Mercredi 23/09/2015

Mercredi 23/09/2015
«Lyon, place du Pont,
La place des Hommes Debout !»
Azouz Begag
Non je ne parlerai pas aujourd’hui de la «deutsche Qualität». Je ne rappellerai que brièvement que Volkswagen signifie littéralement le «chariot» (wagen) du «peuple»(Volk). Les origines de cette marque se retrouvent dans l’Allemagne nazie des années 1930 . Avant la guerre, le désir d’Hitler est que chacun puisse s’offrir une voiture, car l’Allemagne vient de se doter d’un large réseau d’autoroutes qui restent désertes. L’ingénieur Ferdinand Porsche , voyant dans ce projet l’occasion de réaliser son plus vieux rêve : fabriquer un modèle de voiture populaire, lui fit une proposition en ce sens et créa cette voiture du peuple.
Aujourd’hui j’ai l’intention de vous parler de la place du pont de Lyon.
Pour les nouveaux habitants comme pour les visiteurs de Lyon, il y a une place étrange à quelques centaines de mètres de la Place Bellecour, centre de la cité.
Sur un plan moderne on lit que ce lieu s’appelle «Place Gabriel Péri» dans le quartier de la Guillotière.
Mais le lyonnais utilisera le nom de « la Place du Pont».
Le plus souvent, cette place est occupée par des hommes debout originaires de l’autre côté de la Méditerranée qui conversent tranquillement.
Les abords de la place ne révèle pas une propreté qu’on attendrait en proximité du centre de la ville bourgeoise.
Récemment j’ai lu un petit livre de Azouz Begag qui parle de cette place et a pour titre   «Lyon, place du Pont. La place des Hommes Debout !»
Il faut toujours commencer par l’Histoire.
Lyon est appelé la ville entre Rhône et Saône, mais ces deux fleuves n’ont pas eu le même rôle pour la ville. La Saône est le vrai cours d’eau de Lyon, celui autour de laquelle la ville s’est développée.
Le Rhône a longtemps été, pour Lyon et sa province « le Lyonnais », la frontière comme le Rhin pour la France.
Le Rhône séparait deux subdivisions du Saint Empire romain qui vont devenir 2 provinces françaises : Le Lyonnais qui est devenu français après le traité de Vienne du 10 avril 1312 et le Dauphiné qui a été rattaché  en 1349 au royaume de France.
Il y avait à l’époque très peu de ponts qui traversaient le Rhône : Le Pont Bénezet d’Avignon achevé en 1185 et le pont du Rhône pour entrer dans Lyon qui a été achevé 2 ans avant en 1183. Mais ce premier pont ne résistera que 7 ans, c’est un pont en bois qui s’effondre sous le passage des croisés en 1190. Reconstruit en partie en pierre et en partie en bois, il subit de nombreux dégâts et sa construction n’est réellement achevée qu’au début du XIVe siècle.
Et c’est donc pendant très longtemps le seul pont pour rejoindre la riche ville de Lyon quand on venait de l’est.
Et sur la rive est du Rhône, avant d’arriver à ce pont, s’est créé « un quartier de la Guillotière» qui fut pendant des siècles le lieu d’arrivée de migrants qui se sont installés là à deux pas de Lyon.
Le livre de Begag constitue une étude passionnante du point de vue de l’immigration et de l’intégration de populations étrangères en France.
En effet, comme l’écrit la 4ème de couverture : «la Place du Pont constitue le cœur du quartier de la Guillotière, quartier populaire et historique où les immigrés qui ont fait escale à Lyon au cours des siècles s’implantent, se retrouvent… De ce carrefour de l’immigration, Russes, Allemands Grecs, Italiens, Espagnols, Arméniens, Juifs, Bulgares, Maghrébins ont écrit l’histoire. Des décennies durant, la place s est trouvée dans le collimateur des équipes municipales qui ont tenté de la dompter pour la rendre lisse, moins exotique, plus banale. On a parlé de « reconquête » de ce lieu trop visible, trop bruyant, trop délabré, trop sale, trop central. Mais la Place des Hommes Debout fait de la résistance, encore, toujours. Ici, les hommes ont refusé de plier. Ils sont restés debout. La Place est un lieu d’entraide, disent les uns, de confrontations surtout, rétorquent les autres.»
Cette place a en effet fait l’objet de beaucoup de travaux d’urbanisme ou même de leurre pour tenter de la domestiquer et surtout disperser une population si étrange et si peu conforme au style lyonnais. Mais jusqu’à présent rien n’y a fait, elle est toujours le lieu de rencontre de gens « différents ».
Je voudrais partager avec vous 3 extraits de ce livre.
D’abord il raconte la surprise du visiteur :
« Ils regardent ce spectacle les yeux écarquillés et s’inquiètent sans doute du caractère insolite de tels stationnements d’hommes étranges. Est-ce une manifestation ?  Que trafiquent-ils ? […]
Ils ignorent l’histoire, tout simplement : depuis des siècles la place du pont a une tradition de rencontre, on s’y arrête, en discute en groupe, le jour comme la nuit[…] Les maghrébins ne sont pas les inventeurs de cette pratique de sociabilité urbaine.
Elle est totalement associée à la morphologie du lieu. C’est la place des hommes debout.»
Puis il cite la lettre du parquet de la cour impériale de Lyon au ministère de la justice, le 20 avril 1867.
« Depuis quelques mois, une nuée de mendiants et de vagabonds venant de tous les points de l’Italie s’est abattue sur la ville de Lyon
Ils se trouvent dans toutes les rues, sur toutes les places publiques. Sous prétexte de faire de la musique et de montrer des animaux savants, ils mendient et ils volent quand ils en trouvent l’occasion. […] et la plupart exploitent de malheureux enfants qu’ils ont amené avec eux en les obligeant a voler et à demander l’aumône et en les maltraitant quand ils ne recueillent pas une somme déterminée. Ces vagabonds couverts de haillons et de misère, sont devenus pour Lyon un embarras de premier danger…»
Enfin il évoque des rixes entre étrangers :
«Le 7 janvier 1919 un groupe d’hommes grecs envoie une plainte collective à la préfecture pour signaler l’insécurité dont ils sont victimes, à la place du pont où il réside. Les soussignés avons l’honneur de porter à votre connaissance ce qui suit : Depuis quelques temps, le quartier de la place du pont est soumis à une continuelle rixe et des vols de nuit par des bande d’arabes. Les ouvriers étrangers qui travaillent dans les usines de la défense nationale sont arrêtés par ces bandes, volés et blessés. Il nous est impossible de regagner nos chambres dans la nuit. Nous espérons […]que les faits mentionnés attireront votre attention et que vous voudrez bien ordonner le nécessaire pour que ce quartier soit nettoyé de ces bandes qui terrorisent les milieux ouvriers étrangers.»
Rien de neuf sous le soleil donc.
Ce n’était pas mieux avant.
Et il n’y a pas que les grecs qui trichent, les allemands aussi…
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Vendredi 3 Juillet 2015

