Mercredi 24 janvier 2018

« Qu’est-ce qui s’était passé depuis dix ans pour qu’il y ait soudain tant de choses à dire, à dire de si urgent que çà ne pouvait pas attendre ? »
Philip Roth, dans son livre « Exit le Fantôme »

J’évoquais dans le millième mot ma perception de l’incommensurabilité de mon ignorance. Philip Roth est selon plusieurs commentateurs un des plus grands écrivains vivants, or je n’ai jamais rien lu de cet auteur.

C’est encore Alain Finkielkraut qui a cité à deux reprises un extrait d’un de ses livres : « Exit le Fantôme ».

Cet extrait évoque cet incroyable évolution de notre monde où tout le monde possède un téléphone portable et surtout où un nombre incroyablement important de personnes trouvent normal de téléphoner à tout moment et de révéler dans un bus, un métro un train ou même dans la rue des détails intimes qui ne regardent pas les autres. Et surtout qui quand les autres me ressemblent n’ont en strictement rien à faire et plus encore sont extraordinairement gênés de cette situation.

Comme je suis effaré quand je vois des parents pendus à leur téléphone, alors que leurs enfants qui leurs donnent la main n’ont qu’un souhait qu’ils reviennent dans la vraie vie, daignent les regarder et parler avec eux.

Je trouve l’invention du téléphone portable tout à fait utile et intéressant pour beaucoup de situations dans la vie. Mais pour autant cela ne m’empêche pas de constater les dérives et les conséquences fâcheuses d’une trop grande addiction à cet outil. J’ai évoqué ces sujets lors de plusieurs articles.

Lors du mot du jour Mardi 10 février 2015 je découvrais le mot «nomophobie » contraction de l’expression anglaise « no mobile phobia » qui correspond à la peur panique de se retrouver sans téléphone portable. J’évoquais l’étude d’un doctorant américain :

« Pendant un déjeuner avec une amie, Russell Clayton, doctorant à l’université du Missouri, a la surprise de voir sa convive le laisser précipitamment parce qu’elle a oublié son téléphone portable. Interloqué, il a l’idée de se pencher sur le sentiment de manque, voire de peur, qui habite certaines personnes lorsqu’elles sont séparées de ces petits objets devenus visiblement indispensables.

Dans une étude intitulée « The Impact of iPhone Separation on Cognition, Emotion and Physiology » (« L’impact de la séparation d’avec son mobile sur la cognition, l’émotion et la physiologie »), publiée le 8 janvier, Russell Clayton, doctorant à l’université du Missouri, s’étend sur cette « nomophobie » et arrive à deux conclusions :

  • Le téléphone portable est devenu « une extension de nous-même », à la manière du sonar de certains animaux, si bien qu’on peut parler d’ «iSelf », de « soi connecté ». »
  • Privé de son mobile, la personne souffrant de « nomophobie » a l’impression d’avoir perdu une part d’elle-même, et cela « peut avoir un impact négatif sur ses performances mentales ».

Le mot du jour du Jeudi 20/10/2016 évoquait un livre du philosophe italien Maurizio <Mobilisation Totale ; L’appel Du Portable>, paru en août 2016 et où il arrivait à cette conclusion :

« Avoir le monde en main, [signifie à coup sûr] automatiquement aussi, être aux mains du monde »

Ce livre se penchait sur ce phénomène de société engendré par les smartphones qui est la connexion permanente au monde et montrait comment cette sollicitation permanente se transformait en dispositif de mobilisation asservissante.

Mais l’extrait du livre de Philip Roth que m’a fait découvrir Finkielkraut est encore plus explicite, en raison de la qualité de plume de l’écrivain américain.

En faisant des recherches sur Internet j’ai appris que dans plusieurs de ses romans on retrouve le même héros emblématique qu’on présente comme son double littéraire, Zuckerman.

Dans le livre « Exit le Fantôme », Zuckerman est âgé, il a plus de soixante-dix ans et s’est fait opéré d’un cancer de la prostate. Cette opération a eu pour conséquences la perte du désir sexuel et l’incontinence. Il a passé onze ans de solitude dans sa maison perdue dans la campagne du Massachusetts, pour ne pas avoir à subir l’humiliation citadine qu’il craint en raison de ses handicaps.

Et dans ce livre, il revient à New York pour une intervention chirurgicale.

Or, pendant ces onze ans a eu lieu l’explosion de l’utilisation des téléphones portables.

Philip Roth décrit sa stupéfaction devant cette évolution par ce morceau de littérature :

« Qu’est-ce qui m’étonna le plus pendant ces premiers jours passés à arpenter la ville ?

La chose la plus évidente : les téléphones portables.

Là-haut dans ma montagne le réseau ne passait pas et en bas, à Athéna, où il passe, je voyais rarement des gens parler au téléphone en pleine rue sans le moindre complexe.

Je me rappelais un New York où les seules personnes qu’on voyait remonter Broadway en se parlant toutes seules étaient les fous.

Qu’est-ce qui s’était passé depuis dix ans pour qu’il y ait soudain tant de choses à dire – à dire de si urgent que çà ne pouvait pas attendre ?

Partout où j’allais, il y avait quelqu’un qui s’approchait de moi en parlant au téléphone, et quelqu’un derrière moi qui parlait au téléphone.

A l’intérieur des voitures, les conducteurs étaient au téléphone. Quand je prenais un taxi, le chauffeur était au téléphone.

Moi qui pouvait passer souvent plusieurs jours de suite sans parler à personne, je ne pouvais que me demander de quel ordre était ce qui s’était effondré, qui jusque-là tenait fermement les gens, pour qu’ils préfèrent être au téléphone en permanence plutôt que de se promener à l’abri de toute surveillance, seuls un moment, à absorber les rues par tous les sens et à penser aux millions de choses que vous inspirent les activités d’une ville.

Pour moi, cela avait aussi quelque chose de tragique.

Éradiquer l’expérience de la séparation ne pouvait manquer d’avoir un effet dramatique.

Quelles allaient en être les conséquences ?

Vous savez que vous pouvez joindre l’autre à tout moment, et si vous n’y arrivez pas, vous vous mettez en colère comme un petit dieu stupide.

J’avais compris qu’un fond de silence n’existait plus depuis longtemps dans les restaurants, les ascenseurs et les stades de base-ball.

Mais que l’immense sentiment de solitude des êtres humains produise ce désir lancinant, inépuisable, de se faire entendre, en se moquant totalement que les autres puissent surprendre vos conversations, tout cela me frappait par son côté étalage au grand jour. »

Il faut le regard étonné d’un homme qui n’a pas connu, au jour le jour, cette évolution pour nous révéler le ridicule, la vacuité, l’incongruité de ces situations d’aujourd’hui.

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Jeudi 11 janvier 2018

« Les trois filtres de Socrate »
Attribué à Socrate ou à la sagesse Soufi

On trouve sur internet et dans beaucoup de livres cette histoire :

Un homme vient voir Socrate et veut impatiemment lui rapporter une nouvelle sur un de ses amis. Alors Socrate, l’interrompt et lui demande s’il a passé cette information par les trois filtres. Dans d’autres versions il est question de tamis ou de passoires en lieu et place de filtres.

Et Socrate énumère ces trois filtres :

1° Le filtre de vérité : As-tu vérifié cette information ? Es-tu certain que ce que tu vas me dire est vrai ?

2° Le filtre de l’intentionnalité : Est-ce que ce qui te pousse à me le dire est une intention bienveillante ou non ?

3° Le filtre de la nécessité ou de l’utilité : Ai je besoin de savoir cette information, est-elle utile pour moi ?

Souvent, pour le second filtre, les récits parlent du filtre de la bonté : Ce que tu veux m’apprendre sur mon ami, est-ce quelque chose de bon ?

Cette version me semble stupide. Si vous avez un ami en qui vous avez toute confiance et qu’un tiers vient vous apporter une information qui passe par les deux autres filtres, c’est-à-dire qu’elle est vraie et qu’elle m’est utile, il peut s’agir d’une information qui n’est pas « bonne » au sens qu’elle décrit cet ami sous un jour qui ne lui est pas favorable. Mais si elle m’apporte un élément qui va me conduire à interroger ma confiance envers mon ami, elle m’est éminemment utile.

Donc le second filtre est bien celui de la bienveillance de l’intentionnalité et non celui du regard candide qui ne voit que ce qui est bon.

Une connaissance d’Annie m’a parlé un jour de ces trois filtres comme ayant pour origine la sagesse soufie.

Vérification faite, aucun écrit de Platon relatant les paroles de Socrate n’évoque cette histoire et cet enseignement du philosophe. Je n’ai pas poussé très loin la vérification concernant l’origine soufie de cet enseignement.

Me voilà bien embarrassé puisque je me trouve confronté à un acte contradictoire ou paradoxal :

D’une part je prétends que pour donner une information il faut d’abord s’assurer qu’elle est vraie et ensuite j’annonce que l’information concernant les trois filtres de Socrate n’est pas vérifiée puisqu’on ne trouve pas trace d’une source fiable qui permettrait d’affirmer que Socrate a bien tenu ces propos.

Sur le fond, ce conseil est pourtant très pertinent et cela devient une facilité de langage de parler des « trois filtres attribués à Socrate ».

Et il apparaît, dans ce monde où règne les « fake news » de non seulement examiner avec circonspection les informations qui nous sont apportées, mais aussi de ne pas les colporter plus loin.

J’ai trouvé sur le site du journal des Echos, un article intéressant dont le titre est : « Comment les trois filtres de Socrate peuvent-ils nous aider à traiter l’information ? »

L’auteur développe les idées suivantes :

« La société de l’information est aussi la société de la désinformation. Dans nos vies professionnelles et personnelles avec les NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication), nous croulons sous l’information. Cela a notamment deux conséquences :

Paradoxalement, la surinformation, conduit à la sous-information, car nous n’avons pas la possibilité de tout traiter et nous laissons nécessairement filer des informations utiles, importantes parfois vitales. En fait, la surabondance informationnelle constitue un risque majeur, trop d’informations tuent l’information.

Pour les informations que nous captons, nous ne les traitons pas toujours avec suffisamment de rigueur et prenons pour argent comptant des informations non vérifiées, non analysées qualitativement… C’est sur ce deuxième aspect qualitatif que les filtres de Socrate interviennent.

