaniques ont connu les mêmes chocs économiques que les Blancs moins éduqués.
D’ailleurs, dans tous les autres pays riches, au contraire, le taux de mortalité de cette population diminue et se situe aujourd’hui entre 200 et 300 pour cent mille, notamment grâce aux progrès de la lutte contre le cancer et les maladies cardio-vasculaires. Dans les années 1990, elles étaient de 30 pour cent mille en Amérique contre 60 en France ; elles sont maintenant de 80 pour cent mille contre 45 en France.
Case et Deaton émettent l’hypothèse que « La hausse de la mortalité se doit principalement à une augmentation des décès qualifiés de mort par désespoir ». Les causes de décès sont le suicide, l’alcoolisme et la drogue.
Thomas Philippon évoque le fonctionnement du système de santé et la surprescription d’opioïdes. Cette surprescription est en partie responsable d’une épidémie pire que celle du crack des années 1980. La mortalité due au crack était de 2 pour cent mille, celle due aux opioïdes dépassent 10 et atteint 40 pour cent mille en Virginie-Occidentale. Certes, les morts de désespoir existaient avant l’introduction de l‘OxyContin, mais les opioïdes ont dramatiquement accéléré le processus. « La participation au marché du travail a plus chuté dans les régions où la sur-prescription d’opioïdes est plus forte »
François Bourguignon est plus précis sur les raisons profondes de ce phénomène tel que l’analyse Case et Deaton :
« Ce n’est pas l’inégalité croissante des revenus mesurée en chaque point du temps qui est cause de la hausse de la mortalité, mais plus probablement une modification de la distribution des perspectives professionnelles et sociales d’une génération à une autre, elle-même possiblement le résultat de la mondialisation et du changement technique. »
Et François Bourguignon conclut son article de la manière suivante :
« Dans ce cadre intergénérationnel, l’analyse statistique révèle un facteur évolutif commun à la progression des suicides, de l’alcoolisme, de certaines affections physiques, notamment les douleurs articulaires et les sciatiques, des dépressions, de l’isolement familial, mais aussi, et surtout, au retrait du marché du travail et à la baisse des salaires non-qualifiés. […] Au total, Case et Deaton voient cet ensemble de phénomènes comme l’expression de l’effondrement au début des années 1970 de la classe ouvrière américaine, alors à son apogée.
Ils ont probablement raison et l’on ne peut s’empêcher de rapprocher cette conclusion du populisme de Donald Trump clamant sa volonté de rapatrier l’industrie américaine et ses « jobs » disparus. Il a réussi à convaincre une large part de la classe ouvrière par ce discours. Mais, bien sûr, ces jobs ne reviendront pas.
Alan Krueger a récemment analysé le déclin de la participation sur le marché du travail américain. Le taux de participation, qui était de 67,3 % en 2000, est tombé à 62,4 % en 2015. Parmi les pays de l’OCDE, seule l’Italie a un taux de participation plus faible que celui des Etats-Unis. Si l’on se penche sur les hommes en âge de travailler mais qui sont sans emploi, on observe que la moitié d’entre eux prend tous les jours des médicaments contre la douleur.
Globalement, la participation au marché du travail a plus chuté dans les régions où la surprescription d’opioïdes est plus forte. Chez les femmes, la participation a cessé d’augmenter et stagne à un niveau plus faible que dans les autres pays développés. La crise du travail et l’épidémie d’opioïdes s’entremêlent.
On s’aperçoit aujourd’hui de la difficulté immense à faire machine arrière. Confrontées à la crise sanitaire, les autorités ont limité l’accès aux opioïdes. Mais ces restrictions ont poussé les usagers à se tourner vers d’autres drogues. On estime que plus d’un demi-million d’Américains sont accros à l’héroïne et que 80 % d’entre eux ont commencé par abuser des opioïdes. De fait, des chercheurs ont pu relier l’augmentation spectaculaire des overdoses par héroïne aux restrictions imposées sur l’OxyContin.
Et la cerise sur le gâteau empoisonné s’appelle fentanyl, un opioïde de synthèse beaucoup plus puissant que la morphine, souvent mélangé avec l’héroïne. Les overdoses par fentanyl ont augmenté de 540 % depuis 2015, dont celle du chanteur Prince en 2016. Un kilogramme de fentanyl s’achète entre 3.000 et 5.000 dollars en Chine, transite par le Mexique et se revend pour 1,5 million de dollars. Dans ces conditions, briser le cercle vicieux est très difficile.
La leçon politique est claire : surtout ne pas mettre le doigt dans l’engrenage. Les pays européens sont mieux protégés par leurs traditions sociales et leurs systèmes de santé, mais la vigilance est indispensable. »
Que retenir de tous ces éléments ?
Que dans une société de consommation et du travail être privé ou se sentir privé d’utilité sociale est une cause de désespoir. La société de consommation a encore une solution à proposer à ce désespoir : des drogues et des médicaments.
Ce sont les blancs qui avaient été habitués à dominer le monde, même par procuration d’autres blancs plus fortunés pour qui cette situation est la plus pénible.
Dans ce cadre, l’élection de Trump par ces catégories de blancs n’est pas un accident mais une conséquence logique d’un système social à la dérive et d’un individualisme forcené.
Mais les électeurs de Trump sont-ils conscients de la part que l’individualisme libéral joue dans leur malheur ?
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