Vendredi 3 Juillet 2015
«La Gouvernance par les nombres»
Alain Supiot

Alain Supiot est un juriste français spécialiste du droit social. Il est actuellement professeur au collège de France.

Fayard a publié en mars 2015, ses cours au Collège de France de 2012-2014, intitulé «La Gouvernance par les nombres»  où il dénonce les dérives de cette nouvelle manière de diriger les affaires des hommes et de la société.

Il y a d’abord un glissement sémantique du « gouvernement » à la
« gouvernance ».

La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes témoignant de son bon fonctionnement.

Ces nouvelles techniques visent la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes.

Alain Supiot a été invité à plusieurs émissions dont la Grande Table pour parler de cet ouvrage :

<La Grande Table : gouverner par les nombres, comment en sortir 2015-04-06>

Il y a aussi cet entretien sur le site de l’Usine Nouvelle :

<Restaurer un travail réellement humain est, sur le long terme, la clé du succès économique>

J’en tire les extraits suivants :

« Pour comprendre les transformations à l’œuvre à une époque donnée il faut identifier l’imaginaire qui la domine. Cet imaginaire partagé imprègne en effet toutes nos façons de penser : les institutions, les arts, les sciences et les techniques.
Une des thèses de mon livre est qu’à la révolution numérique correspond un changement d’imaginaire.
Depuis la fin du Moyen âge, les Occidentaux se sont représenté le monde sur le modèle de l’horloge.
Depuis l’invention de la machine de Turing et les débuts de l’informatique, ils le conçoivent sur le modèle de l’ordinateur, c’est-à-dire comme une machine programmée et programmable. Cette représentation influence nos manières d’organiser les rapports sociaux et en particulier notre conception du droit et des institutions, c’est-à-dire les règles qui gouvernent et rendent possible la vie en société. […]

De grands historiens, comme Jacques Le Goff ou Lewis Mumford, ont montré la place centrale de l’horloge dans la naissance des temps modernes.
Notre civilisation est la seule à avoir hissé des horloges au sommet de ses lieux de culte, dans tous les villages. La philosophie des Lumières voyait Dieu comme un grand horloger et le monde comme un immense mécanisme régi par les lois de la physique classique, par un jeu inexorable de poids et forces, de masse et d’énergie […]