Le filtre de la vérité […] On comprend aisément les risques liés à cette dérive informationnelle quand il faut prendre par exemple une décision d’investissement, de choix stratégique, ou tout simplement apporter une réponse. S’assurer de la véracité, de la fiabilité de l’information reste bien un impératif fondamental. Des questions basiques doivent être utilisées. Qui dit quoi ? Qu’est-ce qui est précisément dit, écrit, rapporté… ? D’où tient-on cette information ? Quelle est la source de cette information ? Quelle est la fiabilité de cette source ? Par quels canaux différents cette information est-elle passée ?… […]

Le filtre de l’intentionnalité […] nombre d’informations sont loin d’être neutres. Ce n’est pas forcément un hasard si une information sort à un moment donné, qu’elle soit vraie ou fausse. La récente campagne présidentielle est venue nous le rappeler avec force. Nous parlerons d’intentionnalité (plutôt que de bonté) de celui ou de ceux qui véhiculent l’information. Derrière la dimension informative apparente, l’information est aussi là pour convaincre, faire adhérer, choquer, faire agir… Elle peut donc se faire propagande, endoctrinement, manipulation, écran de fumée, dérivation… Il est donc essentiel, là aussi, de poser un certain nombre de questions. Pourquoi me communique-t-on cette information ? Pourquoi cette information sort-elle maintenant ? Qui la communique avec quelles intentions possibles ? Que vise cette information en termes d’action, de réactions… ?

Le filtre de l’utilité […] Sous réserve de la fiabilité de l’information et du décryptage de l’intentionnalité, il faut effectivement s’interroger sur l’utilité, la valeur ajoutée de cette information. À quoi cette information peut-elle nous servir ? Que nous apprend-elle que nous ne savions pas ? Que va-t-elle nous permettre de dire et/ou de faire que nous n’aurions pas fait sans elle ? Que va-t-elle nous éviter de faire que nous aurions fait ? Si nous n’en tenons pas compte quelles seront les conséquences ?… »

En conclusion, je pense que ces trois filtres attribués à Socrate sont surtout utiles pour nous quand nous voulons diffuser une nouvelle et donner une information à quelqu’un.

Albert Camus aurait dit « «  Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde »

Mais après vérification ce n’est pas ce qu’il a écrit. Dans un essai de 1944, paru dans Poésie 44, (Sur une philosophie de l’expression), Albert Camus a écrit : «  Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »

Je suis persuadé que transmettre des informations dont on ne sait pas si elles sont exactes à quelqu’un qui n’en a pas l’utilité, c’est ajouter au malheur de ce monde.

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Mercredi 10 janvier 2018

« Les trois utopies humaines à l’œuvre aujourd’hui : La religion, l’écologie et le transhumanisme »
Réflexions personnelles après l’écoute de deux émissions de radio

Yuval Noah Harari, Régis Debray et bien d’autres nous rappellent l’importance des utopies dans les sociétés humaines.

Si on observe le monde, on constate qu’il y a essentiellement trois utopies à l’œuvre aujourd’hui :

  • La première est la plus ancienne, elle fait appel à la spiritualité, à Dieu pour espérer d’une manière ou d’une autre un monde meilleur.
  • La seconde est celle qui dresse le constat que l’évolution de notre société basée sur la croissance et le consumérisme amène à une impasse. Elle considère que la terre est pour nous le seul horizon et que pour sauver l’humanité il faut rendre l’homme compatible avec la nature.
  • La troisième ne nie pas les problèmes qui se posent aux humains mais elle prédit que les humains disposent des ressources techniques et intellectuelles pour surmonter les difficultés.

Toute classification est toujours réductrice, mais elle permet d’esquisser une réflexion. Dans chacune de ces catégories, il existe des nuances, des courants différents mais il existe quand même une homogénéité de comportement et de discours pour chacune d’entre elles.

Pour simplifier nous pourrions nommer la première Religion ; la seconde Ecologie et la troisième Transhumanisme.

Il y a certainement de nombreuses personnes qui ne se raccrochent à aucune de ces utopies et cherchent simplement à vivre au jour le jour ou même à s’amuser pour ne pas penser à toutes ces choses. L’Histoire nous apprend cependant que ce ne sont pas ces gens-là qui font l’histoire, mais bien celles et ceux qui s’inscrivent dans les utopies.

La religion est la plus ancienne de ces utopies. Nous avons du mal, en tant que français qui voyons nos églises vides et qui vivons au quotidien la sortie de la religion, à prendre cette utopie au sérieux. Je veux dire d’estimer que la religion pourra avoir une importance stratégique pour l’avenir de l’humanité. Mais nous sommes probablement assez différents du reste du monde et même des Etats-Unis où la religion reste extrêmement prégnante. Savez vous que le Vice Président des Etats-Unis Mike Pence est un créationniste, il est certain que la création de la terre a été faite comme cela a été décrit dans la bible.

Et lorsqu’un journaliste essaye de savoir ce qu’il pense de la théorie de l’évolution de Darwin, il répond :

« ça, je ne peux pas le dire. Je le Lui [Dieu] demanderai. Mais je crois en cette vérité fondamentale [de la création divine] ».

Il est vice-président des Etats-Unis !

Vous pouvez aussi vous intéresser à un autre membre du gouvernement des Etats-Unis : Ben Carson. Je ne prends qu’un de ces propos qui avait été rapporté par le Washington Post :

« En 1998, il considère, en se référant à la Bible que les pyramides d’Egypte n’ont pas été construites pour abriter les pharaons défunts mais que Joseph (de l’ancien Testament) les a bâties pour stocker du grain »

Vous trouverez aussi dans cet article des Echos des témoignages qui montrent l’influence des évangélistes auprès des Républicains et de Donald Trump, et notamment sur la décision de transférer l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem.

Parmi ces évangélistes, il en est un certain nombre qui sont millénaristes. C’est-à-dire qu’ils attendent la fin du monde et le retour du Christ. Et que dans cette perspective, accélérer la fin des temps est une solution envisageable. L’Église adventiste du septième jour fait partie de cette mouvance, or Ben Carson, cité précédemment, appartient à cette église.

J’aurais pu parler des fondamentalistes dans d’autres religions. Mais j’ai trouvé plus pertinent de mettre en avant des chrétiens dans le pays le plus riche et le plus développé de la planète. Parce que ces gens sont puissants, il y en a beaucoup qui sont riches et globalement ils ont une grande influence aux Etats-Unis.

Ces gens croient que de toute façon tout est entre les mains de Dieu, même l’apocalypse et qu’il suffit de prier pour que finalement tout se passe bien pour les croyants. Si vous avez lu les mots du jour consacrés à Luther, vous comprendrez certainement un peu mieux ces croyances.

Cette utopie peut-elle l’emporter ?

A priori non. Mais qui sait, si l’Humanité est confrontée à d’immenses problèmes écologiques dont on ne voit pas d’issue. La pensée magique peut redevenir une option pour des désespérés.

 

La seconde qu’on appellera, par facilité, utopie écologique mais qui peut mieux se définir comme la tentative de rendre compatible la vie des humains avec la nature terrestre et les ressources de notre planète. Elle n’a pas pour l’instant la puissance de la première. Cette utopie est probablement la plus raisonnable et c’est cela peut être sa faiblesse. Elle part du constat simple qu’il n’est pas possible de croitre à l’infini dans un monde fini. Elle ne croit pas à la toute-puissance de la technique humaine pour trouver des solutions à tous les problèmes qui se posent à nous. Elle ne croit pas non plus que nous pourrons nous échapper de notre vaisseau terrestre pour pouvoir continuer à vivre avec la même soif de consommation et nos besoins énergétiques sur d’autres planètes de l’univers.

Cette utopie entrainerait l’humanité vers des ruptures de comportement auxquelles aujourd’hui il ne semble pas que la plus grande part des humains soit prête. Il existe, de plus en plus nombreuses, des initiatives encourageantes. Le film « Demain » en a montré certains. Mais pour entraîner la masse est-ce suffisant ?

 

Car il y a la troisième qu’il est commode de nommer le transhumanisme. Cette utopie croit à la toute-puissance de la technique. Et si l’intelligence humaine est manifestement insuffisante, il suffit de faire appel à l’intelligence artificielle.

Si dans l’utopie écologique il s’agit de rendre l’homme compatible avec la nature, ici il s’agit, ici, de rendre l’homme compatible avec l’intelligence artificielle. Et elle promet tant de choses, une meilleure santé, la diminution du risque. Il faudra que je revienne sur ce que la Chine réalise dans le domaine de la reconnaissance faciale, le big data et la notation généralisée des citoyens. Je pourrais appeler ce futur mot du jour « l’œil de Pékin ». Cet univers de contrôle généralisé permet de vivre en bien meilleure sécurité puisque cette technique a pour ambition la prédiction des crimes et donc de les éviter. Et puis avant d’entreprendre une quelconque relation économique, sentimentale ou de travail avec quelqu’un vous pourrez d’abord consulter la base de données des chinois pour connaître la note qui lui est attribuée. C’est cela la diminution du risque !

Mais pour l’instant les plus grandes évolutions se trouvent en Californie.

Elon Musk, né en 1971, PDG de la société Tesla et maintenant de Space X. Il réalise des prodiges et pense que l’homme et l’intelligence artificielle sont en capacité de réaliser des performances que nous ne pensons pas possible aujourd’hui. Il est tout à fait d’accord avec les écologistes : la terre ne pourra bientôt plus supporter l’empreinte humaine sur ses ressources. Lui ne croit pas que l’humanité est prête à des ruptures de comportement. Il est même probable, que pour sa part il ne le souhaite pas. Donc lui envisage très sérieusement de créer les instruments, les vaisseaux et l’infrastructure permettant aux humains, à quelques humains seraient plus juste, de quitter la planète pour coloniser d’autres endroits de l’espace. Dans sa réflexion actuelle il pense possible de créer des conditions de vie sur mars.

Je ne sais pas jusqu’où ira cette utopie, mais pour les prémices elle est en marche et même dans un rythme soutenu. L’outil de contrôle général de la population chinoise a des probabilités fortes d’être mis en œuvre et assez rapidement. L’intelligence artificielle est dans une phase exponentielle de développement, le domaine de la santé et toute l’activité humaine vont être bouleversés.