Le taylorisme a transposé d’une certaine façon ce modèle à l’entreprise. Des génies, tels Fritz Lang dans « Metropolis » ou Charlie Chaplin dans « Les Temps modernes », ont dépeint ce que cela impliquait : l’homme est pris dans un grand mécanisme, dans un jeu d’engrenages qui finit par le broyer. […]

La planification soviétique a été une première tentative de gouverner par les nombres, mais elle participait encore de l’imaginaire mécaniciste. Comme l’a montré Bruno Trentin dans son grand livre sur « La cité du travail » », il y a eu un accord profond du capitalisme et du communisme pour placer le travail sous l’égide de la technoscience et l’évincer ainsi du périmètre de la délibération politique et de la justice sociale.

Mais Lénine est un précurseur dans sa façon de vouloir étendre à la société tout entière le modèle de l’entreprise, selon le credo aujourd’hui rabâché par les prédicateurs de l’ultralibéralisme et du New Public Management, qui pensent qu’un État doit être géré selon les mêmes méthodes « scientifiques » qu’une entreprise.

[…]  Comme souvent, le changement d’imaginaire a commencé dans l’ordre juridique avant de s’exprimer au plan scientifique et technique. La perte de la foi dans l’existence d’un souverain législateur date du XIXe siècle et de la première crise de légitimité de l’État.
C’est cette crise qui a donné naissance à l’État social, mais aussi aux expériences totalitaires du XXe siècle qui ont cherché dans la science les « vraies lois » devant régir l’humanité.  Au plan scientifique et technique ce sont dès les années 30, de grandes découvertes mathématiques – notamment celles de Kurt Gödel (1906-1978), puis l’invention de la machine de Turing et les débuts de l’informatique, qui marquent ce passage à l’imaginaire cybernétique.

Il faut lire à ce sujet les écrits visionnaires de Norbert Wiener (1894-1964), l’une des pères de la cybernétique. Selon lui, on peut penser de la même façon les hommes, les machines et le vivant. Tous sont des dispositifs de traitement de l’information.

Trois concepts jouent un rôle essentiel dans cette nouvelle vision de l’homme et du monde : le programme, le feedback (aujourd’hui nous dirions la « réactivité ») et la performance. « L’homme machine » des XVII-XVIIIe siècles disparaît, ou plus exactement il se métamorphose en « machine intelligente », machine programmable par des objectifs chiffrés.

C’est exactement à la même période de l’immédiat après-guerre que débute la « révolution managériale » avec notamment l’invention de la direction par objectifs, due notamment à Peter Drucker.(1909-2005). Il faut souligner que ce dernier mettait en garde contre les limites de sa méthode. Pour lui, l’évaluation devait demeurer une autoévaluation et ne pas servir à un « contrôle de domination » qui ruinerait ses effets. Bien sûr on s’est empressé d’oublier ces mises en garde et de s’engouffrer dans ces impasses. De la même façon que le taylorisme, cette nouvelle conception de la direction des hommes par objectifs chiffrés, après avoir été conçue pour les entreprises, a été étendue à la société tout entière. Avec pour effet une nouvelle restriction du champ laissé au politique et à la délibération démocratique. Ce n’est plus seulement le travail en tant que tel, mais aussi sa durée et son prix qui devraient être soustraits au politique pour être régis par les mécanismes autorégulateurs du marché.

[…] Le fantasme aujourd’hui poursuivi est celui d’une mise en pilotage automatique des affaires humaines, comme on peut le voir dans le Traité sur la gouvernance de l’Union monétaire européenne, qui prévoit des mécanismes « déclenchés automatiquement » en cas d’écart dans la réalisation de trajectoires chiffrées.

[…] On pense le travailleur sur le modèle de l’ordinateur au lieu de penser l’ordinateur comme un moyen d’humaniser le travail. […] à la fin de la Première Guerre mondiale.
Deux leçons passablement antinomiques ont été tirées de cette expérience épouvantable.
La première et je n’y reviens pas, fut la possibilité d’une « mobilisation totale » de la ressource humaine et l’extension du taylorisme à l’organisation de la société tout entière. Possibilité continuée en temps de paix et qui prend aujourd’hui la forme de ce que le Premier ministre britannique, M. Cameron, appelle le Global race, c’est-à-dire une course mortelle pour survivre sur un marché devenu total.

La seconde leçon fut inscrite par le traité de Versailles au fronton de l’Organisation internationale du travail : « il n’est pas de paix durable sans justice sociale », d’où la mission confiée à cette Organisation de garantir à l’échelle du globe l’établissement d’un « régime de travail réellement humain ».
Si l’on prend cette notion au sérieux au lieu de la cantonner aux seules conditions de travail (durée et salaire), on est conduit à identifier deux formes de déshumanisation du travail.

  • La première est celle du taylorisme immortalisée par Chaplin : c’est un déni de la pensée et la réduction du travail à l’obéissance mécanique à des ordres. Ce qu’en droit du travail on a appelé à la même époque la subordination.
  • La seconde est un déni de la réalité et l’assimilation du travail à un processus programmé de traitement d’information. C’est à cette forme de déshumanisation que conduit la gouvernance par les nombres, dès lors qu’elle asservit le travailleur à la satisfaction d’indicateurs de performance chiffrés, à l’aune desquels il est évalué indépendamment des effets réels de son travail.

L’indicateur se confond alors avec l’objectif, coupant le travailleur du monde réel et l’enfermant dans des boucles spéculatives dont il ne peut sortir que par la fraude ou la dépression.
À la différence du taylorisme, qui interdisait de penser et condamnait à l’abrutissement, la gouvernance par les nombres prétend programmer l’usage des facultés cérébrales en vue de la réalisation de performances quantifiables. Je donne ainsi l’exemple d’un réseau bancaire ayant donné pour objectif à ses salariés, non pas d’atteindre un certain chiffre d’affaires, mais d’atteindre un chiffre supérieur à celui des autres agences, qui s’affichait en temps réel sur leurs ordinateurs.

Cette déconnexion du travail de la réalité de ses produits met en péril, non plus la santé physique, mais la santé mentale, avec la montée depuis les années 90 de ce qu’on appelle les risques psychosociaux.
Se représenter l’être humain comme un ordinateur programmable n’est pas moins, mais encore plus délirant que de le représenter comme une pièce d’horlogerie, et cela fait courir des risques qui ne pèsent pas seulement sur les individus mais sur l’organisation tout entière, qu’il s’agisse de l’entreprise ou de la société dans son ensemble. […]

L’un des traits les plus préoccupants de la gouvernance par les nombres est que plus personne n’est responsable, au sens plein de ce terme. Car à la différence du taylorisme, elle affecte aussi les dirigeants, qui sont eux aussi « programmés » pour réaliser des objectifs quantifiés.
Autrement dit qui ne sont pas dans l’action, mais dans la réaction à des signaux chiffrés, qu’il s’agisse du cours de bourse ou des sondages d’opinion.[…]

L’entreprise est l’institution la plus menacée par la Gouvernance par les nombres. Les lois qui ont mis en œuvre les recettes de la Corporate governance — notamment dans le domaine comptable ou de la rémunération des dirigeants — ont permis d’asservir ces derniers aux objectifs de création de valeur pour l’actionnaire, plongeant les entreprises dans un court-termisme incompatible avec la véritable innovation.
C’est sur ce genre de réformes que devraient revenir ceux qui prétendent « aimer l’entreprise ». Plutôt que de s’acharner à faire disparaître le repos dominical, on ferait bien de s’inspirer de l’exemple des grandes entreprises allemandes, qui ont décidé de déconnecter leurs cadres de leur messagerie pendant leurs heures et jours de repos.
Restaurer un travail « réellement humain » est, sur le long terme, la clé du succès économique.»

Alain Supiot dit aussi :

«La quantification est un outil puissant de la pensée humaine. Je critique en revanche le fait que, du fait de la logique ultralibérale, la loi est placée sous l’autorité d’un calcul. C’est une restriction du périmètre de la démocratie.»

La zone euro illustre parfaitement cette dérive : Elle est dirigée sur la base de 2 indicateurs :

  • Le déficit des administrations publiques ne doit pas dépasser 3% du produit intérieur brut (PIB) ;
  • Et la dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB. Et c’est tout ! Le taux de chômage, la qualité de la santé, de l’Éducation et tant d’autres choses essentielles ne sont pas prises en considération pour juger de la bonne gouvernance de la zone euro.

Nous subissons tous plus ou moins ce fantasme de la gouvernance par les nombres de ceux qui croient que la vie d’une entreprise, d’une administration voire d’un être humain peut parfaitement se synthétiser par un tableau Excel. C’est une œuvre de déshumanisation à laquelle nous devons résister tout en utilisant de manière intelligente les dénombrements ou les statistiques dont nous pouvons disposer.

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Vendredi 12 septembre 2014

« Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits, ils faut qu’ils s’aiment et que pour une raison quelconque ils tiennent les uns aux autres et à une même société dont ils fassent partie. »
Emile Durkheim, de la division du travail social (écrit en 1893)

Émile Durkheim (1858-1917) est un des fondateurs et des plus brillants maître de la sociologie.