Ces réflexions m’ont été inspirées par de nombreuses lectures, mais particulièrement par deux émissions :

  • La première mettait face à face Laurent Alexandre et le mathématicien Olivier Rey. Laurent Alexandre qui a écrit « La guerre des intelligences » et dont j’avais évoqué une présentation au Sénat sur l’intelligence artificielle est ambigüe. Dès qu’il s’exprime on le sent enthousiasmé par les perspectives que révèlent l’intelligence artificielle. Mais dès qu’on le contredit qu’on le pousse dans ses retranchements, il prétend qu’il n’aime pas du tout ces évolutions et qu’il s’en méfie beaucoup. La position mathématicien Olivier Rey, auteur notamment de «Quand le monde s’est fait nombre» est plus claire, il est très méfiant. Cette confrontation est très féconde. Voici cette émission : <Répliques du 23/12/2017>.
  • La seconde avait pour sujet l’exploitation spatiale, sa privatisation, le concept du « new space ». Il était question de l’accélération technique, de la rencontre entre le spatial, le numérique et l’intelligence artificielle et aussi d’Elon Musk. Voici cette émission <Affaires étrangères du 30/12/2017>

Et puis si vous voulez en savoir davantage sur l’évolution de la Chine, vous pouvez utilement lire cet article : <le big data pour noter les citoyens>

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Lundi 18 décembre 2017

« L’autre loi de la jungle : l’entraide »
Pablo Servigne et Gauthier Chapelle

On nous a appris que la nature obéissait à la loi de la jungle, c’est-à-dire la loi du plus fort, qui peut être traduite par la compétition de tous contre tous. On nous explique que la nature est ainsi faite.

Et c’est vrai, cette loi de la nature existe.

Mais ce que les sciences dans de nombreux domaines ont démontré, c’est que n’est pas la seule loi qu’on peut observer dans la nature. Il existe une autre loi de la jungle et cette loi c’est l’entraide, la coopération. La compréhension, l’observation du vivant révèle que les humains, les animaux, les plantes, les champignons et les micro-organismes pratiquent l’entraide.

Et probablement que ceux qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas forcément les plus forts, mais ceux qui s’entraident le plus.

Pablo Servigne et Gauthier Chapelle viennent de publier un livre «L’entraide: l’autre loi de la jungle» aux éditions Les Liens qui Libèrent.

Pour présenter son ouvrage, Pablo Servigne était l’invité de « La Grande Table » du vendredi 15 décembre.

Il avait déjà été question de ce livre dans une autre émission de France Culture <Avis critique du 4 novembre 2017>. Dans cette émission, le présentateur Raphaël Bourgois introduisait cet ouvrage de la manière suivante :

« [C’est un essai] du biologiste Gauthier Chapelle et de Pablo Servigne qui est ingénieur agronome. L’entraide. L’autre loi de la jungle est paru aux éditions Les Liens qui Libèrent… c’est un essai qui entend résumer les travaux scientifiques qui de l’éthologie à l’anthropologie en passant par l’économie, la psychologie et les neurosciences ont entamé l’idée, très ancrée dans la pensée occidentale, selon laquelle c’est la compétition entre les espèces qui est la matrice de l’évolution.

Par la multiplication des exemples, ils montrent sans nier le rôle de la compétition, qu’elle est en réalité trop risquée et consommatrice d’énergie et que la nature lui a bien souvent préféré la coopération ou l’entraide. C’est un véritable défi au cynisme et les auteurs s’en rendent bien compte, ils prennent la peine à plusieurs reprises de bien montrer que leur démarche n’a rien d’irénique… il ne s’agit pas de dire qu’il y a une supériorité morale à la coopération plutôt qu’à écraser son voisin… l’enjeu est aussi l’efficacité et la survie.

Le livre fait une place centrale à l’homme mais montre aussi comment les phénomènes de symbiose… à l’origine par exemple de la formation des barrières de corail… offrent une grille de lecture pertinente pour comprendre les comportements au sein d’un groupe, ou bien des groupes entre eux. »

Au début de l’émission « La Grande Table » Pablo Servigne a défini le concept d’entraide :

« L’entraide est, dans le vivant, tout ce qui associe les êtres : la coopération, le mutualisme, l’altruisme. Il y a tout une diversité de manière d’être ensemble.

On a choisi « entraide », parce qu’il […] a une connotation chaleureuse dans le langage courant. [Mais] c’est surtout un clin d’œil au géographe et anarchiste Pierre Kropotkine qui avait publié en 1902 « Mutual Aid: : A Factor of Evolution », un formidable ouvrage qui a été traduit en français et dont le titre traduit utilisait le terme « entraide » et c’est [ainsi] que ce mot a été offert à la langue française. »

Il y a deux ans, Pablo Servigne avait co-écrit avec Raphaël Stevens, au Seuil, un autre ouvrage qui montrait la situation de l’humanité sous un regard plus inquiétant : «Comment tout peut s’effondrer ». C’était un livre qui évoquait toutes les possibilités qui pouvaient conduire à l’effondrement de notre société. Ce nouveau livre constitue une réponse positive, un espoir pour ce qui s’annonce.

«On peut connecter les deux réflexions. Quand nous avons écrit le précédent ouvrage, nous avions fait une synthèse transdisciplinaire, comme nous le faisons maintenant pour l’entraide. […] C’est en lien avec l’entraide. Quand nous faisons des conférences, très souvent la question vient : « est ce que nous allons tous nous entretuer si notre ordre social venait à disparaître, ou allons-nous plutôt nous entraider ?  » Avec Gauthier Chapelle et Raphaël Stevens nous pensons plutôt que nous arrivons à l’âge de l’entraide.»

La thèse défendue par ces auteurs est qu’il faut combattre l’idée est que la nature est gouvernée par le seul égoïsme, la loi de la jungle, la loi du plus fort. Il y a moyen d’imaginer autre chose. Ils pensent, en fait, que nous ne sommes pas prédestinés à l’égoïsme préprogrammé de nous entretuer, en tout cas pas davantage qu’à l’option de nous entraider :

«Nous sommes toujours à l’heure des choix. […] Ce que l’on remarque surtout c’est que notre société est en train de se décomposer. Je prends la métaphore de l’arbre : Il y a un grand arbre qui s’effondre, mais c’est parce qu’il s’effondre que les jeunes pousses peuvent émerger. Nous sommes à ce moment, à ce carrefour. Il y a plein de jeunes pousses prêtes à se développer, il y a une nouvelle société qui émerge. On le voit avec la société de la collaboration, avec le peer to peer, l’économie collaborative tout cela est en train d’émerger, tout cela est très puissant. Cela ne fait pas encore société, mais on voit un vieux monde qui s’effondre.»

En écho au mot du jour de vendredi, il revient à la critique de l’organisation pyramidale en la confrontant à la nature et à l’organisation du vivant :

«Les entreprises à hiérarchie pyramidale sont des anciens modèles qui ne tiennent plus la route.
[…] La hiérarchie pyramidale peut être efficace à court terme, mais cela ne tient pas à long terme. Dès que les conditions du milieu changent, l’efficacité disparaît. C’est pour cela que dans la nature on ne voit presque pas de hiérarchie pyramidale.»

La thèse la plus porteuse d’espoir de cette pensée est le constat que si dans les sociétés d’abondance, la compétition est de rigueur, dans les périodes de rareté ou de pénurie l’entraide et la collaboration se développent davantage. Dans la catastrophe, les hommes montrent des signes positifs de résilience. Selon Pascal Servigne nous serions naturellement des êtres collaboratifs.

«Globalement l’idée du livre, ce n’est pas du tout de nier qu’il y a de la compétition. Au contraire, mais il s’agit d’arrêter de nier qu’il y a de l’entraide partout. C’est plutôt une invitation à rééquilibrer le curseur. D’ailleurs lorsqu’il y a de l’entraide ou de la coopération il y a toujours un peu de compétition. A l’inverse, quand on voit qu’il y a de la compétition, on s’aperçoit aussi qu’il y a de la collaboration derrière. […]

Quand on observe les autres êtres du vivant, c’est fascinant. Il y a énormément de découvertes, en ce moment. Par exemple des expériences économiques ont mis ensemble des individus pour participer au bien commun. Et ce que les chercheurs ont mis en lumière : quand on stresse les gens, on les force à répondre vite, de manière plus spontanée ils sont plus collaboratifs, plus pro sociaux et quand on les force à réfléchir et à utiliser la raison, ils sont plus égoïstes et participent moins au bien commun. Cela corrobore assez bien tous les récits des rescapés et des survivants des catastrophes, des tsunamis des tremblements de terre, des attaques terroristes etc., tous les récits convergent pour décrire qu’il n’y a pratiquement jamais de panique et qu’il y a de l’auto-organisation et des comportements extrêmes d’altruisme.

Et en fait avec Gauthier Chapelle, on est allé voir dans tout l’éventail du vivant, des bactéries, au phyto planctons, aux arbres etc et ce qui est fascinant est que l’entraide émerge quand il y a pénurie, quand le milieu est hostile.

Lorsqu’il y a de l’abondance, le milieu est riche alors la compétition peut émerger. C’est complétement contre intuitif avec l’idée qu’on se fait de la nature et c’est cela qui est fascinant.»

Car en effet, notre intuition surtout celle du consommateur compulsif que nous sommes devenus tendrait à croire que moins il y en a, plus on va se battre pour acquérir le peu qu’il y a.

C’est une grande leçon, c’est notre richesse qui nous pousse à l’égoïsme.

Pablo Servigne évoque sa démarche :

« Je suis plutôt issu d’une formation scientifique de biologie, d’écologie. J’ai étudié les fourmis pendant quelques années. La sociabilité de l’insecte. J’ai été voir ce que les sciences sociales faisaient, je n’étais pas formé à cela et j’ai constaté aussi que les sciences sociales n’étaient pas formées à la biologie non plus. Et ce qu’on a voulu faire, ce sont des ponts, des ponts entre disciplines. […] Cela fait dix ans que je me passionne pour le sujet, chaque discipline était un peu cloisonné et avançait avec ses hypothèses qui pouvaient apparaître contradictoires entre elles.. […] Depuis 5 ans, on arrive à faire des liens, il y a des découvertes majeures qui sortent, en particulier dans la théorie de l’évolution qui permettent d’avoir une vision cohérente de ce que nous avons appelé « l’autre loi de la jungle : l’entraide ».

Si on prend l’exemple des fourmis ou des rats : :

« Chez les rats ou les fourmis, il y a une sorte d’altruisme en famille, Il y a plusieurs types d’entraide dans le monde vivant. L’altruisme, c’est quand un individu se sacrifie pour sa famille. C’est le cas des ouvrières qui ne se reproduisent pas et qui participent donc à un super organisme pour le bien de leur famille. Et puis il y a de la coopération entre les lionnes, la chasse est une compétition, mais les lionnes coopèrent pour chasser. Il y a toujours un peu des deux. Et cela c’est au sein d’une espèce.

Mais il y a des milliers d’études désormais qui montrent la coopération entre les espèces. Les scientifiques appellent cela <les mutualismes>. C’est la pollinisation, la dispersion des graines, les oiseaux qui nettoient les tiques de certains mammifères, il y énormément d’exemples. Et nous avons voulu englober toute la diversité de ces manières de s’associer par le terme la « symbiodiversité ». Chez les humains aussi il y énormément de mécanismes très fins qui font appel à l’empathie, la réciprocité, la réputation, des normes sociales, des institutions, c’est très complexe parce que chez les humains il y a aussi une couche culturelle. Couche culturelle qui existe aussi chez les primates ou les orques. Nous avons tout un éventail de mécanismes et de processus évolutifs.