Je crois qu’il dit quelque chose de fondamental : pour que l’Etat providence puisse pleinement se déployer il faut qu’il existe ce que Durkheim dit.

Cette constatation a été rappelée dans la conclusion du livre publié en 2014 aux éditions de la Découverte sous la direction de François Dubet : « Inégalités et justice sociale »

François Dubet, sociologue moderne, directeur d’études à l’EHESS était l’invité de l’émission de France Culture La Grande Table du 30/06/2014 qui avait pour thème : « Est ce que toutes les inégalités se valent. »

François Dubet insiste beaucoup sur le fait que la seule dénonciation globale des inégalités sociales ne suffit pas, car toutes les inégalités ne se « valent » pas : certaines sont visibles, d’autres moins, certaines sont perçues comme injustes, d’autres non. Il faut donc pouvoir décrire et mesurer les inégalités sociales, mais aussi savoir ce que nous en faisons et comment elles affectent plus ou moins profondément la vie et l’action des individus.

Et il pose les questions suivantes :

« Que nous font les inégalités dans notre expérience de vie ? Comment se crée une économie morale autour des inégalités ? Comment les inégalités produisent de l’action ? »

Et il finit par un constat :

« Pour vouloir l’égalité des autres, il faut s’en sentir responsable car la seule dénonciation des inégalités ne suffit pas à vouloir leur égalité. »

La conclusion de l’ouvrage qu’il a dirigé a pour titre, « le chainon manquant : la solidarité ».

L’état providence et la formidable redistribution qu’elle sous-tend oblige la solidarité entre l’ensemble des humains qui y participe.

Et Dubet rappelle alors cette réflexion, constatation du grand sociologue Durkheim.

Force est de constater que les grandes avancées sociales et de redistribution se sont déployées dans les Etats européens au sortie des deux guerres mondiales où l’appartenance à une même société faisait très largement consensus.

L’esprit de solidarité s’est largement émoussé et Durkheim nous donne la clé.

Les ultras riches mais aussi les élites mondialisées ainsi que les fragments de la population qui se sont réfugiés, pour de multiples raisons, dans l’identité communautaire ne tiennent plus à la même société qui trace les frontières de la redistribution. Et bien sûr nous qui n’appartenons à aucun de ces groupes, avons aussi de plus en plus de mal à aimer les populations de ces groupes et de considérer que nous faisons partie d’une même société.

Et si nous ne faisons plus partie de la même société, comment se reconnaître mutuellement des droits et une solidarité du niveau auquel est parvenu notre système social ?

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Jeudi 4 septembre 2014

Jeudi 4 septembre 2014
« Nous vivons dans une société du temps libre »
Jean Viard
Nous sortons, la plupart d’entre nous, de la période de congé. Pour nous,  avoir du temps libre constitue une évidence. Grâce à Jean Viard nous pouvons mettre ce temps libre en perspective.
Jean Viard est un sociologue spécialiste des « temps sociaux » (les vacances, les 35 heures), la mobilité et le politique. Il était l’invité de France Inter le 15 août 2014 où il a abordé ces sujets : http://www.franceinter.fr/emission-le-79-jean-viard-on-travaille-10-de-la-vie
Nous apprenons ainsi qu’en 1914, il y a 100 ans, un homme vivait en moyenne 500.000 heures, il dormait 200 000 heures, il travaillait 200 000 heures et il lui restait 100 000 heures pour faire autre chose.  En 1914 il disposait donc de 20% de temps libre à occuper.
A cette époque, les activités religieuses occupaient encore une grande place dans ce temps disponible.
D’abord on a travaillé 12h par jour, le Décret du 9 septembre 1848 avait fixé la durée journalière maximum à douze heures.
La Loi du 30 septembre 1900, dite « loi Millerand », a limité la journée de travail à onze heures.
Puis une loi de 1919 a fixé la journée de travail à 8 heures et la semaine à 48h.
Il y a eu une même évolution pour le nombre de jours de travail dans la semaine. Le dimanche n’était pas férié jusqu’en 1906. Et c’est le Front Populaire qui a institué la semaine de 40 heures, donc 5 jours de 8 heures.
Et puis il y a eu les congés payés…
Aujourd’hui, nous vivons en moyenne 700 000 heures (80 ans) et nous travaillons (si nous avons un emploi) 63 000 heures.
On travaille donc à peu près 10% de notre vie. Les européens travaillent de 10 à 12%, les américains travaillent plutôt 16%.
Comme nous dormons, en outre, beaucoup moins, nous avons donc un énorme temps libre hors sommeil. Avec une moyenne de 8 heures de sommeil par jour, cela représente 240 000 heures.
Bref, en 100 ans nous sommes passés de 100 000 heures de temps libre hors sommeil à 400 000 heures, quatre fois plus. Et c’est donc l’essentiel du temps que nous passons sur terre, plus de 55% !
Toute la question qui va nous occuper alors, c’est comment occuper ce temps libre ?
Il y a la télé, internet, les jeux, les voyages, la lecture, la culture, le sport et peut être un peu de mobilisation de notre temps de cerveau disponible pour réfléchir à d’autres sujets que ceux du travail…
Jean Viard avait publié en 2002 un ouvrage : « La France des temps libres et des vacances » aux éditions de l’Aube.
Que le ciel vous tienne en joie et imaginez qu’en 1914, je n’aurai pas eu le temps d’écrire un mot du jour sauf si j’avais été rentier…
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Lundi 14/04/2014

Lundi 14/04/2014
«Je suis de plus en plus sûr
que la docilité des consommateurs
est sans limite.»
Annie Arnaux
Je vous avais parlé lors du mot du jour du 4 février 2014 de la collection dirigée par Pierre Rosanvallon « Raconter la vie » qu’il explique ainsi :
«  De nombreux Français se trouvent aujourd’hui oubliés, incompris, pas écoutés. Ils se sentent exclus du monde des gouvernants, des institutions et des médias.
Le pays, en un mot, ne se sent pas représenté, comme si ce qu’il vivait ne comptait pas. Raconter la vie veut rompre avec cette situation, qui mine la démocratie et décourage les individus.
Ce projet a l’ambition de répondre au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, la réalité quotidienne mieux prise en compte. Donner la parole, rendre visible, c’est aider les personnes à retrouver leur dignité, à résister. C’est leur permettre de rassembler leur vie dans un récit qui fait sens, de l’insérer dans une histoire collective. »
Dans cette collection Annie Arnaux a écrit un livre à teneur sociologique sur un Hypermarché, celui qu’elle fréquente souvent à Cergy Pontoise.
Elle parle avec pudeur et intelligence des gens qui fréquentent ce lieu, du regard des uns vers les autres et aussi du comportement du consommateur.
Après la phrase qui est le mot du jour d’aujourd’hui elle ajoute :
«Ces hypermarchés imposent leurs lois, ils imposent les désirs, ils imposent un mode de consommation. Il y a maintenant de plus en plus la disparition des caissières au profit de caisses automatiques.
Tout ceci est accepté. Nous sommes une communauté de consommateurs de désir, mais nous sommes une communauté impuissante.»
Le livre qu’elle a écrit s’appelle : « Regarde les lumières mon amour« , il s’agit des paroles d’une maman à son enfant en montrant des lumières de Noël qui illuminaient les escalators du temple de la consommation décrit par Annie Arnaux
Que le ciel vous tienne en joie et vous rappelle que l’essentiel n’est pas l’avoir mais l’être
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Mardi 16 juillet 2013

Mardi 16 juillet 2013
«Le tourisme est l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux.»
Jean Mistler  cité par Philippe Meyer dans son émission Esprit Public
C’est les vacances.
Un mot du jour polémique pour faire réfléchir sur le tourisme de masse.
Jean Mistler était un écrivain, critique et homme politique français qui fut membre de l’Académie Française (1897-1988).
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Mardi 18 juin 2013

«Le bassin dans lequel on pêche l’élite française est minuscule»
Peter Gumbel dans le livre «Elite Academy» Enquête sur la France malade de ses grandes écoles, Denoël, 176 p.

Peter Gumbel est journaliste anglais vivant en France depuis une dizaine d’année et enseignant à l’IEP Paris. C’est probablement un observateur venant d’une autre culture qui peut le mieux analyser les problèmes de la France.

Voici des extraits de ce livre :

« Les élites françaises sont une obsession nationale qui a fait l’objet d’innombrables études. […] En France, la discussion sur les élites se focalise très souvent sur les milieux sociaux dont sont issus ceux qui ont grimpé l’échelle sociale. On cherchera alors à savoir dans quelle mesure ils sont, ou non, représentatifs de la population prise dans son ensemble. […] Toutefois, si vous construisez un système méritocratique qui repose entièrement ou très largement sur les performances scolaires, comme l’a fait la France, il y a peu de chances que ce système représente la population dans sa globalité. […]