L’idéologie ambiante de l’hyper compétitivité n’est pas du tout représentatif du monde vivant. Gauthier Chapelle et moi-même avons une sensibilité du monde vivant, de naturalistes, ce n’est pas cela que l’on observe dans la nature.

On n’aurait même pas dû avoir à l’écrire ce livre, on devrait l’apprendre dès la maternelle. On naît dans un bain idéologique qui fait que l’on prend la compétition l’agression pour une donnée naturelle. »

Il ne s’agit pas de sombrer dans une vision utopique de bisounours car Servigne reconnaît que l’homme naît à la fois égoïste et altruiste mais qu’on ne peut ignorer la seconde qualité et que c’est à nous de faire bouger le curseur vers la position qui nous semble la plus pertinente.

«[Nous sommes à un moment où il existe] une opportunité de renaissance. Ce livre n’apporte pas un modèle de société. Ce que j’aime c’est de provoquer des déclics comme moi j’en ai eu à la lecture de tous ces travaux scientifiques. Des déclics qui font des fissures dans notre imaginaire, notre imaginaire ultra compétitif. […]»

Des fissures dans notre imaginaire ultra compétitif !

Il explique ainsi que le cœur du social ce n’est pas du tout le marché ou le dilemme du prisonnier mais c’est vraiment le don et la réciprocité. Mais la réciprocité entre personnes ne suffit pas, car elle peut se diluer dans un grand groupe où l’anonymat règne. Pour stabiliser l’entraide, les humains ont trouvé des mécanismes comme la réputation (je vais coopérer avec cette personne parce qu’elle a bonne réputation et lui j’ai entendu dire que c’est un tricheur qu’il est égoïste, je ne vais pas coopérer avec lui)  Le mécanisme de la réputation est un des ciments de la société, c’est fondamental dans le fait social. Après il y a les normes sociales et la punition des tricheurs… Tous les principes moraux qui font société commencent par cette règle de punir les égoïstes et les tricheurs et récompenser les comportements pro-sociaux.

Mais la pensée de Pablo Servigne est d’une grande lucidité :

«Il y a aussi des écueils à l’entraide. On peut s’entraider pour massacrer ses voisins. Et plus on soude un groupe, plus il y a un risque d’exclusion de ce qui n’appartient pas au groupe. […] Pour souder un groupe on peut créer un ennemi commun.»

Mais il semble que les études scientifiques ont montré que les groupes aussi peuvent s’entraider comme les individus à l’intérieur d’un groupe.

Ainsi nous pourrions espérer que la question du climat pourrait fédérer les humains contre un ennemi commun : le dérèglement climatique. Mais pour l’instant cela a l’air compliqué en raison des différences de taille et d’intérêt entre les acteurs qui négocient.

Il conclut l’émission :

« C’est une boutade de dire que nous arrivons dans l’âge de l’entraide, cela ne signifie pas du tout que nous arrivons dans l’âge des bisounours.
Cela peut être difficile, cela peut être très conflictuel. Mais le pari d’une transition [..] c’est le fait de créer une culture de l’entraide, de coopération par anticipation.
Parce que le problème ce n’est pas vraiment les pénuries, cela fait des centaines de milliers d’années que les humains gèrent les pénuries. Le problème c’est d’arriver dans les pénuries et les tempêtes qui s’annoncent avec une culture de l’égoïsme. Et c’est là qu’on risque de s’entretuer. […] Et l’entraide doit s’élargir au monde vivant non humains si nous voulons continuer à vivre longtemps sur cette terre. »

Le problème c’est d’arriver dans les pénuries et les tempêtes qui s’annoncent avec une culture de l’égoïsme !

Matthieu Ricard commente ainsi ce livre :

« La coopération a été, au fil de l’évolution, beaucoup plus créatrice de niveaux croissants de complexité que la compétition. Il ne fait aucun doute que l’entraide est omniprésente dans la nature. Chez les humains, elle est l’une des manifestations les plus directes de l’altruisme. Elle mène au double accomplissement du bien d’autrui et du sien propre. L’étude pénétrante de Pablo Servigne & Gauthier Chapelle, qui dresse le portrait de cette autre « loi de la jungle », est donc plus que bienvenue à une époque où nous avons tant besoin de favoriser la coopération, la solidarité et la bienveillance, pour construire ensemble un monde meilleur. »

Etes-vous en mesure d’accepter de fissurer votre imaginaire ultra compétitif ?

Il me semble tout à fait convaincant de dire que l’éventail du vivant révèle que l’entraide est absolument partout, qu’elle fait partie des instincts humains, mais aussi qu’elle est là depuis la nuit des temps. Tout le monde est impliqué́ dans des relations d’entraide. Même les plantes, les animaux, les bactéries. Même les économistes. Mais notre société n’a pas voulu voir que dans la jungle, en réalité́, il règne un parfum d’entraide.

SI vous n’êtes toujours pas convaincu…

Napoléon disait un dessin vaut mieux qu’un long discours. Aujourd’hui, il remplacerait le mot dessin par vidéo.

Aller donc voir <cette vidéo filmée> dans le zoo de Budapest : Vous verrez un immense ours et un corbeau qui est tombé dans le bassin d’eau de l’ours. Ce corbeau essaye désespérément de sortir de l’eau et n’y parvient pas, il va mourir. L’immense ours s’approche, il va l’écraser probablement. Eh bien non, il plonge son bras dans l’eau, s’empare du corbeau et le sort du bassin et puis s’en retourne tranquillement manger. Pourquoi a-t-il fait cela ? Quel bénéfice en tire t’il ?

Il montre simplement aux humains figés dans nos certitudes que l’entraide toute simple entre les êtres vivants franchit la barrière de l’espèce.

Je vous rappelle aussi <le mot du jour du 22 septembre 2017> où une vidéo montrait une lionne qui épargnait un bébé gnou.

Peut-être pourriez aussi vous intéresser au « microbiote intestinal humain » où des milliards d’êtres vivants collaborent, sans organisation pyramidale, pour nous aider à vivre et à digérer.

<990>

Vendredi 8 décembre 2017

« On a les héros qu’on mérite !»
Didier Raoult

Didier Raoult est né le 13 mars 1952 à Dakar au Sénégal. C’est un chercheur biologiste et professeur de microbiologie français, médecin de formation, spécialisé en maladies infectieuses. Il a découvert avec son équipe plus de soixante nouveaux virus dont les mimivirus (ou virus géants). Vous pouvez lire sa biographie dans Wikipedia

Il tient une rubrique santé dans l’hebdomadaire <Le Point>.

Le 22/06/2015 il avait écrit un article qui ne s’inscrivait pas vraiment dans le domaine de la santé : « D’Aristote à Zidane, on a les héros qu’on mérite ! »

Allez savoir pourquoi, j’ai eu envie de partager cet article aujourd’hui, 30 mois après sa parution :

« Chaque époque a ses héros, l’histoire classique qui est, hélas, menacée, nous éclaire sur notre époque. Chez les Grecs anciens, le héros qu’il faut imiter est un guerrier, celui de L’Iliade, que le théâtre grec ne cessera de conter.

Les héros mineurs sont les sportifs des Jeux olympiques. Les écrivains (Xénophon), les philosophes (Platon, Socrate, Aristote entre autres) sont aussi célèbres et deviennent parfois conseillers. Politiques (comme Platon fut celui de Denys, Tyran de Syracuse) ou éducateurs de princes (comme Aristote fut celui d’Alexandre), les historiens (Hérodote, Thucydide) sont aussi célèbres.

À Rome, les héros de la République sont les consuls, à la fois dirigeants et généraux, qui bâtissent la nation romaine par leur courage et brillent par leur austérité. Il ne viendrait à aucun d’entre eux l’idée de se déguiser en acteur, en chanteur ou en sportif. La première décadence de l’Empire est incarnée par Néron qui, chez Suétone, est décrit comme poursuivant les honneurs dus aux acteurs et aux chanteurs. Son prédécesseur Caligula en était encore à jouer au général. Néron signera la fin du premier règne des empereurs (les Julio-Claudiens). La deuxième décadence (selon Gibbon) est incarnée par l’empereur Commode, le fils de Marc Aurèle, caricaturé dans les films La Chute de l’empire romain et dans Gladiator, qui descend dans l’arène, pour y acquérir la gloire des gladiateurs, les héros de son temps.

Aujourd’hui, les vedettes, les stars, les plus célèbres et les mieux payées de nos contemporains, qui sont aussi les personnalités préférées des Français (selon le JDD) sont des chanteurs, des acteurs, des footballeurs, tous héros éphémères d’une époque consacrée aux loisirs. Il y a dix ans, c’était encore Cousteau et l’abbé Pierre. L’un héros de la découverte des fonds marins et de l’écologie, l’autre de l’œuvre au service des plus malheureux. Au début du XXe siècle en France, les places, les rues, les lycées portaient des noms de savants (Marie Curie, Pasteur…) ou d’écrivains auteurs d’œuvres durables (Hugo, Balzac…).

Un de mes proches amis tente de me rassurer en constatant que les graffitis de Pompéi, du premier siècle après Jésus-Christ, honorent surtout les gladiateurs. C’est vrai, mais c’est juste avant la première décadence de l’Empire. Dans l’histoire, lorsque le peuple et les dirigeants ont comme modèle les héros éphémères et l’art vivant, il n’est pas sûr que ce soit un bon signe, comme en témoigne l’histoire romaine, qui a vu suivre les règnes de Néron puis de Commode, de guerres civiles. »

<984>

Mercredi 6 décembre 2017

« Amazon Go »
Jeff Bezos, fondateur et PDG d’Amazon

Récemment, en allant acheter chez mon boucher (Oui j’avoue je ne suis toujours pas végétarien et encore moins végan) j’ai eu un échange avec la jeune caissière qui me vantait l’intérêt de l’utilisation de la fonction sans contact de la carte bancaire, en disant « quand il y a une amélioration technique, il faut l’utiliser et y aller ».

Ce qui pourrait se traduire en langue française soutenue « Quand il y a une invention technologique, il faut l’embrasser ! »

Avec mon esprit plein de doutes, j’ai répondu : « Peut-être avez-vous raison, mais vous rendez vous compte que le « sans contact » n’est plus que la dernière étape avant le « sans humain » ? »

Et cet échange m’a conduit à revenir vers cette expérience d’Amazon qui a pour nom « Amazon Go ».

Jeff Bezos et Amazon sont des innovateurs hors pairs qui trouvent à chaque étape de leur développement des solutions disruptives. Mais le Monde que nous prépare Amazon m’inquiète.

Prenons le Black Friday, encore une invention américaine qui nous réduit à notre seule dimension de consommateur.

Pour le black Friday, 24 novembre 2017, Amazon a capté 40% des ventes sur Internet, nous annonce ce <site>.

C’est au mois de décembre 2016 qu’Amazon présentait son concept de magasins sans caisses baptisé «Amazon Go ».

Attention, il ne s’agit pas d’un magasin avec des caisses automatiques, il s’agit d’un magasin sans caisse. Vous avez un compte chez Amazon, avec un moyen de paiement, cela va de soi.

Vous faites le tour du magasin, vous prenez tout ce dont vous avez besoin et vous sortez du magasin et…. Amazon sait tout ce que vous avez acheté, donc sait vous facturer et prélever votre compte, cela va de soi…

Ce prototype, Amazon l’a Installé à Seattle et l’a réservé dans un premier temps aux employés Amazon. C’est à l’aide de technologies de pointe, de l’intelligence artificielle, des caméras et autres capteurs que le client pouvait quitter les lieux sans avoir à passer par la case du paiement en caisse.

Les nouvelles étaient bonnes jusque-là !

Un article du Point d’avril 2017 annonçait <Les déboires d’Amazon go>

Grâce à cet article, on apprenait :

«  Mais ça ne fonctionne pas vraiment comme prévu. « Pas de file d’attente, pas de règlement, pas de caisse », promettait pourtant Amazon à propos de son magasin automatisé. Dans ce supermarché du futur, baptisé Amazon Go, le client est reconnu grâce à un smartphone, tracé par des caméras sans fil, avant de recevoir la facture à la maison.

Présenté en 2016 et expérimenté depuis à Seattle, Amazon Go devait être ouvert au grand public au début de l’année 2017. Pourtant, la firme américaine a confirmé les informations du Wall Street Journal et de Bloomberg annonçant un report sine die. En cause : l’impossibilité de faire fonctionner ce système en cas de fortes affluences.

Rapidement, les limites du concept avaient en effet été entrevues à Seattle. C’est là, dans le nord-ouest des États-Unis, qu’a été testé le « magasin » Amazon. Dans un local de taille modeste (177 mètres carrés), il était réservé, pour le besoin de l’expérimentation, aux salariés du groupe. Sauf que, dès qu’il y a plus de vingt clients dans le magasin, le système ne fonctionne plus. Et le dispositif est vite dépassé quand des enfants se servent dans les rayons !

L’objectif d’Amazon de figurer parmi les cinq plus gros distributeurs alimentaires aux États-Unis a donc du plomb dans l’aile. D’après Bloomberg, la supérette à la mode Amazon aurait un ratio de perte double en comparaison avec la moyenne des supermarchés ordinaires ! Dès la présentation de ce concept, la firme avait été fortement critiquée pour les conséquences négatives d’Amazon Go sur l’emploi. Mais, pour l’instant, Amazon ne semble pas prêt à supporter technologiquement la vie d’une supérette. »

J’en étais resté là, soulagé en me disant que ce monde cauchemardesque sans humain avec uniquement des consommateurs, des produits et des machines, (peut-être êtes-vous d’un autre avis et trouvez-vous ces perspectives réjouissantes) était retardé de quelques années.

Le soulagement fut de courte durée puisque plusieurs articles dont <celui-ci> du 15 novembre semblent indiquer, qu’hélas Amazon est sur le bon chemin.

Il reste des difficultés, mais il semble que l’ouverture de tels magasins aux Etats-Unis soit envisagée à court terme.

J’ai trouvé cet article sur le site spécialisé « News Informatique » particulièrement pertinent et visionnaire :

« Le succès d’Amazon réside dans sa capacité à faire appel à nos instincts primaires – ce qu’ont oublié des distributeurs comme Carrefour.

Nous aimons tous consommer, le plus facilement et le plus rapidement possible, sans prendre de risque. Amazon l’a compris est allé jusqu’au bout de la logique avec la commande « Zéro Clic », que ce soit dans ses magasins sans caisse Amazon GO, via son haut-parleur intelligent Echo/Alexa ou demain avec sa livraison d’office, dont les prémisses se trouvent dans Amazon WARDROBE.

Car l’objectif de Jeff Bezos est simple : nous libérer de la phase de choix pour les achats du quotidien en nous proposant le produit que nous souhaitons avant que nous y ayons pensé.

Avec l’Intelligence Artificielle, la plus grande offre au monde, une logistique sans faille et la marque de distribution à laquelle les consommateurs font le plus confiance, Amazon a su aller bien au-delà de ce que les autres distributeurs étaient prêts à faire pour leurs clients. […]

Cette capacité à faire appel à nos instincts primaires n’a été possible que par la capacité de storytelling hors pair de Jeff Bezos. Avec une vision gigantesque, Bezos a reconfiguré les relations entre les entreprises et leurs actionnaires. Amazon a levé 2,2 Mds $ avant d’être à peu près à l’équilibre. Amazon peut rater le lancement de n’importe quel produit (un smartphone par exemple), sans que son cours baisse. Dans une situation similaire Microsoft ou IBM verraient leur cours perdre 20% en une journée… Jeff Bezos a su remplacer la promesse de retour sur investissement par celle d’un storytelling porté par une vision et de la croissance. L’histoire : le magasin le plus grand au monde. Une stratégie : d’énormes investissements dans des bénéfices clients qui résistent au temps – coûts plus bas, plus grands choix, livraison plus rapide.

Ainsi, la valorisation d’Amazon est de 40 fois ses bénéfices alors que celle de ses concurrents est de 8 fois et la marque au sourire peut emprunter au même taux que la Chine.

[…]

D’ailleurs l’épicerie et les produits frais sont mûrs pour se faire Amazonner

Amazon teste depuis de nombreuses années la distribution physique car il sait que le client est canal-agnostique et il sait également qu’il doit faire baisser le coût du dernier kilomètre, aller et retour. Son avenir est bien sûr en multi-canal, tout comme les autres distributeurs. Mais arrimer des magasins physiques sur un site de e-commerce et bien plus aisé que l’inverse. Voyez les difficultés de Wall-Mart qui, à terme, ne pourra résister à Amazon.

Le « meilleur » de la distribution physique se trouve dans l’épicerie et les produits frais. Ce sont nos consommations de tous les jours, les plus massives et qui nous ennuient le plus, nous, consommateurs.

La technologie vocale d’Amazon, Echo/Alexa va faire trembler la terre sous les distributeurs et les marques. Bien des universitaires et des professionnels pensent que la construction d’une marque est toujours une stratégie gagnante. Ils ont tort. Directeurs Artistiques en Agence de Com’ et Brand Managers dans les entreprises vont pouvoir « décider de passer plus de temps avec leurs familles ». Le soleil se couche sur l’ère des marques. Car les attributs des marques, qui ont mis des générations et des milliards à se construire, disparaissent avec l’interface vocale. Amazon a décidé de privilégier ce canal pour y vendre ses marques en propre.

Avec le levier du Big Data et une connaissance sans pareille des schémas d’achat des consommateurs, Amazon va bientôt répondre à nos besoins de consommation sans la friction de la décision et de la commande. Vous n’aurez qu’à ajuster de temps à autre vos réceptions – moins de marchandise quand vous allez en vacances, plus de bière quand les copains viennent pour le barbecue et tout le reste se fera tout seul.

Des magasins sans caisses, des entrepôts peuplés de robots (c’est pour cela qu’il y a si peu de photos d’entrepôts Amazon, cela ferait peur), c’est le futur promis par Amazon et qu’il tente d’imposer à son secteur d’activité. Nous sommes les témoins du Jour du Jugement pour la Distribution.

Tout comme nous avons vu le pourcentage de la population agricole baisser de 50% à 4% au XXème siècle, nous verrons une chute similaire dans la distribution au cours des 30 prochaines années. En France cela concerne près d’1 million d’emplois. Bezos est arrivé à la conclusion qu’il n’y aura aucun moyen pour que l’économie soit capable de recréer suffisamment d’emploi pour remplacer ceux qui sont détruits. C’est pourquoi il milite activement pour le salaire minimum universel. Payé avec les impôts auxquels il fait tout pour se soustraire. »

Ce qui est techniquement possible, n’est pas toujours humainement souhaitable.

<982>

Lundi 4 décembre 2017

« Une parole purement humaine qui fait du bien dans ce temps que nous traversons »
Ahmed Madani,auteur du spectacle « F(l)ammes » lors de l’émission de France Culture du 2 décembre 2017

La vie est jalonnée de rencontres.
Mais pour que la rencontre soit féconde, il faut bien sûr être mis en présence et surtout être disponible et ouvert à la consistance de l’échange.
Cela est vrai pour les rencontres entre humains pour lesquelles il faut avoir la sagesse de comprendre qu’elles ne peuvent pas avoir toujours la même intensité.
Cela est vrai pour les rencontres avec les œuvres d’art ou de l’esprit.

Plusieurs fois, mon butinage a croisé le chemin d’un spectacle : « F(l)ammes », mais je ne m’étais jamais arrêté pour ouvrir mon esprit à ce que ce spectacle avait à nous dire.
Et ce samedi matin, sur France Culture la rencontre d’éveil a eu lieu pour moi : Ahmed Madani était l’invité de Caroline Broué.

Ahmed Madani est metteur en scène et aussi auteur. C’est lui qui a conçu la pièce, F(l)ammes, qui met en scène des récits de vie de jeunes femmes issues de l’immigration. Sur scène elles sont dix jeunes femmes qui viennent raconter un bout de leur vie, faire part d’une petite brimade, d’une inégalité qui leur a été faite en raison de leur origine, de leur nature de cheveu, de leur couleur de peau ou de leur sexe.

Au début de l’émission Ahmed Madani se présente et décrit le spectacle de la manière suivante :

« Je suis un auteur de mon temps.
J’ai commencé en 2012 avec « Illuminations », avec rien que des garçons. J’ai posé la question des classes populaires du point de vue des hommes. Et puis j’ai engagé la réflexion pour savoir ce qui se passe du côté des femmes. Qui pour la plupart du temps sont silencieuses, ne prennent pas la parole.