Ce qui est surprenant, c’est que ce débat national si tourmenté en France n’ait pas abouti à une réforme du système. Ailleurs, notamment au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, la question des origines sociales de l’élite a fait l’objet d’innombrables discussions débouchant sur de vrais changements. Il y a à peine 25 ans, l’élite financière britannique sortait dans son écrasante majorité d’Oxford ou de Cambridge après être passée par des écoles privées. […]

Aujourd’hui, l’influence d’Oxford et de Cambridge décline : alors que 67% des PDG étaient diplômés de l’une de ces deux universités en 1987, ce chiffre était tombé en 2007 à 39%, selon le Sutton Trust, une fondation qui fait campagne pour une plus grande ouverture sociale. Et il continue de chuter : en 2012, seulement 21% des PDG des 100 plus grandes entreprises britanniques étaient des diplômés d' »Oxbridge », selon une enquête menée par le chasseur de têtes Robert Half. La tendance est la même pour l’élite politique. […]

Et la France ? Le chemin vers les hautes sphères demeure une route en pente raide semée d’embûches, […] plus étroite qu’elle ne l’était il y a vingt ans, et qui passe nécessairement par le système typiquement français des grandes écoles, auquel seulement 5% des jeunes Français ont accès. Et même dans cet univers ultrasélectif […], deux institutions dominent. L’Ecole polytechnique […] et l’ENA. […]

Au début des années 1960, le professeur d’économie américain David Granick mena une étude comparative des pratiques managériales dans quatre pays. En France, il découvrit que 80% des patrons des entreprises les plus importantes étaient issus de cinq grandes écoles, dont 42% de l’Ecole polytechnique. […] Plus récemment, deux autres chercheurs, François-Xavier Dudouet et Hervé Joly menèrent une enquête similaire, en ciblant cette fois l’ensemble des dirigeants des quarante entreprises qui constituent le CAC 40. […] Parmi les 546 dirigeants dont le parcours avait été examiné, 84% étaient issus des grandes écoles, et trois établissements – Polytechnique, ENA et HEC – représentaient 46% du total.

En politique, le schéma est similaire. […] La présidence Hollande n’a rien d’extraordinaire : ces quarante dernières années, les énarques et les polytechniciens ont imposé leur présence dominante et permanente aussi bien à l’Elysée qu’à Matignon, quelle que soit la couleur politique du pouvoir. […] A cette époque [celle de Valéry Giscard d’Estaing, NDLR], 61% de l’entourage présidentiel était composé d’anciens élèves des deux écoles. […] Même Nicolas Sarkozy ne s’est pas rebellé contre le système : 55% de son équipe rapprochée avait fait l’ENA ou l’X. Avec François Hollande, nous sommes revenus à un pourcentage proche de ce qu’il était sous VGE. […]

De la même manière que la majorité des énarques sont issus de Sciences-Po, l’écrasante majorité des élèves de Polytechnique proviennent de cinq classes préparatoires, dont trois sont situées dans les 5e et 6e arrondissements de Paris, celles des lycées Henri-IV, Louis-le-Grand et Saint-Louis, les deux autres étant celles des lycées Hoche et Sainte-Geneviève (dite « Ginette »), à Versailles. […] Le bassin dans lequel on pêche l’élite française est minuscule. […] Aux Etats-Unis, ensemble, Harvard, Yale, Princeton, Columbia, Dartmouth, Cornell, l’université de Pennsylvanie et Brown acceptent vingt-quatre mille étudiants de premier cycle tous les ans, cinquante fois plus que l’ENA et lX, pour un pays cinq fois plus peuplé. […] »

Il a aussi répondu à un entretien de l’Express dont le titre est « Les réseaux de pouvoir français sont incestueux et malsains »

A la question que Reprochez-vous aux grandes écoles françaises ? il explique :

« C’est un système étroit et rigide. Je ne suis pas contre les élites, mais en France on pêche dans un bassin qui s’avère minuscule! Aux Etats-Unis et en Angleterre, la diversité des élites est beaucoup plus importante. En France, l’ouverture sociale des grandes écoles est affichée comme un objectif politique, mais le système reste inchangé.

Deuxième reproche que je formule: les grandes écoles françaises sont dans une logique de sélection très forte. 96% de la population n’en est pas issu. C’est un système pour « happy few » qui génère un manque de confiance chez les étudiants, et des taux d’échec très élevés. De ce point de vue, le monde du travail agit comme un miroir de ce qui se passe à l’école: niveau de stress important, sentiment de frustration, manque de motivation. Autant d’éléments qui trouvent leur origine dans une logique de sélection.