Elles ne sont pas souvent dans les espaces publics, mais qui en même temps ont beaucoup de choses à dire, pour qu’on prenne le temps de les écouter et de faire apparaître au grand jour cette parole. […] »

Ahmed Madani est né en 1952 en Algérie, il est psychothérapeute de formation. Wikipedia le présente ainsi :

Il réalise un théâtre dont la pierre angulaire est le rapport au sociétal et écrit aussi bien en direction de la jeunesse que des adultes. Il engage une recherche sur de nouvelles formes de création en milieu urbain en prenant en compte les diversités des composantes de la société française. Il s’adresse à tous les publics et prend en compte de façon significative la jeunesse. Dans cette démarche d’ouverture à tous les publics il inscrit ses réalisations dans les théâtres aussi bien que dans des lieux improbables : entrepôts, magasins inoccupés, immeubles abandonnés, haras. Son écriture se nourrit souvent de faits de société : le rapport à la terre, à la transmission, à la mémoire.

On apprend aussi que s’il travaille avec des acteurs professionnels, il réalise également des œuvres avec des non professionnels et même avec des enfants et des adolescents. Ce qui est le cas pour cette pièce : F(l)ammes. Dans un article de Telerama il fait remarquer que le titre met « l » ou « Elle » entre parenthèses. Il dit avoir choisi de « mettre le « l » entre parenthèses pour les désigner « elles » et leurs « ailes ». Car F(l)ammes, dit-il, c’est le feu de la vie ».

Dans l’émission de France Culture, il explique comment les actrices ont été choisies et le spectacle a débuté :

« J’ai passé deux années à organiser des petits ateliers de rencontre dans plusieurs villes et où je laissais entendre qu’il y avait une proposition de spectacle qui pourrait avoir lieu deux ou trois ans plus tard. Et le principe était de venir à ma rencontre en toute simplicité, sans avoir d’expérience théâtrale. Sans avoir de désir particulier d’être une artiste, mais simplement d’avoir envie de prendre la parole. J’ai envie de partager mon histoire avec d’autres. »

Cependant, pour choisir ces femmes il a dit lui-même qu’il a fait volontairement une discrimination. Il n’a choisi que des femmes qui vivent dans des quartiers périphériques et qui ont des parents qui sont venus d’ailleurs.

« On se rencontrait en petits groupes. Et souvent je me mettais presque en retrait. Je lançais des sujets et puis j’écoutais. Nous avons eu des moments d’échange d’une grande puissance qui aurait pu faire des spectacles à eux seuls.

Donc on parle, on parle on parle et puis de temps en temps on va sur le plateau et on va raconter une histoire à quelqu’un d’autre, on va imiter son père, imiter sa mère.

Je passe comme ça de groupe en groupe, ça dure deux ans. Et à un moment donné, il est temps de s’avancer pour lancer l’aventure proprement dite sur la scène. Et là je reviens vers un » trentaine d’entre elles (il avait auditionné plus d’une centaine) à qui j’écris, j’ai d’ailleurs écrit à toutes, une correspondance et nous avons échangé. Puis il en est resté d’abord quinze puis les dix qui font le spectacle. »

Le spectacle a été créé, en novembre 2016, à Sevran, ville sans théâtre et où le spectacle a été produit à la salle des fêtes avec des moyens précaires. Ville sans théâtre mais avec une vie associative magnifique dit Ahmed Madani. Elles ont créé ce spectacle dans cette ville pauvre avec le soutien du maire et du conseil municipal qui se déclaraient certains que la culture était une arme pour s’élever et s’en sortir.

Par la suite ce spectacle a été joué dans des salles parisiennes (Maison des Métallos) et dans toute la France, et en juillet 2017 au Festival d’Avignon. Et cela continue.

Dans l’émission de France Culture, Caroline Broué lui demande quels ont été les moments les plus marquants de cette expérience pendant l’année de tournée :

« Dans de nombreuses salles, il y a eu une volonté de prise de paroles et d’échange après la représentation. Par exemple, parfois, on se retrouve dans un théâtre où on a l’impression que le spectacle ne passe pas. Il n’y a aucune réaction dans la salle. Les filles donnent leur représentation et elles sont un peu inquiètes. Et à la fin du spectacle il y a une rencontre et là, les ¾ de la salle restent, et le débat s’engage et c’est très puissant ce qui se passe. Parce que dans cette représentation-là, il y avait plutôt une écoute, une attention où les paroles de chacune d’entre elles étaient bues par le public.

Et puis dans d’autres endroits, c’est une sorte de puissance à la fin de la représentation, la salle se dresse pour un standing ovation.

On a joué une série de représentations au « Grand T » à Nantes où on a répété le spectacle. C’était incroyable. C’est une ville extrêmement ouverte et au fur et à mesure qu’on donnait le spectacle, le bouche à oreille a fonctionné. De sorte que lors des dernières représentations, la salle savait ce qui se disait à la fin du spectacle et [réagissait par anticipation].

Ce qu’il y a d’extraordinaire avec les spectateurs, qu’ils soient jeunes, qu’ils soient vieux, qu’ils soient hommes, qu’ils soient femmes, qu’ils vivent dans les quartiers populaires ou au contraire qu’ils soient « bobos », on a l’impression qu’il y a une parole qui s’échange au-delà de la condition sociale, de la condition historique de ces jeunes femmes et qui est une parole purement humaine qui fait du bien dans ce temps que nous traversons. Ce temps qui est un temps trouble, difficile, qui est brumeux qui laisse penser qu’il n’y a pas beaucoup d’espérance. Or le spectacle est une ode à l’espérance, c’est une ode à la joie de vivre, c’est une ode à la capacité des femmes de pouvoir entreprendre, de pouvoir participer à la construction d’un nouveau monde.

Je pense que cela est vraiment perçu, par ceux qui viennent voir le spectacle. Et donc, le bouche à oreille est très fort.

Il nous est arrivé de jouer dans un théâtre où on fait un premier spectacle et où on nous dit que pour le lendemain peu de places ont été vendues, cela n’a pas marché. On joue la première représentation et le lendemain, la salle est archi-comble, parce que très vite l’information se transmet et qu’on a envie de participer à ce moment-là qui est au-delà d’un moment de théâtre. C’est vraiment, un moment de vie, un moment de partage et un moment où en tant que spectateur on a envie d’être là, de dire qu’on existe aussi à travers les récits qui sont dits sur le plateau. »

Caroline Broué exprime l’avis suivant :

«  Ces dix femmes ne sont pas des actrices, elles ne sont pas des professionnelles, vous en avez fait des actrices. […] Elles ont une puissance volcanique et solaire absolument impressionnant. Le spectacle repose sur les textes, sur les récits, sur la mise en scène que vous faites et beaucoup sur ces dix femmes. »

Depuis qu’il existe, ce spectacle a fait l’objet des critiques les plus élogieuses : <Le Parisien> :

« F(l)ammes est un spectacle poignant et subtil, émouvant et drôle, devant lequel on ne cesse d’osciller entre allégresse et bouleversement. »

Le spectacle a aussi été donné à Genève :

« En ces temps particulièrement houleux, où les discours populistes se développent et où les replis identitaires, les peurs archaïques refont surface, la parole de ces « f(l)ammes », trop souvent confisquée, nous éclaire, nous embrase. »

Actuellement, le spectacle joue à la Cartoucherie de Vincennes, au théâtre de la Tempête jusqu’au 17 décembre puis repartira en tournée.

Annie et moi avons pris deux places à l’Espace Camus de Bron où le spectacle viendra en février 2018.

<Vous trouverez ici une page de France Culture plus ancienne avec des extraits du spectacle>

Un livre regroupant les textes est paru également à <Actes Sud>

<980>

Vendredi 17 novembre 2017

« C’est l’époque qui veut ça. »
Réflexion d’une journaliste à Nicolas Bedos qui après lui avoir demandé à tous prix le nom d’un homme ayant dérapé avec une femme, a réagi à l’étonnement de ce dernier devant cette insistance.

Depuis l’affaire Weinstein la parole des femmes s’est libérée.

J’en suis, pour ma part, très satisfait.

La violence faite aux femmes reste immense, de petites violences comme des grandes. Et beaucoup d’hommes ne comprennent même pas certaines de ces violences, dans leur esprit il s’agit souvent d’humour ou de légèreté.

Mais je crois que comme dans toute chose, il peut exister des dérapages.

Souvent je ne suis pas très convaincu par le fils Bedos.

Mais pour une fois, j’ai trouvé un article qu’il a publié sur le <Huffington Post> plein d’intelligence et de mesure.

Je vous en donne les principaux éléments :

« Il se trouve qu’avant-hier, je reçois sur Facebook le message d’une journaliste que je connais un peu et qui, par ailleurs, a toute ma sympathie. Elle travaille pour le site d’un célèbre magazine et me demande, sans sourciller, si je n’aurais pas « en magasin quelques infos croustillantes concernant des agressions sexuelles commises dans le milieu du showbiz ». C’est la troisième journaliste à me poser cette question. Je lui réponds que « non, des types lourds, il y en a, oui, des producteurs un peu foireux obligés –croient-ils- de faire miroiter des rôles pour draguer les nanas, oui, à la pelle, sans doute, mais des agressions, des tentatives de viols, que je sache, non, pardon, je suis vraiment navré de ne pouvoir vous rendre service! ». Elle insiste, « Même pas un dérapage? Oh vous avez bien quelques noms… ». Par curiosité, je lui demande ce qu’elle range dans la case « dérapage ». « Je ne sais pas, m’explique-t-elle, vous avez plein de copines actrices, y en a bien une qu’un type connu aurait chauffée de façon insistante, ça va du pelotage de nichons à la grosse main au cul, des gestes déplacés, en boîte, quand vous sortez, des types qui proposent des partouzes… ». Et elle de conclure, comme s’il s’agissait d’un échange d’autocollants dans une cour de récré: « Votre nom ne sera pas cité et je vous revaudrai ça… Réfléchissez, je vous en supplie, un seul nom me suffira ».

Je dois avouer qu’à ce moment-là, j’ai été pris d’un petit vertige, mêlant colère et inquiétude face au monde qu’elle dessinait.

Après cette sollicitation qui le choque, il écrit à la personne qui lui demande un nom

« Chère X, à quoi jouez-vous exactement? S’agit-il pour vous d’un jeu? D’une chasse? Quel est le but? Libérer la parole des victimes d’agressions ou trafiquer du clic pour vos médias malades? Est-ce chipoter sur les vertus d’une parole libérée que de déplorer cette façon de tout mélanger avec une gourmandise obscène, prenant le risque de discréditer un combat salutaire et d’offenser les vraies victimes? Dans le même sac d’indignité: les agressions, les tentatives de viol et les dragues de lourdingues? Confondus: les traquenards de pervers et les soirées libertines, les prédateurs et les machistes? Sommes-nous prêts à salir l’honneur de gens dont le seul tort serait d’être pathétique? Va-t-on judiciariser la nullité et la connerie? Dans votre boîte à « porcs » célèbres, sautant à pieds joints sur le traumatisme des victimes, pourquoi n’iriez-vous pas jusqu’à dénoncer les infidèles notoires (l’infidélité n’est-elle pas ressentie par la personne trompée comme un profond traumatisme)? Et, partant de là, non contents de nourrir une guerre des sexes apparemment fort lucrative, que fait-on des drogués, des acteurs tyranniques et des metteurs en scènes obsessionnels, ceux-là qui vexent leurs équipes, leurs assistants, leurs proches (et –qui sait- leur conjoint)? Et les radins, chère X? C’est minable d’être radin, non? Voulez-vous que je vous dresse la liste de celles et ceux qui se font gifler pour lâcher trois euros alors qu’ils gagnent un max?

Pardonnez ma colère mais je ne supporte plus cette curée moyenâgeuse qui, sous prétexte d’un monde plus sain -plus juste, plus respectueux, plus égalitaire, bref, meilleur- nous monte les uns contre les autres et nous transforme, sinon en gibier, du moins en braconnier de son voisin ».

La journaliste lui répond :

« Après deux heures de silence, elle a fini par me répondre: « En gros, je suis d’accord avec vous. Mais c’est un cycle. C’est l’époque qui veut ça. »

Et Nicolas Bedos de livrer une analyse que je partage :

« Pour les milliers de pisse-froid qui m’intenteraient ce procès, je m’empresse de rappeler que j’applaudis à quatorze mains toutes celles dont la parole libérée a permis de libérer celles de nombreuses victimes anonymes, décourageant peut-être l’assaillant qui sommeille dans la caboche pervertie de petits et grand patrons tapis dans leur bureau. Ces femmes, je les soutiens avec d’autant plus de vigueur que certaines sont des amies et que je sais les supplices qu’elles ont pu endurer. Ni l’argent ni le pouvoir ne permet d’abuser du corps de quiconque sur cette terre. Un monde libre, c’est un monde où les femmes sauront que les hommes sauront qu’en tentant d’abuser d’elles ils seront punis. Un monde libre, c’est ce monde où les femmes devraient pouvoir refuser n’importe quelle proposition graveleuse sans que leur carrière professionnelle puisse en être affectée. C’est un monde où ma petite sœur, mes amies, ma fiancée et toutes les autres pourront se balader dans la tenue de leur choix sans qu’un connard s’arroge le droit de leur parler, de les regarder ou de les toucher comme si elles méritaient d’être traitées comme des jouets.

Un monde libre, c’est AUSSI un monde où on aurait le droit d’exprimer publiquement ses craintes quant aux dérives liberticides que semblent autoriser les combats de société. Il n’y a pas qu’un seul discours, jamais. Ceux qui le prétendent sont des tyrans[…]

Un monde libre, c’est d’abord un monde où un adulte ne cherche pas à se taper un adolescent, certes (quel taré dirait le contraire?), mais c’est aussi un monde où on ne condamne pas les gens sans enquête, sans procès, sur des déclarations balancées par un type vingt ans plus tard sur internet. […] »

Il existe des excès dans tous les domaines, il existe même des excès quand les causes sont justes.

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Jeudi 12 octobre 2017

«Le Syndrome du bien-être»,
Carl Cederström et André Spicer,

« Le syndrome du bien-être » est un livre de Carl Cederström et André Spicer qui a été publié, traduit de l’anglais, aux éditions de l’Echappée.

A priori ce livre et les questions qu’ils posent prennent plutôt à rebrousse-poil beaucoup de thèmes que j’ai évoqués lors de mes mots du jour.

En effet, je suis plutôt sensible à privilégier le bien-être, une alimentation saine et une hygiène de vie susceptibles d’avoir des conséquences bénéfiques sur notre santé, notre espérance de vie et une vieillesse aussi sereine que possible avant que notre corps se retrouve dans son destin de la finitude.

Mais il est fécond d’entendre et d’essayer de comprendre des points de vue divergents. Cette méthode que j’ai appelée prosaïquement « tourner autour du pot » pour examiner le pot sous tous ces aspects.

Tournons donc autour du pot du « bien-être » avec Carl Cedestrom et André Spicer.

Les révélations commencent toujours par une expérience fondatrice. Nous savons que Paul Claudel a eu la révélation de la Foi chrétienne un soir de Noël alors qu’il assistait à une messe dans notre Notre Dame de Paris.

Carl Cederström raconte sa révélation de ce que j’appellerai « le côté obscur du bien-être » dans le récit suivant :

« Un beau matin, Carl Cederström allume tranquillement sa cigarette en attendant le bus. Assise sur un banc voisin, son petit chien tenu en laisse, une dame l’apostrophe en lui reprochant d’intoxiquer son animal de compagnie avec sa fumée. Pour le chercheur suédois, enseignant à la Stockholm Business School et spécialisé dans l’étude du contrôle social et de la souffrance au travail, c’en est trop. Ses voisins sont antitabac, ses amis désertent l’heure de l’apéro pour aller au fitness et ses collègues mangent sans gluten tout en méditant»

A partir de ce moment fondateur il va s’interroger avec son confrère André Spicer, professeur à la prestigieuse Cass Business School, à Londres sur ce qu’il estime être un «culte du bien-être».

Le journal suisse Le Temps développe l’analyse suivante :

« L’ouvrage part d’un constat quelque peu commun: notre société a érigé la santé au rang de valeur primordiale. Il vaudrait mieux arrêter de fumer, diminuer sa consommation d’alcool, manger cinq fruits et légumes par jour, éviter les graisses et cuisiner des aliments sains riches en vitamines. Il faut aussi faire du sport, car c’est bon pour la forme, pour l’équilibre et contre le stress. L’image d’une personne saine et mince qui fait son jogging tous les matins est érigée en modèle, et tous ceux qui n’atteindraient pas cet idéal, notamment les obèses, sont soupçonnés de manquer d’hygiène, d’être paresseux, voire incapables de se prendre en main.

Si, en soi, être en forme et bien dans son corps est un objectif louable, les deux auteurs montrent que la tendance a dégénéré en une forme d’injonction morale dont il devient très difficile de se libérer.

Aux Etats-Unis, une douzaine d’universités font désormais signer à leurs étudiants des «contrats de bien-être», dans lesquels ils s’engagent à avoir une hygiène de vie impeccable.

Rassurant pour leurs parents, sans aucun doute. Mais dommage pour ces jeunes gens muselés, car ce sont bien les erreurs qui forment la jeunesse, rappelle Carl Cederström.

Sur le site de Libération Virginie Ballet a publié un article « Le bien-être fait suer »

Elle précise que les auteurs ne sont pas des illuminés qui ne se préoccupent pas de leur santé :

« Evidemment, il n’y a aucun mal à être en bonne santé. Ce qui coince selon eux ? «S’occuper de son bien-être est devenu une obligation morale qui s’impose à chacun d’entre nous.» Il y aurait même une «logique à l’œuvre partout, dictant aussi bien notre façon de travailler et de vivre, que d’étudier et de faire l’amour.» Au secours, les gourous du bonheur prolifèrent, et ils pourraient bien faire des dégâts, avertissent les auteurs. »

Le site slate.fr publie un article sur le même sujet : Pour être heureux oubliez vous !  » .

Il va plus loin dans l’analyse de la problématique qui tend à démontrer que le culte de la poursuite du bien-être est un déclencheur d’angoisse :

Pour les auteurs du Syndrome du bien-être, le meilleur indice que celui-ci n’est plus une option personnelle mais s’est mué en morale se lit d’ailleurs dans la culpabilité attachée aux comportements «déviants». Ce n’est plus la sexualité qui fait l’objet de réprobations et fait naître la culpabilité, mais plutôt les atteintes au capital physique comme le fait de fumer, de boire, de manger gras ou sucré, de ne pas faire d’exercice ou d’être confronté à des idées négatives alors qu’on devrait se sentir bien, s’aimer soi-même et être à l’écoute de ses émotions…

Carl Cedeström et André Spicer s’inquiètent, à la suite d’une longue lignée d’auteurs critiques des dérives de l’individualisme radical, d’un paradoxe apparent de la recherche frénétique de l’état de bien-être: «loin de produire les effets bénéfiques vantés tous azimuts», cet investissement dans notre moi profond «provoque un sentiment de mal-être et participe du repli sur soi.

[…] Le syndrome du bien-être résulte pour une grande part de la croyance selon laquelle nous sommes des individus autonomes, forts et résolus, qui devons-nous efforcer de nous perfectionner sans relâche. Or c’est précisément le fait d’entretenir cette croyance qui entraîne l’émergence de sentiments de culpabilité et d’angoisse.»

Un étrange phénomène de rétroaction s’est mis en marche: l’anxiété augmente à mesure que les professionnels censés nous en débarrasser se multiplient. Rien de surprenant dans la mesure où la mécanique de la quête du bien-être et de ses médiateurs consiste à rendre le client, le lecteur, l’auditeur, le coaché ou le patient «responsable de son propre bonheur» et donc, comme mécaniquement, de son échec à y parvenir.

«Le revers de la médaille est que celui-ci doit dorénavant se sentir coupable chaque fois qu’un problème survient dans sa vie: rupture amoureuse, perte d’emploi ou maladie grave. Accéder au bonheur relèverait donc d’un choix: le nôtre, et, par extension, engagerait notre responsabilité. Par ce qu’elle comporte de déplaisant, une telle prise de conscience ne peut que faire naître un sentiment d’intense anxiété chez l’individu.»

A ce stade, je suis modérément convaincu. Pour ma part je trouve intelligent d’en appeler à la responsabilité des individus pour s’occuper de leur santé et de ce que j’appellerais leur « paix intérieure ». Je vois trop dans mon expérience de vie cette facilité utilisée par beaucoup de désigner des boucs émissaires pour expliquer toutes leurs difficultés et expériences négatives, sans jamais interroger leur propre responsabilité.

C’est pourquoi dans la vie personnelle, je suis assez rétif devant les développements de ces deux intellectuels.