Troisième élément, le principe de la méritocratie républicaine vanté par la France est très sympa… Simplement, il ne marche pas! Ce n’est pas parce qu’on est très performant à l’école, qu’on l’est tout autant en entreprise ou dans un cabinet ministériel. Il est d’ailleurs prouvé que les entreprises qui recrutent exclusivement dans le réseau des grandes écoles sont moins performantes que les autres. Autre élément d’interrogation, l’administration publique française. Si l’ENA était vraiment efficace, nous aurions une administration très performante et très moderne. Or la France a complètement raté depuis 20 ans les évolutions de son administration. Des rapports entiers consacrés à ce sujet encombrent les placards des ministères, mais les différents gouvernements sont incapables de les mettre en oeuvre. Si vous regardez les grands corps de l’Etat, tout cela n’est pas très étonnant… En France le corps le plus prestigieux est l’Inspection des Finances. Ce qui veut dire que les Français sont très forts dans la critique et le contrôle, beaucoup moins dans la mise en œuvre. »

A la question que préconisez-vous ? Il répond :

« Je pense qu’il faut casser le lien automatique entre les grands corps d’Etat et l’ENA. Ces réseaux sont aujourd’hui incestueux et malsains. Si ça fonctionnait, il faudrait les maintenir, mais ça ne marche plus!

Aujourd’hui nombre d’étudiants brillants partent faire leurs études à l’étranger. Mon espoir c’est qu’en rentrant en France, ils changent ce système, cet entre-soi qui prévaut dans les élites françaises. »

J’ai tiré extraits et réponses de ces deux articles qui donnent encore d’autres éléments :

http://tempsreel.nouvelobs.com/education/20130614.OBS3354/la-france-malade-de-ses-grandes-ecoles.html

http://www.lexpress.fr/actualite/societe/peter-gumbel-les-reseaux-de-pouvoir-francais-sont-incestueux-et-malsains_1250365.html

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Mercredi 9 janvier 2013

«Notre machine à fournir des connaissances, incapable de nous fournir la capacité de relier les connaissances, produit dans les esprits myopies, cécités.»
Edgar Morin

Peut-être avez-vous, lu l’article d’Edgar Morin dans le Monde du 1er janvier 2013 et dont le titre est : « En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts ».

J’en tire ce mot du jour qui donne un éclairage saisissant sur la limite du jugement des experts :

Cet article débute de la manière suivante :

« Hélas, nos dirigeants semblent totalement dépassés : ils sont incapables aujourd’hui de proposer un diagnostic juste de la situation et incapables, du coup, d’apporter des solutions concrètes, à la hauteur des enjeux. Tout se passe comme si une petite oligarchie intéressée seulement par son avenir à court terme avait pris les commandes. » (Manifeste Roosevelt, 2012.)

« Un diagnostic juste » suppose une pensée capable de réunir et d’organiser les informations et connaissances dont nous disposons, mais qui sont compartimentées et dispersées.

Une telle pensée doit être consciente de l’erreur de sous-estimer l’erreur dont le propre, comme a dit Descartes, est d’ignorer qu’elle est erreur. Elle doit être consciente de l’illusion de sous-estimer l’illusion. Erreur et illusion ont conduit les responsables politiques et militaires du destin de la France au désastre de 1940 ; elles ont conduit Staline à faire confiance à Hitler, qui faillit anéantir l’Union soviétique.

Tout notre passé, même récent, fourmille d’erreurs et d’illusions, l’illusion d’un progrès indéfini de la société industrielle, l’illusion de l’impossibilité de nouvelles crises économiques, l’illusion soviétique et maoïste, et aujourd’hui règne encore l’illusion d’une sortie de la crise par l’économie néolibérale, qui pourtant a produit cette crise. Règne aussi l’illusion que la seule alternative se trouve entre deux erreurs, l’erreur que la rigueur est remède à la crise, l’erreur que la croissance est remède à la rigueur.

L’erreur n’est pas seulement aveuglement sur les faits. Elle est dans une vision unilatérale et réductrice qui ne voit qu’un élément, un seul aspect d’une réalité en elle-même à la fois une et multiple, c’est-à-dire complexe.

Hélas. Notre enseignement qui nous fournit de si multiples connaissances n’enseigne en rien sur les problèmes fondamentaux de la connaissance qui sont les risques d’erreur et d’illusion, et il n’enseigne nullement les conditions d’une connaissance pertinente, qui est de pouvoir affronter la complexité des réalités.

Notre machine à fournir des connaissances, incapable de nous fournir la capacité de relier les connaissances, produit dans les esprits myopies, cécités. Paradoxalement l’amoncellement sans lien des connaissances produit une nouvelle et très docte ignorance chez les experts et spécialistes, prétendant éclairer les responsables politiques et sociaux. »

Pour lire la suite de cet article : <Il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts>

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