En revanche, quand ils évoquent le monde de l’entreprise et concluent, sous l’apparence de la modernité, au triomphe sans partage du néo-libéralisme je deviens beaucoup plus réceptif à leurs arguments :

Libération explique :

« Et puis il y a surtout ces entreprises, de plus en plus nombreuses, qui s’immiscent dans la santé de leurs salariés, et où est récemment apparue la fonction de «directeur du bonheur» (le service public fédéral de la sécurité sociale belge dispose par exemple de l’une de ces créatures). Près de la moitié des boîtes américaines de plus de 50 salariés disposeraient ainsi d’un programme pour l’hygiène de vie des employés. Ainsi, chez Google, on pratique la méditation depuis la fin des années 90 lors d’ateliers baptisés «search inside yourself» («cherchez à l’intérieur de vous»). Certaines cantines font appel à des chefs spécialistes de la nourriture saine. »

Et le journal « Le Temps » évoque :

Tout en poussant les salariés à travailler le plus possible, dans des conditions de plus en plus précaires, les firmes leur proposent des séances de méditation en pleine conscience afin de se détendre, ou leur installent des tapis de course au bureau, pour pianoter sur l’écran tout en perdant des calories. Cette tendance gagne depuis plusieurs années les bords du Léman, où les multinationales encouragent leurs salariés à manger des légumes et pratiquer régulièrement du sport.

Une hypocrisie totale, expliquent Carl Cederström et André Spicer, qui n’hésitent pas à en référer à Orwell pour décrire ce monde où l’homme doit être le plus performant possible, tout en gardant le sourire. Pour une raison simple: «Un travailleur heureux est un travailleur plus productif»!

En Angleterre, l’entreprise suédoise de poids lourds Scania surveille les constantes vitales de ses employés 24h/24. Ceux-ci sont pénalisés s’ils ne font pas assez d’exercice et si leur système cardiovasculaire est un peu à la traîne. Il y a quelques jours, la société d’assurance américaine Aetna annonçait fièrement offrir des bracelets connectés Fitbit à ses salariés. «S’ils prouvent qu’ils enchaînent 20 nuits de 7 heures de sommeil ou plus, nous leur offrirons 25 dollars par nuit, plafonnés à 500 dollars par an», a déclaré son PDG Mark Bertolini.

[…] Le fonds d’investissement américain GLG Partners a mis en place un programme qui analyse les heures de sommeil ou l’alimentation de ses traders. Le syndicat des enseignants de Chicago soumet ses membres à un suivi personnalisé les contraignant à surveiller leur cholestérol et à pratiquer une activité sportive, sous peine de quoi ils doivent payer une amende de 600 dollars…»

Libération précise concernant le fond d’investissement :

Ce hedge fund (fonds d’investissement spéculatif) qui a mis au point un programme pour surveiller de près le sommeil et les assiettes de ses traders. En cas d’anomalie ou de performances moyennes, des séances de coaching leur sont proposées. «Actuellement, si nous nous maintenons en bonne santé, c’est parce que nous associons cela à tout un tas d’autres qualités, comme être un bon employé, dynamique, explique Cederström. On attend de nous que nous mettions à profit chaque moment pour être plus productifs, et que nous prétendions y éprouver du plaisir.»

L’article de Slate montre la supercherie de cette démarche à l’intérieur des entreprises dans un marché de l’emploi de plus en plus précarisé.

Si cet égoïsme pouvait au moins les rendre heureux, on pourrait en discuter. Selon les chasseurs de mythes du «syndrome du bien-être», il n’en est rien. Et pour cause. Ce n’est pas parce qu’on décide de devenir indifférent aux pressions du monde extérieur que celui-ci nous laisse tranquille en retour. C’est pourquoi vouloir gérer le mal-être au travail par la pratique de la méditation, comme cela est encouragé dans certaines entreprises, risque d’entraîner de grandes désillusions. Ces méthodes «ne traite[nt] jamais le stress, l’angoisse ou la dépression comme des troubles résultant de [notre] cadre de travail […] Si nous éprouvons du stress parce que nous croulons sous le travail, ou si nous ne sommes pas rassurés quant à l’issue du prochain plan de restructuration de notre entreprise, nous n’avons qu’à chasser toutes nos pensées négatives, respirer profondément et nous concentrer sur nous-mêmes. Et le tour est joué !», moquent-ils à propos des guides de conduite de développement personnel, qui placent l’individu souverain et sa volonté toute puissante au centre de la vie sociale.

Cette évolution est d’autant plus cynique que, plus le marché du travail se précarise, plus il semble que le «jargon positif» qui valorise l’authenticité, la créativité et l’individualité au travail se popularise dans les entreprises, les cabinets de recrutement, les livres de management sur le bonheur et même les agences de recherche d’emploi. Plus vulnérable que jamais sur un marché incertain ou le travail est en rareté, les salariés doivent «dissimuler leurs peurs et renvoyer en permanence une image positive d’eux-mêmes.»

Et puis, il y a une autre dérive dans cette quête « néo libérale » du bien-être, c’est que l’Etat abandonne de plus en plus la santé publique aux entreprises privées et cette dérive a pour conséquence de creuser de plus en plus la faille entre les riches qui peuvent se payer les outils du bien-être alors que les autres en sont privés toujours davantage :

« Une idéologie très dangereuse, insiste Carl Cederström au téléphone. «Car dire cela, c’est oublier que la santé est avant tout une affaire publique et politique, explique le chercheur. Toutes les études montrent que les classes défavorisées ont moins la possibilité de manger sainement. En stigmatisant les obèses, l’Etat ne joue pas son rôle. De même, faire croire aux chômeurs qu’ils peuvent trouver du travail en mincissant, en faisant un joli CV et en suivant des formations contre le stress est un mensonge. La vérité, c’est que l’industrie du bien-être est encore un domaine réservé aux riches.» Et de qualifier de «stupide» le projet du républicain Paul Ryan, aux Etats-Unis, qui proposait aux pauvres d’engager des coachs de vie en contrepartie des aides sociales. »

Slate en revient à une analyse marxiste des auteurs :

En bons marxistes, les auteurs voient dans cet investissement du corps et ce repli sur soi «des solutions séduisantes et auxquelles de plus en plus de gens ont recours pour ne plus avoir à se préoccuper du monde qui les entoure.» Le syndrome du bien-être serait l’autre nom de l’effondrement des espoirs collectifs de changement social, un tournant associé aux désillusions politiques et au refuge dans les pratiques new age de la génération des années 1970.

«Pendant ce temps, qu’advient-il du reste de la population –sous-entendu celle qui ne peut pas se payer le luxe de boire des smoothies frais tous les matins, de faire appel aux services d’un coach minceur ou de prendre des cours particuliers de yoga?»

[…] «Le syndrome du bien-être ne fera que renforcer le fossé entre riches et pauvres, avertit Cederström. Tous ces nouveaux produits sains, ces retraites de yoga, sont destinés aux riches, qui sont plus prompts à être déjà en bonne santé.»

En conclusion, Carl Cederström estime :

«Le monde se porterait mieux sans ces gourous du bonheur [qui] font fortune sur le malheur des autres».

Et l’article du Temps poursuit :

Loin d’être un livre léger, Le Syndrome du bien-être dresse au fil des pages un constat glaçant. Mis sous pression, l’individu se sent coupable s’il ne parvient pas à dompter son corps. Pour les deux chercheurs, le culte de la santé tient de l’ultralibéralisme: l’homme est seul responsable de son état – sous-entendu de ses performances. S’il échoue à mincir, à courir, à se muscler et à faire du yoga, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même.

[…] S’ils n’étaient pas réels, ces exemples pourraient bien passer pour de la science-fiction. Les auteurs sont implacables: «Surveiller sa vie comme s’il s’agissait d’une véritable entreprise correspond en tout point de vue à la mentalité de l’agent idéal du néolibéralisme.»

[…]Carl Cederström voit-il une solution à la dérive du bien-être? «Il faut juste que ça s’arrête, conclut-il.

Si vous voyez un coach dans votre entreprise vanter les effets de la psychologie positive, dites-lui que c’est du n’importe quoi.» La «quête paranoïaque du bonheur» est une fausse piste.

Encore un long mot du jour mais qui me semble fécond car il illustre, comme je l’ai écrit au début de ce mot, « le côté obscur de la chose ». Le monde n’est pas écrit en blanc et noir, rien n’est simple et certainement pas l’injonction du bien être qu’on nous assène dans le monde professionnel et probablement aussi dans notre vie personnelle.

J’ai tiré le contenu de ce mot du jour de ces trois articles :

https://www.letemps.ch/societe/2016/10/26/sois-bien-taistoi?utm_source=facebook&utm_medium=share&utm_campaign=article

http://next.liberation.fr/culture-next/2016/05/18/le-bien-etre-fait-suer_1453485

http://www.slate.fr/story/118467/etre-heureux-oubliez-vous

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Mercredi 4 octobre 2017

« Un geste de domination insensé. »
Charles Dantzig décrivant Emmanuel Macron tapotant la joue de Gérard Collomb

J’espère que vous êtes convaincu, après les réflexions de Pascal Picq d’hier, que nous sommes proches des singes et combien dans notre comportement et dans nos attitudes ce fond animal surgit, notamment dans les relations politiques.

Si vous observez le comportement de Donald Trump à travers ce prisme, du singe mâle alpha qui veut montrer sa domination, par exemple par la manière dont il sert la main de ses interlocuteurs et qu’il les tire vers lui, cela en devient même caricatural.

Emmanuel Macron a été loué de sa manière dont il a serré la main de Trump et a su montrer son refus de la domination. Deux singes n’auraient pas fait autrement.

Yann Barthès avait présenté la première visite de Justin Trudeau à Donald Trump. Vous trouverez cette épisode derrière ce lien : <Visite de Justin Trudeau à Donald Trump>

Vous pouvez aller immédiatement à 1:45 et vous verrez le mâle alpha des singes humains du Canada bondir sur le mâle alpha des singes humains des Etats-Unis pour s’emparer de sa main de manière virile et lui montrer qu’il n’accepte pas sa domination animale.,

Charles Dantzig est un écrivain français qui fait paraître en octobre 2017 un livre : « Traité des gestes » (Grasset).

Il était invité le 29 septembre de l’émission la Grande Table : <Pour la beauté du geste avec Charles Dantzig>

Il a évoqué deux gestes.

Le premier est un geste de soumission.

Lors de la présentation du nouveau Pape François, Charles Danzig a vu un jeune prêtre s’approcher du nouveau Pape et délicatement lui épousseter l’épaule, car il venait de voir une poussière sur l’habit papal. Puis le jeune prêtre s’est retiré avec un sourire extatique de courtisan.

Le second geste est celui que j’ai mis en exergue et que vous avez vu si vous avez regardé l’investiture d’Emmanuel Macron.

Charles Danzig le raconte ainsi :

«Après avoir prononcé son discours, il s’approche de Gérard Collomb, de 30 ans son aîné et lui tapote la joue.
Un geste de domination insensé, alors qu’Emmanuel Macron est un homme bien élevé qui connait les bonnes manières.
Il a montré ainsi par ce geste de domination qui était le chef.»


Nous sommes toujours dans une similitude de comportement avec des chimpanzés qui font de la politique !

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